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Prolongeant la réflexion collective entreprise dans l’ouvrage Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, la présente étude se propose de suivre les surprenants méandres intergénériques qui traversent certains témoignages de guerre de Blaise Cendrars, plus particulièrement les quelques pages qui se répondent, à près de trente ans d’intervalle, de J’ai tué à La Main coupée.

J’ai tué

C’est dans J’ai tué, publié en 1918, que Cendrars entreprend de nous relater pour la première fois son expérience de la guerre des tranchées. L’ouvrage, inclassable selon les spécialistes (J.-P. Goldenstein, 1986), voire franchement inqualifiable pour d’autres – tant par le ton que par le contenu –, me paraît illustrer tout à la fois les processus d’hybridation et de transposition.

J’ai pu montrer ailleurs que certaines pages, qui constituent pourtant des topoï de la littérature de guerre dès lors qu’elles évoquent tour à tour les tirs d’artillerie, un assaut, ou encore la distribution de couteaux en vue du « nettoyage » d’une tranchée, détonnent nettement par rapport à des séquences équivalentes chez Maurice Genevoix ou Henri Barbusse, pour reprendre des auteurs contemporains de Cendrars qui ont vécu le conflit dans des conditions similaires. Non seulement, elles oscillent constamment entre le mode narratif et le mode descriptif, allant jusqu’à suspendre le flux diégétique dans des moments pourtant de forte tension, opérant par exemple un véritable arrêt sur image au beau milieu d’un assaut – technique que j’ai qualifiée ailleurs de « retard romanesque », par référence au Grand Verre de Marcel Duchamp qu’il baptisait « retard en verre » (M. Frédéric, 2001a : 191sqq.) – ; mais surtout, elles entraînent insensiblement ces séquences dans la sphère de l’évocation poétique, alors que l’ouvrage se présente ostensiblement comme de la prose, voire de l’hyperprose. À ce titre, d’ailleurs, elles contrastent singulièrement avec les premières et les dernières pages, qui semblent plus proches d’une narration traditionnelle.

Sans revenir sur le détail des analyses précédentes (M. Frédéric, 1997, 1999 et 2000), j’aimerais encore pointer ici un autre phénomène intergénérique, celui du mélange des registres. Cendrars joue à plaisir de l’effet de contraste :

Les chants de marche reprennent de plus belle.
 Catherine a les pieds d’cochon
 Les chevilles mal faites
 Les genoux cagneux
 Le crac moisi
 Les seins pourris
Voici les routes historiques qui montent au front.
 À nous les gonzesses
 Qu’ont du poil aux fesses
 […]
 Soldat, fais ton fourbi
 Pas vu, pas pris
 Mes vieux roustis
 Encore un bicot d’enculé
 Dans la cagna de l’adjudant

 Père Grognon
 Descends ton pantalon
 Tiens, voilà du boudin (ter)
Pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains
 Etc.

1918 : 7-9

Ces chansons de marche, plus grivoises les unes que les autres, succèdent de manière ostentatoire (la typographie contribue à mettre en évidence ces uniques fragments bâtis sur l’alinéa et l’italique, dans un texte qui par ailleurs est fait d’un seul bloc) à la célébration grinçante du « Grand Chef Responsable » :

C’est LUI. Ayez pitié des insomnies du Grand Chef Responsable qui brandit la table des logarithmes comme une machine à prières. Un grand calcul de probabilités l’assomme sur place.

1918 : 7

Les envolées poétiques elles-mêmes se voient précédées de notes nettement moins euphoniques : avant d’évoquer la « musique des sphères », la « respiration du monde », Cendrars se plaît à nous décrire les effluves du champ de bataille :

Cela sent le cul de cheval enflammé, la motosacoche, le phénol et l’anis. On croirait avoir avalé une gomme tant l’air est lourd, la nuit irrespirable, les champs empestés. L’haleine du père Pinard empoisonne la nature. Vive l’aramon dans le ventre qui brûle comme une médaille vermeille !

1918 : 9-10

Dans son excellente analyse de J’ai tué, Claude Debon souligne :

[…] la formidable ironie de ce texte : dans la juxtaposition entre les chansons grivoises et le « voici les routes historiques qui montent au front », dans le basculement de l’horreur en « musiques des sphères », dans la juxtaposition encore des causes (l’activité humaine) et de l’effet : tuer au couteau un autre homme.

La force de ce texte me paraît donc tenir […] à ces conditions de production et d’énonciation et à la justification poétique de l’acte monstrueux : la marche des armées, l’industrialisation du monde aboutissent à une régression assumée. À la limite, cet acte peut même remettre en question l’éventuelle ironie du texte. Il n’est ironique qu’aux yeux d’un destinataire idéaliste ou utopiste. Entre la machine aveugle et l’animal à face d’homme, il n’y a peut-être rien. Est-ce la signification de ces lignes raturées qui commençaient un J’ai tué :

 « Quel bonheur d’avoir été à la guerre/
 d’avoir participé à cette chose idiote./
 Arrivé à ce degré d’intellectualité où l’on/
 Monte démonte et remonte le système es.[thétique ?] ph.[ilosophique] et pol.[itique].

