Corps de l’article

Chaque poète a son enfance comme matériau d’écriture, moi, j’ai aussi l’homosexualité, qui en rajoute.

Jean-Paul Daoust à Jean Royer « Exagérer le réel », 1991

Nous irons à Valleyfield

Sur un fil

Charles Trenet Voyage au Canada, 1950

Un très long poème

Il s’agit de prendre en analyse un long, un très long poème. Dans la littérature québécoise contemporaine, il y en a quelques-uns : L’afficheur hurle, de Paul Chamberland, L’imagination laïque, de Roger Des Roches, S’inscrit sous le ciel gris en graphiques de feu, de Claude Beausoleil, et Les cendres bleues, de Jean-Paul Daoust, pour donner ces quatre exemples [1]. Le premier est un « poème » (dit le paratexte original), un « poème-éditorial » (dit l’avertissement ajouté) ; le deuxième, de 1 475 vers, est un « poème » (dit le paratexte original) en six parties appelées « premier souffle », « deuxième souffle », etc. ; le troisième, de 3 132 vers, est sans indication générique ; le quatrième, également sans indication générique, est dit « poème-policier » avec trait d’union (dans un entretien avec Jean Royer) [2]. Qu’il soit divisé en parties (Chamberland, Des Roches) ou non (Beausoleil, Daoust), ce poème, quantitativement très long, reste, dit le paratexte, un poème.

Je ne prendrai ici en analyse que Les cendres bleues, recueil fait d’un poème d’une seule strophe de 1 827 vers sans ponctuation [3]. Un poème-recueil, exactement. Nettement plus modeste — comme les trois autres, d’ailleurs — que le grand modèle [4], mais plutôt radical dans son projet : comment raconter, en quelque vingt-cinq versions, la mort de l’amant (qui a vingt ans) d’un enfant (de six ans et demi), cet enfant — on comprend assez vite que ce projet a un fondement autobiographique — étant devenu l’auteur : « Mais il faut que je m’arrête / Celui que j’aime me lit maintenant / […] / Maintenant que j’ai deux fois ton âge / […] / Ou maintenant les alcools trop purs » (v. 1227-1228, 1242 et 1245), « Oui j’aurai bu l’eau bleue de tes yeux / Plus forte que ces alcools purs / Trop dangereux » (v. 1560-1562).

J’aborderai quelques aspects proprement narratifs (la diégèse, les variantes d’une même scène) et autobiographiques (l’écart entre l’anecdote et la fiction, entre la rédaction d’un témoignage et l’écriture d’un texte) de ce récit coulé dans la forme extérieure d’un poème, non sans en considérer l’incipit et la clausule ainsi que l’hypertexte et quelques-uns des intertextes.

Poésie et autobiographie

C’est en 1986 que l’auteur, Jean-Paul Daoust, né en 1946, a deux fois vingt ans, et c’est en 1986, effectivement, qu’il commence à écrire ce poème.

Toute autobiographie, aussi partielle soit-elle, comportant sa part d’imprévu, de risque et de fiction, il n’est pas inutile, afin de mieux connaître le contexte présidant à l’élaboration de ce poème unique, d’une part, de mesurer l’écart entre les faits et la fiction, d’autre part, de considérer comme établis les quelques points suivants [5].

Premier point. L’auteur a d’abord fait un roman (sans titre de travail) dont, pendant trois ou quatre mois, il a écrit 200 pages : « je voulais embellir l’enfance, et ça ne marchait pas » ; ce roman parlait de l’enfance à Valleyfield (l’école, les amis, les régates, etc.). Il écrit ce roman en 1985, tout en écrivant ou publiant Dimanche après-midi, La peau du coeur et son opéra, Du dandysme et, particulièrement, Les garçons magiques, « confidence publique » (versus Les cendres bleues, « confidence intime ») [6].

