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Les Canadiens semblent entretenir une relation particulière avec les questions de sécurité internationale, qui se distingue à bien des égards de celle des autres populations occidentales. Ainsi, selon Peter Katzenstein, le Canada est peut-être « le pays postmoderne par excellence ». Il en veut pour preuve la politique de sécurité menée par Ottawa : « L’identité canadienne, en ce qui a trait aux questions de sécurité, est définie en termes de maintien de la paix plutôt que de défense de la souveraineté nationale[1]. »

David Dewitt va dans le même sens lorsqu’il observe que les Canadiens ne pensent pas les problèmes de sécurité en termes nationaux, mais plutôt internationaux. Historiquement épargnés par les convulsions violentes du système international, les Canadiens peuvent se payer le luxe d’être universalistes et de se définir comme des « citoyens du monde » lorsque vient le temps de parler de défense et de sécurité :

Les Canadiens n’[utilisent] pas le langage de la sécurité nationale parce qu’ils considèrent que leur compréhension des événements est partagée, que leurs préoccupations sont des préoccupations partagées, et que leur rapport aux défis de sécurité se reflète dans les normes, règles et institutions [qui existent] depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et qui continuent d’évoluer, selon les conditions et le contexte[2].

Dewitt rejoint Katzenstein lorsqu’il affirme que :

Le sentiment d’identité [des Canadiens] au sein de la communauté mondiale est lié à un besoin pressant de ‘faire quelque chose’, soit au moyen des classiques opérations de maintien de la paix ou par les activités innovatrices à long terme que sont la construction de la paix et la prévention de conflits[3].

Comment expliquer cette attitude ? Pourquoi les Canadiens, contrairement à bien d’autres populations, définissent-ils leur sécurité autant, sinon plus, en termes internationaux que nationaux ? Il y a certainement des raisons géostratégiques et historiques, liées au fait que le pays n’est ni défendable, ni menacé[4]. Les Canadiens n’ont jamais eu à payer le prix fort pour avoir négligé leur défense nationale, ni connu d’expérience militaire traumatisante affectant la population civile, et encore moins subi (depuis près de 200 ans) le traumatisme d’une invasion et d’une occupation étrangère. Il y a peut-être aussi une conscience d’un lien étroit entre la prospérité de cet État marchand et la stabilité globale du système international. Mais il y a aussi moyen d’expliquer cette conception de la sécurité en faisant appel à la notion d’identité.

La plupart des modèles théoriques établissent un lien entre l’identité nationale et les politiques de sécurité nationale. Le fait que les Canadiens définissent leur identité de sécurité en termes internationaux ou universalistes n’infirme pas ce rapport entre identité et sécurité. En fait, il est tout à fait possible d’appliquer au cas du Canada la plupart des hypothèses portant sur la relation entre identité et sécurité. Ainsi, il serait intéressant de voir comment les politiques de sécurité (notamment le multilatéralisme et les initiatives visant à préserver ou à rétablir la paix internationale) sont devenues partie intégrante de l’identité canadienne, et donc facteur de cohésion nationale (hypothèse de l’identité interne). Dans cette perspective, le maintien de la paix serait au Canada ce que l’antimilitarisme est à l’Allemagne et au Japon. À l’inverse, il pourrait être pertinent de déterminer en quoi l’histoire et les valeurs nationales, qui sont des composantes de l’identité, peuvent expliquer le caractère clairement internationaliste des politiques de sécurité canadiennes (hypothèse de la culture stratégique). La vérification de ces deux hypothèses exige cependant le recours à une approche historique, si bien que l’examen du discours des dirigeants canadiens lors des crises survenues entre 1999 et 2002 serait probablement peu instructif.

L’étude de l’attitude de nos dirigeants lors de la guerre du Kosovo, des attentats de l’automne 2001 et de la guerre contre l’Irak est probablement plus révélatrice de la relation entre l’identité canadienne et l’environnement international. En d’autres mots, elle se prête mieux à la vérification des hypothèses externes. Dans cette perspective, le premier objectif de ce texte est de vérifier si la poursuite, par le gouvernement libéral de Jean Chrétien, de politiques internationalistes constitue un moyen d’établir l’identité internationale du Canada, et en particulier, de se distinguer des États-Unis. Autrement dit, et bien que les termes puissent sembler contradictoires, le fait de se référer à une conception universaliste de la sécurité serait, dans l’esprit de ceux qui tiennent ce discours, une façon d’exprimer une identité canadienne ! Cette hypothèse se réfère donc à un rapport d’altérité.

Mais la nature du lien entre sécurité et identité canadiennes est peut-être plus profonde que cette simple relation quasi instrumentale. Comme la citation de Dewitt rapportée plus haut le laisse entendre, les Canadiens tendent à s’identifier à l’ordre international qui a émergé de la Seconde Guerre mondiale. Si cette hypothèse est juste, il y a lieu de s’attendre à ce que les politiques de sécurité canadiennes soient décrites comme un instrument destiné à défendre cet ordre international (plutôt qu’une sécurité nationale), sinon à le façonner pour le rendre encore plus conforme aux valeurs et aux idéaux canadiens. Le second objectif de ce texte est donc de vérifier si l’on peut observer, dans les trois cas à l’étude, des éléments permettant d’étayer cette hypothèse.

I – Internationalisme et identité canadienne

A — L’internationalisme en politique étrangère canadienne

L’internationalisme (parfois qualifié de « libéral ») est solidement ancré dans la tradition de la politique étrangère canadienne. Le terme désigne un ensemble d’objectifs et de principes politiques élaborés au cours des années 1940 et suivis, parfois avec plus ou moins de bonne grâce, par les différents gouvernements qui se sont succédé depuis à Ottawa[5]. L’objectif principal est de contribuer à la paix et la stabilité du système mondial, ceci en mettant en oeuvre des politiques fondées sur le fonctionnalisme, le multilatéralisme et l’institutionnalisme. L’idée sous-jacente est que le Canada doit jouer un rôle actif, visible et original dans la mise en place et le fonctionnement d’un ordre international conforme à certaines valeurs, comme le respect de la démocratie et des droits de la personne, la justice sociale, la liberté de commerce et la primauté du droit[6]. Il ne peut se replier en Amérique du Nord et se tenir à l’écart de ce qui se passe au-delà des océans[7]. Concrètement, cette approche s’est traduite par des initiatives visant à renforcer la sécurité collective et les institutions multilatérales, et par la définition de certaines fonctions, telles que la médiation, le maintien de la paix et l’aide au développement.