C. Debon, 1995 : 70

Ces considérations rejoignent directement les conclusions de mes propres analyses et donnent en outre au propos final de Cendrars une résonance toute particulière : si l’on fait l’hypothèse (M. Frédéric, 1997 et 1999) que Cendrars aurait rédigé dans la foulée l’une de l’autre la séquence de J’ai tué, dans laquelle il évoque l’équipement du soldat, et celle de Moravagine, où il célèbre le « principe de l’utilité » (elle occupe tout le chapitre « Nos randonnées en Amérique »), et que l’on examine de près les affinités stylistiques et « idéologiques » incontestables qu’elles présentent (M. Frédéric, 1999), on mesure toute l’ampleur du « démontage du système » auquel se livre Cendrars : c’est la « civilisation » occidentale dans son ensemble qui se trouve radicalement remise en question. Il y a donc effectivement bien plus que de l’ironie dans J’ai tué et l’on touche à nouveau du doigt l’une des causes sans doute de l’ostracisme dont souffre ce texte, mis au ban de l’institution littéraire : non seulement ce témoignage, magistral pourtant, est passé sous silence par Jean Norton Cru dans son inventaire des Témoins du premier conflit mondial (1929) ; mais en outre, à l’heure actuelle encore, il est trop souvent méconnu.

Ainsi il y a bien hybridation, mais aussi transposition multiple dans cet ouvrage extrêmement bref cependant (il compte 21 courtes pages). L’hybridation, entendue comme la « combinaison de plusieurs traits génériques hétérogènes mais reconnaissables, hiérarchisés ou non, en un même texte » (R. Dion, F. Fortier et É. Haghebaert, 2001 : 353), se manifeste dans l’oscillation constante de la relation entre mode narratif et mode descriptif, sans compter les nombreux passages où la description d’actions fait régner en maître l’hétérogène ; elle se traduit également dans toutes les séquences où l’on glisse de l’ancrage épisodique vers l’évocation prototypique et, plus singulièrement, de la prose vers la poésie.

Mais, dans le même temps, bien des pages de J’ai tué me paraissent relever tout autant de la transposition, définie comme « reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des œuvres où ils semblent plus inattendus » (ibid. : 353-354).

En effet tant les séquences lyriques que les chansons grivoises ou les notations plus triviales me semblent participer de ce phénomène et concourir au même effet :

[la transposition] produit un effet d’étrangeté à l’intérieur d’un genre, une sensation de « bougé », […] ; elle produit en somme un décalage formel potentiellement critique.

Ibid. : 354

Tel est bien le sentiment éprouvé par le lecteur : il a l’impression que les séquences poétiques détonnent dans un récit de guerre : les tirs d’artillerie, l’assaut, la distribution des couteaux aux « nettoyeurs » de tranchées s’accommodent mal, en effet, de semblables envolées lyriques. Il en va de même, mais à l’autre extrémité en quelque sorte, des chansons grivoises et de la description crue des senteurs du champ de bataille : comment entrer dans l’Histoire au son de telles mélodies ou imbibé d’effluves de vinasse ? De pareils fragments ne sont incontestablement pas à leur place ; ils sont même franchement déplacés. On mesure de la sorte toute la puissance critique que renferme une telle technique ; mais aussi, dès lors qu’elle reste précisément en puissance, sans jamais être explicitée clairement, on perçoit tout autant sa profonde ambiguïté : ironie ou démontage de l’idiotie de la guerre affirment Cendrars et ses adeptes, fascination coupable diront les surréalistes.

À ce stade, nous sommes confrontés à un phénomène d’intergénéricité interne à J’ai tué : l’ouvrage dysfonctionne à bien des égards par rapport à la catégorie des récits de guerre. Cette conclusion appelle néanmoins un élargissement, dans la mesure où l’on a vu que la séquence de la distribution des couteaux convoque immanquablement un chapitre de Moravagine. Comment qualifier dès lors un tel procédé ? Il s’apparente au collage – pratiqué, on le sait, avant la guerre par Cendrars. Mais comment cerner au mieux cette démarche, dès lors qu’elle s’accompagne d’une dimension résolument polémique ? Un essai de caractérisation purement stylistique reviendrait à occulter toute la dimension idéologique, essentielle vu le contexte ; la chronologie rend, en effet, ce texte plus difficilement acceptable encore : Cendrars, en 1918, ne bénéficie pas de l’effet de recul qui atténuera quelque peu la virulence des propos d’un Benjamin Péret (les poèmes qui constitueront le recueil Je ne mange pas de ce pain-là ne commencent à paraître qu’en 1926, le recueil datant quant à lui de 1936) ou d’un Céline (Voyage au bout de la nuit est publié en 1932) (à ce propos, voir M. Frédéric, 1997 et 2001b).

