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Assis sous la tente à l’Oasis de Moïse, d’où il doit partir avec son équipage pour traverser le Sinaï, Pierre Loti relit la lettre que lui a confiée le « séid Omar, fils d’Edriss », un laissez-passer qui devrait lui permettre de traverser sans encombre certaines régions désertiques réputées dangereuses. Il serait plus juste de dire qu’il lit la traduction faite par le Consul de France à Alexandrie[1], qui indique d’ailleurs que ce message du séid Omar est suivi d’une « invocation divine et mystérieuse de la secte des Senoussi » — intraduisible selon lui et par conséquent illisible pour Loti. C’est donc avec la représentation d’un acte de lecture assez singulier que commence le récit de voyage intitulé « Le désert », premier volet d’une trilogie relatant un voyage en Terre sainte effectué en 1894[2]. Loti précise ensuite qu’un laissez-passer n’aurait pas été nécessaire s’il avait choisi de suivre l’itinéraire le plus facile et le plus touristique, qui rejoint El Arich par la côte méditerranéenne, ou encore l’itinéraire de Nackel, qui coupe au centre de la péninsule. S’il insiste pour emprunter l’itinéraire le plus difficile, qui passe par le monastère de Sainte-Catherine, au sud, qui longe ensuite le golfe d’Akabah et qui traverse le désert de Pétrée, c’est parce qu’il souhaite rencontrer le cheikh de Pétra et dépasser ainsi les frontières imposées à l’époque aux étrangers[3]. D’emblée, le rapport à l’autre se pose en termes de lecture : lecture du sauf-conduit, survol des « mystérieux caractères » inscrits au bas de la page, lecture de la carte du Sinaï. Si l’on approfondit un peu plus la question, on s’aperçoit que l’acte de lecture du livre de Loti est lui aussi problématique, étant donné que le texte est précédé de trois documents : le laissez-passer, sa traduction et la carte du Sinaï annotée de la main de l’auteur[4]. Autrement dit, lorsqu’on se met à « lire par-dessus l’épaule » de Loti, on a déjà un temps d’avance ; on dispose à la fois de la représentation de l’acte de lecture et des documents lus, de la version originale et de la traduction. En quels termes poser alors le problème de l’altérité et de l’illisibilité ? Afin de mieux comprendre les subtilités du récit et de sa lecture, je distinguerai trois étapes dans ce voyage, trois étapes au cours desquelles la tension entre soi et l’autre se transforme considérablement. Il est en effet nécessaire de montrer que le périple, loin de s’engager tout de suite sur la voie de l’altérité, est tout d’abord ponctué par des références à l’univers judéo-chrétien. Voyager consiste dans un premier temps à revisiter des contrées de la mémoire culturelle, à relire la Bible, l’Exode en particulier, puis les Évangiles, à partir du moment où surgissent des images du Christ, deux étapes nécessaires semble-t-il avant de se heurter à un espace inaccessible — même après des journées de palabres et un laissez-passer en bonne et due forme —, aux frontières de l’altérité, au seuil des écritures illisibles. L’espace traversé, le désert, constitue quant à lui une altérité radicale, au même titre que la mort. Si on peut le parcourir, admirer les formes surprenantes dont il se pare, méditer sur le temps des origines auquel renvoie cette écriture de la pierre, du minéral, le désert n’en suscite pas moins une expérience des limites pour l’humain qui, confronté à un espace sans vie, ne peut s’empêcher d’y lire les signes avant-coureurs de sa propre mort[5].

De l’Oasis de Moïse au mont Sina

Non-croyant, n’étant pas guidé par la foi, Loti décide néanmoins de traverser le Sinaï avant de fouler des pieds la Palestine, de « préparer [s]on esprit dans le long recueillement des solitudes[6]  ». À première vue, le récit semble relater un pèlerinage sur les traces des Hébreux conduits par Moïse hors d’Égypte, un nouvel exode, dont on trouve des traces livresques en exergue au début des chapitres. Entre le 23 février et le 1er mars, date à laquelle « Loti bédouin » arrive au monastère Sainte-Catherine, pas moins de six passages de la Bible, de l’Exode en particulier, sont cités. Manifestement, cette première étape du périple rejoint les caractéristiques du voyage livresque : avancer dans l’espace, c’est reconnaître au passage des éléments connus, lus dans la Bible, ouvrage fondateur dans l’imaginaire judéo-chrétien. Cette pratique n’a rien d’original, elle est même très courante dans le récit de voyage, ainsi qu’en témoignent de nombreuses études faites sur le sujet[7]. Elle se trouve décuplée dans le cas du voyage en Terre sainte, au point où elle devient presque une obligation : le voyage offre l’occasion à nulle autre pareille de relire le livre saint, de méditer sur l’exil des Hébreux à travers le Sinaï, de revisiter des lieux que la mémoire abrite depuis longtemps, de joindre le geste — mettre ses pas dans les traces laissées lors des quarante années d’exil — à la parole (sacrée[8]).

