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La vie amoureuse et sexuelle s’expérimente aujourd’hui dans une société marquée par le déclin des institutions religieuses (Potel, 1991) et de ses compléments laïcs (tel le mariage) qui encadraient la vie privée et fournissaient des « prescriptions et des interdits tout à fait explicites de la régulation sociale des comportements sexuels » (Levinson, 1997, p. 228-229). De là à dire que l’initiation amoureuse et sexuelle s’effectuerait désormais en l’absence de tout repère, il y a un pas, que nous ne franchirons pas. Mais du fait de « l’affaiblissement de l’armature institutionnelle de la vie privée » (Bozon, 2001a, p. 13), la socialisation à la sexualité s’opère moins en référence à des normes et valeurs dominantes s’imposant à tous. Elle est dès lors plus vécue comme une expérience personnelle. Comme l’écrit M. Bozon : « Dans les sociétés contemporaines, qui ont élaboré un domaine de l’intimité et des sentiments personnels, la sexualité, dont la procréation n’est plus qu’un aspect, est devenue une des expériences fondamentales de la construction de la subjectivité et du rapport à soi-même » (2001b, p. 185). Dans ce contexte, comment advient le passage à la sexualité génitale ? Comment les jeunes, très tôt autonomes, mais guère indépendants (De Singly, 2000), vivent-ils leur « première fois » ?

La première fois d’hier à aujourd’hui

La culture occidentale chrétienne a toujours accordé une grande importance à la virginité, symbole de pureté et d’innocence. Bien que variable selon les lieux, les époques et les catégories sociales, cette sacralisation de la virginité contribuait, avec la prohibition de l’inceste, le primat de la procréation et le refus du plaisir sexuel, à façonner un ordre sexuel, et donc social, qui assurait une domination politique et sexuelle de l’homme sur la femme. Car la chasteté ne concernait certes pas le puceau, qui au pire s’exposait à être brocardé pour l’être encore, mais bien la pucelle.

À la fin du Moyen Âge, les pays du nord et de l’ouest de l’Europe inventent un mariage tardif, dans lequel les femmes ne convolent guère avant 25 ans (et les hommes encore plus tard) (Bozon, 2002, p. 26). Ce retard de l’âge au mariage fait advenir la « jeune fille », ce « nouvel être social » qui, suscitant la convoitise des hommes, devient l’objet de toutes les attentions, car « il s’agit d’obtenir que l’être féminin juvénile, en dépit de sa maturation, reste soumis aux intérêts familiaux et sociaux » (Knibielher et al., 1983, p. 10). Quelques coutumes, comme le « maraîchinage » vendéen ou la « Trosse » dans les massifs du Beaufortain et de la Tarentaise, témoignent d’une certaine tolérance à l’égard de la sexualité prénuptiale des jeunes filles (Segalen, 1981). Mais le plus souvent, notamment dans les régions où la structure sociale est fortement hiérarchisée et la population sous l’emprise de l’Église, la vertu des jeunes filles était strictement encadrée. Le mariage étant étroitement lié à des stratégies de patrimoine, il n’était guère envisageable de leur accorder la moindre liberté sexuelle prénuptiale. La virginité des jeunes filles bénéficiait en quelque sorte d’une « protection sociale » ; leur premier rapport sexuel était avant tout l’affaire du groupe social. A contrario, les jeunes hommes célibataires pouvaient « franchir ce cap » avec des prostituées ou des femmes plus âgées, dans le cadre de relations illégitimes (Flandrin, 1981).

À partir du début du xixe siècle, l’attitude à l’égard de la virginité des jeunes filles paraît un peu plus contrastée. Si en milieu paysan la virginité reste une valeur sûre, dans les villes, la bourgeoisie la magnifie — le mariage bourgeois a « fait de la virginité féminine, un véritable capital » (Flandrin, 1981, p. 135) — , alors qu’elle ne saurait être une vertu ou un capital pour ce migrant aux conditions d’existence précaires qu’est l’ouvrier coupé de ses traditions. Quoi qu’il en soit, jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, et bien que des années 1860 à la Seconde Guerre mondiale une certaine libération sexuelle émerge de manière souterraine (Sohn, 1996), même chez les catholiques les plus fervents après 1914-1918 (Sévegrand, 1996), la virginité au mariage reste la norme pour les jeunes filles, malgré le livre à succès Du mariage (1908) de Léon Blum qui préconisait que les femmes aient fait, comme les hommes, une ou plusieurs expériences sexuelles avant de se marier. La chasteté prénuptiale n’étant en revanche pas de rigueur pour les jeunes hommes, il leur incombait toujours de se faire « déniaiser » au plus vite. Avoir « couché », c’est avoir fait la preuve de sa virilité ; rituel sans doute redouté mais auréolé de prestige qui permettait au puceau de rejoindre le groupe des hommes.

Avec le mouvement dit de « libération sexuelle »[1], dont certains slogans tels « jouir sans entrave », « il est interdit d’interdire » expriment la radicalité, le sexe « sort » de la pénombre des alcôves bourgeoises. L’égalité des conditions est revendiquée. Le plaisir sexuel devient découverte, voire affirmation de soi. Avec la diffusion de la contraception médicalisée, la sexualité des filles échappe au contrôle parental et s’affranchit du seul cadre légitime dans lequel elle pouvait s’exercer : le mariage. Tant pour les garçons que pour les filles, elle est devenue affaire privée.

