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Souligner, en ce tournant de siècle, l’importance des changements qui frappent la vie des individus et minent les institutions sociales relève presque de la tautologie. Dans le champ de la vie conjugale et familiale, on ne compte plus les descriptions des transformations profondes qui, de la fin du baby-boom au recul des unions basées sur le mariage légal, désormais classées comme « traditionnelles », ont marqué le dernier tiers du xxe siècle. L’accès à une planification des naissances efficace est peut-être le premier marqueur des changements qui, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, ont contribué à l’accélération de la plongée des taux de natalité et offert aux jeunes couples la possibilité de dissocier le mariage de l’activité sexuelle. Pour les jeunes, l’efficacité des nouvelles méthodes contraceptives préparait le terrain à l’ouverture à la cohabitation devenue peu risquée, contribuant ainsi à briser le monopole du mariage comme passeport pour la vie à deux. Dans le même temps, la montée en flèche du divorce portait un coup supplémentaire au mariage : la loi ayant sanctionné l’évolution des idées sur la question de l’indissolubilité du couple, la mort cessait d’être la seule issue acceptable aux yeux de la société en cas d’union malheureuse.

Les bouleversements de la conjugalité ont transformé la vie familiale, au premier chef celle des adultes, mais à plus long terme celle aussi des enfants qui en sont issus. C’est ici qu’intervient l’intérêt, pour ne pas dire la nécessité, d’une approche longitudinale qui permette de rechercher, dans la vie antérieure des adultes devenus parents, un certain nombre de déterminants qui orientent par la suite le devenir de l’environnement familial au sein duquel grandiront leurs enfants. Les études sociodémographiques portant sur les adultes cherchent en général à cerner le profil des gens qui préfèrent la cohabitation au mariage et à découvrir pourquoi certains couples tendent plus que d’autres à se séparer, sans approfondir les dimensions affectives de ces situations ou leurs effets sur le comportement des intéressés (Dumas et Bélanger, 1997 ; Wu, 2000). À l’inverse, les nombreux travaux consacrés aux enfants qui subissent les contrecoups des nouveaux comportements conjugaux de leurs parents ont été menés par des spécialistes des sciences du développement qui se sont attardés à mesurer les difficultés des enfants attribuables au divorce de leurs parents (pour une recension sur la façon dont les enfants s’adaptent au divorce, voir Seltzer, 1994, et Amato, 1996, 2000). Faute de données adéquates, les études de nature psychologique ne se sont guère intéressées à l’âge de plus en plus précoce et au nombre croissant des enfants touchés par les ruptures, ni à la diversification des contextes familiaux dans lesquels naissent et grandissent les enfants.

Pour bien comprendre la diversification des trajectoires familiales des enfants qui découle de la plus grande fréquence et précocité des séparations, il faut intégrer leur itinéraire dans l’histoire familiale des deux parents. Or, ce n’est que récemment que les données nécessaires à une telle analyse ont, au Canada, été mises à la disposition des chercheurs, lesquels ont ensuite pu développer ou améliorer les outils méthodologiques qui en permettent une exploitation efficace. Nous voulons illustrer par ce texte le caractère essentiel de l’approche longitudinale à partir d’une des manifestations les plus récentes des transformations de la vie familiale, soit la naissance au sein d’une famille recomposée d’un enfant dont la trajectoire familiale est influencée par le passé conjugal et parental de sa mère et de son père. Ce phénomène est appelé à se développer, depuis que des hommes et des femmes devenus parents dans le cadre d’une union désormais brisée ont formé des couples avec de nouveaux partenaires, et ont par la suite donné naissance à un enfant commun, franchissant ainsi un pas de plus dans la complexité des familles recomposées.

Les facteurs associés à l’instabilité des familles recomposées

L’instabilité plus grande des seconds mariages par rapport aux premiers est connue depuis longtemps (Martin et Bumpass, 1989). La plupart des études sur les familles recomposées essaient de comprendre pourquoi celles-ci sont plus fragiles que les familles intactes (voir Cherlin et Furstenberg, 1994 ; Coleman, Ganong et Goodwin, 1994). Plusieurs hypothèses ont été avancées pour l’expliquer. Selon l’une d’elles, la présence d’enfants d’unions antérieures pourrait agir comme catalyseur de tensions entre les nouveaux conjoints (White et Booth, 1985 ; Ambert, 1986), ce qui aurait pour effet d’accroître les risques de rupture (Cherlin, 1978 ; Glick, 1989 ; Wineberg, 1992). L’absence de modèles de comportement pouvant faciliter le fonctionnement de la nouvelle famille viendrait s’ajouter au poids de l’histoire familiale de chacun des membres, créant ainsi une atmosphère propice à l’émergence de conflits (Visher et Visher, 1990). L’âge des enfants pourrait aussi jouer un rôle déterminant, particulièrement à l’adolescence où l’établissement de relations avec un beau-parent peut être plus difficile (Granger et al., 1990).

Dans la plupart des études, le sexe du parent gardien apparaît comme déterminant pour expliquer la durabilité des familles recomposées : plusieurs auteurs ont confirmé la fragilité plus grande des familles recomposées autour d’une mère et ses enfants, par opposition aux familles où c’est le père qui amène ses enfants vivre avec sa nouvelle conjointe (Teachman, 1986 ; Ferri, 1995). On explique la différence du fait que les femmes seraient davantage prêtes à s’investir auprès des enfants d’un nouveau conjoint (Pasley et Ihinger-Tallman, 1987) tandis que les hommes ayant la garde de leurs enfants entretiendraient avec eux des relations plus suivies.

Dans ces travaux, l’arrivée d’un enfant commun au couple apparaît généralement comme un facteur qui contribue à la stabilité des familles recomposées (Wineberg, 1992), mais on n’étudie pas le devenir familial de ces enfants pour lui-même. Pourtant, lorsque le nouveau couple décide d’engendrer un enfant, le caractère de la famille se voit modifié par l’instauration entre les adultes et les enfants déjà présents de liens de sang qui n’existaient pas auparavant. En d’autres termes, à notre avis, cet événement produit un nouveau type de famille recomposée, dont nous discuterons plus longuement dans la section suivante. Dans l’analyse qui suivra, nous nous proposons de reconstituer la genèse de ce que nous appellerons la « famille recomposée complexe », laquelle se distingue de la famille recomposée simple par la naissance d’un enfant commun à l’homme et à la femme ; nous examinerons la stabilité de l’environnement familial de ces enfants qui naissent en famille recomposée afin de déterminer si les mêmes facteurs influencent leur trajectoire familiale que pour les enfants nés au sein d’une famille intacte. Et nous tiendrons compte de la configuration de ces familles recomposées complexes pour voir si les liens observés entre leur stabilité et la présence d’enfants issus de la mère et/ou du père jouent de la même façon que dans les familles recomposées simples.