Les critiques ont souvent abondé dans ce sens. Quella-Villéger affirme par exemple dans sa biographie que « Loti bédouin […] se prépare avant le grand rendez-vous théologique[9]  », tandis que Meitinger voit dans ce voyage « le moment et le moyen d’une purification et d’une ascèse préliminaire[10]  ». D’autres, au contraire, comme Jean-Claude Berchet, considèrent que Loti brouille les repères volontairement : il aurait d’ailleurs insisté auprès de Juliette Adam, directrice de la Nouvelle Revue, pour ne pas situer son texte dans la perspective du pèlerinage[11]. Les épigraphes bibliques devraient se lire selon lui comme des parodies puisqu’elles sont reliées à des phénomènes relatifs au climat ou à des événements triviaux[12]. En effet, quand on regarde de près les citations, on s’aperçoit que les passages extraits de la Bible coïncident exactement avec les incidents survenus pendant le voyage de Loti. Mais avant d’examiner de plus près ces exergues, regardons à nouveau la première indication spatiale du récit, soit celle de l’Oasis de Moïse. Sur la carte, on ne trouve pas ce toponyme, mais les mots « Ayn Moussa », qui signifient « Source de Moïse[13]  ». Cette dénomination, que l’on trouve plus souvent au pluriel (Ayoun Moussa/Sources de Moïse), provient du fait que l’eau saumâtre que l’on y trouve aurait été momentanément dessalée par Moïse, lequel y aurait lancé un bout de bois, délivrant ainsi son peuple de la soif. Par ailleurs, si l’on consulte la carte sur laquelle Christian Genet et Daniel Hervé ont reconstitué l’itinéraire de Loti ainsi que les trajets évoqués, mais non effectués, on peut lire à côté de « Ayn Moussa » les mots « Fontaine de Moïse[14]  », qui renvoient au récit que fait Loti de son arrivée en ce lieu (« En une demi-heure, ils nous menèrent à l’oasis de la Fontaine de Moïse » ; [D, 29, souligné dans le texte]). Le premier repère spatial est donc issu d’un raccourci qui institue l’Oasis de Moïse comme toponyme équivalent à Ayn Moussa, alors que le second (Fontaine de Moïse) instaure une confusion entre deux lieux : on pourrait toujours penser que « fontaine » est une traduction possible de « Ayn », si l’on s’en tient au premier sens du mot, mais il s’avère que ce toponyme existe bel et bien et qu’il désigne une source située sur le mont Moïse — environ 300 km plus loin —, source qui ravitaille le couvent Sainte-Catherine et qui, selon la légende, serait celle où Moïse menait son troupeau. Les deux premières traductions proposées comme équivalentes du nom arabe entraînent donc, on le voit, des glissements générant une certaine confusion sur le plan spatial, un malentendu qui se répercute également sur la lecture.

Le premier exergue — qui rappelle que le désert de Sur ne recèle pas d’eau, au grand dam des Israélites partis d’Égypte depuis déjà trois jours — sert de déclencheur au second chapitre, qui présente un voyageur averti, bien équipé pour une pareille traversée : « Dans des barils et des outres, l’eau du Nil nous suit au désert de Sur » (D, 32). Comme un refrain qui se répète, le second exergue relate le campement des Hébreux dans le désert du Sinaï, avec cette réplique laconique du narrateur : « C’est le cinquième jour sans eau. Mais notre provision d’eau du Nil nous suffit encore » (D, 47). De la soif aux intempéries, de la sécheresse à la pluie, le réseau intertextuel continue de tisser ses méandres : le troisième exergue fait part en effet des manifestations du divin dans l’Exode — les tonnerres, les éclairs, la nuée sur la montagne —, manifestations qui s’avèrent des plus naturelles dans le récit de l’orage qui se déchaîne. Réveillés en pleine nuit, les voyageurs doivent repiquer leurs tentes, dans une atmosphère où « règne une épouvante d’apocalypse » (D, 50), alors qu’au matin, des sensations olfactives surprenantes, merveilleuses, les attendent : « […] on croirait que l’air est rempli de benjoin, de citronnelle, de géranium et de myrrhe… » (D, 51). Tel « un temple d’Orient », la vallée semble rendre un culte muet mais odoriférant à la pluie qui a ravivé les plantes, qui a fait renaître la douceur après la tourmente. Le sol est désormais recouvert de « graines blanches, comme des grêlons après une averse… » (D, 51), des graines que le narrateur associe quelques lignes plus loin à la manne. Cette fois, le jeu intertextuel est plus subtil, puisqu’il fait intervenir tous les éléments de la citation. Le chapitre VIII, très court (une seule page) est entièrement consacré à cette correspondance mystérieuse avec les mots du Livre sacré : « Et cette couche de rosée s’étant évanouie, voici, sur la superficie du désert, quelque chose de menu et de rond comme du grésil sur la terre » (Ex 16, 14). Nourriture envoyée par Dieu pour sauver son peuple en exil, la présence de la manne trouve ici une explication naturelle : la pluie ayant accéléré la germination, la floraison et le mûrissement, le vent a apporté jusque devant les tentes les minuscules fruits des plantes épineuses de la région. Loti y décèle un « goût de froment », ce qui a pour effet de resserrer encore plus les liens entre les deux récits, la manne étant un équivalent symbolique du pain. L’exergue suivant annonce quant à lui un autre mode, celui de la déception. Parvenu devant « le mont Sina » (Ex 29, 18), le narrateur s’exclame :

Hélas ! comme elle est silencieuse, sinistre et froide cette apparition de la montagne très sainte, dont le nom seul, à distance, flamboyait encore pour nous. Les temps sont trop lointains, sans doute, trop révolus à jamais, où l’Éternel y descendit dans les nuées de feu, au son terrible des cors ; fini, tout cela, elle est vide à présent, comme le ciel et comme nos modernes âmes ; elle ne renferme plus que de vains simulacres glacés, auxquels les fils des hommes auront bientôt cessé de croire…

D, 57

La relecture de la Bible permet donc de relier l’exode des Hébreux au voyage réel. Grâce à l’analogie, principe à la base de la relation entre le voyage et le texte selon Andreas Wetzel[15], un jeu de miroir s’établit entre les deux textes, qui a pour effet de banaliser les manifestations divines, de reprendre sur un ton badin, où perce effectivement une certaine ironie, les paroles sacrées. Le ton change à partir du moment où le mont Sina apparaît, comme si la vue de la montagne signalait la fin du jeu. Tant que le but de la première étape n’était pas atteint, le narrateur pouvait s’amuser à mettre en résonance les deux textes, mais avec ce basculement de l’imaginaire au réel, la montagne sacrée perd définitivement son aura[16]. Les Écritures saintes ne parviennent plus, semble-t-il, à relancer l’imagination et c’est un constat non équivoque, une déception avouée qui clôt cette première étape.

