Corps de l’article

La santé mentale s’impose actuellement comme un enjeu majeur de santé publique. Cinq des dix principales causes d’invalidité concernent des désordres de nature psychologique (Brundtland, 2000), et l’Organisation mondiale de la santé estime que, d’ici 2020, les troubles dépressifs représenteront la deuxième source en importance du fardeau mondial de la maladie (Organisation mondiale de santé, 2001). Cependant, le bien-être psychologique et la santé mentale ne sont pas également répartis au sein des populations. Les études épidémiologiques des dernières décennies ont notamment démontré de manière probante l’existence d’un gradient de santé mentale selon la position des individus dans la hiérarchie sociale (Ortega et Corzine, 1990). Ce gradient s’observe non seulement pour les états associés à des pathologies sévères mais également pour des formes plus mineures de problèmes cognitivo-affectifs telle la détresse psychologique. Tout comme pour la santé en générale, la santé mentale s’avère moins bonne aux échelons inférieurs et s’améliore graduellement avec la progression dans la hiérarchie sociale. La sélection sociale en fonction de la santé mentale pourrait certes contribuer à expliquer ce gradient, mais ce processus ne semble pas opérer en ce qui concerne les désordres plus mineurs tels la dépression ou les troubles d’anxiété (Eaton et Muntaner, 1999). Au contraire, de nombreux travaux soutiennent l’hypothèse d’une relation causale entre le statut socioéconomique et ces troubles (pour une synthèse, voir Aneshensel, 1992).

La famille et le bien-être psychologique

L’inégale distribution sociale de la santé mentale a amené les sociologues à s’interroger sur le rôle de l’environnement social et plus largement de la structure sociale comme sources de stress et, en corrollaire, de bien-être ou de détresse psychologique (par exemple, un ensemble de symptômes non cliniques et non pathologiques de mal-être ou de difficultés d’adaptation au stress, sans préjugé de la normalité de ceux-ci) (Link et Phelan, 1995 ; Wheaton, 1999a,b, 2001). L’importance de la famille comme déterminant de la santé mentale est solidement établie, notamment en ce qui concerne le bien-être psychologique des enfants (Shonkoff et Phillips, 2000) ou celui des mères (Avison, 1999). La famille est l’une des principales institutions sociales autour de laquelle s’organise la vie sociale, économique et affective ; elle constitue à la fois une source de stress et un lieu de médiation ou de gestion du stress. Selon Pearlin et Turner (1987), ce système complexe de stresseurs et de ressources affecterait l’expérience de vie et le bien-être psychologique de l’ensemble de la famille. Le stress familial résulterait d’un ensemble de stresseurs interdépendants découlant des relations interpersonnelles dans la famille (par exemple, conflits entre conjoints et/ou parents-enfants), des conditions de vie de la famille (niveau socioéconomique, structure familiale), de l’environnement extrafamilial (perte d’emploi de l’un des conjoints) et des nécessaires arbitrages entre les exigences et les obligations familiales et extra-familiales (cumul et conflits de rôles) auxquelles chacun des membres de la famille se trouve confrontés. La famille serait aussi un lieu de cohésion et de soutien social où se contruisent et s’actualisent les ressources personnelles (par exemple, estime de soi, sentiment de contrôle) permettant de composer avec le stress.

Selon plusieurs études, l’insuffisance de revenu serait une des principales sources de stress familial, exacerbant notamment les conflits interpersonnels, et par conséquent la détresse psychologique (pour une synthèse, voir Voydanoff, 1990). Plus globalement, la position de la famille dans la hiérarchie sociale déterminerait des configurations particulières de ressources, dont l’inégale distribution expliquerait l’inégalité des familles en ce qui concerne la santé mentale (Pearlin, 1989 ; Pearlin et Turner, 1987). Cependant, mis à part les études démontrant l’influence positive du mariage et celles portant sur la structure familiale, notamment sur les familles monoparentales, l’influence de la famille sur la santé mentale a été peu étudiée (Avison, 1999). De plus, cette question a été abordée uniquement sur une base individuelle, sans qu’on s’interroge sur comment les membres de la famille sont collectivement plus ou moins vulnérables. Ainsi, la présente étude vise à examiner le rôle de la famille dans la santé mentale des parents et, dans le cas de familles reconstituées, de leurs conjoint(e)s.