La Main coupée

Le contraste avec l’ouvrage précédent est net : la relation des faits couvre à présent plus de quatre cents pages, au lieu des vingt de J’ai tué ; le monobloc typographique a fait place à un récit de facture plus traditionnelle : divisé en chapitres, pourvus d’un titre et de subdivisions en paragraphes ; mais surtout Cendrars alterne narration et description classiques, en lieu et place de l’évocation prototypique privilégiée dans son témoignage initial.

Il est intéressant d’observer de plus près cette différence de traitement à partir des quelques pages qui se font écho d’un ouvrage à l’autre.

J’ai tué s’ouvre, on l’a vu, par l’évocation des « routes historiques qui montent au front » :

Ils viennent de tous les horizons. Jour et nuit. 1000 trains déversent des hommes et du matériel. Le soir, nous traversons une ville déserte. Dans cette ville, il y a un grand hôtel moderne, haut et carré. C’est le G.Q.G. Des automobiles à fanion, des caisses d’emballage, une chaise-balançoire de bazar. Des jeunes gens très distingués, en tenue impeccable de chauffeur, causent et fument. Un roman jaune sur le trottoir, une cuvette et une bouteille d’eau de Cologne. Derrière l’hôtel, il y a une petite villa enfouie sous les arbres. On n’en voit pas bien la façade. Une tache blanche. La route passe devant la grille, tourne et longe le mur du parc. On marche soudain sur une profonde litière de paille fraîche qui absorbe le bruit traînard des milliers et des milliers de godillots qui viennent. On n’entend que le frôlement des bras balancés en cadence, le cliquetis d’une baïonnette, d’une gourmette ou le heurt mat d’un bidon. Respiration d’un million d’hommes. Pulsation sourde. Involontairement, chacun se redresse et regarde la maison, la petite maison du généralissime. Une lumière filtre entre les volets disjoints, et dans cette lumière passe et repasse une ombre amorphe. C’est LUI. Ayez pitié des insomnies du Grand Chef Responsable qui brandit la table des logarithmes comme une machine à prières. Un grand calcul de probabilités l’assomme sur place. Silence. Il pleut. Au bout du mur, la paille cesse. L’on tombe et repatauge dans la boue. C’est la nuit noire.

1918 : 5-7

La séquence est reprise en raccourci dans La Main coupée :

Et nous marchions. Et nous crevions.

Le ruban de route se déroulait. On n’en voyait pas le bout. Ecouen. Luzarches. Chantilly (où de la paille jonchait les rues pour amortir le bruit de ces milliers et milliers de godillots qui montaient au front et ne pas déranger Joffre dans ses cogitations). Creil (où Belessort me montra en passant la tréfilerie de son oncle). Clermont. Saint-Just-en-Chaussée. Maignelay. Montdidier. Hangest-en-Santerre.

1946 : 74

La technique s’apparente par endroits à la citation et les deux passages n’offrent guère de différences sensibles de fonctionnement : maintenant la description sur le plan épisodique, ils contribuent l’un et l’autre à planter le décor. Dans La Main coupée toutefois, l’ancrage dans l’épisodique est encore accentué par l’énumération des toponymes (une/cette ville est à présent désignée comme Chantilly) et l’apparition des patronymes (Joffre au lieu du Grand Chef Responsable, et Belessort).

Quelques pages plus loin, le rappel implique un segment de texte nettement plus long : trois paragraphes interrompus par des bribes de dialogue (« La canonnade ininterrompue […] qui avaient déjà filé vers l’arrière », 1946 : 84-87). On peut assigner à la séquence le thème-titre « Les tirs d’artillerie ». Elle s’amorce comme une description, pour glisser ensuite insensiblement vers la narration ; parallèlement le rythme s’accélère, en raison du raccourcissement des phrases, de l’accumulation verbale et du surgissement de la parataxe. Toutefois, si l’on se réfère aux cinq critères avancés par J.-M. Adam pour parler véritablement de récit (1994 : 12-16), il semble que la relation d’actions finale ne parvienne jamais à décoller vers une réelle mise en intrigue, se maintenant au niveau d’une simple description d’actions.

Par ce caractère hybride, elle convoque immanquablement des séquences équivalentes chez M. Genevoix et H. Barbusse. Ce point, qui nous entraînerait malheureusement beaucoup trop loin, gagnerait à être exploré plus à fond, dans la mesure où il apporterait incontestablement de précieux compléments d’informations, non seulement quant au fonctionnement de la transposition interne opérée par Cendrars de J’ai tué à La Main coupée, mais aussi en matière de transposition externe, dès lors qu’il paraît inconcevable que Cendrars ait fait fi, dans la réécriture de son expérience des tranchées à trente ans d’intervalle, de témoignages aussi notoires que ceux de Barbusse et de Genevoix.