Famille recomposée simple et famille recomposée complexe : des définitions au-delà du critère de résidence

Une famille recomposée se forme lorsqu’un parent seul entre en union, par mariage ou cohabitation, avec une personne seule ou avec un autre parent seul. L’homme ou la femme qui se retrouve ainsi beau-parent, ou à la fois parent biologique et beau-parent, peut avoir suivi plusieurs cheminements. Certains en sont à leur première expérience, tant de la vie parentale que de la vie conjugale. D’autres sortent d’une période de monoparentalité inaugurée par une naissance hors-union ou, plus souvent, par la rupture d’une famille intacte. Les familles recomposées sont donc très diverses, et par conséquent difficiles à classifier. Deux critères au moins sont habituellement de rigueur : premièrement, que l’un des conjoints ne soit pas le parent biologique de tous les enfants ; deuxièmement, que les conjoints et les enfants vivent sous le même toit. Cette dernière condition, par laquelle on limite la définition d’une famille recomposée sur une base résidentielle, engendre de la confusion, dans la mesure où les enfants peuvent habiter tour à tour chez leurs deux parents biologiques. Le père qui reçoit ses enfants toutes les deux fins de semaine doit-il être considéré comme un père seul ? S’il se remarie, sa nouvelle famille devient-elle une famille recomposée ? Plus encore, ce père, sa nouvelle conjointe et leur enfant seront classés comme une famille intacte si les enfants du père habitent exclusivement chez leur mère, tout en lui rendant visite très régulièrement. Or, on verra plus loin que cette situation est l’une des plus fréquentes parmi les enfants qui naissent avec des demi-frères ou des demi-soeurs dans leur réseau familial.

De plus, cette définition des familles qualifiées ci-dessus de recomposées comprend deux types de familles très différentes en termes d’origine, de composition et de dynamique ; il peut être nécessaire de mieux préciser ce qui les distingue afin de les analyser de manière suffisamment nuancée. Dans un premier cas, les deux membres du couple amènent avec eux des enfants issus d’une union antérieure, et les enfants sont strictement frères ou soeurs « par alliance ». Dans un second cas, le couple donne naissance à un enfant commun, de sorte que les enfants ont tous également un demi-frère ou une demi-soeur biologique. En outre, les enfants de la première famille ont vécu les mêmes expériences, à commencer par la vie avec un beau-parent, et la plupart sont passés par la monoparentalité et ont un parent biologique qui vit ailleurs. Dans la seconde famille, seuls certains enfants ont vécu ces événements, et leur expérience n’a pas été celle de la demi-soeur ou du demi-frère qui est venu au monde au sein de la famille recomposée et vit avec ses deux parents biologiques. Enfin, le premier type de famille s’est formé lorsque deux parents seuls se sont mariés ou ont commencé à vivre ensemble, chacun suivi des enfants qu’il avait auparavant ; cet événement a transformé deux familles monoparentales en famille recomposée. Le second type est le produit d’un événement survenu au sein de la famille recomposée, et ayant instauré entre ses membres un lien biologique qui n’existe pas dans le premier type. Ce sont les enfants dont la naissance donne lieu à cette nouvelle famille, qualifiée ici de « famille recomposée complexe », qui feront l’objet de notre attention. Lorsqu’est apparu ce nouveau type de famille recomposée, où le nouveau couple décide d’engendrer un enfant, le caractère de la famille s’est vu modifié, par l’instauration entre les adultes et les enfants déjà présents de liens de sang qui n’existaient pas auparavant.

Dans l’analyse qui suit, nous considérerons qu’il y a présence de demi-frères ou demi-soeurs dans un ménage si au moins un demi-frère ou demi-soeur y habite, à certains moments tout au moins. On tient ainsi compte des enfants en garde partagée, du moment que l’un d’entre eux réside au moins une partie du temps sous le même toit que le nouveau-né. Toutefois, les demi-frères ou demi-soeurs d’une minorité non négligeable (39 %) des enfants naissants de parents ayant déjà eu d’autres enfants au cours d’unions antérieures ne vivent pas au foyer. Cela soulève un problème de classification, lié au critère de la résidence, auquel nous avons déjà fait allusion. Les enfants de parents séparés peuvent vivre dans deux ménages, suivant des modalités susceptibles de varier dans le temps. Au début de leur vie, par exemple, les enfants nés au sein des familles recomposées peuvent être entourés de tous leurs demi-frères ou demi-soeurs ou de certains d’entre eux, tous les jours ou seulement à certaines périodes ; par la suite, si le mode de garde change, la composition de la famille se modifiera, et les demi-frères et demi-soeurs passeront plus de temps, ou moins de temps, au sein du ménage. Ces fluctuations compromettent toute tentative de définition claire et immuable des familles recomposées, et par conséquent des familles recomposées complexes, et nous condamnent à l’imprécision pour ce qui est des enfants dont les demi-frères ou demi-soeurs ne sont pas présents dans le ménage au moment de leur naissance. Du strict point de vue de la résidence, ces enfants sont nés dans une famille intacte. Mais est-il raisonnable de présumer que l’expérience familiale des enfants qui ont des demi-frères ou demi-soeurs vivant ailleurs est semblable à celle des enfants dont les parents n’ont pas eu d’enfant dans le cadre d’une union précédente ? Même si les demi-frères ou demi-soeurs ne sont pas physiquement présents, il est probable que des ressources, économiques et autres, leur soient réservées. Afin de contourner ce problème, nous avons, pour notre analyse, classé ces enfants dans une catégorie qui les distingue à la fois des enfants nés au sein d’une famille intacte et des enfants nés dans une famille recomposée dont au moins un des enfants est présent dans le ménage une partie du temps. Les résultats que nous présentons justifient pleinement cette décision, puisque la trajectoire familiale de ces enfants se démarque clairement de celle des autres.

Données et objectifs de recherche

Après une brève présentation des données, nous consacrerons une section aux transformations des comportements conjugaux qui au cours des trois dernières décennies ont fait naître les conditions nécessaires à l’apparition de la famille recomposée complexe en centrant l’exposé sur les enfants. Puis un bref rappel des conditions qui favorisent le passage de la famille recomposée simple à la famille recomposée complexe précédera le coeur de l’analyse sur les particularités de la vie familiale pour l’enfant né dans ce contexte. Plus précisément, nous nous demanderons si son expérience varie en fonction des caractéristiques de sa famille et si elle est comparable à celle des enfants dont la famille est intacte.