Privation absolue versus privation relative

Selon Wilkinson (1997, 1999), le gradient socioéconomique de santé résulterait davantage de la privation relative que de la privation absolue. Le concept de privation relative renvoie à deux réalités : d’une part, à la position relative de chacun dans la structure sociale, généralement établie à partir du revenu individuel ou familial, par exemple le statut social objectif, et d’autre part, le sens attribué par chacun à sa condition objective, par exemple le statut social subjectif. Or, le statut social objectif et le statut social subjectif constituent des réalités distinctes susceptibles d’avoir des effets distincts sur le bien-être psychologique des individus (Adler et al., 2000 ; Crosby, 1976 ; Jackman et Jackman, 1973 ; Ostrove et al., 2000 ; Wood, 1989). Une étude récente de Adler et al. (2000) portant sur un petit échantillon de femmes blanches américaines (n = 157) soutient l’hypothèse que le statut subjectif serait un meilleur prédicteur de la santé et du bien-être que le statut objectif.

Peu d’études ont porté sur l’incidence de cette évaluation subjective sur le bien-être psychologique et la santé mentale. Cependant, cohérents avec l’hypothèse de la privation relative, Diener et al. (1993) constatent que les individus vivant dans une région plus nantie comparativement à leur niveau de revenu rapportent un niveau de bien-être subjectif significativement moins élevé que ceux vivant dans des régions moins nanties. Kessler et Clearly (1980) se sont pour leur part intéressés à l’effet de la mobilité intergénérationnelle sur la détresse psychologique. Leurs résultats indiquent : 1) que les individus en mobilité ascendante présenteraient moins de détresse psychologique comparativement à ceux en mobilité descendante ou stable ; 2) que les individus en mobilité descendante ne se distinguent pas significativement de ceux qui sont stables ; 3) l’absence de relation révélatrice entre le statut d’origine ou le statut de destination et la détresse psychologique lorsque la mobilité sociale est contrôlée.

À ce jour, la recherche sur le gradient de santé et de bien-être psychologique a porté sur la position relative des individus dans la structure sociale, établie à partir d’indicateurs objectifs de statut social tels le niveau de revenu, l’éducation, le statut d’emploi, consacrant peu d’attention à la dimension subjective du phénomène, mis à part les travaux d’Adler et ses collaborateurs (Adler et al., 2000 ; Ostrove et al., 2000). De plus, peu de connaissances sont disponibles sur la covariation de la santé mentale et de la détresse psychologique au sein des familles. L’intérêt théorique de ces questions et la disponibilité de l’information dans l’Enquête sociale et de santé de 1998 (ess-98) nous a amenées à poursuivre les objectifs de recherche suivants : 1) examiner la contribution de la famille au bien-être psychologique des parents d’enfants mineurs et de leurs conjoint(e)s ; 2) établir la contribution relative du statut socioéconomique objectif comme facteur de différenciation des familles et des individus ; et 3) comparer la contribution respective du statut socioéconomique objectif de la famille et de la perception subjective que chacun des membres en a.

Méthodologie

Participants

Cette étude s’appuie sur les données de l’Enquête sociale et de santé 1998 (ess-98) de Santé Québec qui vise à recueillir des renseignements pertinents sur la santé et le bien-être de la population québécoise. L’ess-98 vise tous les ménages du Québec à l’exception de ceux des régions crie et inuite ainsi que des réserves indiennes. Cette enquête suit un plan échantillonnal complexe par grappes sociogéographiques et par ménages. L’ess-98 consiste en deux questionnaires administrés en cascade : le premier (qri ; N = 30,386), est administré lors d’une entrevue en face-à-face auprès d’un adulte suffisamment informé sur les autres membres du ménage pour fournir de l’information concernant chacun d’eux, incluant les enfants ; le second est un questionnaire autoadministré (qaa ; N = 20,773), complété par toutes les personnes de 15 ans et plus des ménages sélectionnés. La présente étude porte principalement sur les données recueillies par questionnaire autoadministré (qaa) dont le taux de réponse s’établit à 69 %.

L’échantillon de cette étude se compose des chefs de famille ayant des enfants mineurs et de leurs conjointes et conjoints, à savoir les familles biparentales, les familles recomposées et les familles monoparentales.