L’internationalisme est aussi étroitement associé à deux autres concepts. Le premier est celui de « puissance moyenne », qui est, en anglais, presque un synonyme, puisque l’on associe souvent « internationalisme » avec middlepowermanship. Cette notion, qui fait perpétuellement l’objet de redéfinition, désigne des États dotés tantôt de certains attributs de puissance, tantôt d’une attitude volontariste et universaliste, ou tantôt encore de certains comportements[8]. Le second concept, rarement utilisé de façon explicite, est celui de « contrepoids ». Il désigne un processus par lequel le multilatéralisme et les autres engagements internationaux du Canada lui permettraient d’éviter un dialogue en tête-à-tête avec Washington et de diluer l’influence américaine dans un groupe plus vaste[9].

Formulé dans le contexte de la guerre froide, l’internationalisme a survécu à la fin de la rivalité Est-Ouest. Même si le terme est rarement employé, la politique de sécurité poursuivie par le gouvernement de Jean Chrétien reste conforme, dans ses grandes lignes, à celle de Louis St-Laurent et de Lester Pearson. Depuis le début des années 1990, les références à la sécurité « globale » sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus importantes dans le discours. Le mouvement s’amorce en 1990, avec la formulation de la politique de « sécurité coopérative » par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Joe Clark. Ses successeurs libéraux, André Ouellet (1993-1996) et surtout Lloyd Axworthy (1996-2000) iront encore plus loin, en plaçant la notion de « sécurité humaine » au coeur du discours du gouvernement canadien sur la sécurité[10]. Cette approche, qui vise à promouvoir « la démocratie, le bon gouvernement, les droits de la personne, la règle de droit, et l’instauration de la prospérité par le développement durable[11] », devient un élément central du discours[12]. À bien des égards, la sécurité humaine rejoint les valeurs et les préoccupations de sécurité associées à l’internationalisme, notamment :

la consolidation de la paix, les droits de la personne, la justice sociale et économique, le partage avec les personnes dans le besoin, la protection de l’environnement, le pluralisme démocratique et la diversité culturelle[13].

À la veille du début des opérations de l’otan au Kosovo, le Canada entame son sixième mandat comme membre du Conseil de sécurité des Nations Unies. Dès février 1999, celui-ci a adopté unanimement, à l’initiative du Canada, une motion visant à protéger les civils lors de conflits armés, la sécurité des travailleurs humanitaires, le bien-être des réfugiés et les enfants affectés par la guerre[14].

Il est possible d’expliquer la persistance de l’approche internationaliste à Ottawa en faisant référence à des variables rationalistes, comme la promotion des « intérêts nationaux » du Canada, la défense de son intégrité politique et physique, ou encore les impératifs posés par la géographie et l’économie. Toutefois, l’idée selon laquelle cette approche serait autant (sinon plus) l’expression d’une identité canadienne que d’un calcul de valorisation des intérêts revient périodiquement dans la documentation. Dès 1966, Paul Painchaud associait le middlepowermanship à une « idéologie », en identifiant la dimension symbolique du concept[15]. Quelques années plus tard, Thomas Hockin décrivait l’internationalisme comme l’expression, au niveau international, de la culture politique canadienne[16]. Plus récemment, Adam Chapnick présente, à quelques reprises, le concept de puissance moyenne – et la politique de sécurité humaine – comme un moyen d’établir l’identité internationale du Canada, sans cependant élaborer cette idée[17]. Enfin, la dernière grande plaidoirie en date en faveur de l’internationalisme, le pamphlet d’Andrew Cohen, fait aussi ce lien, quoique de façon implicite. À travers le déclin du rôle international du Canada, c’est l’identité internationale et nationale qui est en jeu[18]. Toutefois, aucun de ces auteurs n’a tenté de vérifier la justesse de ce rapport entre internationalisme et identité internationale.

B — Internationalisme et nationalisme

Le paradoxe de l’internationalisme réside dans le fait que derrière cette identification à un ordre international fondé sur des valeurs libérales se cachent des préoccupations nationalistes. Ce qui frappe, dans l’évolution qui se produit depuis les années 1940, est l’évacuation graduelle de la référence à la sécurité nationale. Pourtant, celle-ci ne disparaît pas complètement. La croissance des échanges avec les États-Unis contribue à entretenir une forme de nationalisme au sein de la population canadienne. Pour bon nombre de citoyens, en effet, le contenu de l’identité canadienne demeure difficile à définir, sauf sur un point : être canadien est, avant tout, ne pas être américain !

Comme les auteurs « réalistes » qui étudient la politique étrangère canadienne se plaisent à le rappeler, il n’y a, en ce domaine, de relations plus importantes que celles entre Ottawa et Washington. Selon Denis Stairs,

Il n’y a, en politique étrangère canadienne, qu’une seule priorité. Elle consiste à maintenir des rapports politiques amicaux, et donc à conserver une relation de travail efficace, sur le plan économique, avec les États-Unis[19].

Les liens avec les États-Unis sont certainement primordiaux pour assurer la prospérité des Canadiens, mais paradoxalement, ils constituent peut-être aussi la plus grande menace à leur identité ! L’équation est donc peut-être plus complexe que ce que laisse entendre Stairs : Il s’agit de conserver des relations amicales avec les Américains sans pour autant y perdre son identité ! En ce sens, le multilatéralisme et la recherche d’un contrepoids, inhérents à l’internationalisme, sont non seulement des façons d’affirmer l’identité canadienne face au reste du monde, mais aussi des moyens, pour les Canadiens, de se distinguer des Américains.

