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Les théories concernant le développement des comportements antisociaux

Au cours des dernières décennies, plusieurs théories concernant le développement des comportements antisociaux ont adopté une perspective développementale (Loeber, 1991 ; Lahey et al., 1999 ; Moffitt, 1993 ; Patterson et al., 1998). Ces théories s’appuient sur l’idée qu’il existe une hétérogénéité dans une population donnée, de sorte que des sous-groupes de personnes ayant des modèles de comportements distincts à travers le temps peuvent être identifiés. Certains modèles proposent l’existence de groupes d’individus qui débutent une trajectoire antisociale à différents moments au cours de la vie (par exemple, lors de l’enfance versus lors de l’adolescence ; Moffitt, 1993 ; Patterson et al., 1989) alors que d’autres proposent des trajectoires distinctes selon le type de comportement (par exemple, crimes violents versus crimes non violents, Loeber, 1991 ; Loeber et Stouthamer-Loeber, 1998). L’une des caractéristiques intéressantes de ces modèles taxonomiques concerne l’étiologie des trajectoires. En effet, chaque trajectoire serait associée à des facteurs étiologiques qui lui sont propres. La présente étude a pour objectif de tester une telle hypothèse et de comparer le développement des garçons et des filles. Plus spécifiquement, elle vise à examiner la présence de groupes distincts d’enfants agressifs à l’intérieur d’une population de garçons et de filles et de tester l’association entre des variables familiales et les trajectoires élevées d’agression physique.

Deux modèles fournissent des propositions théoriques particulièrement pertinentes eu égard au développement des comportements agressifs au cours de l’enfance ; celles de T. E. Moffitt (Moffitt, 1993 ; Moffitt et al., 2001) et de G. R. Patterson (Patterson et Reid, 1984 ; Patterson et al., 1992). Ces modèles ont plusieurs éléments en commun. Premièrement, ils proposent l’existence de trois groupes distincts d’individus — ceux qui ne sont pas antisociaux, ceux qui le sont à partir de l’enfance, et ceux qui le sont à partir de l’adolescence (c’est-à-dire après 14 ans environ). Selon les deux modèles, les enfants qui présentent des nivaux élevés et stables de comportements antisociaux au cours de l’enfance sont à haut risque de devenir des personnes antisociales de façon persistante. Selon la théorie de T. E. Moffitt (1993), ces personnes constitueraient un groupe d’individus qui sont antisociaux au cours de toute leur vie. Il s’agirait d’une minorité de la population (environ 5 %) qui manifeste des comportements antisociaux de façon persistante tout au long de leur développement (Fergusson et Horwood, 2002 ; Loeber, 1990 ; Lynam, 1996 ; Gottfredson et Hirschi, 1990 ; Nagin et Tremblay, 1999 ; Sampson et Laub, 1992). De plus, selon le modèle de Moffitt, les niveaux élevés d’agression physiqueau cours de l’enfance seraient particulièrement associés aux trajectoires de comportements antisociaux sévères et persistants. En effet, la manifestation de comportements de violence physique dès un jeune âge est, selon cette théorie, un facteur qui permet de distinguer les individus les plus sévèrement antisociaux (Moffitt et al., 2002). Ainsi, dans cette étude, nous examinerons l’existence de trajectoires développementales distinctes en ce qui a trait aux comportements d’agression physique au cours de l’enfance.

Un deuxième postulat commun aux théories de T. E. Moffitt et de G. R. Patterson est que les comportements antisociaux qui débutent tôt dans l’enfance sont généralement causés par des facteurs de risque personnels[2] ou familiaux, alors que les causes des comportements antisociaux limités à l’adolescence doivent être recherchées davantage à l’extérieur de la famille (par exemple, association avec des pairs délinquants) (Moffitt, 1993 ; Moffitt et al., 2001 ; Patterson et Yoeger, 1993 ; Patterson et al., 1998). Ainsi, Moffitt (1993) propose qu’un milieu familial « criminogène » est un facteur important dans le développement de comportements antisociaux sérieux et persistants. Ces milieux regroupent des facteurs de risque tels que l’instabilité familiale, la pauvreté et les pratiques parentales inadéquates (Moffitt, 1993 ; Moffitt et al., 2002). De la même façon, Patterson et ses collègues mettent l’accent sur un climat familial négatif et coercitif se manifestant dans un contexte marqué par le désavantage social et l’instabilité familiale (Patterson et Reid, 1984 ; Patterson et al., 1998). En outre, il est proposé que ces facteurs de risque interfèrent avec l’exercice de pratiques parentales adéquates (Patterson et al., 1998).