Les données sur les enfants proviennent de l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (elnej). Menée conjointement par Statistique Canada et Développement des ressources humaines Canada (drhc) tous les deux ans, au moins jusqu’en 2002, l’elnej est une enquête à passages répétés (panel survey) constituant une source de données exceptionnelle sur l’histoire familiale d’un vaste échantillon d’enfants canadiens représentatif à l’échelle nationale et provinciale. Lors du premier cycle (hiver 1994-1995), l’échantillon comptait 22 831 enfants âgés de 0 à 11 ans. Parents, enfants et enseignants ont été interrogés sur divers sujets, allant du développement et de la réussite scolaire des enfants à l’histoire et à la dynamique de leur famille. Les principales données utilisées ici sont tirées de la section de l’enquête intitulée « Antécédents relatifs à la famille et à la garde légale des enfants », qui fait le point sur l’histoire conjugale et parentale des parents biologiques d’un enfant au moment de l’enquête. À l’aide des données relatives au nombre et au type d’unions conjugales précédentes, ainsi qu’aux enfants nés de ces unions et à la présence de ces enfants au sein du ménage à la naissance de l’enfant-cible, nous avons déterminé le type de famille dans lequel est né chaque enfant. Les données sur la situation conjugale subséquente de chaque parent révèlent si les enfants ont vécu ou non la séparation de leurs parents et, le cas échéant, à quel âge. Les événements de l’ensemble de l’histoire conjugale et parentale des deux parents sont consignés (pour chacun des parents : nombre et types d’unions, dates de formation des unions et dates de rupture, enfants nés de ces diverses unions, etc.), de sorte que les trajectoires familiales de tous les enfants peuvent être tracées en fonction du moment où leur naissance s’inscrit dans la trajectoire de leurs parents, ce qui nous amène à traiter des déterminants issus de la trajectoire des parents.

Les transformations familiales vécues par l’enfant

Des transformations importantes qu’a connues la vie conjugale au cours des trois dernières décennies, on nous permettra dans un premier temps de résumer celles qui ont le plus contribué à changer le paysage familial des enfants.

Contexte familial à la naissance et progression de l’union libre

Le recul du mariage traditionnel comme cadre de formation des familles a diversifié les milieux familiaux qui accueillent les enfants à leur naissance. À ses débuts, l’union libre faisait moins figure de solution de rechange que d’antichambre au mariage. Une fois décidés à vivre ensemble, lorsqu’ils projetaient d’avoir un enfant surtout, les couples avaient tendance à régulariser leur situation par le mariage. Depuis quelques années cependant, au Québec surtout, la cohabitation a largement supplanté le mariage pour les couples désireux de fonder une famille, qui ne voient plus la nécessité de légaliser leur union à l’arrivée de l’enfant. Au Canada, on a vu la fraction des enfants naissant de couples mariés légalement, sans avoir cohabité au préalable, passer de plus de 90 % pour les enfants nés au début des années 1960, à un peu plus du tiers de ceux nés au début des années 1990. À la fin de la même décennie, un enfant canadien sur cinq naît d’un couple cohabitant. Au Québec, dès le début des années 1990, plus de 40 % des naissances sont déjà le fait de parents non mariés, et cette fraction atteint presque les 60 % au tournant du siècle (Duchesne, 2001).

Cette progression du choix par les parents de l’union libre comme cadre de la vie familiale n’est pas sans effet pour les enfants nés de ces unions, puisqu’on doit y associer l’instabilité croissante de leur environnement familial.

Instabilité conjugale et monoparentalité

Légalisé en 1968, le divorce a aussitôt entamé une progression qui a eu d’immenses répercussions sur la vie familiale des enfants venus au monde durant les dernières décennies du xxe siècle. Les données sur le divorce et la séparation des couples mariés livrent cependant une image incomplète de l’instabilité conjugale puisque, par définition, elles ne tiennent pas compte des ruptures d’unions libres. Les données d’enquête donnent une idée plus juste de l’ampleur du phénomène de l’instabilité conjugale et nous fournissent le moyen d’examiner de plus près les séparations qui nous intéressent : celles où des enfants sont en cause. Les données relatives aux cohortes d’enfants décrites plus haut permettent de mesurer l’évolution de la monoparentalité depuis le début des années 1960.

Parmi les enfants nés au début des années 1960, 20 % avaient, à l’âge de 16 ans, passé une partie de leur vie avec un parent seul. Autant d’enfants venus au monde une décennie plus tard étaient dans la même situation dès l’âge de 12 ans ; le seuil s’est abaissé encore davantage, passant à 7 ans au début des années 1980, et à 5 ans pour les cohortes nées vers la fin de la même décennie (Juby et al., 2001). Il est encore trop tôt pour estimer la proportion d’enfants nés durant les 1990 qui auront vécu avec un parent seul au cours de leur enfance. Toutefois, compte tenu de l’augmentation du nombre de couples qui, au cours de cette période, se sont séparés avant que leurs enfants n’atteignent l’âge d’aller à l’école, la vie familiale de ces cohortes ne sera vraisemblablement pas plus stable que celle des précédentes.

L’union libre : plus instable encore

Les tendances observées sont renforcées par la proportion croissante d’enfants nés dans le cadre d’une union de fait, qui sont plus susceptibles de vivre la séparation de leurs parents que les enfants des couples mariés. La naissance d’un enfant, où l’on aurait pu voir le signe d’une décision ferme de rester ensemble de la part des conjoints de fait, ne semble pas suffire à combler l’écart qui les sépare des couples mariés au chapitre de la stabilité. Au Canada, parmi les enfants nés dans une famille biparentale en 1983-1984, au moins un sur cinq (21 %) a connu la séparation de ses parents avant l’âge de 10 ans. Toutefois, les risques de rupture étaient loin d’être égaux pour toutes les formes d’union. Les enfants dont les parents étaient mariés et n’avaient pas vécu ensemble avant leur mariage étaient les moins susceptibles d’avoir subi une séparation (14 %). Ceux dont les parents, mariés, avaient cohabité avant le mariage couraient un risque presque deux fois supérieur (26 %). La probabilité doublait encore pour les enfants dont les parents n’étaient pas mariés à leur naissance : plus de la moitié d’entre eux ont subi la séparation de leurs parents avant leur dixième anniversaire de naissance (Juby et al., 2001).