Il faut cependant ajouter qu’un autre exergue tiré de l’Exode intervient plus tard, mais déjà le voyage dans la mémoire culturelle a changé de trajectoire : avant de pénétrer dans la crypte du « Buisson ardent », le narrateur mentionne que la tradition consistant à se déchausser avant de fouler des pieds une terre sainte est un commandement de Dieu, tel qu’évoqué dans le sixième exergue. Toutefois, ses pieds nus ne l’emportent pas tout de suite vers l’épisode biblique ; ce sont plutôt les premiers temps du christianisme qui surgissent au gré des lignes, les dorures byzantines de la basilique mêlées au souvenir des anachorètes ayant propulsé l’auteur au-delà du vie siècle.

Cette première étape du voyage à la fois temporel et livresque, qui part de l’Oasis de Moïse pour aboutir à la crypte du Buisson ardent que le monastère renferme jalousement à l’intérieur de ses murs, inaugure un retour sur soi, sur les lectures de la Bible, texte fondamental dans la culture occidentale. Véritable clé de lecture du paysage (manne), des conditions météorologiques (orage), des conditions matérielles du voyage (provision d’eau), l’exergue joue souvent un rôle de déclencheur du récit. Loin de favoriser la méditation sur les fondements d’une religion, sur les quarante années d’exil des Hébreux, la pratique de la citation témoigne plutôt d’une certaine frivolité, d’un ludisme qui prend fin avec la déception finale, avec l’escale au monastère. Cette escale inaugure un changement important sur le plan livresque, puisqu’elle nous fait subrepticement passer de l’Ancien au Nouveau Testament.

Escale au monastère Sainte-Catherine

Arrivé avec ses compagnons au monastère Sainte-Catherine, où il va séjourner quelques jours, Loti visite les édifices, assez labyrinthiques, et en particulier la basilique contenant deux châsses offertes par la Russie pour la sainte. C’est en raison du mauvais temps, de la neige qui s’est mise à tomber, que Loti a demandé aux moines la permission de pouvoir camper près des murs du monastère, mais finalement ces derniers ont décidé de l’héberger. Sauvé du désastre où les intempéries l’avaient mené, Loti va occuper une cellule de pèlerin, se retrouvant sans le vouloir immiscé dans la lignée d’hommes pieux « venus ici de tous les coins du monde », ayant témoigné de leur présence en écrivant — eux aussi —, en gravant leurs noms sur le mur de la chambre qu’il occupe : « […] des noms russes, des noms grecs, des noms arabes, — et un seul nom français : “Prince de Beauvau, 1866” » (D, 59-60). Ce nom retient d’autant plus l’attention qu’il est le seul nom lisible, les autres empruntant à trois alphabets différents, indéchiffrables pour le narrateur qui peut tout au plus reconnaître leur origine. L’architecture du monastère, à l’image du cosmopolitisme chrétien représenté par les noms, emprunte à toutes les traditions (byzantine, syriaque, copte, grecque, russe, arabe), dans un désordre qui contribue à créer un effet labyrinthique, archaïque, inquiétant :

[…] nous le suivons, dans la série des petits couloirs, escaliers, passages voûtés où s’égouttent des neiges qui fondent. Tout est contourné, déformé et fruste. Il y a de vieilles portes de style arabe ou de style cophte, les unes sculptées, les autres en marqueterie. Il y a des inscriptions arabes, grecques ou syriaques, dont les plus jeunes ont des siècles…

D, 63

Ce délabrement, cette vétusté des cellules, des passages, des petites chapelles « nichées çà et là dans des recoins du vieux dédale » (D, 67) contraste fortement avec les richesses contenues dans les bibliothèques et surtout dans la basilique. Pourtant, la description insiste sur un aspect commun à toutes ces reliques de la mémoire culturelle, l’aspect archaïque :

Et puis, on est saisi de l’archaïsme presque sauvage de ce sanctuaire, plus encore que de sa richesse. C’est une relique des vieux temps, étonnamment conservée ; on se sent plongé là dans un passé naïf et magnifique, — si lointain et pourtant si présent, qu’il inquiète l’esprit.

D, 63

Le présent va à partir de ce moment devenir lui aussi « naïf et magnifique », surtout à partir de la scène suivante, qui se déroule dans la crypte du Buisson ardent, située derrière le tabernacle de la basilique. Si Loti prend un certain plaisir à soutenir le regard des « Saintes rigides, en robe de vermeil » (D, 65), si la loge où l’ange de l’Éternel est apparu à Moïse ne semble pas l’émouvoir, en revanche, la figure du jeune moine chargé de leur faire visiter la basilique évoque un passé prestigieux : « Même ce moine qui nous accompagne, avec ses longs cheveux roux couvrant ses épaules, et sa pâle beauté d’ascète, doit être en tout semblable aux illuminés des époques premières » (D, 66). Figure faisant surgir des cohortes d’anachorètes venus se perdre dans les déserts de la Thébaïde, images bien connues d’ermites recherchant Dieu à travers la pauvreté et la solitude, elle se superpose un peu plus loin à la figure du Christ. Lorsque Loti revoit le jeune moine le dernier soir de son séjour au monastère, occupé cette fois à rallumer des veilleuses dans la basilique, la ressemblance s’accentue à un point tel qu’on a l’impression d’être témoins d’une vision : « Sa pâleur, ses yeux d’illuminé inspirent presque une crainte religieuse, tant il ressemble, sur ces fonds d’or atténués par les siècles, à quelque image byzantine du Christ, qui aurait pris vie » (D, 78). Ses gestes prennent dès lors une tout autre dimension ; quand il sort de la châsse[17] « la main desséchée et noire de sainte Catherine » ainsi que « la tête de la sainte, que couronne un diadème de pierres précieuses, débris effroyable entouré de ouate et sentant le naprum des momies… [sic] » (D, 79), il acquiert soudain les traits d’« un Christ ensevelisseur » (D, 79) :

Et, à nos yeux, ce moine aux longs cheveux roux et au beau visage pur, est devenu tout à fait le Christ, — le Christ, en simple robe noire au milieu de ces richesses amoncelées, qui est là près de nous, qui vit et se meut ; sa présence ne surprend même plus, dans ce cadre des premiers siècles, évocateurs d’ombres saintes…