Plusieurs études ont confirmé les prédictions de ces modèles en soulignant le rôle des facteurs familiaux dans le développement des comportements agressifs au cours de l’enfance. En outre, l’instabilité familiale, souvent accentuée par la séparation des parents, a été reconnue comme un facteur de risque eu égard aux troubles des conduites (Loeber et Stouthamer-Loeber, 1998 ; McCord, 1990 ; Pagani, Boulerice, Tremblay et Vitaro, 1997). En effet, les individus qui commettent des actes de violence proviennent plus souvent de familles monoparentales que de familles composées de deux parents (Henry et al., 1996). Par ailleurs, la pauvreté de la famille est considérée comme un facteur important dans le maintien ou l’émergence des comportements antisociaux. À ce sujet, des recherches ont démontré que la prévalence des comportements perturbateurs et antisociaux est plus élevée chez les enfants qui proviennent de familles ayant un faible statut socioéconomique (Loeber et al., 2000 ; Pagani et al., 1999). Il a été suggéré que des circonstances familiales caractérisées par de l’instabilité dans les relations familiales et des difficultés économiques sont liées aux comportements antisociaux parce qu’elles réduisent les ressources disponibles pour donner une éducation de qualité aux enfants, elles interfèrent avec l’utilisation de pratiques parentales efficaces et elles perturbent l’attachement parent-enfant (Moffitt et al., 2001). La pauvreté et la séparation des parents sont donc souvent considérées comme des indicateurs des difficultés et de l’instabilité familiale. Ainsi, dans cette étude, nous examinons le rôle prédicteur de la séparation des parents et de la pauvreté dans le développement de l’agression physique au cours de l’enfance. Un des aspects novateurs de cette étude consiste à examiner les liens entre les facteurs de risque familiaux et l’agression chez les garçons et les filles dans une perspective de trajectoires développementales.

Les trajectoires de comportements antisociaux chez les filles

Les théories concernant le développement des comportements antisociaux ont généralement été développées et testées auprès des hommes. Certaines auteurs proposent que ces modèles ne s’appliquent pas au développement des filles (Silverthorn et Frick, 1999). Toutefois, de récentes études ont montré l’existence d’un groupe de filles ayant des nivaux élevés et relativement stables de comportements antisociaux au cours de l’enfance (Broidy et al., 2003 ; Côté et al., 2001 ; Fergusson et Horwood, 2002 ; Moffitt et Caspi, 2001). Il a aussi été démontré qu’une proportion de ces filles continue de manifester des comportements antisociaux au cours de l’adolescence (Côté et al., 2001) et de l’âge adulte (Fergusson et Horwood, 2002 ; Moffitt et al., 2001). Ces filles ressembleraient au groupe d’hommes, antisociaux tout au cours de leur vie, décrit par Moffitt (Moffitt et al., 2001). Selon des données récentes, il semble que la différence entre les sexes se situe davantage au plan de la prévalence des individus antisociaux au cours de la vie (beaucoup moins de filles) qu’au plan des modèles développementaux des comportements antisociaux (c’est-à-dire agressifs) ou de leur étiologie (Moffitt et Caspi, 2001). Toutefois, les études menées à ce jour n’avaient pas pour objectif de comparer directement les garçons et les filles concernant leurs trajectoires développementales d’agression physique. Par ailleurs, dans les études où ce type de comportement antisocial a été considéré, les analyses portaient sur les garçons seulement (Nagin et Tremblay, 1999) ou examinaient le développement des comportements agressifs des garçons et des filles séparément (Broidy et al., 2003). Or, l’identification d’un groupe de filles antisociales à l’intérieur d’un échantillon de filles ne permet pas de mesurer comment elles se comparent aux garçons antisociaux. Ainsi, il reste à déterminer si certaines filles présentent des niveaux d’agression physique aussi élevés que ceux des garçons au cours de l’enfance et, si oui, dans quelle proportion.

Cet objectif est important puisque l’écart entre les sexes est à son maximum lorsqu’il s’agit des comportements antisociaux violents et sérieux tels que l’agression physique (Moffitt et al., 2001 ; Rutter et al., 1998). Qui plus est, des études ont montré que les conséquences des troubles de comportement au cours de l’enfance sont négatives pour les deux sexes, même si les filles présentent moins souvent de tels troubles. En fait, la situation de ces dernières est particulière puisque les filles aux prises avec des troubles de comportement ont des probabilités élevées de devenir mères à l’adolescence (Bardone et al., 1996 ; Cairns et al., 1998 ; Miller-Johnson et al., 1999 ; Woodward et Fergusson, 1999) et que les enfants de jeunes mères sont davantage susceptibles de présenter eux-mêmes des troubles de comportement (Nagin et Tremblay, 2001a ; Nagin et al., 1997 ; Serbin et al., 1998). Cette contribution à la transmission intergénérationnelle des comportements antisociaux est un exemple des répercussions sociales importantes de ces difficultés chez les filles.