La problématique de la santé mentale prenant des formes spécifiques suivant le cycle de vie (Mirowsky et Ross, 1999), cette étude porte exclusivement sur les chefs de ménage et leurs conjoint(e)s, âgés entre 18 et 59 ans. Après exclusion des ménages où des données étaient manquantes pour l’un ou l’autre des partenaires, l’échantillon final se compose de 6 661 adultes (3 006 hommes et 3 655 femmes) âgés entre 18 et 59 ans (M = 37,6, SD = 7,49), vivant à l’intérieur de 3 891 ménages. Le tableau 1 présente la distribution des répondants selon le type de ménage.

Mesures

Le niveau de bien-être psychologique (variable dépendante) a été mesuré par l’indice de détresse psychologique (idp), dérivé du Psychiatric Symptom Index (Ilfeld, 1976) et adapté au contexte québécois (Préville et al., 1992). L’idp comporte 14 éléments, mesurant la fréquence de quatre syndromes lors de la semaine précédant l’enquête : la dépression (par exemple : « Vous êtes-vous senti(e) désespéré en pensant à l’avenir ? »), l’anxiété (« Avez-vous ressenti des peurs ou des craintes ? »), l’agressivité (« Vous êtes-vous laissé(e) emporter contre quelqu’un ou quelque chose ? »), et les problèmes cognitifs (« Avez-vous eu des blancs de mémoire ? »), sur une échelle allant de 0 (jamais) à 3 (très souvent). Le niveau de détresse psychologique est dérivé de la sommation de ces 14 éléments, ramenée sur une échelle de 0 à 100 suivant la procédure établie par Santé Québec (Audet et al., 2001), positionnant les répondants sur un continuum allant du bien-être psychologique à une plus ou moins grande détresse psychologique. La distribution de la détresse psychologique s’étant révélée asymétrique négative, cette variable a été transformée par la racine carrée afin d’en normaliser la distribution.

Deux variables caractérisent les ménages : la suffisance de revenu et le type de ménage. La suffisance du revenu des ménages est une variable ordinale, établie en fonction de la taille et du revenu total brut du ménage suivant les critères développés par Statistique Canada (Statistique Canada, 1992), variant sur une échelle de 1 à 5 (1 = très pauvre ; 2 = pauvre ; 3 = moyen inférieur ; 4 = moyen supérieur ; 5 = supérieur). Le type de famille est déterminé par l’intervieweur lors de l’administration du qri. Trois types de familles ont été retenus dans le cadre de cette étude : 1) les familles biparentales naturelles, c’est-à-dire avec enfants issus de l’union actuelle des conjoints , 2) les familles monoparentales et 3) les familles recomposées, c’est-à-dire avec enfant(s) issu(s) d’une union précédente, avec ou sans enfant(s) issu(s) de l’union actuelle.

Sur le plan individuel, deux variables mesurent la perception subjective de la situation économique ou financière. Une première, la situation économique perçue, mesure comment les personnes évaluent leur situation économique par rapport aux individus du même âge (1 = à l’aise financièrement ; 2 = revenus suffisants pour répondre à mes besoins fondamentaux ou à ceux de ma famille ; 3 = pauvre ; 4 = très pauvre). Les catégories « pauvre » et « très pauvre » ont été fusionnées à la suite des analyses de régression préliminaires qui n’ont révélé aucune différence marquée entre ces catégories dans la prédiction de la détresse psychologique. La mobilité financière intergénérationnelle mesure la perception que les individus ont de leur situation financière par rapport à celle de leurs parents au même âge (1 = plus à l’aise ; 2 = ni plus, ni moins à l’aise ; 3 = moins à l’aise), traduisant des situations de mobilité ascendante, de stabilité et de mobilité descendante respectivement.