La crainte d’être « américanisé » revient périodiquement dans la documentation depuis les années 1960. Elle est encore bien présente aujourd’hui, en particulier depuis les attentats du 11 septembre 2001[20], y compris dans le domaine de la sécurité[21]. Le problème est généralement formulé en termes de perte de « souveraineté ». Toutefois, si l’on définit celle-ci comme la capacité d’un gouvernement à édicter librement ses lois et à les faire appliquer exclusivement sur son territoire, ce problème est mal posé. Certes, plusieurs observateurs ont suspecté la législation antiterroriste canadienne d’être essentiellement une réponse aux demandes émises par Washington, et donc une copie de ce qui se fait aux États-Unis[22]. Pourtant, les préoccupations évoquées par les auteurs (et le gouvernement) canadiens vont bien au-delà de cette dimension législative : c’est toute une vision du monde et une philosophie politique qui séparent Ottawa et Washington. Que ce soit en politique étrangère ou dans d’autres champs d’activité politique, économique ou social, c’est un désir de résister à l’américanisation de la société canadienne qui s’exprime[23]. En ce sens, il paraît plus juste de poser le problème en termes de défense de l’identité plutôt que de souveraineté.

Cette seconde fonction identitaire de l’internationalisme, qui consiste à permettre au Canada de se distinguer des États-Unis, est souvent évoquée de façon implicite dans la documentation, mais n’a jamais été testée de façon systématique. Les études de cas qui suivent s’y prêtent cependant bien.

II – Le Kosovo ou le triomphe du citoyen du monde

La participation aux opérations de l’otan soulève deux interrogations. Premièrement, elle présente un trait original par rapport à tous les autres engagements du Canada dans une guerre à titre de belligérant : elle a fait l’objet d’un consensus presque sans faille, tant dans la classe politique que dans l’opinion publique[24] ! Même les clivages les plus anciens, comme celui qui divise les Canadiens sur une base linguistique, disparaissent au cours de cette période. Comment expliquer ce phénomène ?

Deuxièmement, et en dépit de ce consensus, la participation canadienne aux opérations de l’Alliance atlantique contre les forces serbes constitue une anomalie pour les tenants des approches rationalistes. Il est, en effet, difficile d’expliquer de façon satisfaisante en quoi cette opération sert l’intérêt national du Canada. Certes, on peut bien y percevoir certains calculs stratégiques, comme une volonté de contribuer à la stabilité en Europe (considérée comme essentielle à la sécurité du Canada) ou encore de justifier l’existence de l’Alliance atlantique (un des piliers de la politique de sécurité européenne du Canada). Il est aussi possible de voir dans l’empressement d’Ottawa de se joindre aux efforts de l’otan, une façon de promouvoir ses intérêts commerciaux avec ses principaux partenaires américains et européens (le premier ministre Chrétien n’a-t-il pas, entre avril et juin 1999, multiplié les démarches à caractère commercial auprès des pays européens et asiatiques ?). Toutefois, la plupart des analyses sur les motivations du Canada[25] tendent à conclure que si les préoccupations stratégiques ont joué un rôle important, les considérations humanitaires ont constitué l’élément décisif. Or, sur ce plan, les modèles constructivistes fondés sur les effets des facteurs identitaires apportent une explication beaucoup plus convaincante que les théories rationalistes. Si le gouvernement canadien est entré en guerre, et si la population canadienne a appuyé aussi massivement cette décision, c’est d’abord et avant tout pour défendre les valeurs auxquelles ils s’identifient. Sous certains égards, la crise du Kosovo a été le triomphe du « citoyen du monde ».

A — Une menace contre les droits humains est une menace contre le Canada

Avant même le début des bombardements, le premier ministre Chrétien fait appel à l’universalisme de ses concitoyens : « En tant que Canadiens, et en tant que citoyens du monde, nous ne pouvons assister aux événements sans réagir[26].» Par cette affirmation, il inscrit explicitement les Canadiens dans le registre identitaire universaliste et fixe la définition de la sécurité adoptée par son gouvernement. Pour lui, cette identité s’accompagne de responsabilités qu’il associe à la promotion de la sécurité humaine :

Que ce soit en faisant notre part pour atténuer la pauvreté dans le monde ou pour promouvoir la stabilité et prévenir les conflits en participant aux missions de paix de l’onu ou en travaillant au sein de l’otan, les Canadiens sont bien décidés à assumer leurs responsabilités en tant que citoyens du monde[27].

[…] Notre participation à cette mission de l’otan n’est que la manifestation la plus récente d’une politique étrangère dictée non seulement par nos intérêts, mais aussi par nos valeurs. Nos valeurs en tant que Canadiens. Nos valeurs humaines fondamentales[28].

Son ministre des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy va dans le même sens lorsqu’il établit un lien entre la crise qui se déroule au Kosovo et la sécurité humaine :

En ces temps incertains, une nouvelle réalité prend forme; le bien-être des personnes – la sécurité humaine – fait de plus en plus figure de proue dans nos définitions de la paix et de la sécurité, dans l’origine des menaces, et dans la formulation de nos réponses à celles-ci. La crise au Kosovo constitue l’expression concrète de cette dynamique[29].

Toujours selon Axworthy, les calculs stratégiques auraient joué un rôle secondaire dans la décision de se joindre aux opérations de l’Alliance :

L’otan s’est engagée dans le conflit au Kosovo pour redonner aux Kosovars un pays sécuritaire. L’Alliance était mue par un impératif humanitaire, et l’est toujours. Certaines considérations stratégiques ont certainement également joué un rôle dans cette décision. En effet, la propagation du conflit dans les Balkans, particulièrement en Albanie et dans l’ex-République yougoslave de Macédoine constituait, et constitue toujours, un risque. Cependant, l’otan agit essentiellement pour assurer le respect des droits et le bien-être des Kosovars[30].