Deuxième point. Un jour, « le voile s’est déchiré » et le roman, il l’a « câlissé dans les poubelles » ; nul manuscrit ou tapuscrit n’a été conservé. Il s’est alors mis à écrire un « récit poétique, près du quotidien », un long poème maintenant publié sous le titre de Les cendres bleues (c’est au milieu du travail poétique que le titre — « j’aimais ce titre » — s’est imposé). Il faut fortement nuancer ce que rapporte Jean Royer [7] : « je n’avais pas le choix de ne pas aborder ce sujet difficile. Chaque poète est confronté à son enfance, un jour ou l’autre. J’ai commencé par en faire un roman. J’en avais écrit 200 pages quand j’ai commencé à éliminer des choses, des conversations, des descriptions. Je cherchais le condensé et c’est dans la forme du poème que je l’ai trouvé ». Ce n’est pas en transformant un texte en prose, le texte d’un roman (dans lequel tel « sujet difficile » n’était pas abordé), mais en écrivant un autre texte, un texte en vers, le texte d’un récit poétique (dans lequel tel « sujet difficile » est abordé) intitulé en cours de route Les cendres bleues, que cela s’est fait. Le passage du roman au récit poétique et de la prose au vers aura entériné le dévoilement du sujet et déclenché, autorisé la sortie de l’impasse. Jean-Paul Daoust écrit ce long poème en 1986, 1987 et 1988, tout en écrivant et publiant Suite contemporaine, livre dédié « à M. S. » [= Celui que j’aime] [8].

Troisième point. Une fois le poème terminé, en 1988, il l’a lui aussi « câlissé dans les poubelles » ; c’est M. S. qui est allé le ramasser ! L’auteur, qui habite alors Montréal, reprend le poème en 1989 — « un soir [vers la fin du travail d’écriture], il était une heure du matin quand M. est arrivé, j’étais en larmes, couché en foetus autour de l’ordinateur ; lové sur la planche de mon bureau, j’étais out, dans un état second, j’avais régressé » — et le termine vraiment [9].

Quant à l’histoire d’amour, elle se déroule sur les lieux mêmes de l’enfance de l’auteur : « ça se passait entre la rue / Tully [où habite l’enfant] et le boulevard du Havre [où habite l’amant] / À Valleyfield / Là où la baie [Saint-François] met en scène / Les plus beaux couchers de soleil au monde » (v. 317-321), de l’été 1952, juste avant d’entrer en 1re année — il a six ans et demi en juillet 1952 —, au printemps 1957, juste avant la fin de la 5e année — « ça arrête à cause de la mort de mon père : je me sentais coupable, quelque part, de cette mort [10] » — ; à partir de l’année scolaire 1958-1959, le tout jeune homme qui est maintenant en Éléments français au Collège de Valleyfield n’a plus, de toute façon, à passer du côté de l’amant [11].

Toute autobiographie se tient sur le fil (voir la seconde épigraphe) du risque, littéralement, entre le biographique et le fictionnel, entre le racontable et le non-racontable, entre le tolérable et l’intolérable (et où tolé n’est qu’une autre graphie du nom de la rue) : « Au bout de la rue Tully il y a la baie / Impassible / À droite [en prenant le sentier qui longe cette baie et en entrant dans la cour arrière des Boutin] il y avait un hangar / C’est là que j’ai appris / Ce que les yeux suffoqués de désir / Pouvaient souffrir » (v. 1017-1022). Tout autobiographe travaille d’après souvenirs, comme on dit d’après nature, fait quelques recherches, bien sûr, et invente. Ainsi, durant la difficile élaboration de ce poème, plus de trente ans après les faits, Jean-Paul Daoust, poète, n’aura jamais su l’âge exact de l’amant, aura oscillé entre il s’est tué et (peut-être qu’au plus profond de moi) je l’ai tué et fait de cette oscillation l’une des caractéristiques et l’un des ressorts du texte, et aura placé ou cru placer dans la cuisine la mort de l’amant tout en « oubliant » de le dire vraiment dans le texte…