Le statut social subjectif n’est certes pas indépendant du statut objectif. Des échelles différentes étant utilisées, il est cependant impossible d’établir à partir des données dans quelle mesure la perception des répondants traduit adéquatement leur situation objective. À titre indicatif, soulignons que parmi les répondants pauvres ou très pauvres, 51,8 % perçoivent leur situation économique comme telle alors que 43 % considèrent leur revenu suffisant pour satisfaire aux besoins fondamentaux de leur famille ; parmi ceux ayant un niveau de revenu familial moyen, 18,1 % se disent pauvres, 68,8 % considèrent leur revenu comme suffisant et 13,1 % s’estiment à l’aise ; enfin, parmi ceux ayant un niveau de revenu familial supérieur, 48,9 % perçoivent leur revenu comme suffisant et 46,1 % se disent à l’aise. De même, 26,7 % des personnes objectivement pauvres ou très pauvres se considèrent en meilleure situation économique que leurs parents, alors que cette proportion est de 52,1 % pour ceux dont le revenu objectif est moyen et de 75 % pour ceux dont le revenu est supérieur. Respectivement 27,1 %, 11,1 % et 6,6 % estiment être en moins bonne position financière que leurs parents.

Deux variables sont incluses dans les modèles d’analyse à titre de variables de contrôle : le genre (0 = hommes ; 1 = femmes) et l’âge. Le tableau 1 présente les distributions de chacune de ces variables, selon le type de ménage.

Analyses statistiques

L’objectif de cette étude est d’examiner l’effet de caractéristiques socioéconomiques des individus et des ménages sur le niveau de détresse psychologique des répondants. Compte tenu de la structure hiérarchique des données où les individus (niveau inférieur) vivent dans des ménages (niveau supérieur) et de prédicteurs propres à chacun de ces niveaux, des modèles multiniveaux ont été utilisés pour estimer l’effet de ces prédicteurs à chacun des niveaux de la hiérarchie (Bryk et Raudenbush, 1992). La méthode multiniveaux est de plus en plus utilisée dans dans le domaine de la santé, principalement pour examiner l’effet de l’environnement sur les comportements de santé telles les variations géographiques et la santé physique (Berkman et Kawachi, 2000 ; Duncan et al., 1996). Par ailleurs, l’analyse multiniveaux de l’environnement familial sur la santé des individus demeure peu explorée. Contrairement aux méthodes statistiques classiques telle la régression multiple avec les moindres carrés ordinaires (mco), la méthode multiniveaux tient compte des multiples niveaux de la structure et de la covariation entre les individus d’un même ménage, produisant ainsi des estimations plus précises des erreurs-types (Healy, 2001), ainsi que des seuils de signification plus précis quant aux relations entre les variables indépendantes mesurées au niveau supérieur et la variable dépendante mesurée au niveau inférieur (Marchand, 2001).

Tableau 1

Analyses descriptives des principales variables de l’étude

Analyses descriptives des principales variables de l’étude
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Catégorie de référence.

**

La suffisance du revenu est traitée comme une variable continue.

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Les modèles multiniveaux ont été estimés par la méthode itérative des moindres carrés généralisés (Goldstein, 1995) à l’aide du logiciel MlwiN (Rasbash et al., 2000). Cette méthode permet de traiter la fonction de vraisemblance comme dépendante aussi bien des coefficients aléatoires que des coefficients fixes de régression. Les données ont été pondérées selon les caractéristiques échantillonnales en utilisant la méthode d’estimation robuste de sandwich pour calculer les erreurs standard des coefficients fixes (tableau 2). La signification des coefficients fixes a été testée par la distribution normale binomiale à un seuil de p<.01. Pour les paramètres de la variance, les tests de rapport de vraisemblance ont été appliqués avec un test de probabilité unilatéral (p < .01) (Snijders et Bosker, 1999). Le calcul de la proportion de la variance expliquée à chacun des niveaux (R12, R22) est dérivé de Snijders et Bosker (1999).

Les analyses ont été effectuées en quatre étapes. Premièrement, un modèle de la composition de la variance (modèle nul) a été estimé afin de déterminer la corrélation intraclasse, c’est-à-dire la part de la variance dans la détresse psychologique qui se situe entre les ménages (au niveau 2). Les modèles subséquents ont été ajustés selon l’âge et le sexe des répondants. Deuxièmement, l’effet du « type de ménage » sur la détresse psychologique a été estimé (modèle 2). Troisièmement, trois modèles distincts (modèles 3, 4 et 5) estiment l’effet de chacun des indicateurs socioéconomiques (la suffisance du revenu, la situation économique perçue et la mobilité intergénérationnelle) sur la détresse psychologique. Finalement, un modèle final parcimonieux (modèle 6) inclut tous les prédicteurs qui contribuent de manière importante à expliquer la détresse psychologique. Ce dernier modèle permet d’estimer la contribution relative de chacune des variables indépendantes et de comprendre comment les caractéristiques socioéconomiques des ménages et les perceptions individuelles de la situation socioéconomique prédisent conjointement le niveau de détresse psychologique des individus.