La virginité n’a dès lors plus la même signification. En témoigne le titre de l’un des dossiers de l’emblématique Salut les copains paru en 1970 : « La virginité, encombrante ou souhaitable ? » Le rituel de la « défloration » durant la nuit de noces a vécu. La virginité des jeunes filles n’est plus soumise à l’emprise d’un groupe social. Avec la banalisation des relations prénuptiales et la distance prise à l’égard de l’institution du mariage, la catégorie même de « jeune fille », élaborée en référence aux notions de puberté et de virginité, se « brouille » (Bruit Zaidman et al.,2001). Mais « filles » ou « jeunes filles », il leur revient de décider du moment de cet acte inaugural de l’entrée dans la sexualité adulte. Non pas que ce choix soit totalement « libre », puisqu’il n’est guère possible de se dégager totalement des contraintes sociales qui nous façonnent (Le Gall, 1997a), mais il s’agit bien pour elles désormais, mieux informées que leurs mères de la « chose sexuelle », d’effectuer un choix solitaire auquel il leur faut donner sens. Le changement n’a certes pas été aussi important pour les garçons. Ils doivent néanmoins « composer » avec la liberté de choix de leurs homologues féminins. Intervenant presque toujours après ces échanges sexuels non génitaux que sont les flirts (Lagrange, 1998a), la « première fois » s’inscrit aujourd’hui dans un contexte relationnel plus égalitaire dans lequel chacun peut faire valoir ses choix.

Cette libération des moeurs a contribué à rendre la première rencontre des corps moins traumatisante. Mais a-t-elle pour autant banalisé ce moment tant redouté du passage à la sexualité adulte ?

Dès le début des années 1980, D. Grisoni écrivait : « La première fois, la première “baise”, n’est pas devenue cette pure formalité que certains sociologues et autres sexologues un peu pressés ont tenté de faire admettre. Peut-être les plus jeunes en parlent-ils plus librement et l’envisagent-ils de façon moins dramatique que par le passé, mais le passage à l’acte demeure une épreuve dont on ne saurait nier l’importance » (1981, p. 22). Discours auquel fait écho, au début des années 1990, celui de M. Bozon : « On n’oublie pas le premier rapport. Il fait partie de ces événements qui s’impriment profondément dans la mémoire des individus, car ils marquent un passage et semblent annoncer tout un destin. Ces propriétés sont liées : si la mémoire s’empare du premier rapport et le fixe, c’est bien parce qu’il représente une étape hautement symbolique, celle des premiers pas dans la sexualité adulte » (1993, p. 1317).

Si la libération des moeurs a transformé le rapport à la virginité, elle semble ne pas avoir pour autant banalisé la « première fois ». Alors comment garçons et filles vivent-ils cet acte inaugural qui intervient vers 17-18 ans (Bozon, 1993), bien que l’âge aux premières règles des filles soit aujourd’hui plus précoce[2] ? Telle est la question qui a initié notre démarche, mais s’est d’emblée heurtée à un problème de méthode.

La première fois : récits écrits de jeunes culturellement bien dotés

Concernant la sexualité, les chercheurs en sciences sociales ne peuvent recourir à l’observation directe (Bozon, 1995). Aussi, pour objectiver les pratiques sexuelles, ils n’ont d’autre choix que d’effectuer des enquêtes par questionnaire (Simon et al., 1972 ; Spira et Bajos, 1993) ou par entretien (Bozon et Heilborn, 1996) afin de recueillir ce que les répondants déclarent. Toutefois, la libération des moeurs, les campagnes de prévention du sida et le désir d’extimité[3] ayant favorisé l’essor d’une parole plus libre à l’endroit de la sexualité, ces méthodes ont permis de recueillir des matériaux fort précieux pour l’analyse. Il n’en est cependant aucune qui ne fasse l’objet de controverses. Toutes en effet sont susceptibles d’introduire des biais.

Quel crédit accorder au « déclaratif » ? Telle est bien la question quand on sait qu’il existe une réticence des répondants à déclarer certaines pratiques, la masturbation féminine par exemple (Béjin, 1993). Par ailleurs, peut-on véritablement maîtriser ce qui se « joue » dans le cadre d’une interaction artificiellement créée pour les besoins de la recherche (passation d’un questionnaire en face à face, réalisation d’un entretien), quand on sait que tout entretien sur le thème de la sexualité est en lui-même une forme d’interaction sexuelle (Devereux, 1980) ? En bref, qu’il s’agisse d’approches quantitatives ou qualitatives, des critiques peuvent toujours être formulées (De Singly, 1995 ; Théry, 1995) à l’encontre d’enquêtes ayant pour ambition d’appréhender les comportements sexuels[4], ce d’autant plus que celles-ci « reflètent » des constructions différenciées de la sexualité (Giami, 1991 ; Ericksen, 1999 ; Le Gall, 2001a).

Sur la base de ce constat, mais aussi parce que notre optique privilégie ce que l’on peut appeler « la mise en mots », nous avons décidé de procéder à une approche qualitative dont l’objectif premier est d’éviter les biais liés à la situation duelle de l’entretien semi-directif. Pour ce faire, nous avons opté pour une méthode visant à recueillir des récits (écrits) de pratiques à partir d’un même texte de sollicitation. Une option ici envisageable puisqu’il n’est pas question d’effectuer une enquête sur les comportements sexuels, mais de recueillir des informations relatives à « un » rapport sexuel bien précis. Toutefois, cette orientation supposait que nous nous adressions à une population relativement jeune qui ait encore en mémoire cette première relation et qui soit dans un rapport relativement familier à l’écrit, afin de ne pas accroître l’éventuelle inhibition qu’est susceptible de générer le thème de l’enquête. C’est ainsi que nous en sommes venus à privilégier les étudiants de l’Université de Caen Basse-Normandie inscrits en licence de sociologie.

Concrètement, nous les informions qu’ils seraient sollicités, lors du cours de la semaine suivante, pour participer à une enquête portant sur un aspect intime de leur vie. Le jour venu, nous leur donnions un dossier comprenant un mini-questionnaire[5] et le texte d’invite[6], accompagné de quelques feuilles blanches. Dès lors qu’ils avaient terminé, il ne leur restait plus qu’à mettre ce dossier sous enveloppe, puis à déposer celle-ci dans l’urne prévue à cet effet avant de sortir. Étudiants et étudiantes bénéficiaient ainsi d’une relative liberté pour relater leur premier rapport sexuel. Mais relative seulement : le temps accordé était limité à deux heures, et la rédaction, certes individuelle, se déroulait dans un cadre « collectif » au sein de l’université.