En attendant une investigation plus serrée des affinités manifestes entre ces trois auteurs, on se bornera pour l’heure à tenter de cerner d’un peu plus près les modifications sensibles qu’apporte Cendrars de l’un à l’autre de ses témoignages.

L’évocation prototypique de J’ai tué fait place ici à une évocation de type épisodique, sous forme d’une description qui, au fil de la séquence, glisse vers la narration, sans toutefois y atteindre complètement, le dernier paragraphe ne quittant pas le plan de la description d’actions.

Différents moyens concourent à cet effet. La « syntaxe de l’éclair » de J’ai tué, privilégiant les métaphores fulgurantes :

Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium. Instantané rapide. Tout disparaît. On a vu la mer phosphorescente des tranchées, et des trous noirs.

1918 : 10-11

fait place à une formulation en rallonge, où l’évocation directe alterne avec l’évocation figurée :

La canonnade ininterrompue qui descendait du Nord avait réellement l’ampleur, le grondement continu, le rythme éternel et sans cesse renouvelé, la respiration de l’océan. Cela était grandiose et élémentaire comme la manifestation d’une force de la nature. […] La crête que nous occupions devait former une espèce d’éperon car, en fer à cheval autour de nous et à des distances plus ou moins rapprochées et par intermittences, s’élevaient des fusées lumineuses dont le parachute déclenchait un éclairage blanchâtre et éblouissant en se déployant et qui venaient mourir à nos pieds, retombant lentement à quelque dix mètres en contre-bas, ce qui nous permettait d’apercevoir dans un clin d’œil et comme au magnésium des réseaux serrés de barbelés, des lignes enchevêtrées de tranchées crayeuses, un fragment de boyau zigzaguant à travers champ, un carré d’herbe, un tournant de route, un coin de futaie, les cimes d’un bois étrangement proche et peigné.

1946 : 84

On observera d’emblée que l’évocation figurée privilégie la comparaison qui, par le jeu de la modalisation, maintient en coprésence les deux éléments rapprochés : l’élément réel (la canonnade, par exemple) et l’élément figuré (les différentes caractéristiques qui l’apparentent à l’océan). L’assimilation n’est de la sorte jamais complète, contrairement au transfert opéré par la métaphore. Le narrateur (et le lecteur) garde ainsi constamment un pied dans le réel. Particulièrement significative à cet égard est la disjonction qui s’opère de « Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium » à « ce qui nous permettait d’apercevoir dans un clin d’œil et comme au magnésium ». Le simple éclatement de la formule choc originelle Clin d’œil au magnésium et l’intrusion du modalisateur comme suffisent à réancrer la notation plus profondément dans la réalité. Mais en même temps, quelle perte de densité…

À ce réancrage épisodique contribue également la recherche d’un certain pittoresque, assuré tant par les fragments de dialogues, totalement absents de la séquence de J’ai tué, que par les variations de registre. On notera que ces deux éléments interviennent précisément vers la fin de la séquence, soit lorsque s’opère le passage de la description vers la narration :

Mais ce qui nous emmerdait c’était de ne pas savoir où nous étions ni ce que nous faisions là, et aussi cette réelle odeur de merde dans laquelle nous plongions et qui nous enduisait.
– Tu en as de bonnes, caporal. Mais c’est plein de merde par ici !
– Ça porte bonheur ! Couchez-vous…

1946 : 86-87

On retrouve en fait au niveau microtextuel de la séquence le même type de décalage que celui qu’opérait Cendrars dans J’ai tué, les chansons grivoises du début tranchant sur les envolées poétiques des séquences prototypiques, dont celle évoquant les tirs d’artillerie. Toutefois, il me semblerait plus juste de parler ici d’hybridation, non de transposition, dans la mesure où ce changement de registre, contribuant au pittoresque, est cette fois parfaitement dans le ton et ne produit plus le moindre effet d’étrangeté.

Ce registre assez cru perdure dans les notations psychologiques retraçant la démoralisation des troupes :

Mais tous ceux qui ne dormaient pas, râlaient, juraient, sacraient, maudissaient cette pute d’existence car le plus beau spectacle, même gratuit, finit par lasser à la longue et la pluie qui nous trempait décourageait les plus vaillants. […] Ils se sentaient abandonnés. Ils devenaient nerveux. Certains parlaient de fiche le camp.

1946 : 87

Plus généralement, le rythme saccadé de J’ai tué, haché par la parataxe et la succession de phrases brèves (trois hexasyllabes suivis d’un tétrasyllabe), contraste singulièrement avec la longue phrase de La Main coupée, étirée par les relatives, la multiplication des circonstants, les propositions participiales, le mouvement de relance continuel opéré par les conjonctions de coordination (car mais surtout et) et plus encore l’allongement qu’entraîne l’énumération finale, dont la majorité des constituants repose de surcroît sur une caractérisation déployée.