Ce qui est étonnant, c’est que le Premier ministre considère que l’objectif de sécurisation des droits universels est une initiative canadienne et profite de la crise pour s’approprier le modèle humanitaire :

C’était une cause juste. C’était la première fois que nous entrions en guerre afin de nous battre pour des principes, pour des valeurs humaines, pour la protection de minorités, pour aider les gens à vivre ensemble. C’est le modèle canadien[31].

Par ses propos, le Premier ministre entretient ce qui semble être un paradoxe identitaire : il fait des Canadiens des citoyens du monde, mais se sert de cette référence pour faire valoir l’identité nationale canadienne. En fait, l’une tend désormais à se fondre dans l’autre !

En marge du « citoyen du monde », les dirigeants évoquent une seconde référence identitaire, qui découle cette fois des liens qui unissent le Canada à l’Europe. Ainsi, selon le Premier ministre :

Le Canada est profondément attaché à l’Europe – par des liens familiaux, par l’histoire et par les valeurs que nous partageons. Ces attaches font partie intégrante de notre identité et de notre passé. (…) Durant les heures sombres de la guerre froide, le Canada – en tant que membre fondateur de l’otan – s’est employé à préserver la sécurité et la stabilité en Europe et à atténuer la tension[32].

Il est significatif de noter que les dirigeants se sont rarement lancés dans une description des intérêts commerciaux ou de sécurité du Canada en Europe. Lorsque ceux-ci sont évoqués, c’est presque systématiquement dans le contexte des liens identitaires. Ainsi, lors de son témoignage devant le Comité des Affaires étrangères et du Commerce international de la Chambre des communes, Lloyd Axworthy estimait que :

La plupart des Canadiens savent que le Kosovo est important pour eux… Les événements sont survenus au coeur de l’Europe, un continent où la majorité des Canadiens trouvent leurs racines et où nous avons des intérêts vitaux en termes de sécurité et dans les secteurs économique, culturel et humain[33].

Cette référence n’est pas nouvelle. En fait, il s’agit probablement de la plus ancienne de toutes celles utilisées en politique étrangère canadienne. Tous les dirigeants canadiens qui ont cherché, depuis le début du xxe siècle, à justifier la participation canadienne au conflit en Europe, l’ont employée, que ce soit en parlant du « triangle nord-atlantique » ou, plus tard, de l’atlantisme[34]. Il s’agit aussi d’une valeur sûre. Trois ans avant la crise du Kosovo, Michel Fortmann écrivait, en réponse à ceux qui prédisaient un déclin de l’atlantisme, que « [celui-ci] continue de bénéficier d’un appui important au sein des populations au Canada et des États-Unis, et qu’il ne semble pas y avoir une érosion à long terme de cet appui[35]».

B — L’impact de la guerre

Le « citoyen du monde » et l’« atlantisme » sont des références qui relèvent du même ordre. Toutes deux s’inscrivent dans le discours internationaliste traditionnel et il n’y a, en théorie, aucune contradiction entre les deux. Ainsi, la participation canadienne à l’onu et à l’otan serait deux manifestations des mêmes valeurs à la base de l’internationalisme, dont le respect de la démocratie, la primauté du droit et le maintien de la paix internationale. La crise du Kosovo devait cependant faire naître la première contradiction entre les deux éléments.

L’intervention de l’otan a, en effet, fait naître de sérieux débats portant sur la compatibilité de l’usage de la force avec les différents principes associés à la sécurité humaine. Certains estiment que le gouvernement canadien aurait dû consacrer plus d’effort à la prévention avant de se résoudre à appuyer une intervention militaire[36]. D’autres jugent que la participation aux bombardements mine la réputation et la crédibilité internationales du Canada[37]. Les membres du Cabinet se défendent en affirmant que le respect des valeurs humanitaires passe avant celui des institutions multilatérales. Art Eggleton, le ministre de la Défense, considère cette violation du droit international (l’opération de l’Alliance n’ayant pas été approuvée par le Conseil de sécurité) comme un mal nécessaire : « Un blocage au sein de l’onu ne minera pas la détermination de la communauté internationale de mettre fin aux tragédies humaines. » Toutefois, comme Chrétien et Axworthy, Eggleton affirme que l’appui du Conseil de sécurité demeure « le premier choix et l’option favorite[38] ».

Pourtant, les principales critiques viendront d’une autre direction. Au Parlement et dans l’opinion publique, on reproche surtout au gouvernement de ne pas en faire assez. Des manifestations d’impatience, comme des appels en faveur d’un engagement de forces terrestres (et non plus seulement des frappes aériennes), se multiplient en avril et en mai, devant l’absence de résultats apparents[39].

Cet appui teinté d’impatience tend à démontrer que le comportement qu’une majorité de Canadiens attend de son gouvernement est bien celui d’un « bon citoyen du monde », et donc que cette référence identitaire est bien intégrée. Le cas du Canada est exemplaire sur ce plan. Comparé à celui des autres membres de l’Alliance qui ont pris part à l’Opération Force alliée, le Canada compte parmi les pays où l’appui de l’opinion publique est le plus fort, ce qui est remarquable compte tenu de l’absence de menace directe que posaient les politiques de Slobodan Milosevic pour le Canadien moyen[40].

Le lien identitaire contribue probablement à expliquer, en partie, pourquoi des événements aussi éloignés de la réalité des Canadiens ont pu susciter une telle réaction. D’une part, il explique pourquoi l’action des forces serbes constitue une menace pour les Canadiens. D’autre part, ce lien facilite le processus d’identification avec les victimes et avec ceux qui se sentent menacés par cette action.

III – Entre nationalisme et internationalisme : le 11 septembre 2001 et la guerre au terrorisme en Afghanistan

Si la crise du Kosovo a permis au gouvernement de Jean Chrétien d’affirmer sa foi universaliste, les événements qui ont lieu dans les années suivantes révèlent d’autres dimensions de l’identité internationale du Canada. Sans disparaître complètement, le discours du « citoyen du monde » cède le pas à un nationalisme exprimé de façon beaucoup plus ouverte.