Après avoir sollicité de cette manière quatre promotions d’étudiants de licence[7], en moyenne âgés de 21 à 23 ans, nous avons recueilli 161 récits. Seuls quatre étudiants sont sortis sans remettre leur « copie » dans l’urne prévue à cet effet, juste après avoir pris connaissance du « sujet ». Cinq des dossiers rendus se sont néanmoins avérés inexploitables et 16 relataient un flirt, comme le prévoyait la procédure pour ceux qui n’avaient pas vécu cette expérience intime. Le corpus ici analysé, selon les méthodes de l’analyse thématique, est donc constitué de 140 récits écrits d’étudiants ayant « perdu » leur virginité à la fin du xxe siècle avec un partenaire du sexe opposé, aucun récit ne relatant une relation homosexuelle[8].

En regard de notre question inaugurale et de la méthode employée, notre perspective de recherche peut alors s’énoncer en ces termes : mettre en relief les conditions d’avènement et de réalisation du premier rapport sexuel de cette jeune population culturellement bien dotée[9].

L’« idéal » de la première fois : une norme implicitement partagée

De la lecture de l’ensemble des récits émerge en filigrane l’idée qu’il existe un modèle idéal du premier rapport sexuel. Bien sûr, c’est plutôt celui qui, physiquement, se passe bien, c’est-à-dire n’est pas trop douloureux pour les filles et n’aboutit pas, en raison de l’émotion, à une absence d’érection pour les garçons. Mais si le « techniquement réussi » a son importance pour les garçons, bien que parfois « laborieux » : « Troisième tentative... Elle a dû m’exciter plus que de raison ou j’en avais marre, j’ai éjaculé avant d’avoir mis le préservatif... Quatrième fois, nous avons enfin réussi à faire l’amour, tendrement, paisiblement. Après, elle m’a avoué avoir aimé. Personnellement... moi aussi », ce qui compte avant tout, c’est que ce moment inaugural de l’entrée dans la sexualité adulte s’inscrive dans une relation amoureuse pleinement vécue ; autrement dit, que ce premier rapport intervienne au terme d’une relation faite de confiance, de complicité, ce qui, pour les filles, leur donne au moins la garantie d’avoir un partenaire délicat, prévenant :

Mes sentiments à son égard étaient tels que je savais que ce serait lui [...]. J’ai eu la chance d’avoir pour mon premier partenaire quelqu’un de patient, à qui je pouvais faire part de mes appréhensions. Notre première fois fut très douce, car lui-même craignait de me faire mal. Il a su faire monter le désir en moi jusqu’à ce que je me sente vraiment prête. Je ne saurais dire combien de temps cela a duré, mais j’ai vraiment le sentiment d’avoir eu les préliminaires les plus longs de mon existence, et cela fut, je pense, la raison pour laquelle cela s’est tout de même bien passé.

À l’évidence, celles pour qui cette expérience s’est déroulée conformément à ce scénario, notamment quand elles ont le sentiment de « l’avoir attendue », ont un jugement extrêmement positif de leur première fois, et ce moment intime apparaît d’autant plus beau que la relation elle-même et ses suites ont été optimales. On le sait, l’appréciation rétrospective portée sur l’activité sexuelle est aussi en étroit rapport avec certains facteurs, dont « l’histoire et le devenir de la relation » (Bozon et Heilborn, 1996, p. 49). Le souvenir que l’on en a est alors « reconstruit » à l’aune des moments heureux qu’il a inaugurés : « J’ai attendu cet âge [20 ans], car c’est le plus bel âge, dit-on. En effet, la personne avec qui j’ai eu ce rapport était celui que j’attendais. C’était comme je l’avais toujours espéré [...]. Nous vivons toujours ensemble, nous espérons finir nos jours ensemble. » Et si d’aventure « cela n’a pas été terrible », dès lors que la relation amoureuse se poursuit au-delà de ce moment intime, ce premier rapport n’apparaît jamais vraiment comme un véritable « désastre ». Tout d’abord, parce que ce qui compte, c’est que ce soit avec « lui », celui qu’on a choisi ; ensuite, parce que l’affection réciproque que l’on se porte permet plus facilement de « dépasser », de relativiser ce moment « douloureux » : « Quoi qu’il en soit, maintenant ça va beaucoup mieux, cela fait cinq ans que je suis avec X, et je suis fière d’avoir pour la première fois fait l’amour avec lui. Il est vrai que les sentiments que nous partagions nous ont probablement aidés à ne pas faire de cette première fois une catastrophe. »

Rares sont celles qui sont encore, comme ici, avec leur premier partenaire. Mais que cette relation ait pris fin n’est pas en soi un problème ; l’important, c’est de « l’avoir décidée », de « s’être sentie prête », et surtout qu’elle ait eu pour cadre une relation amoureuse qui lui donne sens et ne s’arrête pas à cet échange corporel.

Il était doux, beau, grand, âgé, tous ces facteurs, à 17 ans, m’ont enivrée. J’avais vraiment, au fond de moi, pris cette décision : c’était lui qui me ferait l’amour le premier [...]. Mais à aucun moment je n’avais fantasmé sur l’idée que l’on formait un couple pour la vie. La distance ne nous permettait pas de nous voir beaucoup. Et cela s’est terminé comme ça, mais je ne regrette pas. Je garde d’Hakim une saine image et j’ai presque envie de le remercier pour m’avoir fait ce cadeau.

En bref, non pas « l’amour pour toujours », mais une « histoire d’amour », une histoire dans laquelle prend logiquement place cette expérience.