On peut résumer ainsi les deux conséquences les plus frappantes de l’instabilité croissante des couples pour la vie familiale des enfants : de plus en plus d’enfants passent une partie de leur vie avec un parent seul, à partir d’un âge de plus en plus précoce. Cette situation a des répercussions considérables, au-delà du fait qu’un nombre toujours plus grand de familles ait à faire face aux efforts d’adaptation nécessités par une séparation. Pour les enfants, l’entrée dans la monoparentalité risque fort d’être la première d’une série de transitions familiales. Redevenus libres, leur mère, leur père ou leurs deux parents sont en effet susceptibles de former un nouveau couple avec un autre partenaire.

Les nouveaux conjoints : la vie avec un beau-parent

Beaucoup d’enfants dont les parents se sont séparés durant les années 1980 et 1990 ont dû s’adapter à la présence du nouveau conjoint de leur mère, de leur père ou de leurs deux parents. L’entrée en scène des beaux-parents est mise en évidence par la figure 1, qui présente la proportion d’enfants dont les parents n’étaient plus ensemble lors de la première enquête de l’elnej (1994-1995), en la mettant en relation avec la durée écoulée depuis la séparation ainsi qu’avec l’histoire conjugale des parents après cet événement, c’est-à-dire avec la formation éventuelle d’un nouveau couple par un parent ou par les deux, entre le moment de la rupture et le deuxième cycle de l’enquête (1996-1997).

Au bout de deux ou trois ans après la séparation, le père, la mère ou les deux parents de près de la moitié des enfants s’étaient déjà liés à un nouveau partenaire, soit le quart des mères (14,6 % + 10,3 %) et près du tiers des pères (19,5 % + 10,3 %). Au fil du temps, de plus en plus de parents ont reformé des couples et, 10 à 13 ans après la séparation, 85 % des enfants, parmi ceux dont les parents s’étaient séparés alors qu’ils étaient très jeunes[1], avaient vu entrer au moins un nouveau « parent » dans leur noyau familial ; plus de la moitié d’entre eux (44,8 % de 85 %) avaient à la fois une nouvelle mère et un nouveau père. En d’autres termes, après avoir vécu avec un parent seul, beaucoup d’enfants se retrouvent dans une famille recomposée ; dès lors, ils sont susceptibles de vivre une autre transition, vers la famille complexe, si le nouveau couple décide de sceller son union en donnant naissance à un enfant.

Figure 1

Distribution des enfants dont les parents étaient déjà séparés en 1994-1995, selon le temps écoulé depuis la séparation et selon que les parents ont conclu de nouvelles unions, ELNEJ, cycles 1 et 2

Distribution des enfants dont les parents étaient déjà séparés en 1994-1995, selon le temps écoulé depuis la séparation et selon que les parents ont conclu de nouvelles unions, ELNEJ, cycles 1 et 2

forme: 008514aro001n.png Les deux parents

forme: 008514aro002n.png Père seulement

forme: 008514aro003n.png Mère seulement

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De la famille recomposée simple à la famille recomposée complexe

Toutes les familles recomposées ne deviennent pas complexes, et on connaît mal les facteurs qui influencent le passage d’un état à l’autre. Ce n’est d’ailleurs pas en tant que transition, mais à l’occasion d’études sur la stabilité des familles recomposées, que la naissance d’un enfant au sein d’une famille recomposée a été le plus souvent abordée. On a démontré que cet événement est lié à la stabilité de l’union (Desrosiers et al., 1995 ; Ganong et Coleman, 1988 ; Wineberg, 1992), sans déterminer le sens de la relation : l’enfant est-il mis au monde parce que l’union est stable, ou cette naissance vient-elle consolider un groupe familial précédemment hétérogène ? Les deux facteurs jouent probablement leur rôle, dans la mesure où la naissance d’un enfant peut cimenter une relation déjà bien établie.

Les données d’enquête sont indispensables à l’étude de l’évolution des familles recomposées. Mais la collecte de données fiables se heurte ici aux problèmes que posent, en particulier, les allées et venues des enfants entre le domicile de leur père et celui de leur mère.

Cela étant, une analyse (Juby et al., 2001) faite auprès d’un échantillon de mères extrait de l’Enquête sociale générale de 1990[2] a montré que près de la moitié (48 %) des familles recomposées simples sont devenues complexes à la suite d’une naissance. Les différents types de familles recomposées ne sont pas également réparties et elles réagissent différemment quant à la possibilité d’engendrer un enfant commun. Les familles avec beau-père représentent plus des trois quarts (76 %) de l’échantillon ; les familles avec belle-mère et les familles avec beau-père et belle-mère en constituent respectivement le sixième (16 %) et le douzième (8 %). Dans les familles avec beau-père, les deux tiers des mères qui avaient d’abord eu des enfants seules ont eu un enfant avec leur nouveau conjoint, comparativement à un peu plus du tiers des mères séparées ou divorcées (35 %). La proportion est équivalente pour les familles où les deux conjoints avaient déjà des enfants (34 %), tandis que la moitié des femmes sans enfant au moment où elles sont devenues belles-mères ont donné naissance à un enfant au sein de leur nouvelle union. Cela ne sera pas sans conséquence à la fois sur le nombre d’enfants qui naîtront au sein de ces différentes familles recomposées, et surtout sur la fraction d’entre eux qui vivront une trajectoire familiale plus mouvementée.

Plusieurs variables démographiques tirées de l’histoire familiale des femmes semblent influencer leur décision de procréer au sein d’une famille recomposée, facilitant ainsi le passage à la famille recomposée complexe par la naissance d’un enfant commun au nouveau couple. Cette analyse indique que, dans l’ensemble, la fécondité des familles recomposées réagit largement aux mêmes facteurs que la fécondité en général. Ainsi, plus la mère et le benjamin parmi les enfants déjà nés sont jeunes, plus la transformation en famille recomposée complexe a de chances de se produire ; et cette étape sera plus fréquemment franchie par les familles recomposées formées par un beau-père et une mère célibataire. Mais ce constat n’épuise pas la question. Le fait que le nombre d’enfants présents en début d’épisode n’ait pas d’effet déterminant sur la décision d’avoir un enfant donne à penser que les décisions de procréation des familles recomposées réagissent à des influences qui ne s’exercent pas sur les familles intactes. C’est d’autant plus probable que les situations sont très différentes. Dans la plupart des familles recomposées, un seul parent a des enfants biologiques, et il se peut que l’autre souhaite vivre cette expérience. De plus, les couples en famille recomposée ne sont pas moins susceptibles de désirer avoir un enfant ensemble que les couples en famille intacte, peu importe le nombre d’enfants que l’un ou l’autre partenaire a pu amener avec lui (Vikat et al., 1999).