D, 79

Tout d’abord gardien du lieu sacré où Dieu lui-même se serait manifesté, puis identifié à un illuminé semblable à ceux que les déserts d’Égypte ont connus au début du christianisme, le moine ressort du tombeau le corps d’une martyre contemporaine de ces anachorètes. Il faut rappeler que des événements plutôt étranges ont suivi le décès de la jeune femme d’Alexandrie, condamnée au supplice de la roue et à la décapitation pour avoir refusé d’abjurer sa foi chrétienne. Les anges auraient en effet recueilli ses restes sur la roue — qui aurait du même coup écrasé les spectateurs de l’horreur — pour les transporter sur la montagne la plus haute d’Égypte, qui porte désormais son nom[18]. « Voici son corps », semble dire le moine, être à la fois étrange et familier, répétant le geste d’offrande du corps mort. Sauf qu’il s’agit d’un « débris effroyable », porteur d’une angoisse que les bagues, les bracelets et le diadème ne parviennent pas à endiguer, d’une momie désarticulée, démembrée, où l’on a peine à reconnaître la sainte. Familier de la mort et du sacré, le moine finit par devenir aux yeux du visiteur le Christ lui-même, ce qui a pour effet de transformer Loti en l’un de ses contemporains. Rencontre étrange et fascinante, qui nous transporte à des siècles de distance, qui mêle, au sein de la figure christique, des traits issus de plusieurs traditions : les Évangiles, les Apophtegmes (Paroles des Pères du désert) et la tradition esthétique byzantine en matière d’architecture, de peinture et de décoration, telle qu’instaurée par l’Empire romain d’Orient.

Il importe de mentionner en effet que le monachisme chrétien a pris naissance dans les déserts d’Égypte et qu’il a surtout été propagé par des coptes. Les premiers anachorètes avaient quitté la vallée du Nil pour s’établir dans les déserts avoisinants et y vivre en véritables ermites, comme saint Antoine, ou y fonder des couvents, comme saint Pacôme[19]. Le couvent Sainte-Catherine ne relève pas tout à fait de cette tradition, puisqu’il a été fondé en 550 par l’empereur Justinien à la fois pour protéger le corps de la sainte et abriter la crypte du Buisson ardent, et qu’il a toujours été occupé par des moines de tradition grecque orthodoxe. Le couvent jouit d’ailleurs d’une pleine autonomie : les moines élisent un archevêque du Sinaï et subsistent grâce aux domaines que le couvent possède dans les îles grecques. Néanmoins, le monastère est identifié par le voyageur comme la « demeure de la solitude » si souvent évoquée dans les récits des Pères du désert :

Et toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère, dont l’antiquité s’accentue encore sous ce soleil et sous cette neige. On sent que c’est vraiment bien là cette « demeure de la solitude » entourée partout de déserts.

D, 62

Si l’on prend en considération le fait que la « retraite au désert » a joué un rôle fondamental dans la constitution de l’imaginaire chrétien, on peut donc affirmer que l’escale au monastère, plutôt que d’occasionner une simple visite touristique, donne lieu à une relecture de l’histoire des premiers siècles chrétiens. Elle permet également de découvrir des trésors : dans l’église byzantine tout d’abord, puis dans la crypte, la description met en valeur la profusion et la beauté des lampes, mosaïques, broderies, étoffes, tapis, pierres précieuses, icônes d’or et d’argent, ainsi que des « évangiles, manuscrits sur parchemin qui ont mille ou douze cents ans, reliés de pierreries et d’or » (D, 64). Les manuscrits conservés dans les bibliothèques ont peut-être moins d’éclat, mais ce sont « d’uniques et introuvables oeuvres » (D, 67), écrites en syriaque, en grec, de « vieux parchemins sans prix, enluminés patiemment dans le silence des palais ou des cloîtres, livres écrits de la propre main de saint Basile ou de saint Chrysostome, évangiles calligraphiés par l’empereur Théodose… » (D, 67)[20]. Et l’auteur de se désoler de l’état dans lequel se trouvent ces reliques, de l’humidité et du manque de soins qui mèneront sans nul doute possible ces merveilles à une destruction prochaine. Inutile de s’arrêter plus longtemps sur ce leitmotiv qui rythme l’oeuvre de Loti et qui concerne l’imminence de la mort, de la fin des choses. Le monastère ressemble en effet à certains moments à un vaste tombeau : « Le silence est inouï ; on est dans des ruines, chez des morts » (D, 73), les moines ont des allures de « fantômes » quand ils traversent sans bruit les couloirs. Ce qui est plus intéressant à souligner dans cette escale, c’est l’apparition inattendue du Christ, ou du moins de l’un de ses substituts. Cette image rejoint la lignée des images de soi, puisque encore une fois c’est une mémoire qui est investie, et non un territoire autre. Seulement, contrairement à ce qui se produit lors de la première étape, ces évocations christiques ne donnent lieu ni à l’ironie, ni à la déception. C’est l’étrangeté, l’angoisse née du contact avec les reliques, le sentiment de côtoyer des êtres en provenance d’une autre époque, qui prime par-dessus tout. À ce sujet, les affirmations de Suzanne Lafont, qui envisage le désert comme l’un des continents de l’exotisme chez Loti — les deux autres étant la Turquie et le Japon — méritent d’être quelque peu nuancées. Voici en quels termes elle évoque le voyage de Loti au désert :

Le troisième continent, de tous le plus surprenant, nous amènera dans les mirages du désert, là où il n’y a plus ni modèle ni copies. Horizon de tous les récits, le désert est une véritable chambre obscure qui fabrique ses propres visions en même temps qu’elle les efface dans une dialectique très lotienne. Nul monument du souvenir en ce désert mais des énigmes au sens définitivement perdu. Si la figure du Christ domine le désert comme Aziyadé la Turquie ou Chrysanthème le Japon, elle est un principe de dispersion du sens et non sa garantie[21].