Ce modèle idéal ne semble pas spécifiquement féminin. En effet, les récits masculins dont nous disposons nous incitent à penser que, comme les filles, les garçons cherchent plutôt à faire coïncider expérience amoureuse et expérience sexuelle :

En quelques mois, je tombais amoureux d’elle parce que je la trouvais mignonne, gentille, intelligente et qu’on avait l’un et l’autre beaucoup de points communs [...]. Je sentais que notre complicité était de plus en plus forte [...]. Nous avons donc commencé notre vie de couple sur une attirance vraiment sentimentale qui ne pouvait qu’augmenter notre confiance mutuelle. Puis au fil des mois, nos « flirts » devenaient de plus en plus intenses et nous osions de plus en plus nous dévoiler [...]. Notre première relation sexuelle était donc basée sur une réelle confiance parce que nous étions sûrs l’un de l’autre [...]. Je ne saurais dissocier mon premier rapport sexuel de ma vie amoureuse.

Pour bon nombre de garçons et de filles, que leur partenaire soit ou non expérimenté, l’amour apparaît comme un « ingrédient » nécessaire afin d’entrer dans la sexualité adulte, ce que tend d’ailleurs à confirmer le récit de celles et ceux qui n’étaient pas amoureux de leur premier partenaire.

Pour les filles, c’est le cas de celles, peu nombreuses en regard de notre corpus, qui se sentant coupables d’être allées trop loin, n’osent pas dire non le moment venu : « C’est difficile de dire à quelqu’un qu’on l’estime beaucoup, mais qu’on ne l’aime pas, que vous n’avez pas beaucoup de désir. Sachant que je ne l’aimais pas, je n’aurais peut-être pas dû franchir le pas. Il est vrai que je m’étais dit que je confierais ma sexualité à quelqu’un que j’aimerais vraiment. » En revanche, le cas de celles qui se « sentent » contraintes par les « règles du jeu » implicites d’un groupe de pairs (Juhem, 1995), dont elles sont presque toujours les plus jeunes, semble un peu moins rare. Implicitement évalué à l’aune de l’idéal de la première fois, ce rapport apparaît alors presque toujours désastreux (voir encadré I).

Les garçons expriment moins fréquemment que les filles le regret de ne pas avoir aimé la première fois. Ce constat n’est sans doute pas sans lien avec la manière dont l’homme et la femme abordent la sexualité adulte : « L’un vit son initiation sexuelle quand l’autre aspire à une relation totale » (Bozon et Heilborn, 1996, p. 52). Autrement dit, si les garçons s’efforcent comme les filles de faire en sorte que ce premier rapport ait lieu dans le cadre d’une relation amoureuse, il n’en reste pas moins qu’un premier rapport peu satisfaisant avec une partenaire que l’on n’aime guère susciterait chez eux moins de déception :

« Je n’étais pas mûr à ce moment et mon premier rapport a été un gâchis à cause de ça [...]. J’ai alors compris qu’il ne fallait pas trop se forcer [...]. Évidemment, j’ai épaté les copains, mais je savais que ce que j’avais fait était raté. Mais j’ai quand même toujours considéré ce dépucelage comme un tournant de ma vie. » Pour faire image, disons que les garçons « s’en consoleraient » par le fait d’avoir au moins surmonté ce moment redouté, cette « expérience dont l’individu masculin doit sortir confirmé » (Bozon et Heilborn, 1996, p. 52).

Même si on peut déceler une légère différence entre récits masculins et féminins, les attentes à l’égard de l’entrée dans la sexualité adulte à la fin du xxe siècle, et sans doute encore en ce début de xxie, sont relativement exigeantes et, à tout le moins, ne sauraient se réduire à un simple échange corporel. Comme le relève A. Giami à propos de la sexualité en général, « au cours des années 70, on a voulu croire que la sexualité pouvait être vécue extérieurement à soi, aux émotions, aux sentiments, et à la relation elle-même. On se rend compte qu’il n’en est rien. Aujourd’hui, il existe une norme dominante. Les grandes enquêtes sur la sexualité des Français le montrent, les magazines féminins le confirment : c’est l’apprentissage du couple communiquant, de l’épanouissement sexuel en son sein avec une procréation contrôlée » (1996, p. 30).

Si certes garçons et filles n’escomptent pas d’emblée, sauf exception, pouvoir s’épanouir sexuellement dès ce premier rapport — d’ailleurs, une étudiante termine son récit en ces termes : « En fait, je pense que la première relation sexuelle n’est jamais vraiment géniale du point de vue de l’acte [...]. Après, j’ai connu d’autres relations sexuelles avec d’autres garçons où j’ai pu développer ma sexualité » —, il n’en reste pas moins qu’il doit satisfaire à certaines conditions : l’avoir décidé, être prêt et en confiance dans le cadre d’une « histoire d’amour » où l’authenticité des sentiments et la complicité mutuelle autorisent une intimité partagée toujours « plus poussée », scénario dont l’aboutissement, diversement décliné néanmoins, s’exprime fréquemment en ces termes : « Puis la relation s’est passée tout naturellement. » Ce « naturel » socialement constitué semble ici en étroite correspondance avec ce qui apparaît désormais, en regard de la liberté dont jouissent garçons et filles, comme la forme « normale » de l’entrée des jeunes dans la sexualité adulte. Le sentiment d’avoir « raté » ce « passage » est alors sans doute d’autant plus grand qu’en dehors des rapports extorqués, il n’appartient a priori qu’à soi de décider de ce moment inaugural.