La vie de l’enfant au sein de la famille recomposée complexe

À la fin du xxe siècle, un enfant sur cinq au Canada est venu au monde dans un contexte familial qui n’était pas celui de la famille nucléaire : 7,5 % des enfants sont nés d’une mère seule, mais un plus grand nombre, 12,5 %, ont été accueillis par une famille biparentale qui leur donnait dès la naissance des demi-frères ou demi-soeurs. Étant donné la pénurie de données sur ce sujet, une comparaison entre la cohorte la plus âgée (1983-1984) et la cohorte la plus jeune (1993-1994) de l’elnej, auxquelles se rapportent ces chiffres, est probablement la seule illustration possible de la diversité croissante des contextes familiaux dans lesquels les enfants commencent leur vie : 14,5 % des enfants de la dernière cohorte, comparativement à 11,4 % des enfants de la première, avaient en naissant des demi-frères ou demi-soeurs dans leur environnement familial, soit une hausse de plus de 25 % en dix ans (Juby et al., 2001).

Particularités du contexte familial à la naissance

De plus en plus d’enfants viennent au monde au sein d’un réseau familial comprenant des demi-frères ou demi-soeurs. Les noyaux familiaux d’accueil présentent une diversité de configurations qui tient à la combinaison de deux aspects : la présence ou l’absence des demi-frères ou demi-soeurs dans le ménage, et leur origine : le père, la mère, l’un et l’autre (séparément). La figure 2 illustre les situations possibles. Les plus répandues sont les suivantes : enfants d’unions antérieures de la mère présents au sein du ménage (32 %) et enfants d’unions antérieures du père vivant ailleurs (31 %). Ce dernier pourcentage confirme l’intérêt d’élargir l’analyse pour inclure les enfants dont la demi-fratrie vit ailleurs au moment de leur naissance. La fréquence de ces situations résulte de la plus grande propension des enfants à habiter avec leur mère après la séparation de leurs parents, et les ignorer conduit à sous-estimer largement les familles dont le père a déjà eu des enfants d’une union antérieure. Il est en effet plus rare que les enfants d’unions antérieures du père soient présents dans le ménage (15 %), et encore plus que les enfants d’unions antérieures de la mère vivent ailleurs (7 %).

Enfin, 15 % des enfants avaient des demi-frères ou demi-soeurs nés les uns de leur mère, les autres de leur père. Le plus souvent, seuls les enfants de leur mère étaient présents dans le ménage (8 %) ; dans 6 % des cas, les enfants des deux parents étaient présents, et dans 1 % des cas seulement ils vivaient ailleurs. Pour certaines des analyses qui suivent, nous avons, par des regroupements, ramené les catégories à trois : a) les familles où tous les enfants d’unions antérieures vivent ailleurs (31 % + 7 % + 1 % = 39 %) ; b) les familles où seuls les enfants d’unions antérieures de la mère sont présents dans le ménage (mais le père peut avoir eu des enfants qui vivent ailleurs) (32 % + 8 % = 40 %) ; c) les familles où les enfants d’unions antérieures du père, ou encore ceux du père et ceux de la mère, sont présents dans le ménage (15 % + 6 % = 21 %).

Il est donc clair que les enfants qui ont des demi-frères ou demi-soeurs à la naissance sont plus susceptibles d’avoir des contacts étroits avec les autres enfants de leur mère qu’avec les autres enfants de leur père. C’est encore plus évident à la figure 3 qui présente la proportion d’enfants ayant des demi-frères ou soeurs, nés de leur mère ou de leur père, en fonction de la présence ou de l’absence de ces enfants dans le ménage au moment de la naissance. Près des trois quarts des enfants nés en famille recomposée vivent entourés en tout temps de tous les enfants de leur mère ; seulement un sur sept vit séparé d’eux. Il en va tout autrement pour les enfants du père : dans les deux tiers des cas, ils vivent tous ailleurs en tout temps ; dans le sixième des cas, ils sont toujours présents, et dans le dernier sixième des cas, ils sont là à certains moments.

Figure 2

Présence dans le ménage et origine des demi-frères et demi-soeurs (maternels ou paternels) dans l'environnement familial des enfants à la naissance, ELNEJ, cycle 1

Présence dans le ménage et origine des demi-frères et demi-soeurs (maternels ou paternels) dans l'environnement familial des enfants à la naissance, ELNEJ, cycle 1

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Figure 3

Distribution des enfants d'unions antérieures de la mère ou du père, selon leur présence dans le ménage au moment de la naissance de l'enfant-cible, ELNEJ, cycle 1, 1994-1995

Distribution des enfants d'unions antérieures de la mère ou du père, selon leur présence dans le ménage au moment de la naissance de l'enfant-cible, ELNEJ, cycle 1, 1994-1995

forme: 008514aro004n.png Présents à temps plein

forme: 008514aro005n.png Présents à temps partiel

forme: 008514aro006n.png Vivant ailleurs

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Il existe des différences importantes entre l’enfant né dans une famille recomposée et les enfants nés dans une famille intacte. N’étant jamais l’aîné, par exemple, cet enfant n’est pas élevé par deux parents novices, à la différence de près de la moitié des enfants qui naissent aujourd’hui dans une famille intacte. L’un de ses parents, sinon les deux, s’est déjà plus ou moins chargé de cette tâche, selon le temps qu’il a consacré à ses autres enfants avant et après la séparation. Et même dans le cas où cet enfant est un peu élevé comme s’il était le seul parce que les autres enfants vivent ailleurs, il ne sera jamais enfant unique. Le tableau 1 présente la distribution des enfants nés en famille recomposée selon le nombre et l’origine de leurs demi-frères ou demi-soeurs (présents ou non dans le ménage), au moment de leur naissance. Plus de la moitié (54,5 %) avaient un seul demi-frère ou demi-soeur ; un peu plus du quart (26,8 %) en avaient deux et près d’un cinquième (18,7 %) en avaient trois ou plus. C’est évidemment lorsque les deux parents avaient des enfants d’une union antérieure que les demi-frères ou demi-soeurs étaient le plus nombreux ; pas loin de deux nouveaux-nés sur trois (63,9 %) en comptent alors trois ou plus dans leur environnement familial. Et c’est lorsque seule la mère avait eu des enfants auparavant que les demi-soeurs ou frères étaient le moins nombreux : dans ce cas, seulement le quart (25,4 %) des enfants nés dans la famille recomposée avaient plus d’un demi-frère ou demi-soeur. La catégorie « mère seulement » compte en effet une forte proportion de femmes ayant été mères seules avec un seul enfant.