Si le principe de dispersion du sens semble bien s’appliquer à la figure du Christ, comme nous le verrons plus loin, en revanche il est difficile de passer outre le « monument du souvenir » que constitue à sa manière le couvent Sainte-Catherine. L’analyse des pages consacrées à ce séjour parmi les moines montre bien le rôle que joue l’établissement dans la série d’évocations qui ont pour effet de remettre en mémoire l’histoire des premiers siècles chrétiens et de faire surgir l’image du Christ. Certes, ce couvent n’est pas considéré comme un monument du souvenir relié directement à Jésus, comme peut l’être le mont des Oliviers par exemple, d’où un effet de surprise beaucoup plus grand. L’image du Christ surgit par l’intermédiaire d’un être qui semble en parfaite osmose avec le lieu qu’il habite : son visage ressemble à celui des icônes accrochées aux murs, ses actes (faire visiter la crypte du Buisson ardent, exposer les reliques de la sainte) sont déterminés par le lieu doublement sacré où il évolue, son isolement (à l’image des anachorètes) recoupe celui du monastère (en plein désert). La dispersion du sens se manifeste davantage dans les pages suivant l’escale au monastère, dans les parenthèses qui ponctuent le récit de la traversée du désert jusqu’à Gaza.

Si l’escale au couvent Sainte-Catherine offre l’occasion d’une rencontre inattendue, la série de « coïncidences » qui intervient par la suite est encore plus étonnante. Il est possible en effet d’observer dans ce jeu très discret de dates et de parenthèses un lent processus d’identification à la destinée christique. Une légère entorse à la chronologie du voyage est nécessaire ici pour bien saisir comment ces indications — appartenant plutôt de fait à la troisième étape — s’inscrivent dans une série temporelle qui débute au monastère. Mettons donc entre parenthèses le trajet qui suit immédiatement le départ du monastère pour examiner de près les références à l’Ancien et au Nouveau Testament.

L’entrée du 18 mars est suivie d’une parenthèse précisant qu’il s’agit du dimanche des Rameaux. Loti fait route à ce moment-là vers Gaza, en Palestine, où il arrive le 25 mars, jour de Pâques, comme le précise la parenthèse. Mais déjà, la veille, il imagine ce moment crucial : « Bientôt ce sera Chanaan, la terre propice à l’homme, où coulent le lait et le miel » (D, 187, souligné dans le texte). Le lendemain, c’est « Vendredi saint. […] Aujourd’hui même, nous entrerons en Palestine, l’anniversaire du jour où y fut crucifié, il y aura tantôt deux mille ans, ce Consolateur que les hommes n’expliqueront jamais… » (D, 189). À partir de ce moment, les références bibliques se multiplient : le 24 mars, une citation du prophète Jérémie fait référence aux animaux de la région, le dromadaire et l’ânesse ; le 25, un petit exposé historique rappelle que le nom de Gaza est cité dans la Genèse, dans le livre de Josué et dans le livre des Juges. Puis, le khamsin, le vent de sable se lève, transportant avec lui les paroles d’Ésaïe : « Je vois venir du désert, je vois venir de la TERRE ÉPOUVANTABLE, comme des tourbillons chassés par le vent du Midi, pour tout anéantir. » (Es 21, 1, cité p. 205, en majuscules dans le texte.) Le parcours du Sinaï à Gaza entremêle donc deux pèlerinages, le premier ayant pour repères un itinéraire spatial — les traces des Hébreux en route vers Chanaan —, l’autre se basant sur des repères temporels et rappelant l’itinéraire de Jésus (Rameaux, Vendredi saint, Pâques). C’est le jeu des dates utilisées pour circonscrire la métamorphose miraculeuse dans les Évangiles qui sert ici à mettre en parallèle le texte sacré et le voyage ; c’est le calendrier, plutôt que les toponymes et les circonstances atmosphériques, qui détermine les liens intertextuels. Doit-on voir dans ce jeu de dates une simple coïncidence temporelle ? Peut-on aller plus loin, à la recherche d’une certaine cohérence ? En fait, si l’on considère que Loti se laisse prendre au jeu de l’apparition du Christ dans le monastère, il serait tout à fait juste de penser qu’après avoir passé quelques moments en compagnie du moine et de la sainte — du substitut de Jésus et de la mort —, il fasse ensuite semblant de guetter les signes avant-coureurs de sa résurrection. S’il indique que « rien encore, dans cette première ville de Judée, n’éveille pour nous le souvenir du Christ » (D, 202), c’est bien parce qu’il s’attend à de nouvelles réminiscences. Mais rien n’apparaît, même pas à Jérusalem (dans le troisième volet du triptyque), où la déception de ne pas avoir été témoin d’une apparition du Christ sera clairement énoncée. Peut-être parce que sa silhouette a disparu depuis longtemps du mont des Oliviers tandis que subsistent encore, dans l’imaginaire lotien, des traces qui conduisent en plein milieu du désert ? Force est de constater que le souvenir est revenu là où il n’y avait pas de monument prévu à cette fin (couvent), alors que, sur les lieux mêmes du souvenir (mont des Oliviers), rien ne s’est produit. Comme si le voyage devait nécessairement produire certains décalages.

Vers Pétra

Parallèlement à ces images de soi, puisque le Christ semble ici non pas représenter l’altérité mais une figure connue depuis fort longtemps, apparaissent des images de l’autre. La première marque de l’altérité concerne, comme je l’ai mentionné au début, le laissez-passer, où l’on apprend que Loti jouit chez les Arabes d’une réputation de savant et qu’il respecte leur religion. D’ailleurs, Loti affirme que c’est moins l’attrait du risque et de l’aventure que le désir de rencontrer le cheik de Pétra, « un dangereux guetteur de caravanes, actuellement insoumis à tous les gouvernements réguliers » (D, 28), qui explique le choix de cet itinéraire prétendu impraticable. Et de fait, il ne pourra pas, malgré toutes ses tentatives, se rendre jusqu’à Pétra. Il rencontre néanmoins le cheik à Akabah, et celui-ci lui apprend que son territoire est maintenant sous le contrôle de l’autorité turque et que les soulèvements dans cette région empêchent tout Occidental d’y pénétrer, sauf autorisation spéciale du pacha de la Mecque. Impossible donc d’aller jusqu’à Pétra, il faut retourner en Égypte, lui dit-il, par « la route des pèlerins de La Mecque (Nackel et le désert de Tih) » (D, 133). Après deux journées de palabres, Loti obtient la permission d’aller directement à Gaza. Remarquons au passage que le but fixé au départ de ce récit de voyage au Sinaï n’était pas Jérusalem, mais Pétra, région insoumise[22]. Le but n’est pas atteint, mais la rêverie de l’ailleurs s’est tout de même enclenchée, puisqu’en suivant la côte sud-est du Sinaï, Loti a pu contempler l’Arabie qui brille de tous ses feux sur l’autre rive :