Les cinq chapitres de la section « Lecture » du Pacte autobiographique de Philippe Lejeune [12] vont, au-delà des dates d’écriture des oeuvres étudiées, de « La punition des enfants, lecture d’un aveu de Rousseau » à « Michel Leiris, autobiographie et poésie ». De l’aveu à la poésie, exactement. Faisant masse, poème-recueil of love and death, Les cendres bleues participe plus radicalement (voir la première épigraphe) de ces extrêmes. Pourtant, Jean-Paul Daoust n’écrit pas une autobiographie au sens de récit « portant sur une vie entière ou sur l’essentiel d’une vie (ce qui exclut à la fois les souvenirs d’enfance, les récits détachés d’épisodes de la vie d’adulte, et les journaux intimes) [13]. » Il se concentre, en effet, sur tels souvenirs d’enfance, les fait tourner autour de la figure emblématique de l’« amant bleu » (v. 1344, 1396, 1473, 1700) et le récit de sa mort revient plusieurs fois, sans qu’il soit possible de dire que telle fois est la bonne. Allant donc d’un je « nettement autobiographique gagé sur le nom propre de l’auteur » à un je « lyrique traditionnel », nettement poétique [14], comme s’il tentait cette « quadrature du cercle de produire un texte qui soit à la fois un texte poétique, construit sur une série de procédés dérivés des combinaisons de langage qu’utilise la poésie […] et un texte autobiographique discursif et narratif, se développant conformément au pacte autobiographique et représentant l’effort d’un sujet pour construire son identité [15] ». Un récit qui utilise à la fois l’une des formes de la poésie moderne (le vers libre) et l’un des procédés du roman contemporain (le récit multiplié d’une mort). Un texte où, pour le dire avec ses termes, un « Poème érotique » (v. 198), qui est, en fait, l’amant, et un « Poème policier » (v. 1425), qui est, en fait, l’enfant, sont mis en présence de façon telle que le second, à l’occasion du récit constamment refait, finalement ambigu de la mort du premier, devient littéralement le livre.

La diégèse, l’incipit et les variantes de cette histoire

La petite constellation des noms du lieu, édifice et artifice, où cela se passe va comme suit :

  • « dans un hangar » (v. 21), « dans ce hangar sanctuaire » (v. 177), « du hangar » (v. 207, 817), « dans le hangar » (v. 538, 1183, 1412), « Dans le hangar » (v. 1523), « un hangar » (v. 1019) ;

  • « dans l’antre du dragon » (v. 136) ;

  • « dans l’appentis » (v. 304) ;

  • « À l’abri de toutes les sottises » (v. 366), « à l’abri / Dans « cette shed minable » » (v. 1035-1036) ; « dans cet abri » (v. 1212) ;

  • « Dans le château des hiers » (v. 894), « dans un château de tôle et de bois / Devant le plus beau paysage du monde / Devant des couchers de soleil organisés / Par des anges en mal d’amour » (v. 1145-1148) ;

  • « dans cette remise » (v. 1300) ;

  • « dans la serre de tes étreintes » (v. 1311) ;

  • « Pourquoi à six ans et demi / M’avoir précipité dans cet enfer de l’amour » (v. 1379-1380) ;

  • « Dans cette dépendance » (v. 1549).

Comment ne pas lire, par la rime [16] /mi/ (minable, remise), le lien avec l’âge de l’enfant (six ans et demi), et par la rime /ance/ (sanctuaire, dépendance), le lien avec la toponymie (la baie Saint-François), avec le rôle théâtral qu’elle a (« Là où la baie met en scène », v. 320), avec la charnière syntaxique que cela implique (dans cette, dans cet) ? Comment ne pas lire, paragrammatiquement, dans plusieurs de ces mots (abri, château, le hangar, du dragon, sanctuaire), le prénom et le nom de l’amant [17], dans « Un si charmant voisin disait maman » (v. 706) quelque allusion et au nom de l’amant et au titre d’un livre de Claude Mélançon (ici aussi la rime /ance/) [18], puis dans « Il avait ces regards-là / Impossibles / Des yeux de ces couchers de soleil / Quand Venise tombe épuisée de lumière » (v. 613-616) quelque rime supplémentaire (regard/ hangar) et quelque allusion au titre de chef de l’ancienne république de cette ville ? Enfin, comment ne pas entendre, dans serre, une contraction de sanctuaire, dans antre, de hangar sanctuaire, dans shed minable et château de tôle, de château admirable, dans cet enfer, de cet enfant « Marqué au fer rouge » (v. 96) dans cette serre, dans tes étreintes, de la confrontation de Thésée (l’enfant) et du Minotaure (l’amant) — « L’enfant qui n’a pas voulu mourir a tué / L’amant bleu / Tué le Minotaure / Moi qui léchais son visage / Comme la flamme / Son visage rendu méconnaissable / Par cette eau bleue » (v. 1343-1349), dans l’appentis le lieu du lape-petit — « il me lavait / Un chat » (v. 576-577), « tu me léchais à en arracher ma peau » (v. 1073) —, dans dépendance et le lieu et l’état de dépendance dans lequel sont les protagonistes de cette « histoire d’un amour / Inacceptable inoubliable / Épithètes inutiles mais indispensables » (v. 886-888) ? La cellule /an/ + (dans un, dans le, dans cet, dans cette), partout active : + /g/ (hangar, dragon), + /i/ (appentis, abri), + /r/ (enfer, serre, sanctuaire, hiers), + /ch/ (shed, château), jusqu’au redoublement : + /an/ (dépendance), referme cette histoire sur elle-même.