Avec la norme de l’amour authentique, seul le viol devient l’interdit suprême

Dans ces récits, l’amour authentique apparaît comme le seul principe de légitimation du passage à l’acte. Autrement dit, garçons et filles ne semblent « contraints » que par leur propre consentement. Ce qui permet de « s’affranchir » de toute autre considération, comme en témoigne le récit d’une étudiante qui a eu son premier rapport avec son « quasi-frère »[10]. Et ce récit s’avère d’autant plus intéressant (voir annexe I) qu’il évoque le cas minoritaire d’une famille recomposée où les deux adultes sont à la fois parent gardien de leur propre enfant d’un premier lit et beau-parent au quotidien (Le Gall, 1996) de l’enfant de leur conjoint, mais aussi et surtout que cette corésidence n’est pas récente : celle-ci a débuté alors que ce frère et cette soeur par alliance n’avaient respectivement que 5 et 12 ans, ce qui explique d’ailleurs que cette étudiante recoure au vocable « mon frère », pour nous parler de son premier partenaire sexuel. « Il se trouve qu’après 13 ans de vie commune (tous les quatre), nous nous sommes rendu compte que “mon frère” et moi partagions d’autres sentiments que ceux de frère et soeur. »

En France, la plupart des recherches (Théry, 1996 ; Cadolle, 2000 ; Martial, 2000) qui ont abordé le thème des fratries recomposées, depuis le travail pionnier en la matière de C. Carré et F. Hurstel (1993), incitent à penser que la « corésidence » prolongée tend plutôt à favoriser l’établissement de liens d’un type fraternel entre quasi-frères et soeurs. En bref, même si cette fraternité élective est « une élection imposée par les adultes aux enfants » (Théry, 1996, p. 166), advient progressivement l’idée d’un interdit sexuel entre ces frères et soeurs par alliance, ce qu’un sociologue américain, A. Cherlin (1987), avait lui-même relevé dès les années 1980, en rapportant l’anecdote suivante. Dans les années 1970, un frère et une soeur par alliance souhaitent « sortir ensemble ». Leur cas est exposé lors d’un séminaire de thérapeutes. Leur réaction ? « Après plusieurs minutes de discussion embarrassée, il devint clair que les thérapeutes réunis n’avaient pas la moindre idée de ce qu’il fallait dire dans un cas pareil » (1987, p. 66). Mais aussitôt, A. Cherlin note : « En revanche aujourd’hui, lorsque je raconte cette anecdote à des thérapeutes ou à des gens remariés, je reçois pratiquement toujours la même réponse : les deux jeunes gens n’ont pas le droit de sortir ensemble » (1987, p. 66).

Les familles recomposées souffrant d’un manque de repères institués, comme l’avait d’ailleurs fort bien montré cet auteur (Cherlin, 1978), il semble aller de soi que cet interdit s’imposait afin d’oeuvrer à leur institutionnalisation. Mais face à ces situations inédites, ce n’est qu’au fil du temps que cette réponse est devenue « évidente ». Et elle semble désormais partagée par la grande majorité des parents qui ont formé une nouvelle union (remariage ou simple cohabitation) à la suite, l’un et l’autre, d’une union féconde défaite (divorce ou désunion libre).

Toutefois, ne se situant pas dans la perspective de F. Héritier (1994) pour qui l’interdit de l’inceste n’est pas seulement lié aux liens de sang, mais à la notion plus complexe d’identité de substance, cette étudiante dénie qu’il y ait inceste fraternel. « Beaucoup de personnes ont des idées très peu larges et nous sortiraient une belle théorie de l’inceste ou quelque chose dans ce genre-là, alors que nous n’avons pas une goutte de sang en commun. » Cet exemple illustre pleinement ce que S. Cadolle notait récemment à propos des familles recomposées : « Aujourd’hui, les normes de la société rigide d’avant les années 1970 se sont écroulées, et la représentation diffusée par les médias triomphe selon laquelle l’amour justifie tout et suffit à tout résoudre [...]. L’interdit de l’inceste serait considéré comme la dernière de nos superstitions, dont rien n’empêche de se libérer si on prend des précautions contraceptives et que cela se passe dans la douceur et le plaisir mutuel » (2000, p. 244). Il est vrai qu’en l’absence de liens de sang, les enjeux de l’interdit de l’inceste sont ignorés, et plus entre quasi-frères et soeurs qu’entre beau-père et belle-fille. La sexualité devenue affaire privée, il semble bien que tout soit possible dès lors qu’il y a consentement mutuel. Autrement dit, seul le viol reste l’interdit suprême.

L’euphémisation des pratiques

Autre particularité de ces récits : la grande majorité d’entre eux, même les plus longs, ne s’attardent guère sur l’acte lui-même. Les circonstances de la rencontre, l’évolution des sentiments, les premiers attouchements et leur progression sont souvent précisément décrits. Dans les récits féminins, des sujets tels que « l’angoisse », la « peur d’avoir mal », le fait de « ne pas se sentir prête », la « nécessité de se faire confiance » sont fréquemment évoqués. Inquiétudes et hésitations que l’on retrouve dans les écrits masculins en ces termes : la peur « d’être nul », « d’être ridicule », « de ne pas assurer ». Autant de thèmes récurrents qui priment sans conteste sur les techniques corporelles, comme l’avait déjà remarqué M. Bozon : « Tout se passe comme si l’on rencontrait chez les sujets sollicités un refus farouche de l’objectivation des pratiques et de l’activité sexuelles, ou plus précisément un refus ou une impossibilité d’accepter un point de vue qui traite les pratiques sexuelles comme un objet » (1995, p. 41-42).

L’euphémisation des techniques sexuelles concerne aussi bien les filles que les garçons, même si chez ces derniers, la moindre emphase mise sur les sentiments et les émotions semble parfois un peu moins les occulter. Ainsi par exemple, l’emploi du préservatif, moment souvent redouté, donne rarement lieu à une description corporelle précise. Récits masculins et féminins se caractérisent donc bien par une euphémisation des pratiques sexuelles. Et pour certains, il serait plus adéquat de parler d’occultation.

