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Jules Barbey d’Aurevilly appartient à un siècle scientiste qui voit dans le médecin une sorte de prêtre des temps modernes capable de déchiffrer et de soulager les corps quand autrefois on sondait et fortifiait les âmes. Le souci des réalités physiologiques traverse les six nouvelles des Diaboliques (parues en 1874) avec une constance qui doit sans doute beaucoup à l’influence sur Barbey de son oncle Pontas-Duméril, médecin voltairien et normand, inspirateur du personnage de Torty. Mais la passion du corps et de l’esprit malades ne signifie pas adhésion aveugle au positivisme triomphant. Barbey se distingue par un recours quasi systématique aux croyances de l’ancienne médecine, comme en témoigne l’« humide radical » des yeux de la petite Herminie [1]. Il se singularise surtout en accordant une place considérable au sang.

De cette humeur, Barbey propose une description conforme aux lois de la médecine. Le sang sera donc un liquide rouge et sombre, lié à la vie et par conséquent à la mort quand il s’écoule de quelque blessure (celle de Brassard, par exemple, sur les barricades parisiennes). Très naturellement, la gueule des chiens de Sierra-Leone est rouge du coeur d’Esteban ; quant au cadavre d’Alberte dans « Le rideau cramoisi », le couteau de Brassard ne peut en tirer la moindre goutte malgré l’acharnement irrationnel qu’y met le jeune homme. Mais cette manifestation n’est pas la seule : le réseau métaphorique témoigne d’une présence plus secrète à travers la chair du texte. Quand la pauvre Herminie commence à perdre la partie de whist qui se trame contre elle, le narrateur est frappé par le tableau prémonitoire qui se dessine à ses yeux : « La pourpre du jour mourant, qui versait son transparent reflet sur ses joues pâles, lui donnait l’air d’une tête de victime, réfléchie dans un miroir qu’on aurait dit étamé avec du sang » (D, p. 160). La comparaison, en établissant ce fantastique de la réalité cher à Barbey, donne au sang une présence plus inquiétante et plus littéraire à la fois.

Le sang se retrouve enfin à travers toute une série d’objets qui l’évoquent sans le désigner explicitement. Le feu, le vin entrent en résonance avec lui. La couleur rouge vaut comme un correspondant visuel du sang, lien discret d’une chaîne qui ne fait jamais dans le symbolisme pesant : au rideau cramoisi, répondent le capuchon de satin ponceau de la dame de l’opéra (D, p. 38), le pavot rouge du dandysme (D, p. 57), la plume rouge, le visage empâté de vermillon de la duchesse prostituée (D, p. 234), les montagnes de marbre rouge autour de Sierra-Leone (D, p. 247). Pléthorique et polymorphe, le sang s’infiltre jusqu’au coeur du texte.

La vie et la mort

La présence d’un sang abondant et bouillonnant est signe de vitalité. Dans le corps de la Pudica coule « un sang frais et sain » (D, p. 210). La mère de la « petite masque » du « Plus bel amour de Don Juan » a « la santé d’une paysanne qui boit du soleil par la peau » et l’on remarque en elle « l’ardeur de ce soleil bu, autant dans l’âme que dans les veines » (D, p. 70). Surtout quand elle concerne les femmes, la vitalité sanguine correspond le plus souvent à un bonheur rayonnant. Comme le note le narrateur du « Bonheur dans le crime », « [o]n ne peint pas plus le bonheur, cette infusion d’une vie supérieure, qu’on ne saurait peindre la circulation du sang dans les veines » (D, p. 126). Le sang pris comme source et manifestation de l’énergie devient également, par la comparaison, le moyen de mesurer l’échec du regard médical confronté au mystère de l’âme et du corps.

Dès qu’il est versé, ce sang lié à l’énergie confère d’emblée une stature héroïque à celui qui sait le dépenser. Brassard sur sa barricade se grandit des blessures qu’il reçoit et, comme dans un roman courtois, la considération des dames vient récompenser son courage. Sélune le balafré, personnage d’« À un dîner d’athées », porte une cicatrice qui rougit quand le sang lui monte au visage et qui devient une sorte de Légion d’honneur, témoignage permanent de son courage passé. Cette prestigieuse médaille se retrouve métaphoriquement accordée à la Tesson, qui n’hésite pas « à risquer son sang », à répandre celui des autres, et « qui porte Dieu comme un soldat la légion » (D, p. 205).