Le type d’union des parents

Les enfants nés dans une famille recomposée se distinguent des enfants des familles intactes sur un autre point : leurs parents sont, toutes proportions gardées, moins nombreux à se marier. Au Canada, comparés aux enfants nés dans une famille intacte, les enfants nés dans une famille recomposée (définie selon le critère de la résidence) sont presque quatre fois plus susceptibles d’avoir des parents en union libre. Les enfants qui ont des demi-frères ou demi-soeurs à l’extérieur du ménage se situent entre les deux, mais beaucoup plus près des seconds, pour le type d’union des parents. Au Québec, la différence est moins marquée, puisque la cohabitation sert plus souvent de cadre à la formation d’une première famille intacte. À toutes fins utiles, le mariage direct pour former une famille recomposée n’y existe plus à la fin du xxe siècle, même pour les couples suffisamment sûrs d’eux pour engendrer un enfant. Plus des trois quarts des enfants nés dans une famille avec beau-père ont des parents non mariés. Même à l’extérieur du Québec, où les enfants des familles intactes sont rarement issus de conjoints de fait, plus du tiers des enfants nés en famille recomposée ont des parents qui n’ont pas légalisé leur union à la naissance. Comparées aux familles intactes, les familles complexes se forment donc beaucoup plus souvent dans le cadre de l’union libre ; comme celle-ci est plus instable que le mariage, il y a lieu de s’interroger sur leur durabilité.

Une famille stable ?

Il a été établi que la naissance d’un enfant est un facteur de protection qui assure une durée plus longue aux familles recomposées devenues, de ce fait, complexes. Lorsque cet événement est étudié par rapport à l’enfant, il convient cependant d’élargir la comparaison à l’ensemble des familles et de préciser nos questions. Comment, au plan de la stabilité familiale, les enfants nés dans une famille recomposée se comparent-ils aux enfants nés dans les autres types de famille ? Le stade d’avancement de la trajectoire familiale des parents réduit-il la probabilité de nouvelles transitions, ou au contraire leurs antécédents de rupture conjugale sont-ils de mauvais augure pour l’union en cours ? La relation entre cohabitation et séparation des parents est-elle aussi forte dans les familles recomposées, où l’union libre est particulièrement répandue, que dans les familles intactes ? Est-il indifférent que les enfants amenés dans la nouvelle famille soient ceux du père ou de la mère, passent peu ou beaucoup de temps dans le ménage, soient plus ou moins jeunes ou nombreux ? L’elnej nous apporte quelques indices en nous fournissant les données nécessaires pour établir le type de famille à la naissance et la trajectoire familiale des enfants jusqu’au moment de l’enquête.

Tableau 1

Nombre et origine des demi-frères et demi-soeurs de l’enfant, à sa naissancea, ELNEJ, cycle 1

Nombre et origine des demi-frères et demi-soeurs de l’enfant, à sa naissancea, ELNEJ, cycle 1
a.

Qu’ils soient présents dans le ménage ou vivent ailleurs.

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Pour estimer les proportions d’enfants qui connaissent la séparation de leurs parents, nous avons recours à la méthode des tables d’extinction. Cette méthode, adaptée aux données rétrospectives, permet d’établir la probabilité qu’ont les enfants de voir leurs parents se séparer en rapportant le nombre de ceux qui vivent cet événement à un âge donné à celui des enfants qui sont toujours exposés au risque de le vivre, c’est-à-dire les enfants habitant toujours avec leurs deux parents et qui sont toujours sous observation à l’âge considéré. L’examen des probabilités cumulées pour les enfants de connaître la séparation parentale fait ressortir une forte corrélation entre le milieu familial à la naissance et la trajectoire familiale subséquente. Comme le montre clairement la figure 4, les enfants nés dans une famille recomposée sont plus susceptibles de voir leur famille se briser que les enfants des familles intactes. En outre, la trajectoire des enfants ayant des demi-frères ou demi-soeurs qui vivent ailleurs se rapproche plus de celle des enfants dont la demi-fratrie est présente dans le ménage que de la trajectoire des enfants nés en famille intacte. À l’âge de 10 ans, 43 % auront subi la séparation de leurs parents : c’est deux fois le pourcentage des enfants des familles intactes. Les risques d’éclatement familial varient suivant les types de famille recomposée complexe. Les enfants nés dans une famille avec beau-père sont ceux qui courent le plus grand risque ; la probabilité qu’ils assistent à la séparation de leurs parents (56 %) dépasse nettement celle des enfants nés dans une famille avec belle-mère ou avec beau-père et belle-mère (34 %). Comparativement aux enfants sans demi-frères ou demi-soeurs, les enfants dont la mère avait la garde de ses enfants d’une union antérieure au moment de la naissance risquent trois fois plus de subir une séparation avant l’âge de 10 ans (56 % contre 19 %). Ainsi, les couples qui vivent en famille recomposée sont peut-être plus solides lorsqu’ils ont un enfant ensemble. Mais cela ne garantit pas aux enfants nés dans ces familles recomposées devenues complexes une trajectoire familiale stable.

Figure 4

Probabilité cumulée pour les enfants de connaître la séparation de leurs parents, selon l'âge et le type de famille dans laquelle ils sont nés, ELNEJ, cycle 1(1994-1995)

Probabilité cumulée pour les enfants de connaître la séparation de leurs parents, selon l'âge et le type de famille dans laquelle ils sont nés, ELNEJ, cycle 1(1994-1995)

forme: 008514aro007n.png Recomposée, enfants de la mère

forme: 008514aro008n.png Demi-frères/soeurs ailleurs

forme: 008514aro009n.png Recomposée, enfants du père (ou des deux)

forme: 008514aro010n.png Intacte

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La séparation des parents : quels risques les enfants courent-ils ?