Résultats

Le modèle de la composition de la variance qui n’inclut aucune variable indépendante révèle que 42 % [1,684/(1,684 2,295)] de la variabilité dans la détresse psychologique se situe entre les ménages (niveau 2). Un modèle incluant les variables de contrôle, à savoir l’âge et le genre, est estimé (modèle 1) et servira de référence pour évaluer la contribution des modèles subséquents.

Le modèle 2 indique que le type de famille est directement associé au niveau de détresse psychologique, après ajustement selon l’âge et le sexe : les chefs de famille recomposée ayant des enfants mineurs et, de manière particulièrement marquée, les chefs de famille monoparentale rapportent des niveaux de détresse significativement plus élevés que ceux de familles biparentales.

Tableau 2

Analyse multiniveaux des caractéristiques du ménage (niveau 2) et des individus (niveau 1) sur la détresse psychologique

Analyse multiniveaux des caractéristiques du ménage (niveau 2) et des individus (niveau 1) sur la détresse psychologique

Les modèles 1 à 6 sont ajustés pour l’âge et le genre.

**

p<.01

***

p< .001

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Le modèle 3, révèle que le niveau de suffisance du revenu n’a pas d’effet déterminant sur la détresse psychologique lorsque le type de ménage, le sexe et l’âge sont contrôlés. Par ailleurs, le modèle 4 révèle que le niveau de détresse psychologique est significativement plus élevé chez les personnes qui se perçoivent pauvres ou très pauvres par rapport à celles qui se perçoivent comme ayant un revenu suffisant ou à l’aise. Finalement, les individus en situation de mobilité intergénérationnelle descendante rapportent des niveaux significativement plus élevés de détresse psychologique que ceux en mobilité ascendante ou stables.

Un modèle intermédiaire a permis d’estimer l’effet conjoint des trois indicateurs socioéconomiques et du type de ménage, en contrôlant l’âge et le genre (non présenté). L’estimation conjointe des indicateurs socioéconomiques révèle que, lorsque les effets de la mobilité intergénérationnelle et de la situation économique perçue sont contrôlés, la suffisance du revenu n’a pas d’effet marqué sur le niveau de détresse psychologique et ne contribue pas significativement au modèle [χ2(1) = 6,6, p<.01]. Par conséquent, la variable de suffisance du revenu n’a pas été incluse dans le modèle final parcimonieux (modèle 6). De plus, les interactions entre 1) les variables socioéconomiques et 2) entre des variables socioéconomiques et le type de famille ont été testées une à une et aucune ne s’est révélée significative.

Le modèle parcimonieux (modèle 6) explique 5,5 % de la variabilité dans la détresse au niveau individuel et 6,2 % de la variabilité entre les ménages. Telle qu’illustrée à la figure 1, la relation entre la situation économique perçue et le niveau de détresse psychologique révèle que les individus qui se perçoivent pauvres ou très pauvres par rapport aux gens de leur groupe d’âge rapportent significativement plus de détresse que ceux qui perçoivent leur revenu suffisant ou ceux qui se perçoivent à l’aise.

Finalement, tel qu’illustré à la figure 2, les individus qui se perçoivent en mobilité intergénérationnelle descendante rapportent un niveau de détresse psychologique significativement plus élevé par rapport à ceux qui se perçoivent en mobilité ascendante qui rapportent plus de détresse que ceux qui demeurent dans une position stable par rapport à la situation financière de leur parents au même âge. Ainsi, les personnes qui sont dans une situation de mobilité financière par rapport à leurs parents au même âge (plus nanties ou moins nanties) semblent vivre plus de détresse psychologique que celles qui perçoivent leur situation financière identique à celle de leurs parents au même âge.