Il est une autre manifestation d’héroïsme, plus secrète, plus féminine peut-être, qui coïncide avec la maîtrise et trouve dans le sang-froid une expression à la fois langagière et corporelle. Alberte passe pour insensible aux yeux du monde qu’elle réussit à tromper ; Madame de Stasseville a certes « les mains blanches » (D, p. 154) et dans son corps ne semble couler qu’« un sang blanc » ; mais ses veines « saillantes et gonflées » révèlent l’ardeur que sa volonté domine. Il ne suffit pas d’avoir de l’énergie : il faut aussi pouvoir la canaliser, en modifier la température selon les circonstances ; là est la véritable force. Le sang qui monte au visage est un signe trop explicite d’émotion pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’en prémunir. Le roman idéaliste s’empourprait souvent de ces rougeurs qu’une société aristocratique malveillante pouvait à tout moment interpréter à mal. Les grandes criminelles de Barbey réussissent, bien mieux que la princesse de Clèves, à maîtriser les signes d’une émotion destructrice. Elles ne se retirent pas dans un couvent ; elles en sortent au contraire, armées pour triompher de la vie et se jouer des pièges que leur tendent les hommes.

Malheureusement, si le sang témoigne de l’héroïsme et de l’aristocratisme, l’époque moderne n’est guère favorable à l’épanouissement physique et intellectuel de qualités qui semblent chaque jour davantage appartenir au passé. Les athées demi-solde ont au moins pour eux l’avantage d’avoir été des soldats. Que reste-t-il de leur courage ? Désarmés par l’histoire, ils sont obligés « de manger et de boire leur sang » (D, p. 190). Ce trop-plein d’humeur (dans tous les sens du terme) exigerait « des hémorragies de sang versé […] pour calmer l’apoplexie ». C’est, au fond, comme si la saignée, chère à la médecine classique, manquait à tout un groupe social frappé d’inactivité. Rien de plus dangereux que ce sang condamné au circuit fermé et qui finit par se retourner, toxique, contre celui qu’il est chargé de nourrir [2].

Mais plus encore que les demi-solde, c’est toute l’aristocratie d’Ancien Régime qui se voit déportée aux marges du siècle. La petite ville de Valogne devient le mouroir de tant d’énergies condamnées au whist et aux distractions d’un assassinat sans gloire. La noblesse est comparée à un « rubis brûlé » (D, p. 134) : la métaphore très dense combine étroitement les images du sang, de l’ardeur, de la valeur perdue et d’une fixité qui ne laisse aucun espoir d’évolution. Comme les soldats de l’Empire, les demoiselles sentent « que le flot de sang qui battait dans leur coeur et teignait d’incarnat leurs joues sérieuses, bouillonnait vainement » (D, p. 134). Elles sont condamnées à bailler en dedans, à intérioriser une ardeur qui finira par les tuer, — « à se rougir les yeux ».

La dévitalisation lente finit naturellement par entraîner la mort : mort des êtres, d’une société et, par voie de conséquence, d’une certaine forme de littérature. Tous les symptômes de la mort sont liés chez Alberte à la disparition du sang : pâleur et tarissement des artères, coeur et carotide, occupent une place plus importante que l’absence de souffle ou le raidissement cadavérique. La froideur est à comprendre elle-même comme l’extinction de ce feu liquide qui court dans les veines. Même pâleur chez Brassard bouleversé, chez la Pudica mutilée, « pâle pour la première fois sous les yeux d’un homme » (D, p. 227), comme si l’émotion se définissait cette fois-ci comme une perte, de soi et de sang, réduisant le personnage à une sorte de cadavre vivant.

La maladie de poitrine, évoquée dans tous les textes, et les crachements de sang qui la caractérisent, donne un nouveau visage à la mort. Avec la pâleur, le sang était comme aspiré de l’intérieur ; avec la phtisie, cette maladie du siècle qui trouve en Marguerite Gautier un de ces « pots de fleurs [3] » (D, p. 256) pour littérature idéaliste, l’expectoration, l’hémorragie externe permettent au sang de s’écouler. La tuberculose est le combat des jeunes filles, mais ce combat ne les grandit pas, et la panthère, rivale malheureuse de Hauteclaire, finira par s’en aller de la poitrine comme tant de jeunes héroïnes romanesques.