Dans un poème-recueil de 1 827 vers, l’incipit a toutes les chances d’être long. Il ne faut pas moins de 186 vers, en effet, pour mettre en place tous les éléments propres à la fiction : « Les mots aimeraient s’ajuster pour en finir / Une fois pour toutes » (v. 185-186) [19]. Il est impossible de bien lire le tout début (enclos entre deux infinitifs : « être » et « penser ») :

Être un homme blessé

D’avoir connu le sexe enfant

Six ans et demi

Puis la mort trop vite

Quand le bois brûle penser

v. 1-5

avant de connaître la suite où il devient clair qu’il faut entendre autant « la mort quand le bois brûle » (c’est, dans la diégèse, la mort de l’amant) que « penser quand le bois brûle » (c’est, dans l’incipit, la situation d’énonciation). Il suffit, dit la mise en scène [20], d’une soirée où l’on est seul devant un feu (« Dans l’âtre le feu est un ange anonyme / Amours aux poèmes maudits », v. 25-26, « Ce soir j’ai le feu limpide », v. 42, « Le feu [à l’époque] flambe vite efficace / Le bois coupé rituel omniprésent / Les souvenirs secs [ce soir] crépitent », v. 244-246) pour qu’ait lieu le passage de cette soirée de 1986 à telles histoires (« Des histoires à ne pas raconter / […] / Maintenant que je suis seul avec mon âge / Ces souvenirs d’histoires me hantent », v. 34, 37-38) impliquant « mes amants [des années 1950] surtout un » (v. 9). C’est lorsqu’est mis en place « le sexe enfant », participant bientôt avec son e et son a et de l’être et de l’âtre, que peuvent être lus des vers comme « Baptisé du péché de la chair avant l’âge / De raison / J’ai été un enfant vio / Dans le plus beau des paysages » (v. 10-13) et « j’aimais voir ce sexe content / De ma présence / Même si l’idée de l’amour m’était inconnue » (v. 17-19).

Pour le dire et pour ne plus avoir à le dire, le texte ayant si facilement pu n’être qu’un cas de rature, de censure, de régression — je reprends le mot [21] —, le mot violé ne sera utilisé que deux fois au tout début (v. 12, 21) [22]. Tant du côté de l’écriture que de la lecture, la psychanalyste et le poète se recoupent :

C’est une naïveté de croire qu’il peut y avoir une transparence psychique. La sexualité ne peut se dire que figurée ou défigurée, dans du style ou du mensonge. […]

L’acte de l’écriture est l’acte sexuel par excellence. C’est plus compromettant et plus intense que ce que l’écrivain a pu vivre. Ce n’est pas ce qu’il a vécu exactement qui nous intéresse, mais le moment où le vécu passe dans l’écrit. Ce qu’il a vraiment vécu, c’est ce qu’il en dit. […] La vérité se trouve dans l’oeuvre.

[…] La vérité de l’être humain, c’est de ne pas pouvoir dire la vérité sur le sexe, mais d’essayer toujours [23].