Chemin abandonné depuis un millier d’années, [le golfe d’Akabah] est à présent une mer perdue, qui s’avance inutilement dans d’impénétrables déserts. Au-dessus de ses eaux, sur l’autre rivage, rayonne une chose invraisemblable et merveilleuse, qui est la côte de la Grande Arabie : une chose qui est extrêmement loin et qui semble proche, tant sont nettes les dentelures de ses sommets : on dirait d’un haut mur en corail rose, finement strié de bleu, qui serait debout dans le ciel pour fermer tout l’Orient de la Terre.

D, 106, je souligne

Face à cette « chose » qui ne peut même pas être désignée tant elle dépasse l’imagination, une seule réaction possible : l’émerveillement. Le même soir, le voyageur — qui a déjà parcouru une bonne partie de la planète — avouera d’ailleurs : « Aucune des magnificences lumineuses que mes yeux avaient vues jusqu’à ce jour sur la Terre n’approchait encore de celle-ci… » (D, 108). Et quand il arrive à Akabah, ville située sur le chemin du pèlerinage pour les musulmans, il tombe littéralement sous le charme du paysage :

Ce n’est pas l’enivrement languide des nuits tropicales ; c’est bien autre chose de plus oppressant et de plus occulte : c’est la tristesse innommée des pays musulmans et du désert. L’immobilité de l’Islam et la paix de la mort sont épandues partout… Et il y a un charme très indicible à se tenir là, muets et blancs comme des fantômes, à la belle lune d’Arabie ; sous les palmiers noirs, devant la mer désolée qui n’a ni porte, ni pêcheurs, ni navire…

D, 123, je souligne

Un peu plus loin, alors qu’il s’est retrouvé un soir par mégarde en plein milieu d’un cimetière, il fait l’observation suivante : « Et toujours, c’est le désert et c’est l’Islam qui apportent ici l’angoisse sombre, l’angoisse charmante que les mots humains n’expriment plus… » (D, 140). Occulte, indicible, innommable, angoissant, oppressant : ces adjectifs définissent bien le rapport à l’Autre dans le texte de Loti. L’altérité se construit dans la tension qui se noue de soi vers l’autre, au-delà des mots, au-delà de la mer que l’on ne pourra jamais traverser. Le lointain exerce ici un charme puissant : face à cette région inaccessible, c’est la contemplation et la rêverie qui l’emportent, plutôt que la déception ou la peur. Si le voyageur parvient à rencontrer le cheik de Pétra, qui s’est déplacé exprès avec ses hommes jusqu’à Akabah, il ne réussit pas néanmoins à convaincre le caïmacan, représentant de l’autorité turque dans cette région, de le laisser franchir les frontières de son territoire. Il lui aurait fallu pour cela une autorisation spéciale du pacha de la Mecque, de qui relève l’Arabie Pétrée. Alors que les deux premières étapes du voyage à travers le Sinaï possèdent les traits d’une relecture, comme on l’a vu plus tôt, la troisième étape occasionne quant à elle une confrontation avec l’altérité. Territoire inaccessible, à la fois physiquement — comme l’illustre à sa manière la mer sur laquelle ne flotte aucun bateau — et intellectuellement, puisque Loti ne connaît l’arabe et l’islam que de manière superficielle, le territoire musulman ne s’appréhende qu’à travers une gamme d’émotions qui vont de la fascination à l’angoisse « charmante », de la sensation d’oppression à la nostalgie. Si les interminables palabres se soldent par un échec, le séjour à Akabah n’en est pas pour autant décevant pour le voyageur, qui semble rechercher autant les plongées dans la mémoire que les situations le plaçant face à l’indéchiffrable. Après le parcours sur la trace des Hébreux et l’escale très chrétienne au monastère, Loti est finalement arrivé à la frontière du connu, une frontière où ce qui ne peut être appréhendé par l’intellect, ce qui ne peut être lu (avant même d’être relu), apparaît du même coup angoissant, indicible. Le fait de ne pas pouvoir aller à Pétra résume bien la dynamique du regard sur l’autre : on voit bien en effet que c’est dans la tension entre soi et l’autre, et non pas dans la rencontre effective, que se construit l’altérité. L’autre demeure cette région inaccessible, lointaine, aux contours flous, aux écritures illisibles.