Les corps ne sont pas les seuls à mourir ; l’héroïsme lui-même disparaît et, avec lui, les crimes de sang qui pouvaient passer pour sa face noire et audacieuse. On ne trouve jamais chez Barbey de véritables apologies du meurtre, mais l’énergie, même mal employée, est constamment valorisée. Or l’époque préfère le poison, liquide de substitution qui vide l’assassinat de sa seule grandeur : le courage et la clarté du sang versé. Quand le sang coule, c’est que le soldat est présent, prêt à assumer la responsabilité de son acte. Le poison coupe les liens qui attachaient explicitement le coupable et la victime. Savigny et Hauteclaire réservent l’épée à leurs échanges amoureux : leur crime se coupe totalement des valeurs de la noblesse. D’une certaine façon, avec la comtesse résignée, c’est l’aristocratie qui se suicide en buvant la ciguë qu’on lui tend. La conclusion revient, ironiquement, au bourgeois Torty : « cette boue d’un crime lâche qui n’avait pas eu le courage d’être sanglant » (D, p. 125).

De la même manière, la vengeance de la duchesse est « une vengeance […] dans laquelle le sang n’a pas coulé » (D, p. 231). Parce qu’elle est femme et parce que la femme vipérine préfère le venin, parce que l’orgueil aristocratique est la victime à flétrir, la duchesse n’a pas d’autre choix que le sien. Son entreprise se donne à lire comme une nouvelle forme de suicide : elle clôt une époque dans la frénésie d’une grande dame qui meurt « de la vengeance comme les moustiques gorgés du sang de la blessure » (D, p. 245). La mort d’Esteban elle-même, véritable scène de boucherie, frappe par l’absence de véritable référence au sang. Si le sang coule, ce n’est guère dans le texte (il est simplement fait mention « des gueules sanglantes » (D, p. 252) des chiens) ; là encore la mort, par strangulation, est si peu héroïque, l’attitude du duc si horrible que le texte semble économiser le sang, promis généralement à des combats plus chevaleresques. Cette mutation dans le meurtre entraîne aux yeux de Barbey la nécessité de redéfinir le rôle de la littérature. L’écrivain ne peut plus écrire de ces épopées, si généreuses en sang versé, uniformément baignées de la clarté de l’évidence : il lui faut désormais s’adapter au crime de « l’extrême civilisation […] plus atroce que ceux de l’extrême barbarie par le fait de leur raffinement, de la corruption qu’ils supposent et de leur degré supérieur d’intellectualité » (D, p. 231). On y gagne une nouvelle variété de monstres, on y perd le panache.

Si le sang régresse, c’est que le cancer libéral souille le sang de la France. Pour un Barbey, à la fois aristocrate nostalgique et écrivain soucieux d’une modernité littéraire qui a définitivement rompu avec l’épopée, le sang, vicié de ne plus servir, devient un élément de corruption. Mais cette corruption, cette souillure n’est pas seulement politique ; elle est d’abord métaphysique et morale. C’est dans le sang que se livre le premier combat, celui du ciel et de l’enfer, du salut ou de la damnation. À partir de données physiologiques, le sang nous conduit bien au-delà de la souillure sociale : au plus noir d’une âme humaine qui attend sa rédemption.

Le pur et l’impur

Le sang est impur parce qu’il est très souvent lié au désir. Le feu de la passion, « allumé dans les veines » (D, p. 42), provoque « coup au coeur et palpitation » (D, p. 44) dans la poitrine de Brassard quand Alberte entre dans la pièce. « C’est comme si j’étais tombée dans du feu […] le coeur me manqua » (D, p. 78), s’écrie la plus belle conquête de Don Juan. L’originalité de Barbey ne réside pas dans le symbolisme, somme toute banal, mais dans un double exercice d’exagération et de concrétisation. Dans Les diaboliques, le coeur redevient un organe à part entière ; loin de la littérature idéaliste, c’est le pouls, par exemple, qui bat la mesure de l’étreinte entre Serlon et Hauteclaire au point que la communion des sentiments coïncide parfaitement avec la confusion des corps. De la même manière, le souvenir que la duchesse garde d’Esteban se matérialise dans la robe tachée de sang et trouve, grâce à ce support concret, un stimulant essentiel à la vengeance.