Discussion

Le but de cette étude était d’établir la contribution de la famille au bien-être psychologique de la population adulte québécoise et d’examiner l’importance du statut socioéconomique objectif du ménage et de la perception subjective qu’en ont les individus comme facteurs de différenciation du bien-être psychologique des familles et des individus. Nos résultats indiquent que 1) 42 % de la variation dans le bien-être psychologique des individus se situe sur le plan des familles ; 2) le niveau de détresse psychologique est plus élevé pour les familles recomposées et de manière encore plus marquée pour les familles monoparentales que pour les familles biparentales ; 3) lorsque le type de famille est contrôlé, les perceptions que les individus ont de leur situation économique sont significativement associées à leur niveau de bien-être psychologique ; 4) les individus qui se considèrent en mobilité rapportent davantage de détresse psychologique que ceux dont la situation économique équivaut à celle de leurs parents, et cela est nettement plus marqué chez les individus en mobilité descendante ; et 5) enfin, le statut socioéconomique objectif n’est pas directement associé au bien-être psychologique. Par ailleurs, cette étude n’indique pas la présence d’un gradient socioéconomique de la santé mentale, contrairement à d’autres études (Ortega et Corzine, 1990). Ce sont uniquement ceux qui se percoivent comme pauvres ou très pauvres qui se démarquent, rapportant des niveaux de détresse psychologique plus élevés que ceux qui percoivent leur revenu comme suffisant ou qui se considèrent à l’aise.

Figure 1

Relation entre la situation économique perçue et la détresse psychologique chez les femmes

Relation entre la situation économique perçue et la détresse psychologique chez les femmes

forme: 008516aro001n.png Familles biparentales

forme: 008516aro002n.png Familles recomposées

forme: 008516aro003n.png Familles monoparentales

Note : La relation entre la situation économique perçue et la détresse est identique pour les hommes, avec des niveaux de détresse significativement moins élevés dans chacune des catégories par rapport aux femmes.

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La plus grande détresse psychologique des individus qui se considèrent pauvres et de ceux en mobilité descendante et l’absence de relation entre la statut socioéconomique objectif appuient l’hypothèse que la privation relative aurait davantage de conséquences sur la santé mentale que la privation absolue. L’évaluation subjective n’est certes pas indépendante de la situation économique objective. En effet, selon Parducci (1995), la perception qu’un individu a de son statut social (statut subjectif) découle de l’évaluation de son propre statut par rapport à celui des personnes de son environnement, c’est-à-dire d’un processus de comparaison sociale. Ce processus comparatif propre à l’évaluation subjective du statut expliquerait la contribution du statut perçu du bien-être. Selon Leventhal et ses collaborateurs (1997), certains types de comparaison pourraient constituer une stratégie efficace de gestion du stress, réduisant ainsi le niveau de détresse et permettant un meilleur fonctionnement psychologique et social des individus, alors que d’autres exacerberaient les effets potentiellement délétères du stress sur le bien-être psychologique. Ainsi, la comparaison descendante (c’est-à-dire se comparer à ceux dans une situation moins favorable) et la comparaison transversale (se comparer à des personnes dans des situations similaires à soi) faciliteraient la gestion de situations difficiles (deuil, maladie) et favoriseraient le bien-être subjectif, alors qu’au contraire, la comparaison ascendante (se comparer à ceux dans une situation plus favorable) représenterait une menace au bien-être subjectif (Taylor, 1983 ; Wills, 1981 ; Wheeler et Miyake, 1992). Dans notre étude, un processus comparatif ascendant pourrait expliquer en partie le niveau de détresse psychologique particulièrement élevé chez les individus qui se perçoivent comme pauvres par rapport à ceux ayant un revenu suffisant ou qui sont à l’aise. Parallèlement, ce processus de comparaison sociale pourrait également expliquer pourquoi les individus en mobilité intergénérationnelle descendante rapporteraient un niveau de détresse psychologique plus élevé. Toutefois, en l’absence de données longitudinales, on ne peut conclure sur le sens de la causalité. Par ailleurs, la détresse psychologique des individus en mobilité descendante pourrait aussi réfléter un processus de sélection sociale à cause de leur plus grande vulnérabilité au plan psychologique. De même, il est possible que les individus présentant un niveau plus élevé de détresse psychologique aient tendance à percevoir moins favorablement leur situation objective.