On observera par ailleurs que, contrairement à la séquence de J’ai tué, le plan de texte est ici clairement perceptible ; il est assuré tout à la fois par la segmentation en paragraphes et les liages en chaîne (Adam, 1990 : 51sqq.) :

– anaphores pronominales :

Après leur explosion rageuse à proximité ou fracassante dans le lointain, on entendait en écho leur coup de départ. (1946 : 86) On ne pouvait en détourner les yeux et l’on suivait le spectacle à l’oreille.

ibid.

– anaphores démonstratives :

Cela était grandiose et élémentaire comme la manifestation d’une force de la nature.

1946 : 84

Cela tenait de l’opéra et de la prestidigitation.

1946 : 85

Celles-ci se multiplient même dans l’extrait suivant :

Par rapport à ces fusées blanches éblouissantes, quand une fusée verte ou rouge s’élevait isolément, elle paraissait perdue à l’horizon et ce décalage d’optique s’accentuait du fait qu’au signal de l’une de ces fusées colorées une grande lueur, comme un éclair de chaleur tressaillant au ras du ciel noir, ébranlait la nuit opaque, aussitôt suivie d’une volée d’obus qui éclataient dans les tranchées à nos pieds ou passaient en hululant bien au-dessus de nos têtes. 

1946 : 85-86

– ou rencontre des deux :

En effet, les balles perdues nous arrivaient par essaims. Elles bourdonnaient comme des guêpes et se fichaient au hasard dans la boue avec un petit floc ! On avait du mal à croire que cela pouvait être mortel. Les hommes étaient plutôt distraits par elles, et certains essayaient d’en attraper avec leur képi, ainsi que des petits éclats phosphorescents qui voltigeaient comme des lucioles.

1946 : 86

On relèvera au passage la métaphore de l’essaim, rencontrée également chez Genevoix :

J’ai relevé la tête, automatiquement, dès la seconde qui a suivi l’explosion. Et voilà qu’une chose invisible passe en ronflant près de mon nez. Un homme, près de moi, dit en riant : « Tiens ! les frelons… » Bon ! à la prochaine marmite, j’attendrai, pour me relever, que l’essaim entier soit passé.

Genevoix, 1950 : 23

Ceci nous ramène à l’observation faite auparavant à propos des phénomènes d’intertextualité décelés chez Cendrars, Barbusse et Genevoix. Une précédente étude avait déjà fait apparaître un étrange phénomène de convergence entre Barbusse et Cendrars : dans leur évocation des tirs d’artillerie, ils recourent tous deux à une métaphore de type animalier, s’appuyant sur la même répétition affixale en -ment, insérée dans une phrase nominale ; mais surtout, on retrouve chez l’un et l’autre la comparaison « comme un accent humain ». Coïncidence ou citation, il nous avait paru impossible de trancher. En outre, poursuivant son évocation, Barbusse recourt lui aussi à une métaphore de type ferroviaire. Toutefois ces harmoniques ne changent rien au mode de fonctionnement observé respectivement dans le texte de chacun des auteurs : chez Barbusse, la description se maintient toujours sur le plan de l’évocation épisodique, alors que chez Cendrars, elle tire constamment vers l’évocation prototypique (M. Frédéric, 2000 : 116-118).

Dans La Main coupée, on ne retrouve qu’un faible écho de la métaphore animalière :

Une volée d’obus qui éclataient sur les tranchées à nos pieds ou passaient en hululant bien au-dessus de nos têtes.

1946 : 86

Mais on rappellera qu’elle est absorbée dans une séquence qui, par ailleurs, est infiniment plus proche de celle du Feu que de J’ai tué. Quant à la métaphore de l’essaim, se poursuivant en comparaison filée « comme des guêpes », elle est de trente ans postérieure à celle de Genevoix. Il est vrai toutefois que cette association serait à replacer dans l’ensemble du corpus de 1914-1918, où elle semble assez répandue.

Une nouvelle séquence-sœur de J’ai tué apparaît au chapitre « Garnéro » : elle s’étend sur un paragraphe encadré de phrases brèves :