Dans le cadre de cette étude, nous effectuons la comparaison des niveaux et des modèles de développement de l’agression physique des garçons et des filles afin d’établir les similarités et les différences et d’examiner jusqu’à quel point un même niveau d’agression est lié à des facteurs étiologiques communs aux deux sexes. Ainsi, un objectif est de déceler des facteurs de risque associés aux trajectoires élevées et d’examiner la possibilité que des facteurs de risque d’origine familiale soient différemment associés aux comportements des garçons et des filles. Afin de comparer directement le développement des garçons et des filles, les trajectoires des enfants sont modélisées en combinant les données pour les deux sexes dans un même modèle.

L’utilisation d’une méthode de trajectoires afin d’examiner les théories du développement des comportements antisociaux

Il est important de comprendre que les hypothèses que nous venons de présenter ont été formulées à partir d’études longitudinales qui classifient les individus en groupes distincts sur la base de critères établis à priori. En effet, des points de coupure sur des échelles continues sont choisis de façon arbitraire et peuvent se situer à des niveaux différents selon l’âge des individus (Moffitt et al., 1996 ; Patterson et Yoerger, 1997 ; Tremblay et al., 1994). La prévalence d’un phénomène peut donc artificiellement augmenter ou diminuer d’un âge à un autre selon les points de coupure choisis. Cette approche méthodologique permet difficilement de mettre en évidence des modèles développementaux plus particuliers dont l’existence n’est pas définie par des hypothèses.

Des percées récentes en matière de méthodes statistiques pallient cette lacune en permettant d’établir des groupes distincts de façon inductive et empirique. La méthode semi-paramétrique des trajectoires développementales fondée sur des groupes est l’une de ces méthodes (Jones et al., 2001 ; Nagin, 1999). Un postulat de base commun à cette méthodologie et aux taxonomies développementales qui en découlent est qu’il existe une hétérogénéité dans le développement des personnes (Nagin, 1999 ; Jones et al., 2001 ; Roeder et al., 1999). L’utilisation de cette méthode dans l’examen des théories du développement des individus antisociaux comporte un avantage important puisqu’elle permet de modéliser l’hétérogénéité dans la population en réduisant la subjectivité liée à l’identification de différents groupes. Avec ce type de modélisation, des indices statistiques, tels que le critère d’information Bayesien (cib), sont utilisés afin de déterminer le nombre optimal de groupes (Jones et al., 2001 ; Nagin, 1999). Ainsi, il est possible de tester de façon empirique l’hypothèse que l’hétérogénéité dans la population est telle que proposée par les taxonomies développementales (un, deux ou trois groupes distincts). Par ailleurs, un aspect central de l’examen de taxonomies développementales a trait à l’examen des caractéristiques de chacun des groupes ayant été reconnus. Ces analyses sont particulièrement importantes pour tenter d’expliquer pourquoi des individus suivent des trajectoires différentes et, dans le cas de la violence physique, définir les interventions qui permettraient de prévenir les trajectoires d’agression chronique.

Objectifs de la présente étude

Dans cette étude, nous examinons les hypothèses suivantes : 1) l’existence présumée de groupes d’individus qui manifestent des modèles distincts de comportements antisociaux au cours de l’enfance ; et 2) la valeur prédictive des facteurs de risque familiaux. Ainsi, nous modélisons les comportements d’agression physique au cours des années de l’école élémentaire afin d’obtenir des trajectoires développementales. Ces analyses utilisent les évaluations annuelles des mères depuis la maternelle jusqu’à la fin de l’école primaire (c’est-à-dire entre l’âge de 6 et 12 ans). Un des objectifs est d’identifier des groupes de filles et de garçons qui suivaient des trajectoires avec des niveaux distincts d’agression physique au cours de l’enfance. En modélisant les données des deux sexes conjointement, nous voulons également effectuer une comparaison directe des niveaux et des patrons développementaux des garçons et des filles. Notre deuxième objectif est d’illustrer l’utilisation de la méthode des trajectoires dans l’identification de facteurs de risque. Nous examinons donc les relations entre les trajectoires élevées d’agression physique et deux caractéristiques familiales : la séparation des parents et la pauvreté. Enfin, nous examinons la possibilité que la relation entre ces prédicteurs et l’appartenance aux trajectoires élevées soit différente pour les deux sexes, c’est-à-dire qu’elle soit plus forte pour les garçons ou pour les filles.