Je me dis qu’il faut faire face au réel que j’ai vécu. C’est mon côté barbare. Je suis un Goth, un Wisigoth, un Hun quand j’arrive avec un texte comme Les cendres bleues qui balaie tout, qui installe une affaire épouvantable [24].

Je suis conscient de la provocation. Évidemment, l’anecdote est scabreuse. En même temps, je me dis que c’est ce que j’ai vécu. C’est une histoire d’amour dont les personnages ont été changés. C’est Roméo et Juliette dans une autre version [25] ! J’ai amené ma version autobiographique mais elle rejoint tout le monde parce que tout le monde a aimé ou a envie d’aimer. Il y a un dénominateur commun et l’anecdote est secondaire [26].

Cet hypertexte, récit poétique, « confidence intime », « version autobiographique » en forme de poème narratif d’une célèbre oeuvre de William Shakespeare (elle-même hypertexte en forme de pièce d’un poème narratif, lui-même hypertexte, etc. [27]), est bien une oeuvre littéraire et non un témoignage qui, depuis la jurisprudence actuelle, ferait le procès de ce qui s’est passé. Dans la pièce, les jeunes amants appartenant à deux familles rivales de Vérone, mariés en secret par le Frère Laurent, mourront. Dans le poème, R et J sont toujours les initiales (mais non dites) des amants, V est toujours l’initiale de la ville [28], le mariage est toujours secret (« Pendant que j’entendais ma mère et ses amies dire / Pourquoi un si charmant jeune homme ne se marie-t-il pas / Je m’enfermais alors dans un garde-robe / Fou de rage / Mais il est marié avec moi », v. 438-442) et le Frère Laurent est devenu « la baie comme une chanson » (v. 1743) — la baie Saint-François qui donne sur le lac Saint-François qui est dans le fleuve Saint-Laurent —, et les noms des amants, gravés comme les disques de La bonne chanson [29] le sont dans l’eau (« Nos noms qu’il dit graver à la surface de l’onde », v. 213), dans le feu (« Il me faisait écrire sur les bûches qu’il découpait / Nos deux noms / Gravés dans le feu », v. 417-419) et dans le paysage (« Nos noms qui brûlent encore dans le feu / De ces couchers de soleil qui me rappellent / Toi et moi », v. 747-749). Il suffit, par ailleurs, de rapprocher « J’aimais sentir l’odeur de ta main / Quand elle écrivait posée sur la mienne / Ma peau un manuscrit en braille / Que tu lisais si bien » (v. 959-962) et « Il me buvait de ses deux larges mains / Pleines de larmes » (v. 1783-1784), d’une part, et « Mais je sais que chaque geste de ta main / Peut-être / Était un cri » (v. 1789-1791), d’autre part, pour que surgissent, par infratexte, telles autres lectures : ma peau un manuscrit en pleurs et était écrit.

Dans le poème, seul l’amant de l’enfant mourra. Tout au long du texte, il aura vingt ans, l’âge de la jeunesse, « le plus bel âge de la vie [30] ».

L’essentiel de la diégèse est donc formé de l’histoire d’amour dont fait partie la scène de la mort de l’amant, dite voire racontée de façon plus ou moins succincte pas moins de vingt-cinq fois [31]. Les variantes des multiples versions d’une même scène qui est souvent une scène de mort sont bien présentes dans le nouveau roman — celle, célèbre, de l’écrasement du mille-pattes dans La jalousie (1957) d’Alain Robbe-Grillet, ou celles de la mort du maître, d’une part, et du crétin, d’autre part, dans Passacaille (1969) de Robert Pinget — et font alors, sauf erreur, leur entrée en poésie québécoise. Là de quelques lignes à quelques pages, ici de quelques mots à quelques vers [32].