Nous avions poussé trop vite.
Nous étions en avance sur l’horaire.
Messieurs les artilleurs n’étaient pas contents.
On nous le faisait sentir.
Devant nous il n’y avait plus rien que la grande dépression de la plaine flamande vue comme par transparence, mais derrière nous c’était la pagaïe des régiments décimés, des isolés qui se trottaient, des hommes de liaison qui jetaient leur attirail de signalisation qui les embarrassait, des tas de morts, des blessés qui gueulaient, des tranchées allemandes que nous avions laissées derrière nous et qui se ranimaient, les Boches sortant par paquets de leurs abris pour se mettre à arroser le champ de bataille de balles de mitrailleuses qui partaient dans toutes les directions, des grenades qui éclataient, des explosions, le tout scandé par les gros obus allemands, qui arrivaient comme des trains en gare, écrabouillant tout, lâchant des vilaines fumées noires, jaunes, chocolat, rousses, surmontées du panache des shrapnells, et les miaulements fous des 75 qui s’acharnaient à vouloir raser et nettoyer la crête que nous avions conquise. On avait beau avoir un carré de drap blanc cousu dans le dos, brandir et agiter des fanions et des panneaux de signification pour demander d’allonger le tir, la mêlée, la confusion étaient indescriptibles, l’intensité du feu augmentait de minute en minute, se précisait et, bientôt, les Boches de la dernière ligne, de la quatrième que nous venions de franchir, se mirent à nous canarder individuellement – nous offrions une belle cible avec nos carrés blancs dans le dos !
La crête était intenable.
Et, cependant, on s’organisa sur la position.

1946 : 117-118

On retrouve une technique chère à Cendrars : le jeu sur les volumes typographiques en présence ; que ce soit en poésie ou en prose, on le sait, les variations de volumes sont chez lui essentielles dans tous les moments d’accélération ou de tension. C’est précisément ce qui fait de J’ai tué un véritable hapax dans la production cendrarsienne (Frédéric, 1997 : 131).

Assuré par la segmentation, le plan de texte est également souligné par les liages en chaîne : même dans les courtes phrases liminaires, bâties sur la parataxe, l’anaphore pronominale intervient : « Messieurs les artilleurs n’étaient pas contents. On nous le faisait sentir ».

Ici encore, comme dans la séquence précédente, la narration nous livre l’ensemble des relations temporelles et causales nécessaires à la compréhension de l’action. Les organisateurs spatiaux structurent clairement et d’entrée de jeu le plan de la description : Devant nous, derrière nous. Les connecteurs jalonnent la séquence : mais, Et cependant, on avait beau… L’évolution chronologique elle-même est abondamment soulignée : « l’intensité du feu augmentait de minute en minute », « et bientôt les Boches… se mirent à nous canarder », « la ligne que nous venions de franchir ». Même dans le passage suivant :

Le tout scandé par les gros obus allemands qui arrivaient comme des trains en gare, écrabouillant tout, lâchant des vilaines fumées noires, jaunes, chocolat, rousses, surmontées du panache des shrapnells, et les miaulements fous des 75 qui s’acharnaient à vouloir raser et nettoyer la crête que nous avions conquise.

1946 : 118

qui semble pratiquement démarquer J’ai tué :

Nous sommes sous la voûte des obus. On entend les gros pépères entrer en gare. Il y a des locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahanement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75.

1918 : 11-12,

le mode de fonctionnement est sensiblement différent et s’apparente bien plus à celui de la séquence précédente : la métaphore ferroviaire filée de J’ai tué est abandonnée au profit de la comparaison. Celle-ci se voit insérée dans une caractérisation en rallonge, étirée par la relative et les propositions participiales. Le tout est ponctué de notations de couleurs qui confinent au pittoresque. Une comparaison du même type refera d’ailleurs surface au chapitre « À la Grenouillère » :

[…] je suivais d’une oreille distraite les gros obus qui passaient comme des locomotives en furie loin au-dessus de nos têtes en un vertigineux mélisme avant d’aller s’écraser dans un fracas lointain que répercutaient tous les échos grondeurs de la vallée.

1946 : 289

Elle se retrouve elle aussi fondue en une caractérisation abondante et une formulation en rallonge. Même la citation littérale de J’ai tué : « Le miaulement fou des 75 » se voit réancrée dans l’épisodique par la venue de la relative.

Ainsi donc l’examen de ces passages qui se répondent à différents chapitres d’intervalle, et qui ont tous en commun d’évoquer les tirs d’artillerie, montre en définitive qu’ils s’apparentent bien davantage à la technique d’un Barbusse qu’à celle d’un Cendrars lui-même, y compris lorsqu’ils paraissent sortir tout droit de J’ai tué. Dans cette version revue à trente ans d’intervalle, tout à fait surprenante est la réécriture de l’épisode du couteau. J’ai eu l’occasion de montrer que cette séquence finale de J’ai tué dysfonctionne à de multiples égards (M. Frédéric, 1997) : la mention de l’obtention du couteau : « Me voici l’eustache à la main » – dans La Main coupée, Cendrars parle de « l’eustache des assassins » (1946 : 198) – est suivie d’un véritable arrêt sur image : la longue séquence mentionnée au début de cette analyse, dans laquelle le narrateur évoque « l’immense machine de guerre », sœur du chapitre « Nos randonnées en Amérique » de Moravagine – sœur jumelle même puisque, outre leurs affinités thématiques et stylistiques indéniables, elles paraissent avoir été conçues à la même époque. Après ce passage où prédomine la description d’actions, le rythme va brutalement s’accélérer et s’intensifier en horreur :

Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre.