Méthodologie

Participants

En 1986 et 1987, un échantillon d’enfants fréquentant une maternelle dans des écoles publiques francophones du Québec a été sélectionné. La stratégie d’échantillonnage visait à inclure dans l’étude des enfants représentatifs des différentes régions du Québec, ainsi que des régions urbaines et rurales. Lorsque les enfants étaient âgés d’environ 6 ans, le Questionnaire des comportements sociaux (qcs) (Tremblay et al., 1991) a été envoyé aux parents de chacun des enfants sélectionnés. À partir des 4 648 répondants, un sous-échantillon représentatif (957 garçons et 946 filles) a été sélectionné pour le suivi longitudinal. Les parents ont répondu à des questionnaires concernant leur enfant chaque année entre la maternelle et la sixième année du primaire.

Au moment de la première collecte de données, la majorité des enfants vivaient avec leurs deux parents biologiques (8,9 %), bien que certains vivent avec leur mère seulement (9,8 %), avec leur mère et son conjoint (3,9 %), ou dans d’autres arrangements familiaux (3,4 %), avec leur père par exemple. Les parents des enfants participants avaient en moyenne 12 années de scolarité. Les mères avaient en moyenne 24,54 ans (et = 3,83) à la naissance de leur premier enfant, alors que les pères avaient 26,87 ans (et = 4,02).

Données manquantes. Dans la modélisation des trajectoires, nous retenons les enfants qui comptent au moins trois évaluations se rapportant à leurs comportements d’agression physique au cours des sept années du primaire : 90 % des garçons (n = 860) et 95 % des filles (n = 898) répondent à ce critère (n total = 1 758). De façon plus spécifique, 432 enfants (22,7 %) ont sept évaluations ; 567 (29,8 %) en ont six ; 382 (20,1 %) en ont cinq ; 243 (12,8 %) en ont quatre ; et 134 enfants (7 %) en ont trois. Ainsi, les 145 (7,6 %) enfants avec seulement une ou deux évaluations ne sont pas inclus dans les analyses des trajectoires. Par ailleurs, les analyses de prédiction portent sur les participants dont les données de trajectoire, de pauvreté et de statut familial sont valides au troisième temps d’évaluation. Pour ces analyses les données sont disponibles pour 1 353 enfants.

Instruments et procédures

Agression physique. Les mères évaluent les comportements de leur enfant avec le qcs chaque année entre 6 et 12 ans. Ces évaluations servent à estimer les trajectoires. Les éléments mesurant l’agression physique sont les suivants : « se bat avec les autres enfants », « donne des coups de pieds, mord ou frappe les autres enfants », « menace et intimide les autres enfants ». Les éléments sont évalués sur une échelle allant de 0 « jamais » à 2 « fréquent ». Entre 6 et 12 ans, les coefficients alpha de Cronbach varient de 0,58 à 0,7 pour les garçons et de 0,51 à 0,61 pour les filles.

Facteurs de risque. Les facteurs de risque « pauvreté » et « famille non intacte » au cours de l’enfance (entre 6 et 12 ans) sont utilisés. La variable pauvreté est calculée de la façon suivante. Premièrement, le revenu net de la famille est déterminé lors de l’entrevue annuelle. Par la suite, la proportion du revenu par rapport aux besoins de la famille est calculée. Ce ratio est déterminé par Statistique Canada chaque année et tient compte de la taille et de la composition de la famille (voir Pagani et al., 1997). Un ratio revenu/besoins de moins de 1 est considéré comme une variable reflétant un faible revenu. En utilisant ce critère, environ le quart de l’échantillon (24,5 %) provient d’un milieu pauvre. La variable « famille intacte » est représentée par une variable dichotomique indiquant si l’enfant vit avec ses deux parents biologiques ou non. Seize pour cent des enfants proviennent d’une famille non intacte à la troisième collecte de données.

Analyses

Trajectoires d’agression physique. Les cotes annuelles à l’échelle d’agressivité physique du qcs recueillies entre 6 et 12 ans sont utilisées dans la modélisation des trajectoires. Des modèles de trajectoires fondés sur des groupes sont estimés à partir des données des garçons et des filles à l’aide de la procédure « traj » dans sas (Jones et al., 2001 ; Nagin, 1999). Telle que décrite plus haut, cette méthode permet 1) d’identifier des groupes d’enfants qui suivent des trajectoires distinctes d’agression physique entre 6 et 12 ans ; 2) d’examiner les modèles de variation et de stabilité au cours du temps pour les sous-groupes ciblés ; et 3) d’estimer la proportion des enfants dans chacun des groupes.