Il s’agit alors de disposer, du meurtre (je l’ai tué) au suicide (il s’est tué) en passant par la parole publique (on a dit), l’ensemble des citations pour constater que cela se partage clairement entre le je et le on (le on laissant entendre le il). Une seule version fait le pont, allant du suicide au meurtre par le sas de ce que j’appellerais la légende (qui déplace du il au tu le suicide et que le texte associe explicitement au regard, v. 910) et sans qu’il soit possible, et sans qu’il soit nécessaire de départager ce qui s’est passé vraiment d’un côté ou de l’autre et ce qui est fantasmé : « On a dit que [suicide] tu t’étais jeté dans le feu / Un malade mental a-t-on dit / Mais [légende] es-tu mort pour de vrai / Pourtant dans le hangar / Pow Pow t’es mort / Tu n’avais qu’une manière de ressusciter / À l’autopsie que je devais pratiquer / Mais cette fois-là je n’ai pas pu / Mais je n’ai jamais cru à ta mort / On n’a pas reconnu ton visage / Moi je l’aurais pu / Mais [meurtre] comment me soupçonner / De l’avoir assommé d’une de nos bûches / De l’avoir poussé tête première dans le poêle / De m’être sauvé / De rentrer chez moi comme d’habitude » (v. 1409-1424). Entre le tu de la proximité (suicide) et le il de l’éloignement (meurtre), tous deux introduits par le on de la parole publique mais aussi des pouvoirs publics, il aura fallu unir la conquête et la quête en jouant au cowboy (Pow Pow) et au docteur (autopsie).

Le poêle, dont le poème laisse entendre qu’il est dans le hangar, est le lieu dans le lieu où cela se passe. Et c’est à la rime que, dans l’hypothèse du suicide, le poêle est dans le hangar peut être retourné en le regard est dans le poêle [33].

Les autres histoires et la clausule de cette histoire

Il y a entre Dimanche après-midi (1985) et Les cendres bleues (1990) bien des parentés : non seulement il est parlé dans le premier recueil du « réel fictif des autres histoires » (p. 46), de celle qui, par exemple, sera racontée dans le second recueil, et dans ce dernier recueil il est parlé du « génie du premier amour / À quoi bon les autres histoires » (v. 672-673), celle qui, par exemple, est racontée dans Suite contemporaine (1987), recueil intermédiaire, mais, dans les deux cas, il est raconté une mort qui aura été importante, celle du père pour l’homme (le « 5 mai 1957 [34] »), celle de l’amant pour l’auteur [35]. Il ne faut pas s’étonner, alors, que l’amant, passionnément aimé, meure, comme le père passionnément aimé, en mai [36], de la même façon qu’il ne faut pas s’étonner qu’Emma Bovary, l’épouse mal aimée, s’empoisonne le jour même (23 mars 1846) où Caroline, la soeur bien-aimée de Flaubert, meurt [37]. Le choix de faire coïncider au mois près, voire au jour près, ce qui s’est passé dans la vie et ce qui se passera dans l’oeuvre est une façon de dire sans dire, sans désigner nommément, de dire au lecteur, donc, comment lire : « Lui qu’on enterre / Dans la clameur de Mai / Les lilas mauves à force d’en être bleus » (v. 1661-1663), « Lui et sa peau de la douceur des lilas mauves » (v. 593) et « Le prisme de ses yeux alors / Une eau aux feux mauves » (v. 1205-1206) relançant « L’enfant le parfum tragique des lilas / La mort s’écrit en mauve » et « les traîtrises des corps le dimanche après-midi où l’enfant gémit au bout de la rue Tully […] les lilas mauves leurs parfums sucrés qui étourdissent […] l’enfant voit la mort qui ricane sous les ombres mauves des lilas [38] », refaisant ainsi l’équivalence au point d’être en phase : « Maintenant les lilas sont devenus des dates / L’eau de la baie [est devenue] indélébile » (v. 1787-1788). Des dates : celle, réelle, de la mort du père, celle, fictive, de la mort de l’amant, le cinquième jour du mois n’étant pas sans convoquer les cinq lettres du nom de l’amant et les cinq lettres du nom de la fleur. Et il n’y a qu’à déplacer une lettre et qu’à ajouter cet « Accent / Grave » (v. 1781-1782) — sur deux vers pour en faire ressortir la gravité —, et le nom de la fleur devient didascalie : lis là telle date, tel chiffre, telle inscription en -là : « ce corps-là » (v. 302), « ces yeux-là » (v. 455), « La lumière rugit quand le soleil part / Il avait ces regards-là » (v. 612-613), « Nous on s’aimait à cette heure-là / Alors que le ciel se convulsait / Dans un dernier baiser » (v. 497-499), « Il me buvait de ses deux larges mains / Pleines de larmes / Dans ces oasis-là / Tous les mirages étaient permis » (v. 1783-1786). Et il n’y a qu’à ajouter cette lettre, la même, pour que je, moi, devienne le mois, pour que le mois, mai, devienne un mais : « Mais allez donc savoir à six ans et demi » (v. 41), « Mais je n’avais que six ans et demi » (v. 300, 579, 643, 845, 1116, 1264, 1439, 1701), « Mais oui je n’avais que six ans » (v. 779), « Mais tu étais si jeune / Et moi si vieux » (v. 1108-1109), pour ne prendre que les exemples où le « mais » amorçant le vers fait que riment cet âge et ces mirages. Ceci trouvant son point de rencontre et de révulsion dans : « Mais qui a été brûlé cette fois-là / Sinon nous deux / Comme nos bûches gravées » (v. 1444-1446). De grave à gravé, par l’accent retourné, devenu circonflexe : être — verbe et nom — et âtre, « fourneau de ma tête » (v. 1686) et poêle, bûche et brûle, « Prêt pour la mort » (v. 930) et « Toujours prêt pour l’amour » (v. 1276).