Il importe à ce sujet de revenir au fameux sauf-conduit présenté au tout début de l’ouvrage. La lettre du séid Omar était, on s’en souvient, suivie d’une « invocation divine et mystérieuse de la secte des Senoussi », pour reprendre les mots du traducteur, un passage qui n’a pas été traduit en raison d’un certain hermétisme, semble-t-il. Contenant des lettres à demi tracées, des mots raturés, des bribes de phrases sans aucun sens apparent, il apparaît en effet presque illisible. Il a été vraisemblablement écrit par un certain Hadj Mohammed Iklil ben Saïd, si l’on en croit les quatre sceaux différents apposés au bas du document, qui n’est pas signé. On ne sait pas grand-chose de ce personnage si ce n’est qu’il s’agit d’un « hadj », d’un saint homme ayant effectué le pèlerinage à La Mecque. Ces différents indices semblent appuyer l’hypothèse de la pratique herméneutique, occulte : en somme, ce paragraphe ne pourrait être lu que par des initiés, dont Loti et le traducteur ne font pas partie. Mais ce que Loti prend pour une « très occulte invocation divine » est en fait « l’oeuvre d’une personne à moitié analphabète », d’après Jean R. Michot, qui a retraduit le laissez-passer et examiné de près la missive du cheik[23]. L’absence de lettres et de mots permettant de rendre le texte compréhensible serait attribuable au mauvais usage de la langue plutôt qu’à une pratique occulte. Il ne s’agirait donc pas d’une invocation divine et mystérieuse mais tout simplement d’une lettre mal écrite. Cette confusion entre l’illisibilité due à l’illettrisme et l’illisibilité voulue, délibérée, relevant d’une pratique savante, provient très certainement de la distance qui sépare les deux cultures. Pourquoi interpréter ce qui est mal écrit comme relevant de l’occultisme si ce n’est parce que l’islam apparaît mystérieux, ainsi qu’on l’a vu dans les citations précédentes, qui établissent une équation très nette entre musulman et occulte ? Si l’opacité des signes donne lieu à une interprétation mystique, plutôt qu’à un constat sur une maîtrise insuffisante de la langue, c’est parce qu’il suffit de peu de choses pour glisser sur la pente de l’intraduisible et de l’indicible. De même que l’Arabie Pétrée exerce un charme puissant sur l’auteur, il semble bien que les écritures illisibles enserrent Loti dans les mailles de leur filet, ne lui laissant pas la possibilité de s’en échapper.

Ce malentendu assez étonnant a des répercussions importantes sur la lecture et l’interprétation du récit de Loti. D’une part, il vient s’inscrire dans une série de malentendus débutant dès la première page, avec les deux erreurs de traduction concernant les toponymes que l’on a relevées au début : on peut donc affirmer que chez Loti, le rapport à l’autre est d’emblée basé sur un malentendu. D’autre part, on peut se demander quel rôle a joué ce malentendu sur le déroulement même du voyage. Il faut se rappeler en effet que lors de l’escale au couvent, Loti avait envoyé un messager muni du laissez-passer, à dos de dromadaire, pour annoncer son arrivée au cheik de Pétra et s’assurer d’être bien accueilli. Doit-on s’étonner si l’accès demandé a été refusé ? Mohammed Jahl, le cheik de Pétra, a-t-il reconnu la piètre performance de l’auteur de la fameuse « invocation divine », son manque d’éducation, dans un univers où l’on ne prend pas à la légère ce genre de missives ? Rien ne permet d’affirmer une telle chose : le portrait du personnage, sa « figure fine et superbe de vieux brigand », ses « yeux étincelants qui, d’une seconde à l’autre, peuvent être impérieux et cruels ou bien caressants et doux » (D, 131), laisse une impression de duplicité. Impossible de savoir vraiment ce qu’il pense. Le cheik de Pétra retire certes un certain bénéfice de ce changement de programme puisqu’il lui fait payer le passage à la lisière de la péninsule arabique — d’Akabah jusqu’à Gaza — ainsi qu’une escorte de vingt hommes et vingt chameaux. Mais comment savoir ce qu’il pense vraiment du voyageur européen et de son insistance à se rendre sur son territoire, « le désert de Pétra n’ayant en lui-même rien pour justifier l’obstination [qu’il a] montrée » ? En fait, Loti s’aperçoit qu’il a été mal renseigné et qu’il aurait dû demander un sauf-conduit adressé au pacha de la Mecque plutôt qu’au cheik de Pétra lorsqu’il était au Caire. Mais il est trop tard : la loi stipule qu’un Européen ne peut séjourner plus de vingt-quatre heures à Akabah. Comme il ne peut envoyer un messager au Caire, il lui faut se résigner à continuer vers Gaza. Le voyage est donc basé sur un malentendu, sur un sauf-conduit qui ne conduit nulle part, sur une « invocation divine » imparfaite, ce que Loti ne soupçonne jamais, du début à la fin.

Une dernière remarque concernant ce passage illisible : il faut noter que ces fameux sceaux ont été utilisés dans le texte comme marques de séparation entre les paragraphes, cela par simple fantaisie décorative, semble-t-il[24]. Quand on sait qu’ils désignent une personne à moitié analphabète que l’on a crue savante, on ne peut manquer de s’étonner. L’hypothèse de l’invocation divine et celle de l’analphabétisme mènent toutes deux à des interprétations déroutantes. Ces sceaux, qui se retrouvent environ toutes les deux pages[25], auraient-ils eu pour fonction de bénir le document, de le protéger, un peu à la manière d’un talisman ? Toujours est-il que l’altérité s’inscrit au coeur du signifiant et par le fait même au coeur de la lecture. Ces signes, que l’on assimile à des décorations et qui peuvent faire penser à première vue à des empreintes digitales, demeurent insaisissables tant que l’on ne possède pas les clés de la calligraphie arabe. On ne soupçonne même pas la présence d’un inconnu, pourtant désigné en toutes lettres, dans ces pages écrites en français. La lecture du récit nous conduit, comme l’avait fait le voyage pour Loti, à une confrontation avec l’indéchiffrable, avec une altérité d’ordre culturel. Un pas de plus et l’on rencontre une autre forme d’altérité, beaucoup plus radicale cette fois : celle du désert.

L’altérité radicale du désert

La traversée de l’espace désertique entraîne chez le voyageur une méditation sur le temps des origines. Elle met en jeu un phénomène curieux, où l’on observe une sorte de rabattement de l’immensité de l’espace désertique sur le temps, comme si une forme de contamination avait eu lieu, faisant en sorte de lui accorder les mêmes traits qu’à l’espace. Le temps semble en effet s’étirer, comme l’espace désertique, jusqu’à l’infini, jusqu’aux débuts du monde. Contempler les étendues désertiques permet d’imaginer le temps d’avant la création, d’entrevoir l’aube des temps.

Les montagnes sont de sable, d’argile et de pierres blanches : amas de matières vierges, entassées là au hasard des formations géologiques, jamais dérangées par les hommes, et lentement ravinées par les pluies, lentement effritées par les soleils, depuis les commencements du monde.