Avec l’effondrement des deux tours du World Trade Center, le terrorisme est désormais perçu comme une menace par le gouvernement et les citoyens canadiens. Mais la véritable préoccupation posée par les événements du 11 septembre est ailleurs : comment gérer efficacement les relations avec les États-Unis ? Comment contribuer à la lutte contre le terrorisme mené par Washington sans remettre en question les valeurs auxquelles tiennent les Canadiens ? Comment rendre la frontière plus sécuritaire sans nuire au commerce ? Bref, comment concilier les exigences contradictoires de la prospérité, de la sécurité et du respect de l’identité ? Dans ce contexte, l’identité devient un objet de sécurité – et il ne semble pas que le discours internationaliste soit apparu comme le meilleur moyen de la défendre.

A — Défendre les droits et libertés de façon multilatérale

Au cours des mois qui suivent les attentats du 11 septembre, le gouvernement canadien adopte une série de mesures nationales, bilatérales et multilatérales pour lutter contre la menace terroriste et assurer la sécurité du continent nord-américain. Sur le plan national, ces mesures comprennent une augmentation des budgets attribués aux principales agences de sécurité, la réorganisation de certains services et, surtout, l’adoption d’une série de lois sur l’immigration (C-11), la sécurité publique (identifiée successivement sous les numéros C-42, C-55, puis C-17), sur la répression du terrorisme (C-36) et sur le financement de ces activités (C-16). Sur le plan bilatéral, Ottawa a signé avec Washington trois accords importants, soit l’entente de Coopération sur la sécurité des frontières et le contrôle de la migration régionale, le Plan d’action pour la création d’une frontière intelligente Canada-éu et, enfin, l’accord sur le Pays tiers sûr. Enfin, sur le plan multilatéral, le Canada a participé aux travaux des Nations Unies et du G-8 sur la répression du terrorisme et, surtout, a contribué à l’Opération Apollo menée contre le régime des talibans en Afghanistan en 2002 et 2003[41].

Tout comme lors de la crise au Kosovo, la première réaction du gouvernement canadien est de dépeindre les attentats du 11 septembre comme une attaque dirigée non seulement contre les États-Unis, mais surtout contre les normes universelles. C’est ce que Jean Chrétien s’empresse de préciser le jour même des attentats : « Ce sont non seulement des cibles, mais les droits et libertés des nations civilisées du monde entier qui sont visés par l’attaque d’aujourd’hui[42].» Il veille à ce que les Américains ne puissent s’approprier le monopole de la définition de la menace et ainsi en faire un prétexte à des actions unilatérales : « Soyons clairs. Cette attaque ne visait pas seulement les États-Unis. (…) Les terroristes ne sont pas fixés à un seul pays. Le terrorisme est une menace à l’échelle du globe[43]. »

Cette qualification des événements détermine le contenu de la réponse. Le Premier ministre annonce qu’il doit prendre des mesures de sécurité et fait appel au sentiment d’appartenance des Canadiens aux civilisations occidentales et démocratiques : « Les démocraties ont toujours fait preuve de détermination et de fermeté quand leurs valeurs démocratiques ont été menacées. Comme elles le sont maintenant[44].» Il justifie la participation canadienne à l’Opération Apollo en des termes semblables, qui mettent l’accent sur la dimension multilatérale de l’action de la coalition[45]. Il établit notamment un lien entre l’otan et les valeurs canadiennes en faisant de l’Alliance une coalition multiethnique : « Le Canada est l’un des membres fondateurs de l’otan (…), cette nouvelle coalition multinationale et multiethnique contre la terreur[46]. »

Le sentiment d’appartenance à une communauté universelle, unie autour de certaines valeurs fondamentales qu’il convient de protéger par le biais de la coopération entre nations civilisées, est donc perceptible dans les discours du Premier ministre. Toutefois, on s’éloigne ici des devoirs du « citoyen du monde » mis de l’avant deux ans plus tôt. L’analyse de ces déclarations fait ressortir une autre priorité : défendre l’identité canadienne contre l’influence des États-Unis. Ce débat soulève l’éternelle question de la distinction entre les deux sociétés, et de l’équilibre délicat entre distance et proximité.

B — Le nationalisme canadien

En 1993, dans ce que l’on a appelé le Livre rouge et dont Jean Chrétien s’est servi tout au long de la campagne électorale qui devait le mener au pouvoir, le Parti libéral du Canada dénonçait le « suivisme » et les « relations personnelles privilégiées » en politique étrangère – évoquant visiblement par là l’attitude de Brian Mulroney à l’égard des États-Unis[47]. Depuis, Chrétien a pris bien soin de ne pas s’afficher trop ouvertement avec son homologue américain et s’est érigé en défenseur de l’indépendance canadienne face à Washington, ce qui deviendra particulièrement évident au cours de l’année 2002.

Le discours universaliste et multilatéraliste employé au cours de semaines suivant les attentats de New York et Washington visait probablement à éviter de sanctionner l’unilatéralisme des États-Unis et à diluer l’influence prépondérante de Washington dans un ensemble plus large. C’est donc la logique du contrepoids qui se profile en filigrane. En ce sens, ce discours sert autant à la défense de l’identité nationale que l’universalisme.