Barbey renouvelle le lieu commun de la passion destructrice en le poussant jusqu’au bout de sa logique, le vampirisme. Selon lui, l’amour est nourriture et destruction mutuelles. La main d’Alberte est comme une bouche qui suce le sang de Brassard et semble se nourrir de l’émotion qu’elle suscite. La duchesse dispute au chien le coeur de son amant ; quant à la comtesse de Savigny, sa haine à l’égard de son mari trouve le même appétit que celui des grandes amoureuses : « Je lui mangerai le coeur » (D, p. 113). Haine et amour : les deux mots se rejoignent dans une même soif de destruction et, à l’exception de Serlon et Hauteclaire, aucun couple ne trouve le bonheur dans la communion des êtres. Les sangs se mêlent mais pour s’empoisonner mutuellement et, comme certains insectes, mourir d’avoir tué. Cette frénésie d’autodestruction conduit à un véritable auto-vampirisme qu’on trouvait déjà dans « Le rideau cramoisi ». « Je me mangeais le sang » (D, p. 40), rappelle, tout à l’inquiétude d’attendre, le narrateur du « Rideau cramoisi ». Alberte meurt de sa propre dévoration, madame de Stasseville ne survit pas longtemps à sa mystérieuse histoire d’amour.

La fameuse scène de la main dans « Le rideau cramoisi » offre un étonnant exemple de monstruosité physiologique. On retrouve en fait un nouvel exemple de coeur arraché, métaphoriquement cette fois-ci, mais d’une façon tout aussi troublante. Que se passe-t-il, en effet ? En s’en emparant, Alberte transforme la main de Brassard en une sorte de nouveau coeur, double diabolique de celui qu’il a dans la poitrine. Le va-et-vient du sang, d’abord aspiré puis renvoyé dans le corps du jeune homme, confère à ces deux mains réunies la valeur d’une « pompe » (D, p. 33) ; mais, en opposition aux lois de la physiologie, les fonctions naturelles sont inversées puisque c’est un sang impur, souillé par le désir que le muscle rejette. Dans cette scène de séduction traitée comme une scène de vampirisme, l’inversion des valeurs est d’abord une inversion physique.

Selon une tradition ancestrale, le sang menstruel est la manifestation la plus claire de l’impureté faite femme. À première vue, Barbey ne mentionne jamais ce phénomène physiologique. En fait, grâce à un jeu sur l’étymologie, il l’inscrit secrètement dans la scène fondamentale de la profanation des hosties, telle que la raconte l’abbé Reniant au cours du dîner d’athées. L’anecdote offre une série de ces renversements dont le texte est coutumier. Une femme, la courageuse Joséphine Tesson, transporte des hosties cachées dans son corsage, « en catimini [4] ». Le mot, signalé par l’italique, attire l’attention du lecteur sur son sens contextuel. Or « catimini », qui vient du grec katamênia, signifie, lors de son apparition au xive siècle, menstrues. Simple coïncidence ? L’examen du contexte, en fait, pousse à répondre à l’appel des italiques.

Le contexte immédiat place l’écoulement sanguin au premier plan : blessure de Sélune, énergique riposte de la Tesson pour échapper au viol. Le sang des combattants baigne le texte et conditionne la lecture étymologique du mot « catimini ». Plus précisément, la structure syntaxique du passage, en distribuant régulièrement les éléments qui appartiennent au monde masculin et au monde féminin, donne, semble-t-il, une clé essentielle. La phrase précédente repose sur un chiasme qui, de deux mots renvoyant à la femme (« elle » et « bavette »), encadre deux activités typiquement masculines, le combat et la prêtrise. Or on retrouve la même structure dans la phrase en question : la partie centrale réunit à nouveau les activités spécifiquement masculines (l’aventure militaire et la communion religieuse), les extrêmes touchent à l’univers féminin avec « Elle » et… « catimini [5] ». C’est donc en quelque sorte par nécessité structurale que ce dernier mot retrouve son sens premier, réactivé pour l’occasion. Comme souvent chez Barbey, la rhétorique apporte une solution que la chaîne des mots ne livrait pas (il suffit de se rappeler le bel hendiadyn qui explique tout le mystère de la partie de whist : « C’est mon diamant et c’est ma fille », (D. p. 159)). Enfin, toute cette page repose sur un système d’oppositions entre le Christ et la femme, le comble de la pureté et le comble de l’impureté, le sang rédempteur de l’Eucharistie et l’humeur souillée de la pécheresse. Les menstrues sont nécessaires à l’équilibre profond du texte entièrement organisé autour de la profanation et du choc des contraires.