1918 : 20-21,

entraînant un retour de l’hybridation puisque, après une nouvelle envolée poétique, la narration devient véritablement récit, quittant le niveau prototypique pour l’épisodique et opérant une réelle et foudroyante mise en intrigue. L’attente du lecteur enfin comblée (le titre se trouve justifié in extremis), le narrateur n’en assène pas moins un dernier paradoxe, double même : « j’ai le sens de la réalité », dit celui qui n’a cessé de déréaliser les topiques de la guerre, tandis qu’il n’hésite pas à se qualifier de « poète », alors qu’il rangeait son texte sous l’étiquette « prose » (à ce propos, M. Frédéric, 1997 : 153-157).

Voici ce que devient l’épisode dans La Main coupée :

C’est durant ce nettoyage que j’ai tué d’un coup de couteau un Allemand qui était déjà mort. Il me guettait, embusqué derrière un pare-éclats, le fusil en arrêt. Je lui sautai dessus et lui portai un coup terrible qui lui décolla presque la tête et qui le fit tomber à la renverse, semant son casque à pointe. Alors, je constatai qu’il était déjà mort depuis le matin et qu’il avait eu le ventre ouvert par un obus. Il s’était vidé. Jamais un homme ne m’a fait aussi peur.

1946 : 120

On ne s’attardera guère à cette séquence – qui n’a pas manqué d’être commentée par la critique, on s’en doute – si ce n’est pour pointer au passage un nouveau cas d’autocitation presque littérale, véritable collage, et surtout pour souligner le fait que cette révision fonctionne en réalité comme un amendement, dans tous les sens du terme.

En guise de conclusion

Elle conforte du même coup l’impression générale laissée par La Main coupée : l’ensemble de ces révisions engendre une étrange – et quelque peu amère – sensation que Cendrars a voulu réécrire son témoignage originel, en s’expliquant – voire en s’appliquant – afin de ne plus laisser planer d’équivoque : la souffrance des hommes, leur colère, leur crainte sont présentes désormais dans ces pages qui sont bien plus proches d’un Barbusse ou d’un Genevoix que d’un Cendrars lui-même ; mais du même coup, ce dernier occupe une case déjà remplie, là où J’ai tué avait du moins l’impact de l’inédit.

L’explication la plus plausible de ces amendements est qu’en 1946, au lendemain d’un nouveau conflit mondial ayant surpassé le précédent dans l’horreur, il paraît difficile d’être encore fasciné ; les propos ambigus du Cendrars de 1918 ne sont plus de mise. La réception pour le moins controversée de J’ai tué, jointe à la montée des périls qui a marqué tout l’entre-deux-guerres, puis la seconde déflagration mondiale, s’accommodent mal d’une célébration de la guerre. Celle-ci sera d’ailleurs qualifiée sans détours de « trop bête » (auparavant déjà, on s’en souviendra, Cendrars la désignait comme « cette chose idiote ») :

Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard.

1946 : 93

Amender, édulcorer, expliciter le « cri » (selon la très juste expression de M. Touret : 2002) de 1918, telle serait la raison d’être de La Main coupée – un texte fort incontestablement, mais qui résonnera toujours en mineur par rapport à J’ai tué. Il n’en reste pas moins que, dans l’optique qui nous retient, la comparaison des deux ouvrages ne manque pas d’intérêt.

À nouveau J’ai tué se détache – confirmant son statut d’hapax dans la production cendrarsienne – dès lors qu’il illustre, on l’a vu, tout à la fois les processus d’hybridation et de transposition.

Hybridation, dans la mesure où il juxtapose des fragments génériquement hétérogènes. Le début et la fin correspondent davantage à la narration et à la description traditionnelles : les premières pages plantent le décor et nous décrivent l’armée française montant au front, les toutes dernières nous relatent le massacre à l’arme blanche d’un soldat allemand par le narrateur. Mais dans l’entre-deux, toutes les scènes topiques de la littérature de guerre, qu’il s’agisse de l’évocation des tirs d’artillerie, de l’assaut, ou de la distribution des couteaux, sont entraînées dans la sphère de la poésie et dévient constamment vers l’évocation prototypique.

Du fait même, ces séquences tranchent sur l’ensemble du volume, qui à bien des égards s’affiche comme de l’hyperprose. Elles s’apparentent de la sorte à la transposition ; non seulement elles semblent inattendues, mais elles contribuent à renforcer le caractère inclassable, voire inqualifiable de l’œuvre. Toutes ces envolées lyriques, qui interviennent à autant de moments tragiques, en lieu et place d’une narration traditionnelle, allant jusqu’à suspendre le flux narratif, peuvent à la limite paraître déplacées. Semblablement, les chansons grivoises du début et l’évocation des effluves de vinasse au beau milieu de la célébration du « Grand Chef Responsable » et des « routes historiques qui montent au front » dérangent tout autant sinon plus que les précédentes, mais à l’autre bout en quelque sorte.