Figure 2

Relation entre la mobilité financière et la détresse psychologique chez les femmes

Relation entre la mobilité financière et la détresse psychologique chez les femmes

forme: 008516aro004n.png Familles biparentales

forme: 008516aro005n.png Familles recomposées

forme: 008516aro006n.png Familles monoparentales

Note : La relation entre la situation économique perçue et la détresse est identique pour les hommes, avec des niveaux de détresse significativement moins élevés dans chacune des catégories par rapport aux femmes.

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Cependant, l’association entre la mobilité intergénérationnelle ascendante et la détresse psychologique ne peut s’expliquer en termes de privation relative ou de comparaison sociale puisque, selon la théorie de Leventhal et de ses collaborateurs, la mobilité ascendante devrait alors avoir un effet protecteur. La théorie du stress nous semble plus apte à expliquer l’ensemble de nos résultats. Selon cette théorie, la détresse psychologique serait fonction de l’exposition à des conditions de vie et à des événements de vie stressants et de la disponibilité des ressources matérielles, relationnelles, symboliques et cognitives disponibles pour composer avec ces stresseurs. Les inégalités sociales en ce qui concerne la santé mentale s’expliqueraient, en partie, par l’inégale distribution sociale de ces stresseurs et de ces ressources (Pearlin et al., 1981 ; Pearlin, 1989, 1999 ; Thoits, 1999). Certains travaux constatent effectivement que les individus au bas de la hiérarchie sociale rapportent davantage d’événements de vie stressants et de conditions de vie stressantes que ceux aux échelons supérieurs de la hiérarchie alors que d’autres, au contraire, n’observent pas de différences selon la position des individus dans la hiérarchie sociale (pour une synthèse, voir Turner et al., 1995). Par ailleurs, il est possible que les individus en mobilité ascendante soient exposés à des stresseurs spécifiques ou exposés plus intensément à certains stresseurs, notamment liés à la performance au travail, ou encore qu’ils disposent de moins de ressources relationnelles, symboliques et culturelles pour composer avec les stresseurs auxquels ils sont exposés, ce qui pourrait expliquer leur niveau plus de élevé de détresse psychologique comparativement à ceux qui sont en situation de moindre mobilité. Cependant, cette hypothèse en termes de stresseurs et de ressources reste à démontrer.

Par ailleurs, le résultat le plus important de cette étude concerne le rôle déterminant de la famille dans le bien-être psychologique de ses membres. La corrélation intraclasse de 42 % indique une forte codépendance dans le niveau de bien-être psychologique au sein des familles. Les membres d’une même famille partagent une expérience de vie commune qui différencie leur niveau de détresse psychologique par rapport aux membres des autres familles. Il est justifié de penser que pour certains types de familles, à savoir les familles monoparentales, l’unité d’analyse sur le plan individuel et familial est la même, ce qui risque de gonfler l’estimation de la corrélation intraclasse. Par contre, il est important de noter que les familles monoparentales constituent 11,5 % des familles et que cette proportion relativement réduite ne peut à elle seule justifier l’importance de la corrélation intraclasse, tout en sachant que ces unités contribuent moins à l’estimation de la variance par rapport aux unités familiales de deux individus. Par ailleurs, cette homogénéité intrafamiliale ne s’explique que marginalement par les variables à l’étude, c’est-à-dire la structure familiale et le statut socioéconomique perçu. À cet égard, il serait important, comme le suggère Pearlin (1987), de mieux comprendre l’influence des ressources, des stresseurs et des dynamiques interpersonnelles au sein des familles et des conditions de vie auxquelles les membres de la famille sont individuellement et collectivement exposés.

Enfin, il est important de souligner que dans 79,4 % des familles, les partenaires perçoivent de façon identique leur situation financière alors que pour 19,6 % des familles, les partenaires se perçoivent dans des catégories adjacentes quant à leur revenu. Parallèlement, dans 70,8 % des familles, on observe une concordance entre les partenaires dans l’évaluation de la mobilité intergénérationnelle alors que dans 4,6 % des familles seulement, les partenaires expriment une opinion opposée (ascendante – descendante). En dépit de ce taux relativement élevé de concordance entre les partenaires, nous constatons que la situation financière perçue et la mobilité intergénérationnelle contribuent significativement à expliquer la variation dans la détresse psychologique entre les individus et entre les ménages ; ces deux variables expliquent respectivement 5,1 % et 3,5 % de la variance entre les ménages et 4,6 % et 2,9 % de la variance entre les individus.