J’accumule ces quelques exemples pour bien faire voir comment une « anecdote scabreuse » peut être formellement saisie et, ainsi, jusqu’au moindre signe graphique, transformée en texte. Que l’on songe, dans les oeuvres de Mozart ou de Beethoven par exemple, aux multiples variations ou modifications d’un thème, par un procédé quelconque en apparence : transposition modale, changement de rythme, modifications mélodiques. Or, cette « anecdote scabreuse », dit le paratexte, est présentée, dans le texte, comme une histoire, comme un poème — à lire déjà : « Il était toujours là / Quand je le voulais » (v. 93-94), est-il dit d’un des personnages ; « L’eau de la baie est toujours là » (v. 468), est-il dit d’un des éléments du décor ; « Mais je n’ai jamais lu une histoire comme la nôtre » (v. 1691), « Mais le poème suivait son cours / L’eau du lac [suivait] dans le fleuve » (v. 631-632), et l’on comprend que cette eau, comme l’encre, soit désormais indélébile ; « L’eau s’en va toujours ailleurs / Les ailleurs amoureux » (v. 381-382), et l’on comprend que les autres histoires, dans leur réel fictif, puissent être ici, une fois de plus, convoquées.

« Il n’y a rien à raconter » (v. 339) [39], et pourtant « Dans l’eau de la baie une autre folie d’inscrite / Sur la page bleue d’un lac s’avance dans le fleuve / Une autre histoire démente / Comme seules les petites villes savent / Les raconter » (v. 1330-1334). D’emblée, une autre histoire d’amour est dite démente — le a (d’am-) et le e (dém-), une fois de plus —, comme si l’amour ne pouvait être que fou, comme si la folie ne pouvait être qu’amoureuse, inséparablement. Comment expliquer cela, sinon par le fait que, dans la langue et dans une petite ville, les mots et les gens sont unis entre eux, étymologie et consanguinité : « la folie est chaque mot / question de famille / de mariages / consanguins / l’histoire de la poésie en est le meilleur exemple / du moins / le plus réussi [40] ». En ce sens, l’amant, qui, côté famille, est et n’est pas, par polysémie, un proche (« Ce n’était pas un parent / [C’était] Un jeune voisin », v. 345-346) — un proche qui est, par infratexte, « Prêt pour la mort » (v. 930) et « Toujours prêt pour l’amour » (v. 1276) —, est, côté poésie, une folie d’autant plus grande que les mots utilisés à son égard, par égard pour la rime hangar / regard, par exemple, l’une de « ces racines insensées / [données] À ma vie à écrire [et, en ce sens, toujours déjà] écrite [41] / Comme si je pouvais être sauvé de la folie » (v. 47-49), finissent par lui faire une famille — folie et filiation : foliation, dira-t-on — d’autant plus ramassée qu’elle est risquée dans son projet, grave dans son sujet et flamboyante dans ses effets. « Ce soir un écrivain se penche / Au-dessus du puits hallucinant de son enfance / Tombe comme Alice et c’est encore toi / Qui me recueilles » (v. 974-977) : conjuguant le geste de Narcisse qui, épris de sa propre image reflétée dans une fontaine, se penche sur l’eau (et languit de désespoir car il « aurait aimé mourir », v. 1080), et celui d’Alice tombant dans ce qui « semblait être un puits très profond » au fond duquel il y a « un tas de branchages et de feuilles mortes [42] », Jean-Paul Daoust lie par la rime (Narcisse / Alice / hallucinant / phallus) ce qui le fait devenir poème, poème-recueil.