Les premiers signes indiquant que ce sont les intentions de George W. Bush qui sont, autant sinon plus que celles d’Oussama Ben Laden, au centre des préoccupations du Premier ministre apparaissent immédiatement après les attentats. Plusieurs éditorialistes ont noté l’attitude ambiguë de Chrétien qui, en des circonstances qui appellent un discours tranché, préfère jouer de nuances. Ainsi, le 12 septembre, le Premier ministre a discuté avec George W. Bush et lui a affirmé qu’il « pouvait compter sur tout notre appui et notre entière solidarité dans les jours à venir[48]. »

Quelques jours après les attentats, le Premier ministre propose l’adoption de mesures de sécurité nationales, en insistant sur leur conformité avec les valeurs canadiennes. Il mentionne notamment sur la diversité, le multiculturalisme, et le respect des droits de la personne :

Le Canada ne laissera personne le contraindre à sacrifier ses valeurs et ses traditions sous prétexte qu’il faut agir d’urgence. (…) Aujourd’hui plus que jamais, nous devons réaffirmer les valeurs fondamentales de notre Charte des droits et libertés : l’égalité de toutes les races, de toutes les couleurs, de toutes les religions et de toutes les origines ethniques[49].

Un autre signe, presque puéril mais néanmoins lourd de signification, réside dans le bannissement, à la fin d’octobre 2001, du terme « périmètre de sécurité » dans le vocabulaire des membres du Cabinet. L’expression sous-entend, en effet, l’amorce d’un processus d’harmonisation des lois canadiennes avec celles en vigueur aux États-Unis et donc à adopter les valeurs que véhicule la législation américaine. Selon certains journalistes :

le Premier ministre et M. Manley craignent que [la création d’un] périmètre entraîne une perte de souveraineté parce que les décisions en matière de sécurité devraient être prises conjointement avec un partenaire dix fois plus gros et puissant que le Canada[50].

Sur le plan international, le Premier ministre adopte une attitude qui témoigne de sa réticence à suivre les États-Unis. Ainsi, selon lui, le Canada doit reconnaître la nécessité de l’exercice d’une direction des affaires mondiales, s’il n’est pas pratiqué par un seul État :

[Le 11 septembre] symbolise une vérité universelle, à savoir que quand vient le temps de s’attaquer de front à des problèmes internationaux, rien ne vaut le leadership. Le leadership des nations grandes et petites. Riches et pauvres[51].

La souveraineté du Canada devient pour le Premier ministre un objet de sécurité qu’il entend protéger contre l’influence des États-Unis. Mais au-delà des lois, ce sont les valeurs qu’elles véhiculent qui sont en cause. Au-delà de la souveraineté, c’est l’identité canadienne et sa spécificité par rapport aux États-Unis qui est, pour Jean Chrétien, l’objet à défendre. En ce sens, le contenu des politiques adoptées reflète un souci de défendre l’identité canadienne.

La stratégie du gouvernement semble avoir été de ne faire que le minimum pour rassurer les Américains et éviter que Washington n’adopte des mesures unilatérales qui mettent en péril le commerce transfrontalier. Toutefois, il est indéniable que le gouvernement a du lâcher du lest sur certains dossiers, notamment en ce qui a trait à l’harmonisation de la réglementation sur les visas et l’accueil des réfugiés. Jean Chrétien est bien conscient de la dépendance de l’économie canadienne à l’égard du marché américain, qui absorbe plus de 85 % de ses exportations[52], et a dû nécessairement faire preuve de diplomatie lorsqu’il s’adressait à un auditoire américain, comme ce fut le cas lors de sa tournée aux États-Unis, avec Équipe Canada, en novembre 2001.

Les suites du 11 septembre tendent à démontrer les limites de l’internationalisme comme moyen de préserver l’identité canadienne face aux pressions des États-Unis. La logique du contrepoids peut s’appliquer dans les dossiers qui concernent la gestion de l’ordre international, mais n’est d’aucune utilité pour les questions relevant des relations bilatérales. Sur ce plan, la logique de l’internationalisme supposerait, en effet, une forme de multilatéralisation des dossiers bilatéraux, ce qui est rarement possible, pour des raisons tant politiques que pratiques[53]. Il n’est pas étonnant que le Premier ministre se soit replié sur une seconde ligne de défense, qui tient plus nettement du nationalisme que de l’internationalisme.

IV – La guerre en Irak : l’internationalisme intransigeant

La possibilité d’une intervention en Irak circulait à Ottawa depuis plusieurs années. La visite de la Secrétaire d’État Madeleine Albright, en février 1998, qui avait pour but de convaincre le Canada d’appuyer les États-Unis, avait porté des fruits. Jean Chrétien avait alors décidé de soutenir une coalition armée appuyée par le Conseil de sécurité et menée par les Américains, advenant un refus de l’Irak d’ouvrir ses portes aux inspecteurs. Le Premier ministre affirmait alors que pour obtenir la paix, il faut être prêt à faire la guerre, et que si personne n’intervenait, cela ne ferait qu’encourager le chef d’État irakien à commettre de nouvelles atrocités[54]. Cela démontre que la décision de ne pas participer à la coalition menée par les États-Unis n’était pas inéluctable. En fait, elle a pris par surprise la plupart des observateurs, qui s’attendaient à ce qu’Ottawa appuie (certes, de mauvaise grâce et de façon minimale) l’initiative américaine. De toutes les décisions prises par Jean Chrétien en politique étrangère, elle aura compté parmi les plus étonnantes, les plus controversées et, sans doute, parmi les plus difficiles.

Il est possible, comme nous le verrons, de présenter cette décision comme le résultat d’un calcul rationnel. Mais il est également possible de percevoir cette attitude comme l’expression d’une volonté du gouvernement canadien de se démarquer des États-Unis et d’affirmer son indépendance et son identité. En ce sens, elle apparaît comme étant cohérente avec l’attitude observée par le Premier ministre au cours de la guerre du Kosovo et de la crise suivant les attentats du 11 septembre.

Dès novembre 2001, lorsque le désarmement de l’Irak refait surface dans les discours américains, John Manley se montre prudent et souligne que si le Canada s’engage dans une telle entreprise, il le fera dans le cadre d’une résolution de l’onu[55]. Au début de l’année 2002, répondant aux appels lancés aux alliés par les États-Unis, Jean Chrétien soutient que toute intervention militaire devra être approuvée par le Conseil de sécurité des Nations Unies :

Notre position est bien connue : nous sommes aux côtés des Américains dans la lutte contre le terrorisme. Nous faisons partie de ceux qui font la lutte et cette lutte est appuyée par une résolution de l’onu et appuyée par l’article v de l’otan[56].