Les limites de l’analyse secondaire

On ne peut parler des limites de cette étude sans en même temps aborder les limites imposées par les données utilisées et par l’analyse secondaire des données. Les grandes enquêtes populationnelles constituent une source de données d’une grande richesse tant par la rigueur avec laquelle elles sont développées et menées que par l’ampleur des informations recueillies et la taille des échantillons ciblés. Néanmoins, l’analyse secondaire des données est jalonnée de contraintes, liées tant à l’information disponible qu’aux mesures utilisées.

L’approche hypothético-déductive qui guide usuellement le travail d’analyse du chercheur suppose que celui-ci soit informé des connaissances émergeant des études antérieures, à partir desquelles il dégagera des hypothèses de recherche visant à valider ou à préciser un modèle théorique. Dans la démarche positiviste qui caractérise souvent l’approche quantitative, la théorie précède la pratique ; dans le cas de l’analyse secondaire, le rapport théorie-pratique s’avère plus ambigu. En fait, le chercheur se trouve dans la situation paradoxale où, d’une part, il ne peut aborder et donner sens aux données sans un cadre de référence théorique et où, d’autre part, il ne peut mettre entièrement un modèle théorique à l’épreuve parce qu’il ne dispose pas des données nécessaires. Par conséquent, les données disponibles exerceront une contrainte forte dans la conceptualisation de l’objet d’étude. Le chercheur, obligé à des compromis entre ce qu’il voudrait faire et ce qui est possible de faire, peut alors sentir son imagination sociologique bridée par les données.

Ainsi, à titre d’exemple, notre premier projet était de mettre la théorie du stress à l’épreuve en adoptant une perspective familiale, c’est-à-dire en examinant comment les ressources et les stresseurs individuels et familiaux affectent le bien-être psychologique de l’ensemble de la famille. Cependant, les données nécessaires à une telle étude n’étaient pas disponibles dans l’ess-98. L’information sur les ressources et les stresseurs se trouve dans l’Enquête longitudinale sur la santé des populations (Statistique Canada) mais les données sont recueillies auprès d’un seul individu par ménage. Bref, ni l’ess-98, ni l’Enquête sur la santé des populations ne comportent les données permettant de mettre la théorie du stress à l’épreuve en considérant le plan familial.

Malgré les contraintes imposées par les données, l’analyse secondaire des données de grandes enquêtes peut s’avérer fort riche et stimulante. Les développements récents de l’épidémiologie sociale, aussi qualifiée de « nouvelle épidémiologie sociale », démontrent l’importance d’étudier la santé en tenant compte simultanément des caractéristiques et des processus opérant sur différents plans, du plan individuel à celui de l’environnement social immédiat, tel le milieu familial, à l’environnement plus large, telles les communautés d’appartenance (Berkman et Kawachi, 2000). La structure hiérarchique du plan échantillonnal de l’ess-1998, par grappes d’individus dans des ménages et par grappes de ménages dans des aires sociogéographiques, offre la possibilité d’étudier la contribution de ces différents plans (individu, famille, voisinage) à la santé et au bien-être de la population québécoise. À cet égard, cette enquête est unique au Canada. Notre étude a ainsi mis en évidence l’importance de l’environnement familial sur le bien-être psychologique des parents. Cependant, malgré le potentiel d’un tel devis au plan théorique, le peu d’informations disponibles et accessibles concernant les niveaux supérieurs de la hiérarchie (famille et voisinage) en limitent la valeur heuristique. En fait, le plan échantillonnal de l’ess-98 a été pensé pour réduire les coûts d’enquêteet non pour répondre aux questions émergentes en épidémiologie sociale concernant la contribution et l’interaction entre différents niveaux. L’accès aux données confidentielles devrait permettre de pallier partiellement ce problème et de pousser plus avant une conceptualisation multiniveaux de la santé et du bien-être, notamment en utilisant des données de diverses sources pour décrire les aires sociogéographiques et en agrégeant des indicateurs du plan familial dérivés des informations du plan individuel.