Dans le corps de l’enfant comme dans le corps du mot enfant, du mot enfance, au centre exactement, dans ce recueil-ci exactement, il y a le f de famille ou de folie, de famille et de folie. Par le sas de telle « dépendance » (v. 1549), s’introduit le d de splendeur — de « la splendeur de Mai » (v. 82), côté thanatos, à « La splendeur d’un corps qui vous convoite » (v. 1780), côté éros —, splendeur portée, dans les tout derniers vers (v. 1821-1827), jusqu’à l’incandescence :

Le totem de la victoire

Maintenant dans le musée de nos rires

Bleu à en arracher l’incandescence de nos yeux

Qui s’aiment

Malgré moi

Malgré nous

Cendres étoilées

« Poème policier / Dont je tairai la finale » (v. 1425-1426) : il n’y a plus lieu, désormais, de taire cette dernière épreuve qui désigne, entre « méchant » (v. 1819) et « mon chant » (v. 1817), le vainqueur. Autant le totem ou le poème de cette victoire que le musée sont bleus, autant nos yeux que nous, partie et tout, sont cendres. Et si le totem, considéré autant comme l’ancêtre que comme le protecteur de cette famille — cette « histoire d’un amour / Inacceptable inoubliable » (v. 886-887) —, est un oiseau, animal ai(toi)lé, et si, à l’occasion du récit constamment refait, finalement ambigu, d’une mort, cet oiseau devient poème et ce poème recueil, il sera dit que ces cendres, bleues d’avoir été celles de cet « amant bleu » (v. 1344, 1396, 1473, 1700), seront disposées en rayons partant d’un centre, double en ce qu’il est fait du « feu bleu / Violent de ses yeux » (v. 1158-1159) [43]. Il sera dit, alors, que Les cendres bleues est cette fiction, « Bleue elle aussi » (v. 1500), toute semée de cette histoire :

Ne dérangez pas les enfants

Qui lisent Tintin

Sur les genoux de la passion

Quand ils apprennent à lire la vie

À l’écrire

v. 752-756

Il aura donc fallu à l’auteur qu’il accepte qu’il ne puisse pas ne pas y retourner quand cette histoire dans et par l’écriture surgit enfin, et qu’il sache de quoi il en retourne quand il en retourne la force, ne pouvant la fractionner, ne pouvant que la diffracter, exactement, quand il en distribue l’impact sur l’ensemble du recueil, selon quelques angles. Victoire : fiction de toi, le « bel indien » (v. 1195), au bout de la rue Tully, par l’eau, désormais, de la « baie indélébile » (v. 1788). Fiction dont l’incipit se termine sur « Une fois pour toutes » (v. 186) et le développement sur « À six ans et demi on ne sait pas tout » (v. 1555). Étoilées : allées [44] — et, surtout, cette fiction, à l’écrire. Tintin : syllabe double où, déjà, percent les mots inacceptable et inoubliable [45].

Totem ou poème (érotique et poétique, désormais) : o et m — avec ou sans le h de histoire, héros (« mauvais héros », v. 1705, si près de « lilas mauves »), hangar ou hache —, comme dans « Être un homme blessé / D’avoir connu le sexe enfant » (v. 12). Voilà, « Dans l’éclairage exact interdit / En ces temps-là » (v. 583-584), « Comment revivre ce que vous avez vécu » (v. 117).