Toujours en 2002, le Premier ministre réaffirme la priorité qu’il accorde au droit en publiant la déclaration suivante : « Le Canada salue l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations Unies de la Résolution 1441 sur l’Irak et la décision de renvoyer des inspecteurs en Irak. (…) C’est vers cet objectif que tendaient les efforts du Canada[57]. » Et au début de l’année 2003, il confirme sa position : « La position du Canada, c’est qu’en matière de paix et de sécurité, la communauté internationale doit parler et agir par l’entremise du Conseil de sécurité des Nations Unies[58] ». À la surprise générale, il ne déviera plus de cette position. À la veille du déclenchement de la guerre, il répète que « si une action militaire est lancée en l’absence d’une nouvelle résolution, le Canada ne s’y joindra pas[59] ».

Cette décision défie, en apparence, les conclusions auxquelles auraient donné lieu une analyse strictement rationnelle des intérêts du Canada[60]. Celui-ci doit d’abord veiller à conserver de bons rapports avec les États-Unis, ne serait-ce que pour des raisons commerciales. Par ailleurs, Ottawa n’a que peu à gagner en refusant d’appuyer l’initiative américaine contre un régime qui est reconnu ni pour sa contribution à la stabilité du système international, ni pour son engagement à l’égard du maintien du statu quo. De fait, le Canada a dû payer un prix politique pour son attitude et ne semble pas avoir gagné grand-chose : le Président américain boude ouvertement le Canada et les relations entre les deux gouvernements, qui n’étaient pas particulièrement cordiales, se sont nettement dégradées depuis le printemps 2003[61]. Le commentaire de l’Ambassadeur américain au Canada, Paul Cellucci, est sans équivoque sur ce plan (ceci quand bien même il fut prononcé dans un discours dressant un portrait par ailleurs très positif des relations canado-américaines) : « Washington et les États-Unis sont déçus du fait que le Canada ne nous offre pas un appui total[62] ». La gravité de la réaction américaine s’explique en partie par l’importance que l’administration Bush accordait à la multilatéralisation du conflit avec l’Irak. Ce calcul explique pourquoi la plupart des commentateurs ont été étonnés de la fermeté du gouvernement canadien.

Il est pourtant possible de rationaliser la décision de Jean Chrétien. Pour le Canada, l’enjeu central que soulève la crise en Irak est la préservation d’un cadre diplomatique et institutionnel qui sert bien ses intérêts politiques et économiques depuis près de soixante ans. Les institutions internationales peuvent être perçues comme un moyen de diluer l’influence des grandes puissances et d’encadrer leur comportement. Une puissance secondaire comme le Canada doit plus s’en remettre au droit qu’à la force pour défendre ses intérêts, ce qui explique l’empressement de ses dirigeants à contribuer à l’élaboration de normes juridiques internationales.

Par ailleurs, tant pour des raisons de sécurité que de prospérité, l’ordre mondial doit demeurer stable. Seuls les États-Unis ont les ressources nécessaires pour s’assurer de cette stabilité, si bien que les Canadiens ont tout intérêt à encourager l’internationalisme et l’interventionnisme de Washington. Toutefois, ces interventions doivent se faire en conformité avec le droit international. Lors d’une visite à Chicago en février 2003, le Premier ministre est très clair sur ce plan :

Nous reconnaissons et respectons le leadership que démontrent les États-Unis en contraignant Saddam Hussein à se conformer aux résolutions des Nations Unies. (…) Je maintiens toutefois que les intérêts à long terme des États-Unis seront mieux servis s’ils font appel aux Nations Unies au lieu d’agir seuls. (…) Et je soutiens fermement que le monde a besoin d’une Organisation des Nations Unies efficace[63].

Lors d’une entrevue avec un journaliste américain, Jean Chrétien affirme qu’il admire les États-Unis et qu’il est d’accord avec leurs initiatives parce que, tel qu’il le reconnaissait en 1998, il considère que le désarmement est une priorité. Il pose cependant des limites lorsqu’il est question d’enfreindre la souveraineté de l’Irak – et par le fait même la souveraineté de tous les États :

À mon avis, vous avez probablement gagné cette fois. Mais je parle de désarmement. La question d’un changement de régime, c’est autre chose (…) C’est quelque chose qui me rend mal à l’aise, et je l’ai dit au Canada et je l’ai dit à tout le monde, parce que cela s’arrête où ? Vous savez, s’il est acceptable de faire cela à cet endroit, pourquoi pas ailleurs[64] ?

Selon le Premier ministre, la meilleure façon d’assurer le respect du droit international est de travailler avec l’onu, mais aussi d’admettre que le recours aux armes et aux politiques de sécurité ne suffit pas à maintenir un ordre mondial stable et à éliminer les nouvelles menaces telles que le terrorisme. Comme il l’annonçait en décembre 2001, Jean Chrétien réitère que la solution pour contrer le terrorisme est de s’attaquer aux problèmes par la racine, c’est-à-dire en agissant collectivement pour atténuer la pauvreté dans le monde :

Un monde dans lequel certains vivent dans le confort et l’abondance […] alors que la moitié de l’humanité vit avec moins de deux dollars par jour, n’est ni juste ni stable. La pauvreté […] la faiblesse des institutions et la corruption peuvent rendre les États fragiles vulnérables aux réseaux terroristes[65].

Pour le Premier ministre, le fait d’aider les pays en développement à échapper à la pauvreté favorise en même temps la sécurité du Canada et des États-Unis. Lors du Sommet de Kananaskis en juin 2002, le Canada s’était engagé envers le nepad, à augmenter son aide à l’étranger de 8 % par année. Le 18 mars 2003, alors que les Américains s’apprêtent à bombarder Bagdad, le Premier ministre rappelle aux membres du G-8 qu’il a respecté ses engagements de l’année précédente en destinant la moitié de ses budgets pour l’aide à l’étranger à l’Afrique[66].