Quelques-uns semblent en effet dans l’impossibilité de pouvoir relater ce premier rapport. Celui-ci est alors tout simplement escamoté. L’évocation de ce moment intime se réduit dans ce cas, comme chez cette étudiante, à ces quelques mots : « Nous nous sommes allongés. Nous avons commencé par nous caresser, puis l’acte est arrivé. » Bien que succinct, le propos intègre néanmoins deux éléments techniques (s’allonger, se caresser) ; éléments qui disparaissent définitivement quand, comme chez cet étudiant, la narration devient plus poétique : « Nous étions dans un champ de blé en haut d’une falaise, face à la mer, et nous avons eu notre premier rapport sexuel. »

Cette réticence à évoquer l’intime semble, pour nous Français, « naturelle ». Autrement dit, aller au-delà, ce serait verser dans l’exhibitionnisme. Cette retenue au plan du discours est pourtant fondamentalement culturelle. En témoigne l’analyse comparée de l’initiation amoureuse réalisée entre la France et le Brésil par M. Bozon et M.-L. Heilborn. On ne retrouve pas en effet au Brésil cette réticence à dire : « Lorsqu’il y a activité sexuelle, les récits (ceux des hommes comme ceux des femmes) fournissent des détails tout à fait concrets, ce qui contraste fortement avec le caractère très indirect et métaphorique des évocations de la sexualité dans les récits français » (1996, p. 54).

La force de l’évidence : une invitation à ne pas dire ?

La retenue au plan du discours est certes fondamentalement culturelle. Cependant, il nous semble nécessaire pour l’expliquer pleinement de prendre aussi en compte une autre dimension qui, paradoxalement, nous a été suggérée par le récit d’une étudiante qui n’a pas eu de premier rapport sexuel complet, et que nous avons « rangé » dans la catégorie... « flirt ». Or, ce récit présente la particularité de faire partie de ceux qui occultent le moins les détails d’une intimité partagée.

La moindre euphémisation des échanges corporels que l’on trouve dans ce récit peut surprendre, puisqu’il n’y a pas eu rapport sexuel complet. Mais ce phénomène ne s’explique-t-il pas pour partie justement en raison de cette absence ? En effet, dès lors qu’un rapport sexuel désiré, notamment le premier, n’aboutit pas à ce que la représentation commune en attend, ne se sent-on pas un peu plus sommé d’en préciser le « contenu » ? Nous sommes assez tentés de le penser. On serait de ce fait d’autant moins prédisposé à rendre compte d’un rapport sexuel par le détail que son « terme » est conforme à ce que la représentation sociale commune met sous l’expression « activité sexuelle », à savoir un « rapport sexuel complet ».

Si la résistance à objectiver les pratiques sexuelles constitue bien une spécificité culturelle, sinon occidentale, du moins française, il est aussi probable que les étudiants aient été d’autant moins incités à restituer plus concrètement le contenu de ce rapport inaugural que celui-ci s’apparentait assez bien à la vision commune que l’on en a. Or, bon nombre de nos étudiants ayant connu une première expérience somme toute relativement « conforme », nous sommes en droit de penser que le registre de l’évidence est venu potentialiser la « réticence à dire », socialement et culturellement construite.

Ce récit montre aussi que le clivage que nous avons opéré entre « flirt » et « rapport sexuel complet » mérite discussion. Cette étudiante considère bien, et à juste titre, qu’elle a une activité sexuelle avec son partenaire, bien qu’il n’y ait jamais eu pénétration. Autrement dit, il est sans doute excessif de réduire, comme nous l’avons fait, certaines relations sexualisées à des flirts du fait de l’absence de pénétration. Bien que cette étudiante (18 ans) ne précise pas si ses « expériences » avec son partenaire (17 ans) se sont réalisées à « parité d’inexpérience », nous sommes tentés de le croire. Non parce que ces premiers moments intimes ne satisfont pas à la « norme commune » en la matière, mais parce qu’ils semblent bien relever de ce processus long de l’initiation qui caractérise plutôt les premiers rapports à parité d’inexpérience, actuellement en développement, selon A. Béjin (1996).

Pour cette étudiante, il n’y a donc pas d’ambiguïté. S’il est clair qu’elle n’a pas eu de premier rapport sexuel complet (« relation sexuelle inachevée »), il n’en reste pas moins que, pour elle, « ces » expériences correspondent à « sa » première fois. Et cela aussi et surtout parce qu’il s’agit d’une relation amoureuse qui compte beaucoup pour elle : « Je place ce jeune homme comme étant mon grand amour, voire même mon unique. »

Quand la première fois n’est pas le premier rapport sexuel complet

À la lumière de ce cas en marge de notre corpus, force est d’admettre qu’il y a premier rapport sexuel et... premier rapport sexuel. Si, pour certains, ce premier rapport correspond assez bien à notre définition, mais aussi sans doute à l’image que chacun s’en fait, notamment ici la majorité de nos étudiants (Le Gall et Le Van, 1999a), pour d’autres, il existe des « jeux sexuels », des « échanges corporels » sans pénétration qui sont « symbolisés », voire revendiqués comme « première fois ». Cela tout particulièrement lorsque le narrateur est pleinement amoureux de son partenaire.

Ainsi est-ce le cas de cette étudiante qui choisit de nous raconter une expérience qui a été, selon ses propres termes, un « fiasco », plutôt que d’évoquer son premier rapport sexuel complet (voir encadré II) ; premier rapport sexuel complet à propos duquel elle nous précise « qu’il n’y a pas grand-chose à dire ». Le dernier paragraphe de ce récit illustre bien que la « première fois » n’est pas réductible, pour certains, à l’acte sexuel qui aboutit à la pénétration. Le contenu sentimental, tout particulièrement chez les filles, semble tout aussi déterminant que l’acte physique lui-même.