Dans l’analyse qui suit, nous comparons les risques de rupture familiale des enfants nés dans une famille intacte et des enfants nés dans une famille recomposée, en distinguant quatre contextes familiaux représentés par les catégories de la variable « type de famille à la naissance de l’enfant ». Nous utilisons un échantillon de 20 071 enfants nés dans une famille biparentale, pour lesquels nous avons en main toutes les données pertinentes. Cette étude des facteurs associés à la séparation des parents a été menée à l’aide de la méthode de l’analyse des transitions (event history analysis ; voir Allison, 1984 ; Courgeau et Lelièvre, 1989). Cette méthode, qui combine la table d’extinction et l’analyse de régression, permet d’estimer, de façon simultanée, l’effet de plusieurs facteurs sur les risques que courent les enfants de voir leurs parents rompre. Ce risque (ou quotient instantané de transition) est étudié en fonction de variables indépendantes (type de famille, durée de l’union, par exemple), qui sont considérées comme des facteurs qui influencent le risque de connaître la transition étudiée. Pour calculer les effets que les différentes variables incluses dans l’analyse exercent sur le risque de séparation, nous utilisons la régression semi-paramétrique à risques proportionnels (Cox, 1972). Les paramètres estimés pour le modèle complet sont présentés au tableau 2 sous leur forme exponentielle. Lorsque le coefficient associé à une variable est plus grand que 1, cela signifie que cette variable accroît le risque de séparation parentale ; à l’inverse, un coefficient inférieur à 1 indique que la variable réduit ce risque. Nous avons, par ailleurs, rajusté les erreurs-types pour tenir compte de la dépendance entre observations occasionnée par le fait que deux ou plusieurs enfants de l’échantillon appartiennent à la même famille.

La variable dépendante que nous cherchons à expliquer est le quotient instantané de séparation estimé pour les parents des enfants de l’échantillon à partir de la naissance. Nos seules variables indépendantes sont les caractéristiques sociodémographiques, car l’enquête n’a pas recueilli beaucoup d’information sur la situation socioéconomique des parents ou de la famille ni au moment de la naissance, ni au moment de la séparation. Concernant la situation à la naissance, la durée de l’union à la naissance et la cohorte de naissance de l’enfant ont été incluses. Étant donné l’importance du type d’union des parents à la naissance eu égard au risque de séparation et les différences de comportements conjugaux entre le Québec et le reste du Canada, le type d’union est combiné avec la région de résidence. L’âge de la mère à la naissance de l’enfant, une variable importante, a dû être écarté, car cette information n’était pas disponible pour la mère des enfants vivant avec une belle-mère au moment de l’enquête. Nous avons aussi introduit dans le modèle des informations sur les unions antérieures des parents, pour deux raisons. Premièrement, la distinction entre les parents qui n’en étaient pas à leur première union et les autres parents nous permet d’isoler l’effetdes différences notables, déjà commentées, qui singularisent les familles formées par un beau-père et une mère seule célibataire, par rapport aux familles avec beau-père et mère séparée ou divorcée. Deuxièmement, une étude sur les données de l’elnej tend à montrer que l’histoire conjugale des parents avant l’union au sein de laquelle est né l’enfant-cible peut servir à prédire l’instabilité de cette union (Juby et Marcil-Gratton, 2002). Nous avons donc créé et inclus dans le modèle une variable dont les quatre catégories résument l’histoire conjugale passée des parents : a) aucune union antérieure ; b) mariage seulement (un parent ou les deux) ; c) cohabitation seulement (un parent ou les deux) ; d) mariage et cohabitation (un parent ou les deux).

Tableau 2

Poids de diverses caractéristiques sociodémographiques sur le risque de vivre la séparation de ses parents, parmi les enfants nés en famille biparentale, ELNEJ, cycle 1, 1994-1995 (coefficients du modèle semi-paramétriquea)

Poids de diverses caractéristiques sociodémographiques sur le risque de vivre la séparation de ses parents, parmi les enfants nés en famille biparentale, ELNEJ, cycle 1, 1994-1995 (coefficients du modèle semi-paramétriquea)
a.

Les coefficients (exp β) sont significatifs à : *** p < 0,001 ; ** p < 0,01 ; * p < 0,05.

b.

Catégories de référence entre parenthèses.

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L’analyse, dont les résultats apparaissent au tableau 2, compare donc la stabilité familiale des enfants qui ne comptaient pas de demi-frère ou demi-soeur présents dans le ménage à leur naissance avec celle des enfants qui ont des demi-frères ou demi-soeurs vivant dans un autre ménage, et avec celle des enfants nés dans deux types de familles recomposées : familles où vivent des enfants d’unions antérieures de la mère seulement, et familles où vivent des enfants d’unions antérieures du père (ainsi que de la mère dans certains cas). Chez les enfants nés dans une famille apparemment « intacte » selon le critère de la résidence, la présence de demi-frères ou demi-soeurs vivant ailleurs induit un risque de séparation deux fois supérieur à celui des enfants dont les parents n’avaient pas eu d’enfants auparavant. En fait, la probabilité d’une séparation est presque aussi forte pour les enfants dont les demi-frères ou demi-soeurs vivent ailleurs que pour les enfants nés dans une famille avec beau-père. Cependant, les enfants qui vivent avec les enfants de leur père ne sont pas beaucoup plus susceptibles de subir la rupture de leurs parents que les enfants de famille véritablement intacte. Ces résultats corroborent les conclusions d’autres travaux sur le même sujet qui ont montré que les familles avec belle-mère sont plus stables que les familles avec beau-père (Ambert, 1986 ; Desrosiers et al., 1995 ; Ferri, 1995).

Les enfants les moins susceptibles de connaître la séparation sont ceux dont les parents se sont mariés sans avoir cohabité auparavant, tant au Québec que dans le reste du Canada. Les enfants nés dans une union de fait sont exposés aux risques de séparation les plus élevés au Québec (3,96) et encore plus dans le reste du Canada (5,71). Les enfants dont les parents ont cohabité avant le mariage sont aussi plus susceptibles de vivre la séparation de leurs parents, mais au Québec cette différence n’est pas significative. Dans cette province, l’écart de stabilité entre les différents types d’union rétrécit, et il n’y a plus guère de différence entre les enfants des couples qui ont choisi le mariage direct et les enfants dont les parents ont cohabité avant de se marier.

L’effet positif du mariage sur la stabilité du couple se manifeste également dans les répercussions de l’histoire conjugale vécue par les parents avant l’union en cours. La rupture guette moins encore les enfants dont l’un des parents a déjà été marié que les enfants des couples qui en sont à leur première union. Ce résultat plutôt inattendu vient du fait que la catégorie « aucune union antérieure » comprend les mères dont le premier enfant est né hors d’une union. Afin d’évaluer l’influence de la trajectoire qui a conduit à la création de la famille actuelle, nous avons effectué une deuxième analyse qui portait seulement sur les 2 855 enfants ayant des demi-frères ou demi-soeurs dans leur famille à leur naissance (non présentée). Dans ce modèle, la catégorie « aucune union antérieure » se rapporte directement aux mères dont l’enfant né auparavant est venu au monde hors d’une relation de couple. Nous avons ainsi, en d’autres termes, fait la distinction entre les deux types de famille avec beau-père dont nous avons signalé les différences marquées (beau-père et mère seule célibataire ; beau-père et mère séparée ou divorcée). Les résultats montrent que les enfants nés dans une famille recomposée formée par une femme devenue mère hors union risquent beaucoup plus de voir leurs parents se séparer que les enfants nés de parents qui ont déjà été mariés.