Le sang de la femme fait d’elle une créature dangereuse, attachée par nature à une vaste entreprise de contamination. Mais, une fois encore, rien n’est univoque chez Barbey. Dans l’imaginaire chrétien, le sang versé est d’abord le sang du Christ mort sur la croix. On ne s’étonnera donc pas de voir le sang, profondément ambivalent, se charger, en dépit de tout, de la valeur positive du sacrifice. Les indices de la rédemption ne sont pas toujours très visibles dans le texte. Le réalisme du récit les dissimule souvent, mais est-il indifférent que Brassard perde son sang tout près de la Madeleine, un lieu de culte ?

Barbey, par un transfert paradoxal, associe très souvent le sang non seulement au corps mais aussi à l’âme. Dans « Le plus bel amour de Don Juan », le narrateur décrit le vampirisme bien particulier du moine de Brescia qui, tel le démon, vit du sang des âmes. Le même sang colore le vin de champagne que l’on sert aux douze convives (ou apôtres !) réunis autour de Ravila.

L’association de deux liquides semblables par la couleur se retrouve dans tous les domaines, à commencer par les plus profanes. Le vin est un supplément d’énergie qui vient revigorer le sang comme « le champagne en flûte » qui « verse mélodies au coeur » (D, p. 6). L’ivresse et le bonheur sont souvent associés puisque les gens heureux « portent leur coeur, comme un verre plein » prêt à se briser. L’imaginaire populaire a tendance à voir dans le vin un moyen de réparer la perte des forces et, tout particulièrement, de compenser une hémorragie. Quand Brassard, sérieusement blessé, se soigne en buvant du vin de Bordeaux, il retrouve le geste antique du Bon Samaritain versant quelques gouttes de vin pour ragaillardir le malheureux au bord de la route. L’Eucharistie, établissant une équivalence entre les deux liquides confère, par le mystère de la transsubstantiation, une dimension sacrée au vin. Les rapports que le texte établit entre sang et vin, pour anecdotiques qu’ils puissent parfois paraître, s’inscrivent dans la problématique chrétienne qui sous-tend les six nouvelles. Seul « Le plus bel amour de Don Juan » en offre, avec la parodie de la Cène, une manifestation claire, sur le ton du blasphème et de la profanation. Les inversions sont systématiques : douze femmes, le culte de l’amour profane, le vin du plaisir, le péché comme décor général.

L’érythème pudique revient avec insistance dans toute l’oeuvre de Barbey. La répétition d’un tel phénomène à l’intersection du physique et du psychologique constitue un clair moyen de lier le sang et la vertu. On trouve naturellement de grandes impudiques que la conscience du mal ne trouble en aucune façon. La nuit ne laisse aucune « rougeur », aucune trace sur le front de la machiavélique Alberte. Si Hauteclaire se trouble en apercevant Torty, c’est en tremblant légèrement des mains qu’elle se trahit ; son sang d’escrimeuse lui obéit parfaitement.

Mais très souvent les héroïnes de Barbey se signalent par un empourprement soudain qui témoigne à la fois de la conscience du péché, du bonheur de la transgression et, peut-être, d’une pureté idéale dont elles ne sont pas aussi éloignées qu’on pourrait d’abord le croire. La mère du plus bel amour de Don Juan annonce la psychologie de la Pudica. Dotée d’une « nature purpurine et pure comme le sang », elle est impudente en amour et gauche en caresse : « Tout se voyait dans le miroir souvent pourpre de ce visage, si souvent troublé » (D, p. 72). L’exemple le plus frappant reste naturellement celui de la Pudica. Ni la technique héritée des moralistes, ni celle que propose la science moderne ne peuvent rendre compte d’un pareil phénomène. La rougeur de la Pudica est comme un reste de vertu au beau milieu de la débauche la plus effrénée ; « vermillon mobile de la pureté et de la pudeur », « visage divinement pourpre dans ses mains divinement rosées » (D, p. 216), elle est le sang dans toute sa complexité, et son corps devient le champ de bataille où s’opposent le bien et le mal.

Ainsi, le catholique Barbey retrouve à propos du sang cette dualité qui fait de l’homme le lieu d’un combat acharné entre deux aspirations contraires, l’une qui l’attire vers le haut, l’autre vers le bas. Mais il se distingue de la théologie classique quand il se refuse à établir une véritable dichotomie entre le corps et l’âme. Les personnages des Diaboliques sont à la fois tout corps et tout âme. Le matérialisme de son époque, Barbey le réutilise mais pour l’adapter aux dogmes de sa foi. L’âme ne se laisse appréhender que par le corps, le corps est animé par un souffle spirituel qui ne se confond pas avec la simple vie organique ; à l’intersection de ces deux réalités, en chacun de nous : le sang, à la fois pureté et impureté, matière et immatérialité. Grâce au sang, Les diaboliques offrent l’exemple d’une application très surprenante du mystère de l’Incarnation.