Toujours dans la même perspective, mais à l’inverse, une autre étudiante relate son premier rapport sexuel complet ; mais n’éprouvant « aucun sentiment d’ordre affectif » pour son partenaire, elle termine son récit en ces termes : « Je préfère considérer que ma première “relation sexuelle” n’est pas celle qui s’est produite en premier, mais bien plutôt celle qui résulte d’une attirance affective, sans arrière-pensée. »

De la même manière, une autre encore, guère plus amoureuse de son partenaire, écrit : « Ma première relation sexuelle était bel et bien la première, mais sur le plan physique. » Puis elle clôt son récit en contestant quasiment le fait que puisse être considéré comme « première fois » un rapport sexuel complet non inscrit dans une relation amoureuse : « Ma véritable première fois [donc pas celle qu’elle relate], je ne l’ai eue que l’année dernière avec quelqu’un que j’aime profondément et qui me fait bien sentir que je compte beaucoup pour lui. Pour moi, ce terme de “première fois” est ambigu : je pense qu’il faut distinguer, en tout cas dans mon histoire, la première relation physique et la première relation sexuelle entraînant désir et plaisir. »

Finalement, si pour la majorité de nos étudiants le premier rapport sexuel complet inaugure bien l’entrée dans la sexualité adulte, ce n’est pas toujours le cas. Deux scénarios sont alors possibles :

  • Certains estiment que les échanges corporels sans pénétration — souvent liés à un « échec », quelle qu’en soit la raison — qu’ils ont eus avec un(e) partenaire dont ils étaient très amoureux, marque cette étape. On retrouve alors ce que M. Bozon et M.-L. Heilborn avaient eux aussi remarqué : « Des premiers rapports techniquement ratés, par l’absence d’érection de l’homme [...] ou réticence de dernière minute de la femme à la pénétration [...], sont évalués par les individus comme des échecs, mais l’échec n’empêche pas les acteurs de considérer que cette expérience est bel et bien une première fois, dans la mesure où ils avaient “décidé” que ce serait une première fois » (1996, p. 49).

  • D’autres en revanche se refusent à considérer comme première fois leur premier rapport sexuel complet justement parce qu’il ne s’agissait que d’un rapport physique, autrement dit d’un rapport détaché de tout investissement affectif.

Ces deux modalités apparemment opposées renvoient cependant à la même interprétation : la première fois n’est pas réductible au premier rapport avec pénétration. Constat que vient aussi de faire aux États-Unis L. M. Carpenter, à partir d’une population non spécifiquement estudiantine âgée de 18 à 35 ans. « Although uniformly agreeing that virginity loss could occur through first coïtus, most respondents claimed that other kinds of genital sex could also sometimes result in virginity loss » (2001, p. 127). Si l’amour sans pénétration peut être considéré comme « sa » première fois, on dénie parfois aussi, pour la même raison, que la pénétration sans amour puisse l’être. Ce qui n’est pas sans faire écho à ce que notait A. Giami : « Si l’on adopte une vision large de la sexualité, qui inclut l’activité fantasmatique, les émotions et les sentiments, les normes et les valeurs, les relations interpersonnelles et les conduites, la distinction entre vie sentimentale et vie sexuelle n’a pas de raison d’être. Ces deux dimensions sont fortement intriquées l’une à l’autre » (1996, p. 24).

Quoi qu’il en soit, pour ces rapports revendiqués comme premiers rapports, bien qu’antérieurs ou postérieurs au premier rapport avec pénétration, et donc non en phase avec la représentation commune, nous avons là encore des récits qui, dans l’ensemble, tendent un peu moins à euphémiser les échanges corporels ; ce qui accrédite, bien que d’une autre manière, l’idée que l’on est d’autant moins prédisposé à raconter par le détail son premier rapport sexuel complet que celui-ci s’apparente à ce qui apparaît désormais comme la forme « normale » de l’entrée des jeunes dans la sexualité adulte, et inversement.

Notons encore qu’il est aussi parfois, pour certains certes peu nombreux, délicat de dater avec précision leur premier rapport sexuel, tout simplement parce que celui-ci a été précédé d’échanges corporels très intimes qui, s’ils n’ont pas abouti pour diverses raisons à la pénétration, ont contribué à rendre plus flou le moment de ce premier rapport sexuel complet. Ainsi une étudiante écrit-elle : « Pour moi, il n’y a pas eu qu’une première fois, on s’y est repris à plusieurs fois, à plusieurs jours d’intervalle. » Et bien sûr, il faudrait ajouter à ces premiers rapports sexuels complets non reconnus, voire contestés en tant que première fois, ceux qui ont eu lieu sous la contrainte ; un phénomène plus répandu qu’on ne le croit généralement[11]. Aussi n’est-il guère surprenant, en raison de son ampleur, de retrouver ici des premières fois relevant de ce registre, et de constater que les étudiantes victimes de cette agression évoquent leur « seconde fois », plutôt que leur « première »[12], qui n’est autre qu’un viol : un rapport où la victime n’apparaît que « comme corps à consommer, simple support d’une pratique masturbatoire » (Neyrand, 1996, p. 52). Dès lors que des violences sexuelles ont précédé le premier rapport librement consenti, comme pour cette étudiante victime d’un inceste de 6 à 9 ans (voir annexe II), que peut-on de fait attendre de ce moment intime ? « J’avais déjà eu ma première fois et je pensais qu’elle était plus proche de l’enfer que du paradis. Je ne me faisais pas d’illusions. » Reste que si elle s’inscrit dans le cadre d’une relation amoureuse faite de tendresse, de complicité et que son partenaire fait preuve de compréhension, elle peut permettre d’entrevoir autrement son propre devenir : « Je ne pense pas que cette relation sexuelle fut un échec car elle m’a beaucoup aidée par la suite, même si je n’y ai pas pris grand plaisir. »

Conclusion

Ces récits relatant la première relation sexuelle de garçons et filles dont l’avenir était de se retrouver quelques années plus tard en licence de sociologie à l’Université de Caen Basse-Normandie[13] montrent que le rituel de la défloration durant la nuit de noces pour les filles et celui du recours à une professionnelle pour les garçons appartiennent bien à une époque révolue. Ils ne décrivent cependant pas le passage à la sexualité adulte comme une simple formalité dont on s’acquitterait le moment venu, comme aurait pu le faire accroire la représentation commune que nous avons de la libération des moeurs des années 1960-1970. Pour reprendre les termes de D. Grisoni, la première fois n’est pas réductible à une « première baise ».