La durée écoulée entre le début de l’union et la naissance de l’enfant influence fortement la stabilité de la famille. Les unions formées moins de deux ans avant l’arrivée de l’enfant sont beaucoup plus sujettes à l’échec que les unions de cinq ans ou plus. L’influence de la période au cours de laquelle est survenue la naissance est conforme à nos attentes : les enfants nés au début des années 1990 sont plus susceptibles de vivre la séparation de leurs parents que les enfants nés durant les années 1980.

La comparaison entre les enfants nés dans une famille intacte et les enfants nés dans une famille recomposée montre à quel point même les demi-frères et demi-soeurs qui vivent dans un autre ménage influencent la probabilité d’une rupture familiale. Elle permet aussi de constater que les familles avec belle-mère, plus stables que les familles avec beau-père selon la littérature, le demeurent même après l’arrivée d’un enfant commun au couple. Les enfants nés dans une famille avec belle-mère courent un risque de séparation beaucoup moins élevé que les enfants nés dans une famille avec beau-père. Par ailleurs, en accordant une attention particulière aux enfants qui ont des demi-frères ou des demi-soeurs auprès d’eux, nous avons mis en évidence la relation entre la trajectoire conjugale et parentale antérieure du père et de la mère et la trajectoire familiale de l’enfant issu de leur nouvelle union. Non seulement la stabilité de la famille est-elle étroitement associée au type d’union qui lie actuellement les parents, mais les circonstances qui ont entouré la naissance des enfants qu’ils ont pu avoir dans le cadre d’unions antérieures exercent aussi un effet sur la relation en cours.

Conclusion

Conséquence prévisible de l’évolution des normes conjugales, la famille recomposée que nous qualifions de « complexe » est une réalité bien implantée et sans doute appelée à se répandre. Certes, elle n’était pas entièrement inconnue, car il était courant, autrefois, que des parents devenus veufs se remarient et engendrent d’autres enfants. Mais les parcours qui mènent actuellement à la création de ce type de famille sont nouveaux. Des ruptures conjugales de plus en plus fréquentes ébranlent les familles intactes et multiplient le nombre de parents seuls, protagonistes principaux des familles recomposées. Celles-ci, formées en plus grand nombre à un stade plus précoce du cycle familial, mènent tout droit à la famille recomposée complexe, dans la mesure où les nouveaux couples décident, dans une proportion élevée sinon majoritaire, de consolider leur union en engendrant un enfant.

Entrepris pour répondre à cette réalité nouvelle, les travaux sur la famille recomposée ont eu tendance à comparer cette dernière à la famille intacte, soulignant sa fragilité plus grande et la traitant d’emblée comme un problème ; en conséquence, sa diversité a presque entièrement été passée sous silence (Coleman et al., 2000). Quant à nous, nous l’avons abordée ici en tant qu’épisode situé dans des trajectoires de vie, ce qui nous a permis de mettre en lumière les nombreux profils susceptibles de résulter de la complexité des antécédents conjugaux et parentaux des couples qui en font le cadre de leur vie commune. Il est essentiel de dépasser la caractérisation des familles recomposées en fonction du sexe du beau-parent et de prendre également en considération le parcours familial qui a précédé la formation de la famille recomposée. Nous avons vu par exemple que les familles avec beau-père dont la conjointe est une jeune mère seule diffèrent des familles avec beau-père et mère séparée ou divorcée sur des points importants. L’histoire familiale des conjoints éclaire aussi la réalité des familles dites intactes, levant le voile sur des aspects qui les différencient, mais que ne révèle pas leur définition habituelle, fondée sur le critère de la résidence. Pour notre part, nous les avons distinguées en nous demandant seulement si les enfants qui sont venus au monde en leur sein avaient ou non à leur naissance des demi-frères ou demi-soeurs vivant dans un autre ménage. Il convient cependant de mentionner un troisième mode de « recomposition » des familles intactes, qui constituera vraisemblablement la prochaine transition familiale des familles complexes stables : lorsque le dernier enfant né d’une union antérieure des parents aura grandi et quittera le foyer, il ne restera plus dans le ménage que les enfants de l’union en cours.

Les allers et retours des enfants d’un ménage à l’autre, le fait que tous les frères et soeurs n’aient pas les mêmes modalités de vie, et que certains puissent vivre dans plus d’un ménage en même temps créent une réalité parfois difficile à saisir. De nombreux problèmes de définition demeurent, mais le fait d’observer la famille recomposée du point de vue de l’enfant plutôt que du point de vue des parents a au moins permis d’éclaircir un aspect important : le recours au seul critère de résidence pour définir les familles recomposées occulte une part importante du phénomène, soit la situation des enfants qui naissent d’un père ayant des responsabilités parentales à l’égard d’enfants nés d’une union antérieure qui n’habitent plus sous le même toit que lui. Classifier les nouveaux types de familles à mesure qu’ils apparaissent pose un véritable défi, mais la réalisation de travaux de recherche comparée exige cet effort. Au début de cet article, nous avons expliqué notre décision de réserver le terme « famille recomposée complexe » aux familles recomposées dont les parents ont eu un enfant ensemble. La progression de notre travail a confirmé le bien-fondé de ce choix, et la spécificité de ce type de famille est devenue de plus en plus patente. Si l’on considère la création de la famille complexe comme une transition qui s’accomplit au sein d’une famille recomposée et crée un lien de sang entre tous ses membres, il devient possible d’étudier cette spécificité, tâche d’autant plus essentielle que la famille complexe prend une importance croissante.

Dans le cadre de ce numéro spécial sur « les innovations conceptuelles et méthodologiques en statistiques sociales », notre contribution visait principalement à illustrer le caractère essentiel de l’approche longitudinale dans l’analyse des transformations de la vie familiale. Il s’agit là d’un domaine où le passé est particulièrement déterminant de l’avenir, non seulement pour les individus qui forment des couples, mais aussi à travers les générations, puisque le déroulement de la vie familiale des enfants y apparaît très intimement lié aux trajectoires antérieures de leurs parents. Des sources aussi complètes que l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (elnej) sont indispensables pour pouvoir prétendre sonder efficacement le passé pour comprendre l’avenir : heureusement, elles deviennent moins rares, et les chercheurs consacrent de plus en plus d’énergie à développer les outils statistiques appropriés pour en analyser les données.