À première vue, le discours du premier ministre Chrétien à l’égard de l’intervention américaine en Irak rappelle celui qu’il tenait quatre ans plus tôt, dans la mesure où on y retrouve presque tous les éléments associés à l’internationalisme : respect de la règle de droit, multilatéralisme, sécurité collective, aide au développement, etc. Le gouvernement tente même de dépoussiérer le rôle mythique de médiateur du Canada en présentant au Conseil de sécurité, le 19 février 2003, une proposition de compromis pour rallier les partisans et les opposants à la guerre. Toutefois, il y a une différence marquante par rapport au cas du Kosovo, puisque aucune référence identitaire explicite, comme celle voulant que les Canadiens soient des « citoyens du monde », n’est apparue dans le discours.

Conclusion

L’internationalisme permet-il effectivement d’établir l’identité internationale du Canada et, éventuellement, de se distinguer des États-Unis, comme le laissent entendre plusieurs auteurs ? La réponse à cette question appelle des nuances.

D’une part, cette recherche révèle que les considérations identitaires influencent le processus de formulation ou de justification des politiques. Dans les trois études, en effet, les dirigeants canadiens ont décrit leurs actions comme étant d’abord une façon d’appliquer les valeurs canadiennes. L’identité est donc une variable indépendante pertinente pour l’étude de la politique étrangère canadienne.

D’autre part, la nature de la relation entre le discours internationaliste et l’affirmation de l’identité internationale du Canada n’est pas claire. Chacune des trois études de cas révèle un aspect spécifique de cette relation. Ainsi, la guerre du Kosovo a mis en exergue la composante identitaire de l’internationalisme, en révélant clairement la référence universaliste qui s’attache à ce discours de politique étrangère. Toutefois, la finalité de cette référence demeure sujette à caution : il ne s’agit probablement pas tant d’établir l’identité canadienne face au reste du monde (qui n’était nullement remise en cause lors de cette crise) que de créer un pôle de ralliement pour la population canadienne. En ce sens, le discours sert plus à renforcer l’identité interne.

La crise engendrée par les attentats de New York et Washington démontre une autre forme de relation. À l’automne 2001, le gouvernement (comme de nombreux observateurs) a pu croire que l’identité et la souveraineté canadiennes étaient menacées. Le discours internationaliste a bel et bien été employé pour faire face à cette crise. Toutefois, il s’est révélé d’une utilité limitée et a dû céder la place à un discours et à des politiques plus ouvertement nationalistes.

Enfin, les débats entourant l’intervention américaine représentent une situation où la volonté du gouvernement canadien de se démarquer des États-Unis semble forte, et où les principes contenus dans le discours internationaliste servent de justification principale à la position canadienne, mais où les références identitaires (comme le « citoyen du monde ») sont complètement absentes ! Cette observation indique que l’affirmation identitaire n’est donc pas le seul, ni même le principal, fondement du discours.

Ainsi, la principale conclusion de cette étude est que le discours qui sert de fondement aux politiques de sécurité canadiennes a effectivement une composante identitaire, mais que celle-ci ne sert pas à affirmer l’identité internationale du Canada, même lorsque celui-ci fait face à de fortes pressions de la part des États-Unis. Si ce discours assure une telle fonction, c’est probablement au plan interne qu’il faut la chercher. C’est donc dans cette direction que devraient s’orienter les futures recherches sur cette question.

Il conviendrait aussi d’élargir le spectre de la recherche. Les études menées ici s’intéressaient essentiellement au discours du Premier ministre et des membres du Cabinet. L’étude d’une fraction plus large de la classe politique canadienne (incluant donc les partis d’opposition) pourrait bien révéler un portrait différent. Même si l’internationalisme domine incontestablement les discours en politique étrangère, il n’est pas le seul à porter une composante identitaire. Par exemple, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le discours impérialiste constituait une alternative aux visions plus nationalistes[67]. Depuis le milieu des années 1970, une nouvelle approche tend à s’imposer en politique étrangère canadienne, soit le « continentalisme ». Il s’agit d’un corpus doctrinal visant à gérer le phénomène d’intégration économique avec les États-Unis et dont l’objectif principal est de garantir l’accès, pour les produits canadiens, au marché américain. Aux mesures à caractère strictement économiques (comme l’accord de libre-échange) se sont ajoutées des propositions touchant, entre autres, à l’intégration de la défense[68]. Le continentalisme est devenu, aujourd’hui, une philosophie de politique étrangère qui rivalise avec l’internationalisme.

Il y a moyen de pousser le raisonnement plus loin. Le continentalisme ne répond pas seulement à une transformation de la structure commerciale et économique canadienne, mais aussi à une transformation identitaire. Les rapports commerciaux, culturels et politiques avec les États-Unis sont si étroits qu’ils tendent à modifier les références d’une fraction de plus en plus grande de la population et de la classe politique canadiennes, au point où se produirait un phénomène d’identification avec les États-Unis. Ce phénomène signifierait que, lorsqu’il est question de relations internationales, de plus en plus de Canadiens se perçoivent plus comme des nord-américains que comme des « citoyens du monde ».

Il est incontestablement trop tôt pour mesurer l’existence même de cet hypothétique référent identitaire en politique étrangère, même si certains chercheurs ont commencé à explorer cette piste dans d’autres contextes[69]. Mais cette hypothèse, si elle se révélait juste, aurait d’importantes conséquences, non seulement au plan sociopolitique, mais aussi au plan théorique : contrairement à ce qu’affirment les constructivistes, ce ne serait pas l’identité qui détermine les intérêts, mais bien le contraire ! Par ailleurs, cette même observation tendrait à indiquer que l’environnement international a effectivement une profonde influence sur l’identité nationale. Bref, elle étayerait les hypothèses dans lesquelles l’identité joue le rôle de variable dépendante.