D, 40

Les rochers aux formes les plus étranges servent de point d’appui à une rêverie du minéral : « […] c’est la splendeur de la matière presque éternelle, affranchie de tout l’instable de la vie ; la splendeur géologique d’avant les créations… » (D, 46). Témoignage d’un temps d’où l’humain est exclu, d’où la divinité même semble exclue, la matière minérale du désert permet de frôler les limites temporelles. Subordonné à ce désir de se pencher au-dessus des gouffres temporels, le regard ne capte pas le pittoresque des montagnes ou les formes singulières qui émergent du terrain, il tend plutôt vers l’abstraction, comme le montre bien Isabelle Daunais :

Les descriptions de Loti peuvent se définir comme une entreprise de fusion des formes, d’effacement de toutes les marques du temps qui viendraient dire l’Histoire ou même les sciences. […] comme les paysages qu’il traverse sont déjà des paysages aux repères minimaux, cette mesure, ou cet équilibre, entre le terrain et ses formes possibles, aura pour conséquence de redoubler l’abstraction et le détachement des lieux et, dans une surenchère de la désorientation, fera déborder l’image vers l’irréel et le fantastique[26].

Confronté à un paysage grandiose, où la main de l’homme n’a pas laissé de marques, Loti explore une autre frontière, celle qui sépare l’humain du non-humain. D’où cette impression d’« irréel » ou de « fantastique ». La proximité du vide, du néant, de ce monde d’où l’humain est absent, interpelle davantage le voyageur que les divers stimuli sensoriels. Le pouvoir d’attraction des formes minérales est si fort qu’il parvient à dissoudre les repères habituels, à débarrasser le regard des filtres qui généralement le composent. C’est parce que l’immensité désertique constitue une altérité radicale que la traversée du désert met en jeu une expérience des limites. Impossible en effet de l’envisager sous l’angle du reflet, du miroir, de la relation binaire entre soi et l’autre : l’altérité se conçoit ici comme une tension de l’être vers un point où les limites de l’humain s’évanouissent. Comme le souligne Jean-Claude Berchet,

[ce voyage] représente bien, pour le sujet occidental, une expérience de la limite. Le désert introduit le lecteur dans un espace-temps démesuré (sans commune mesure avec rien), qui désigne un exotisme radical : qui excède toute identité, en même temps qu’il la circonscrit dans sa particularité dérisoire. Le désert constitue en effet une extériorité absolue, une différence totale, qui renvoie toute différenciation humaine à une existence seconde, accidentelle[27].

Si le désert nous renvoie au stade précédant l’apparition de l’être humain sur la terre, il excède toute mémoire et empêche toute saisie, toute lecture. C’est là que se situe l’aspect méditatif du voyage, et non dans les jeux de relecture que nous avons étudiés plus tôt. Nulle place ici pour une interprétation divine : la nature sauvage, les rochers aux formes étranges ne sont pas les traces des toutes premières bribes de la Genèse, les premières créations d’un monde en profonde mutation. Ils témoignent d’un monde précédant l’humain, précédant la vie, précédant les créations, y compris celles que l’on attribue à Dieu lui-même. Immuables, les formations géologiques telles que les rochers et les montagnes font du désert un îlot hors du temps, un endroit où la vie n’a pas germé[28].

On relève d’ailleurs un paradoxe à ce sujet : on sait que ce qui n’est pas vivant ne peut pas mourir et pourtant, Loti ne cesse d’apercevoir l’ombre de la mort planer sur les étendues désertiques. Un jugement en apparence paradoxal, mais qui s’explique par le fait que le voyageur ne peut s’empêcher de projeter ses propres limites temporelles, à savoir la mort, sur l’espace environnant. L’altérité radicale du désert rejoint ici une autre forme d’altérité radicale, qui peut être considérée quant à elle comme une altérité ultime. Si l’on a souvent souligné l’omniprésence de la mort dans l’oeuvre de Loti[29], elle acquiert ici une signification différente, étant donné que la limite séparant la vie de la mort fusionne ici avec la limite séparant l’absence de vie de la vie, ce qui crée du même coup une sorte de no man’s land temporel : « Ici, c’est la stérilité et la mort. Et on est comme grisé de silence et de non-vie, tandis que passe un air salubre, irrespiré, vierge comme avant les créations » (p. 36). L’humain est de trop dans cet espace hors du temps, non pas en raison des gestes qu’il fait, mais tout simplement parce qu’il est un être vivant, parce qu’il est condamné à mourir, alors que rien autour ne changera. Avant la vie, le désert ; après la vie, la mort. C’est ainsi que se déploie la logique de l’altérité du désert dans ces pages, sous un angle temporel. C’est l’absence de vie qui fait du désert le révélateur de la vie elle-même.

À l’instar de ces marques opaques qui séparent les paragraphes et qui ne peuvent être déchiffrées par un lecteur non arabophone, l’Autre apparaît en creux, dans les failles, au-delà du regard, dans une zone marquée du sceau de l’illisibilité. C’est dans ce brouillage des repères que l’on peut suivre « Loti bédouin », qu’on peut le voir évoluer d’une étape à l’autre. Ce qui rend son parcours original, c’est qu’il conjugue la traversée d’une mémoire culturelle, où Moïse et le Christ occupent une place de choix, et l’exploration des frontières, ce qui occasionne non pas un trouble de l’identité, mais une confrontation avec l’insaisissable. Dans le désert sillonné par Loti, l’espace démesuré parvient difficilement à se rendre dicible, le temps lui-même s’égare et s’éparpille. L’espace désertique devient un lieu où l’on peut frôler les limites temporelles, ce qui nous fait reculer jusqu’au temps des origines — origines de la planète et non de l’homme — mais qui nous transporte également de l’autre côté des limites temporelles, au-delà de la vie, le désert apparaissant à plusieurs reprises comme le territoire de la mort. Dans ce triangle hors du temps, dans cette péninsule propice aux relectures, aux avancées dans la mémoire culturelle, se présentent aussi des frontières, où la lecture devient une aventure aux franges de l’illisible, où le voyage se nourrit de la tension qui nous déporte vers l’altérité, au risque de nous transporter dans les territoires de l’étrangeté.