Afin d’établir le modèle et le nombre optimal de groupes, des modèles et un nombre différent de trajectoires (entre une et sept) sont d’abord estimés. Les modèles où le cib est maximisé (c’est-à-dire, avec le cib le moins négatif) sont préférés. Ensuite, nous estimons différents paramètres pour les formes des trajectoires : ordonnée à l’origine seulement (stable au cours du temps), linéaire (changement constant avec le temps), quadratique ou cubique (changements qui dépendent du temps). Une valeur « T » et la probabilité que T < 0,000 est donnée pour chacun des paramètres. Cette valeur est obtenue lorsque le paramètre estimé est divisé par son écart-type. La procédure statistique traj fournit deux autres estimations : 1) la probabilité que chaque sujet soit classifié dans chacun des groupes de trajectoires identifiés, et 2) l’assignation de chaque sujet au groupe de trajectoire auquel il a la plus grande probabilité d’appartenir. Ces estimés sont utilisés afin de décrire les proportions d’enfants dans les différents groupes et afin de prédire l’appartenance aux différentes trajectoires. La procédure traj est décrite en détail par Nagin (1999) et par Jones et al. (2001).

Différences entre les sexes. Les proportions de garçons et de filles dans les différentes trajectoires sont comparées avec une série de khi-carrés. Une correction de Bonferroni est appliquée puisque quatre tests sont effectués. Le niveau de signification requis est de 0,01.

Prédiction d’appartenance aux trajectoires élevées. Une fois le meilleur modèle de trajectoire défini, notre objectif est d’examiner le lien entre certains facteurs familiaux et l’appartenance aux trajectoires élevées d’agression physique. Premièrement, les associations entre les variables indépendantes (famille séparée et pauvreté) et la variable dépendante (appartenance aux trajectoires les plus élevées d’agression physique) sont examinées dans des régressions logistiques bivariées. Deuxièmement, les variables indépendantes ainsi que leur interaction sont entrées dans un modèle multivarié. Finalement, les interactions entre le sexe de l’enfant et les facteurs de risque sont entrées dans un troisième modèle afin d’examiner la possibilité que ces facteurs soient différemment associés aux trajectoires des garçons ou des filles. En effet, une interaction significative entre le sexe et un facteur de risque familial (par exemple la pauvreté) indiquerait que l’association entre ce facteur et les trajectoires d’agression physique est plus (ou moins) forte pour l’un des sexes.

Résultats

Trajectoires d’agression physique

La figure 1 présente les trajectoires d’agression physique (telles qu’évaluées par les mères) entre les âges de 6 et 12 ans. Ainsi, une trajectoire illustre la relation entre un comportement (ordonnée des Y) et le temps (abscisse des X) pour des groupes distincts d’individus ayant des niveaux et des modèles développementaux qui leur sont propres (Nagin, 1999). Les résultats indiquent que quatre groupes distincts sont identifiés. Le premier groupe comprend 29,1 % de l’échantillon. Il s’agit des enfants qui recourent rarement à l’agression physique au cours des années d’école primaire : il s’agit du groupe « faible ». Le deuxième groupe inclut 37,8 % des enfants avec des niveaux « moyens » d’agression physique. Le troisième groupe comprend 30,1 % de l’échantillon — il s’agit des enfants avec des niveaux « élevés ». Finalement, le quatrième groupe est composé du 3 % des enfants avec des niveaux « très élevés » d’agression physique. Les trajectoires faibles, moyennes et élevées déclinent avec le temps : elles ont des formes linéaires avec des pentes négatives. Les trajectoires très élevées augmentent légèrement puis déclinent au cours des années d’école primaire : elles ont des formes quadratiques.

Différences entre les sexes

Le tableau 1 présente les proportions de garçons et de filles dans chacune des trajectoires. Le khi-carré global pour ce tableau est de 159,77 (dl = 3 ; p < 0,001). Les comparaisons des sexes à l’aide du khi-carré révèlent que la proportion de filles sur les trajectoires faibles est significativement plus élevée que celle des garçons (68,9 % de filles versus 31,1 % de garçons, χ2 = 91,38, dl = 1, p < 0,001). Par ailleurs, il y a davantage de garçons sur les trajectoires élevées (34 % de filles versus 66 % de garçons, χ2 = 88,90 ; dl = 1, p < 0,000) et sur les trajectoires très élevées (13,2 % de filles versus 8,8 % de garçons, χ2 = 31,37 ; dl = 1, p < 0,001). Il n’y a pas de différence entre les sexes pour les trajectoires moyennes.

Prédiction d’appartenance aux trajectoires élevées

Dans les régressions logistiques, la variable dépendante est une variable dichotomique : l’appartenance aux trajectoires les plus élevées (élevées et très élevées : 33,1 % des enfants) versus l’appartenance aux trajectoires les moins élevées (faibles et moyennes : 67 % des enfants). Les groupes de trajectoire élevée et très élevée sont combinés afin d’examiner le lien entre les facteurs familiaux et ces trajectoires auprès d’un nombre plus important d’enfants. En effet, il était nécessaire, afin de tester les interactions entre les facteurs familiaux et entre les facteurs familiaux et le sexe, d’utiliser les groupes qui incluent un nombre suffisant de garçons et de filles. La première série d’analyses vise à examiner la valeur prédictive de chacune des variables familiales et du sexe (analyses bivariées), alors que la deuxième vise à examiner simultanément la valeur prédictive de chacune des variables dans un modèle multivarié. Le tableau 2 présente les résultats.