Ces récits, bien au contraire, laissent entrevoir une forme « normale » ou, au sens de J. Gagnon et W. Simon (1973), un « script »[14] d’entrée dans la sexualité adulte relativement structuré et exigeant : après la rencontre, le premier baiser amorce un flirt de plus en plus « poussé » (baisers, caresses génitales) durant une période allant de quelques jours à plusieurs mois, dont le coït est l’aboutissement. Ce processus « d’apprentissage progressif du corps, des réactions et des sentiments de l’autre, ainsi que de ses propres perceptions, différenciées selon le genre » (Bozon et Giami, 1999, p. 71), s’accompagne d’échanges verbaux intenses qui instaurent un climat de confiance, une complicité, préalables nécessaires au passage à l’acte. Celui-ci ne saurait toutefois advenir sans le libre consentement des partenaires, celui des garçons — héritage probable d’un passé guère éloigné où l’homme ne pouvait décliner une « offre » sans porter atteinte à sa virilité — apparaissant presque toujours comme déjà acquis. Mais ce premier rapport n’est véritablement validé comme « première fois » que si l’histoire d’amour qui en constitue le cadre le « déborde », et donc que d’autres rapports déjà plus aguerris lui succèdent, l’ajustement progressif des corps prédisposant alors à la découverte du plaisir sexuel. Maladresses, absence de plaisir, peur de ne pas être à la hauteur ou d’avoir mal sont dès lors vite relativisées, voire « reconstruites » et parfois même « embellies » à l’aune des rapports suivants ; même le moins « réussi » de ces premiers rapports n’apparaîtra pas rétrospectivement comme désastreux. Il aura été ce moment heureux du passage à la sexualité adulte, une « étape hautement symbolique » comme l’écrivait M. Bozon, mais que la libération des moeurs n’a pas banalisé. En témoigne d’ailleurs la consommation par certain(e)s, ce jour-là, de substances (alcool, shit) désinhibantes.

En revanche, si les années 1960-1970, puis la décennie suivante, avec l’avènement du risque du sida, ont favorisé l’essor d’une parole plus libre à l’endroit de la sexualité, force est d’admettre que garçons et filles n’ont guère été enclins à objectiver cet échange corporel. « Des mots pour ne pas le dire » (Le Gall et Le Van, 1999b) en quelque sorte ! Sans doute est-ce culturellement construit, tant le sexuel est étroitement intriqué à l’affectif dans nos sociétés, et de ce fait, difficilement « autonomisable ». Reste qu’il nous a semblé que ce phénomène était d’autant plus accusé que ce premier rapport avec pénétration avait connu un déroulement et une issue relativement conformes au « script » de l’entrée dans la sexualité adulte d’aujourd’hui, et donc inversement, que les expériences s’en écartant quelque peu, sans remettre en cause le constat d’euphémisation, favorisaient plutôt l’essor de récits masquant un peu moins le jeu des corps, sans doute pour cette simple raison que l’absence de conformité ne permet pas toujours de s’en tenir au seul registre de l’évocation métaphorique.

Par ailleurs, outre les rapports sous contrainte, certains récits ne traitent pas, voire se refusent à traiter du premier rapport sexuel avec pénétration, leurs auteurs, toujours des filles, considérant que leur « première fois » a été antérieure (dans ce cas sans pénétration) ou postérieure à cet acte inaugural de l’entrée dans la sexualité adulte. Ces récits tendent dans l’ensemble, tout particulièrement pour ceux qui sont antérieurs, à un peu moins euphémiser les échanges corporels, ce qui valide d’une autre manière l’idée que l’on est d’autant moins prédisposé à donner dans l’explicite, et donc plutôt enclin à privilégier le registre de l’évocation, que ce rapport a connu un déroulement relativement conforme à ce que l’on attend d’un premier rapport sexuel complet. Mais ces récits qui nous incitent à opérer un distinguo entre « premier rapport sexuel complet » et « première fois par amour » nous montrent, là encore, combien le sexuel et l’affectif sont étroitement liés, car dans tous ces cas de figure, la « première fois », c’est ce qui a compté. Un constat qui n’est sans doute pas sans lien avec l’interprétation que suggèrent les chercheurs à propos du nombre moyen de partenaires sexuels déclarés par les hommes et les femmes. Plus inscrits dans un registre « comptable » (si toutefois ils n’en « rajoutent » pas) pour effectuer cette sommation, les hommes en déclarent plus que les femmes[15] qui, elles, minorent sans doute cette évaluation en ayant une certaine propension à ne prendre en compte... que ce qui a « compté » pour elles !

La sexualité étant devenue affaire privée, on peut comprendre, dans le climat actuel d’exigence relationnelle, que certaines étudiantes puissent privilégier comme « marqueur » d’entrée dans la sexualité adulte, un autre rapport émotionnellement fort et pleinement vécu que celui durant lequel elles ont perdu leur virginité. Mais retenir ce qui a compté, c’est en l’occurrence ici tenter d’oublier que le premier rapport sexuel complet ne s’est pas déroulé conformément au « script » d’entrée dans la sexualité adulte. Ce qui témoigne, si besoin était, que la libération des moeurs a bien transformé le rapport à la virginité, mais n’a pas pour autant banalisé la première rencontre des corps.