Plus surprenante encore est la véritable dialectique du pur et de l’impur que le sang porte en lui. Le rapport entre le bien et le mal, l’âme et le corps, dont le sang serait la lice, ne se résume pas à un simple antagonisme. Chacun des deux adversaires a besoin de l’autre et le chemin de l’impureté conduit souvent à la pureté. Scène clé d’« À un dîner d’athées », la profanation des hosties oppose la pureté de Dieu à l’impureté de la femme et des cochons. Cette scène d’une grande violence blasphématoire entre en relation avec la profanation du coeur de l’enfant et prépare par contraste le retour de Ménilgrand au sein de l’Église. Hosties et coeur, liés de près et de loin au sang, tombent au plus bas de la souillure ; mais cette descente en enfer vaut comme étape nécessaire vers la Résurrection, comme s’il avait fallu errer longtemps dans l’ombre de l’abjection avant de retrouver la lumière du salut.

Figure essentielle de l’univers aurévillien, l’inversion devient vertigineuse quand elle se complique encore d’un retournement du retournement. Il existe une messe exorciste qui inverse les signes de la messe noire, elle-même inversion de la messe ordinaire. La nouvelle centrale que constitue « À un dîner d’athées » ne peut-elle se lire selon un processus similaire ? Il est nécessaire de reprendre les caractéristiques de la souillure (n’oublions pas de quel sang étaient constituées les hosties de la messe noire !) pour mieux dépasser cette souillure ; il faut utiliser les armes de l’adversaire pour en venir plus facilement à bout. La Tesson devient donc l’instrument d’une entreprise de purification qui s’appuie sur les signes mêmes de l’ordure. Entre l’impureté de la femme et la pureté des hosties, se trame une solidarité toute dialectique : le mal sert de ciboire au bien, la chute dans l’auge aux cochons est signe prémonitoire de l’ascension à venir. Dans cette théologie de prêtre exorciste, le sang prête l’ambiguïté de sa symbolique et l’énergie de sa circulation.

Un sang d’encre

Barbey entretient des rapports étroits avec le scientisme triomphant de l’époque. Mais tout le travail de l’écriture, avide de coller au corps dont elle cherche à rendre la présence concrète, ne se comprend que par une volonté de spiritualisation de ce matérialisme. Grâce au sang, l’âme devient matière, la matière devient esprit. Une analyse barthésienne définirait le mot sang comme un de ces mots mana, mot vide, mot de passage qui peut, par là même, recevoir toutes les significations et occuper toutes les fonctions. Le sang, et c’est là son principal rôle, établit une incessante circulation des thèmes et des symboles dans les six nouvelles. Sous le signe de la complexité, le sang renvoie à la fois à l’héroïsme et à la mort de l’héroïsme, à l’impureté de la matière et à la mort rédemptrice du Christ.

Le sang permet donc de tout dire, y compris le plus scandaleux, mais il permet aussi par son opacité même de voiler son audace et de composer ainsi avec le siècle. L’époque moderne est pudibonde ; elle se refuse à entendre certains mots, comme celui qui désigne le métier qu’exerce la duchesse de Sierra-Leone ; elle feint de croire qu’une serviette de table — celle de Brassard — peut tenir sur les « genoux » (D, p. 7). Cette époque qui intellectualise tout a peur de la clarté. C’est une chance pour l’écrivain qui, par goût et par nécessité, échappe au discours théorique trop univoque en travaillant la riche matérialité des symboles.

La prudence appelle l’audace. Barbey a payé d’un procès la publication de son livre ; l’écrivain dans un combat à la fois politique et moral n’hésite pas à prendre des risques, à se dépenser, à retrouver, la plume à la main, un peu de l’esprit moribond des croisades. Simplement, le monde moderne refuse le sang et les duels ne sont plus que des caricatures qui effraient les seuls Perrichon. Ce que versera donc un Barbey, comme tant de pamphlétaires catholiques de l’époque, c’est de l’encre, autre couleur, autre humeur, comme si le sang se changeait en bile.