Figure 1

Trajectoires d’agression physique entre 6 et 12 ans selon les évaluations de la mère (garçons et filles) (N = 1 758)

Trajectoires d’agression physique entre 6 et 12 ans selon les évaluations de la mère (garçons et filles) (N = 1 758)

forme: 008517aro001n.png Faibles 29,1

forme: 008517aro002n.png Moyennes 37,8 %

forme: 008517aro003n.png Élevées 30,1 %

forme: 008517aro004n.png Très élevées 3,0 %

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Tableau 1

Proportion des garçons et des filles dans chacun des groupes de trajectoires d’agression physique (n=1 758)

Proportion des garçons et des filles dans chacun des groupes de trajectoires d’agression physique (n=1 758)

χ2 = 159,77 (dl = 3; p< 0,001).

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Premièrement, les résultats des analyses bivariées indiquent que le sexe de l’enfant et la pauvreté sont fortement associés aux trajectoires élevées. Toutefois, le statut familial ne l’est pas. Dans les analyses multivariées, nous examinons la possibilité d’une interaction entre la pauvreté et le statut familial, ainsi que des interactions entre le sexe et les prédicteurs familiaux. Ainsi, dans cette deuxième série de modèles, nous estimons un modèle avec le sexe, la pauvreté, le statut familial ainsi que l’interaction entre la pauvreté et le statut familial. Cette analyse indique que le sexe de l’enfant ainsi que l’interaction entre la pauvreté et le statut familial sont des prédicteurs significatifs des trajectoires élevées. Finalement, la possibilité d’interaction entre le sexe et les variables familiales est examinée dans deux modèles qui incluent le sexe, chaque prédicteur familial et l’interaction entre le sexe et le prédicteur familial. Les interactions entre le sexe et les variables familiales ne sont pas significatives. Par conséquent, le sexe a été utilisé comme une variable de contrôle dans le modèle multivarié final. Soixante et un pour cent des sujets sont classifiés correctement par le modèle et les prédicteurs expliquent 10,6 % de la variance dans l’appartenance aux trajectoires.

Tableau 2

Régression logistique prédisant l’appartenance aux deux groupes de trajectoires les plus élevées (n=1 353)

Régression logistique prédisant l’appartenance aux deux groupes de trajectoires les plus élevées (n=1 353)
a.

Interaction entre la pauvreté et le statut familial

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La figure 2 illustre l’interaction entre la pauvreté et le statut familial. Des analyses de suivi sont effectuées afin de comparer les quatre cellules engendrées par cette interaction. Ainsi, des comparaisons à l’aide du khi-carré révèlent une différence importante entre les proportions des trajectoires élevées pour les enfants provenant de familles non intactes. Spécifiquement, les résultats montrent que les enfants pauvres de familles non intactes sont beaucoup plus à risque que ceux de familles non intactes qui ne sont pas pauvres. Les trois autres comparaisons ne révèlent aucune différence marquée.

Discussion

La présente étude a pour objectif général de modéliser le développement des comportements agressifs chez les deux sexes et, plus spécifiquement, elle vise à 1) distinguer les trajectoires développementales d’agression physique des garçons et des filles au cours de l’enfance, et 2) examiner si certaines variables familiales sont reliées à ces trajectoires. L’étude s’inscrit dans le contexte de deux modèles théoriques récents concernant le développement des comportements antisociaux au cours de la vie : ceux de T. E. Moffitt (Moffitt, 1993 ; Moffitt et al., 2002) et de G. R. Patterson et ses collègues (Patterson et Yoerger, 1997 ; Patterson et al., 1998). Les hypothèses quant à l’existence de groupes distincts d’enfants agressifs et de facteurs de risque de nature familiale sont examinés chez les deux sexes.

Figure 2

Proportion des enfants appartenant aux groupes de trajectoires élevées d’agression physiquea : interaction entre pauvreté et statut familial (n=1 353)

Proportion des enfants appartenant aux groupes de trajectoires élevées d’agression physiquea : interaction entre pauvreté et statut familial (n=1 353)

forme: 008517aro005n.png Pauvre

forme: 008517aro006n.png Non-pauvre

a :

Appartenance aux groupes de trajectoires élevées et très élevées.