La visée contestataire du propos paraît claire comme l’attestent les lignes raturées de Cendrars, rappelées par C. Debon, dans lesquelles il se propose de démonter le système. La réception très partagée de l’œuvre le montre à suffisance : l’instabilité de l’ouvrage ne réside pas que dans la forme, dans le système textuel qu’elle met en place – combinant prose et poésie ; narration, description et évocation prototypique ; ou encore registre non marqué, envolées lyriques, chansons grivoises et registre familier. Cette instabilité contamine à son tour le contenu même de J’ai tué. Il y a incontestablement chez Cendrars une volonté de briser avec les témoignages de guerre précédents : les dysfonctionnements avec les récits de Genevoix et Barbusse sont flagrants. Mais quel est le sens profond de cette nouvelle voix/voie : célébration ou dénonciation de la guerre ? Il est impossible de trancher et cette ambiguïté viscérale de l’œuvre ne lui sera jamais pardonnée par les surréalistes.

Reprenant son témoignage à près de trente ans d’intervalle, Cendrars l’amende singulièrement. À présent le récit taille sa route loin de toute transposition. Une narration et une description ancrées résolument dans l’épisodique par le biais de relations temporelles et causales clairement indiquées, une caractérisation abondante et même souvent en rallonge, une certaine recherche du pittoresque qui rappelle par moments Barbusse, des fragments de dialogues, l’apparition de toponymes et de patronymes – ces derniers donnant même naissance au titre des différents chapitres –, une segmentation et un plan de texte limpides, une formulation imagée sous contrôle – la comparaison étant préférée à la métaphore, et l’équilibre soigneusement préservé entre formulation directe et formulation imagée… Le lecteur est ainsi mis en présence d’un système textuel non seulement stable, mais aussi relativement traditionnel.

Relativement, car Cendrars déjoue constamment l’attente du lecteur. Sur un plan d’ensemble, tout d’abord : alors que le titre La Main coupée laisse présager la narration d’un épisode particulier dans la vie de Cendrars (l’offensive de la Ferme Navarin au cours de laquelle il perdra la main droite), c’est à l’évocation de ses compagnons d’armes et de leurs proches que se consacre le narrateur, allant jusqu’à occulter complètement cet épisode, crucial pourtant.

Le mode de présentation adopté est lui aussi quelque peu surprenant : délaissant une relation classique, qui serait faite d’un mélange de narration et de description, il opte pour les tranches de vie, les différents chapitres apparaissant comme autant de variations sur la technique du portrait. Ainsi donc, dans ce qui devrait être un récit de guerre, il privilégie l’une des modalités de la description : Beauzée rappelle en effet que le portrait appartient à l’une des six sortes de descriptions distinguées par la tradition rhétorique en fonction de la nature des objets qu’elles peignent (P. Hamon, 1991 : 211) – curieux glissement générique à nouveau.

Enfin, dans l’élaboration de ces portraits, il joue à plaisir des systèmes narratif et descriptif ; il travaille en fait constamment dans la marge de ceux-ci, alternant narration, description et description d’actions. Cette dernière technique lui permet non seulement de dynamiser sa description (on sait combien le mouvement est essentiel dans son écriture), mais favorise aussi du même coup l’hétérogénéité si chère à son cœur : la description d’actions ne relève plus tout à fait ni de la description, ni de la narration, mais se situe véritablement au confluent des deux. Entre deux voies possibles, Cendrars opte volontiers pour… la troisième ; il serait bon dès lors d’explorer cette nouvelle voie, dans la mesure où elle longe constamment les limites des genres existants et du même coup sans cesse les interroge, les sollicite. D’autant que le texte de La Main coupée convoque à plus d’une reprise et très explicitement celui de J’ai tué : l’ombre portée du grand frère est ainsi constamment présente à l’esprit du lecteur averti. De la sorte, si la version revue et corrigée de 1946 est incontestablement lissée et policée par rapport à celle de 1918 – deuxième conflit mondial oblige –, elle n’en autorise pas pour autant une lecture innocente, une lecture qui se voudrait vierge de tout a priori ; pas de lecture naïve pour le lecteur cendrarsien : une relation dynamique constante s’instaure avec la matrice originelle. Ici encore, il conviendrait de théoriser plus finement ce type de réécriture (autocitation modulée ? variation sur un motif ?) en constant décalage par rapport aux modèles reçus. Ne serait-ce qu’à ce simple titre, La Main coupée mérite donc toute notre attention, même si dans les réécritures successives de son expérience de 1914, la version livrée par Cendrars en 1946 apparaît comme une variation en mineur par rapport à celle de 1918 : la densité foudroyante de J’ai tué laisse peu de place à l’autojustification diluante de La Main coupée (dont certains accents annoncent d’ailleurs l’« automythographie » pratiquée dans Bourlinguer).