Pour bien saisir le rapport de ces deux liquides, il faut se souvenir que le sang est très souvent lié au passé et à la mémoire. La robe ensanglantée de la duchesse stimule le souvenir d’Esteban ; le rideau cramoisi s’inscrit dans la mémoire de Brassard ; le coeur de l’enfant relève lui aussi de l’idée fixe jusqu’à ce que Ménilgrand restitue à l’église son sacré dépôt ; le sang bleu rappelle enfin l’Ancien Régime, à jamais révolu. Or la littérature, et l’encre, son instrument, n’est-elle pas le seul moyen qui reste pour témoigner de ce qui a été et de ce qui ne sera jamais plus ? L’encre se substitue au sang qui s’écoule. Le texte procède par coagulation de souvenirs.

Ainsi, ce que restitue la littérature, c’est un peu de l’énergie ancestrale perdue. Il n’y a plus de chouannerie possible ; le seul aristocrate qui subsiste, c’est l’écrivain, pour peu qu’il célèbre ou dénonce. On voit tout ce qui rappelle Vigny dans cette attitude :

J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme

Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.

Mais l’auteur de « L’Esprit pur » revit par l’écriture qui le rend supérieur à ses ancêtres. Barbey, quant à lui, maintient et prolonge : l’un renaît, l’autre renoue. Le pavot rouge du dandy, le talon rouge de l’aristocrate sont sauvés par la littérature chargée de nommer la faute (l’impureté, le libéralisme), de chanter la rédemption qui seule peut offrir l’éternité de la mémoire. L’écrivain ne cherche pas à rivaliser avec Dieu. Barbey ne croit pas à l’avenir de la classe qu’il défend sans en épargner les ridicules. Son attitude, plus épidermique, essaie, contre vents et marées, de rendre sa place à l’humeur dans un siècle trop cérébral. Sur ce plan, Barbey retrouve Zola, si proche de lui par le regard médical, la passion du sang et du corps. Le 11 octobre 1880, c’est-à-dire six ans après la publication des Diaboliques, Zola écrit un article dans Le Figaro qui s’intitule précisément « L’encre et le sang [6] ». Si les deux hommes s’accordent pour vanter la nécessité et la grandeur de l’encre, Zola se lance dans un vibrant éloge des intellectuels et une critique acerbe du soldat et du prophète : « Ce n’est pas un messie, c’est la vérité qu’attendent les nations modernes. Et les nouveaux prophètes qui en annoncent la venue ne donnent plus leur sang dont nous n’avons que faire ; les nouveaux prophètes savants et écrivains, donnent leur encre qui féconde notre intelligence [7] ». La position de Barbey inscrit au contraire l’artiste dans la lignée largement imaginaire du guerrier et du prêtre. La polémique ou le dernier combat.

La langue française, à l’inverse de la latine, se caractérise depuis le baptême de Clovis par une « impérissable pudeur » (D, p. 230). Faut-il y voir un signe de vertu d’hypocrite idéalisme ? La scène de la main dans « Le rideau cramoisi » offre un très bel exemple de cette brutalité sournoise que Barbey impose à la langue. Le jeune Brassard, comme c’est l’usage à table et en français, déplie sa « serviette sur ses genoux » (D, p. 33). Or chacun sait bien qu’aucune serviette n’a jamais tenu sur des genoux. Ce sont les cuisses du jeune homme que la métonymie désigne ainsi. Pourtant si Barbey se plie aux usages de la morale et de la rhétorique, la langue ne perd rien pour attendre ! Que désigne en effet la main que prend la jeune fille avec une telle audace ? Cette main assurément ne désigne qu’une main ; mais cette main se charge d’une connotation sexuelle très forte. De la main au sexe du jeune homme, le glissement, là encore, est métonymique ; la figure de style qui préservait la pudeur du texte devient, sous la plume de Barbey, l’instrument de l’impudeur. Les genoux désignent les cuisses, la main suggère le sexe : à une métonymie de dénotation succède une métonymie de connotation.

L’écrivain selon Barbey, dernier chevalier des temps modernes, aura soin, même si la guerre est perdue d’avance, de porter le fer dans la plaie, de faire saigner les mots, de faire rougir le siècle si coupable. On peut toujours rêver ; mais la littérature n’est-elle pas finalement, si l’on en croit le narrateur du « Dessous de cartes d’une partie de whist », le meilleur moyen de « corporiser » ses « rêveries » (D, p. 131) ?