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Dans cette étude, nous distinguons un nombre plus important de trajectoires développementales que ce qui avait été prédit par les modèles théoriques. En effet, en utilisantune méthodologie semi-paramétrique permettant de déceler des groupes d’enfants qui suivent des trajectoires distinctes d’agression physique selon un critère statistique (le cib), nous distinguons quatre groupes de trajectoires entre 6 et 12 ans. Parmi celles-ci, trois trajectoires distinctes d’agressivité sont repérées, dont deux jugées élevées. Les théories de Moffitt (1993) et de Patterson et ses collègues (Patterson et al., 1992 ; Patterson et al., 1998) prédisent plutôt deux groupes d’enfants agressifs au cours de l’enfance ; un groupe, comprenant une minorité d’enfants (environ 5 % selon Moffitt), qui présentent des niveaux très élevés, et un autre groupe majoritaire qui regroupe les enfants avec des niveaux très faibles d’agressivité. Dans la présente étude, le petit groupe d’enfants avec des niveaux très élevés de comportements agressifs proposé par ces modèles semble représenté par le groupe d’enfants qui suivent la trajectoire très élevée. En effet, le groupe « très élevé » comprend 3 % des enfants et 87 % d’entre eux sont des garçons.

D’autres études ont montré l’existence d’un tel groupe de garçons qui présentent des niveaux élevés d’agression physique dans l’enfance et qui sont à risque de poursuivre une trajectoire antisociale au cours de l’adolescence et de l’âge adulte (Broidy et al., 2003 ; Nagin et Tremblay, 1999). Toutefois, ces études utilisent les évaluations des enfants par les professeurs. Dans la présente étude, nous avons reconnu un tel groupe à l’aide des évaluations faites par les mères. Par ailleurs, notre étude suggère l’existence d’un autre groupe d’enfants qui présentent des niveaux élevés d’agression physique, mais qui ne font pas partie de la trajectoire la plus extrême. Ces résultats suggèrent d’examiner la possibilité que les enfants qui manifestant des niveaux moyens ou élevés d’agression présentent des niveaux de risque intermédiaires pour la continuation des comportements antisociaux ou encore pour le développement d’autres difficultés psychosociales.

Nos résultats, ainsi que ceux provenant d’autres études ayant utilisé l’analyse semi-paramétrique des trajectoires, montrent que la vaste majorité des enfants suivent des trajectoires d’agression physique qui déclinent avec le temps et qu’aucune trajectoire d’agression n’augmente de façon constante au cours de l’enfance. Ces données remettent en question certains aspects de la théorie de l’apprentissage social appliquée aux comportements d’agressivité physique au cours de l’enfance ; notamment que les enfants apprennent à agresser lorsqu’ils sont exposés à des modèles violents (Bandura, 1973) ou à des influences négatives telles que la violence à la télévision (Johnson et al., 2002) ou encore que les conduites d’agressions physiques culminent vers la fin de l’adolescence (Loeber et Stouthamer-Loeber, 1998 ; Reiss et Roth, 1994). En fait, la majorité des enfants d’âge scolaire semblent apprendre de leur environnement social l’art d’utiliser d’autres moyens que l’agression physique pour arriver à leurs fins. Par ailleurs, il semble que les influences familiales puissent exercer une influence négative en interférant avec l’apprentissage de comportements autres que l’agression. C’est du moins ce que suggèrent les résultats de cette étude, en montrant que la séparation des parents et un contexte de désavantage économique sont significativement associés à des trajectoires d’agression qui demeurent élevées au cours de l’enfance. De plus, il est important de noter que ces niveaux élevés sont déjà atteints lors de l’entrée en maternelle.

Associations avec des facteurs de risque familiaux

Le deuxième objectif était d’examiner le lien entre certaines caractéristiques familiales et les trajectoires. Les modèles théoriques de T. E. Moffitt et de G. R. Patterson postulent que des variables reflétant l’adversité familiale seraient associées à des niveaux élevées d’agression au cours de l’enfance, alors que d’autres facteurs, tels que l’association avec des pairs délinquants, exerceraient une influence sur les comportements antisociaux des jeunes qui débuteraient une trajectoire antisociale au cours de l’adolescence. Les résultats actuels confirment que les enfants provenant de familles séparées et pauvres présentent un risque plus élevé de manifester de hauts niveaux d’agression physique au cours de l’enfance que les autres. Les résultats indiquent également une interaction entre ces deux facteurs de risque : parmi les enfants de parents séparés, ceux qui vivent dans la pauvreté sont les plus à risque.

Différences entre les sexes

Parmi les 1 758 enfants ayant fait l’objet d’analyses de trajectoires, il n’y avait que 7 filles (contre 46 garçons) sur la trajectoire « très élevée » d’agressivité physique. Par ailleurs, la trajectoire « élevée » comprenait 30 % de la population et était également composée d’une majorité de garçons (66 %). Toutefois, les trajectoires faible et moyenne, comprenant respectivement 29,1 % et 37,8 % des enfants, étaient surreprésentées par les filles (68,9 % de filles sur la trajectoire faible et 54,1 % sur la trajectoire moyenne). Ces données montrent que plus les trajectoires d’agression physique sont élevées, moins on y retrouve de filles. En revanche, ces données soutiennent aussi l’hypothèse selon laquelle il existe un groupe de filles présentant un modèle développemental similaire à celui des garçons les plus agressifs, mais que ce groupe de filles est beaucoup plus restreint que celui des garçons (Moffitt et al., 2001).

Nous avons testé la possibilité que certains facteurs liés à des trajectoires élevées d’agression soient plus fortement associés aux trajectoires des garçons ou des filles en examinant les interactions entre le sexe et les facteurs de risque dans la prédiction de l’appartenance aux trajectoires. Ces analyses visaient à comparer les facteurs de risque associés aux trajectoires des deux sexes compte tenu du fait qu’à la lumière des études antérieures, les garçons semblent plus vulnérables aux risques familiaux et environnementaux que les filles (McFadyen-Ketchum et al., 1996). Si tel avait été le cas, l’interaction entre le sexe et les facteurs familiaux se serait avérée révélatrice. Toutefois, bien que la proportion des garçons très agressifs soit plus importante que celle des filles, l’association entre les modèles d’agressivité physique au cours de l’enfance et les facteurs familiaux ne varie pas selon le sexe (c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’interaction significative). Les résultats de la présente étude vont dans le même sens qu’une étude antérieure ayant montré des différences importantes entre les sexes en ce qui a trait à la prévalence de comportements antisociaux sévères et persistants mais peu de différence entre les sexes pour ce qui est des facteurs de risque associés à ces comportements (Moffitt et al., 2001). Ainsi, nos résultats confirment pour les garçons et les filles les hypothèses relatives à l’existence d’un groupe d’enfants avec des niveaux élevés de comportements antisociaux au cours de l’enfance et la relation entre les trajectoires élevées et très élevées d’agressivité et des facteurs de risque familiaux (Moffitt, 1993 ; Patterson et al., 1998).

Les différences observées en ce qui regarde la proportion des garçons et des filles physiquement agressifs au cours des années d’école élémentaire sont vraisemblablement la continuation des différences entre les sexes par rapport à certaines dimensions sociales au cours des années préscolaires. Par exemple, il a été démontré que les filles sont généralement plus réceptives aux efforts de socialisation que les garçons (Keenan et Shaw, 1997 ; Maccoby, 1998 ; Maccoby et Jacklin, 1980), et qu’elles ont davantage de facilité à exercer un contrôle volontaire sur leur conduite et leurs émotions lors des premières années de vie (Kochanska et al., 2000). Ainsi, il serait plus facile pour elles d’apprendre les conduites prosociales (Côté et al., 2002 ; Keenan et Shaw, 1997 ; Kochanska, 1997) et la maîtrise des comportements antisociaux tels que l’agression physique.

De façon générale, nos résultats vont dans le même sens que les résultats d’études précédentes ayant décelé des trajectoires développementales d’agression à partir des évaluations des professeurs (Brame et al., 2001 ; Broidy et al., 2003), ainsi que celles ayant montré un lien entre la pauvreté, la séparation des parents et l’adaptation sociale des enfants (Pagani et al., 1997). Toutefois, cette étude est la première à avoir modélisé des trajectoires d’agression physique conjointement pour les deux sexes à partir des évaluations provenant des mères. De plus, nous avons examiné la valeur prédictive de certains facteurs familiaux et d’interactions entre les facteurs familiaux et le sexe. Enfin, la mesure d’agression utilisée s’appuyait sur des informations recueillies pendant les sept années d’école primaire.

L’utilisation du même évaluateur chaque année, à savoir la mère, constitue une des limites de l’étude parce que cette procédure pourrait surestimer la stabilité des trajectoires. Toutefois, nous remarquons que la stabilité observée est similaire à celle des trajectoires établies sur la base des informations fournies par des évaluateurs différents à chaque année (c’est-à-dire les professeurs) (Broidy et al., 2003 ; Côté et al., 2001). Finalement, notre exploration des facteurs de risque avait pour objectif d’illustrer l’utilisation de la méthodologie des trajectoires, et en conséquence visait un nombre restreint de facteurs familiaux. Le rôle d’autres facteurs familiaux et de facteurs individuels de type biologique et psychologique (émotifs et cognitifs), également importants dans l’ajustement psychosocial, n’a pas fait l’objet de la présente étude. Un objectif important d’études futures sera donc d’examiner la contribution de ces deux types d’influences (personnelles et environnementales) afin de mieux cerner leur rôle respectif et conjoint.