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La perception est un lieu de rencontre où se trouvent articulées les qualités prototypiques, que la lumière impose à la saisie du monde – le degré de saturation, de tonalité et de teinte des formes –, et les contraintes véhiculées par la vision personnelle, à savoir la reconnaissance sémantique des formes, mais aussi l’imaginaire et l’affect. C’est précisément l’accord essentiel entre les contraintes de la saisie et de la visée qui donne forme à l’actualisation de la perception comme champ d’expérience ; et c’est l’émergence d’un objet spécifique qui donne forme à la réalisation de la perception comme « figure ».

Une étude, qui porte sur la mise en forme de la lumière, se doit de s’occuper de la façon dont la perception intègre la lumière dans son champ d’expérience, a fortiori de la façon dont la perception sculpte la lumière en y investissant les éléments qui déterminent sa saisie. Il est dès lors important de choisir un corpus d’étude qui permette d’examiner ce processus d’investissement au plus près de sa réalisation. Mais il s’agit également de se rendre compte de la force perturbatrice de la lumière ; la lumière qui dérange la perception, qui la déstabilise, voire qui lui fait perdre ses moyens d’appréhension afin de remodeler ses « habitudes » visuelles selon des lois physiques singulières qu’elle véhicule.

La sculpture en verre nous fait entrer dans un monde où la lumière et la perception forment les forces d’un même devenir ; l’une comme l’autre imposent leurs contraintes à la matérialité du support, l’une comme l’autre agissent pour prendre le dessus en cherchant à s’accaparer le champ d’exercice de l’autre. L’interaction qui s’instaure ouvre un espace biplan de morphogenèse et de sémiogenèse, dont les lignes de tension sont celles où s’exerce la sensori-motricité. En effet, à travers la sensori-motricité, s’établissent divers modes de convergence entre la lumière et la perception, susceptibles de mettre en place autant de « mondes de lumière » dont les pôles extrêmes sont : le monde de la lumière primordiale, où la lumière engendre sa propre efficacité visuelle au détriment des contraintes épistémologiques de la perception, et le monde de la lumière éclairante, où la perception impose ses lois d’appréhension au détriment des contraintes physiques de la lumière, qui est réduite à son unique rôle de source lumineuse.

Nous proposons l’analyse de deux sculptures de verre afin d’étudier dans le détail la façon dont la lumière et la perception créent ensemble la signification. Dans la Coupe bleue et blanche de Raphaël Farinelli, obtenue par soufflage et moulage du verre, nous abordons la force perturbatrice de la lumière et sa capacité à ouvrir un univers de sens au-delà de la matérialité du verre, où la perception est entraînée vers le monde de l’imaginaire. Le Feedback d’Étienne Leperlier, une sculpture en pâte de verre, articule la lumière primordiale et la lumière éclairante de façon à établir un seul champ de perception, qui donne forme non seulement aux morphologies de la sculpture, mais également à la vision personnelle du percevant.

I. Le poïétique, l’archéiropoïétique, le poétique

Figure I

Raphaël Farinelli, Coupe bleue et blanche, 8 cm x 33 cm,

verre souflé, voilé et moulé, s.d. Sous réserve de l’approbation des ayants droit.

C. Pelletier, J. Du Pasquier et alii, 2002 : 68

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Les sculptures de Raphaël Farinelli font partie de la verrerie artistique de l’École de Biot. Dans les objets en verre de cette École, la lumière est matérialisée et mise en forme sans que toutefois son propre devenir – son rayonnement, son éclat, sa translucidité – soit totalement maîtrisé. La lumière s’introduit d’un côté dans les anfractuosités dues au processus de soufflage et moulage, suit les courbes et les sillages de la facture, procurant ainsi à l’objet sa propre structuration, voire sa « grille de lecture ». D’un autre côté, la lumière articule et optimise l’esthétique de l’objet en négociant continuellement la forme-matière et les chromatismes translucides au gré de ses mouvements.

Catégories topologiques 

L’objet d’analyse est une coupe en verre transparent, d’un diamètre de 33 cm et d’une hauteur de 8 cm, voilée de couleurs bleu ciel, azur, eau et blanc translucide. Le bleu ciel forme des cercles fermés, en spirales, et des courbes non fermées, composées d’une suite d’arcs de cercle reliés. L’intensité des spirales augmente proportionnellement au regard du moulage conique de la coupe. Les cercles sont soit concentriques par rapport au bord de la coupe, soit ils se chevauchent et sont disposés en ellipses. Les spirales traversent les cercles, ce qui instaure une tension continuelle entre la disposition non concentrique des premières et la disposition concentrique des secondes. Cette tension est renforcée par le fait que le foyer des cercles concentriques du verre et le foyer des spirales sont en décalage l’un par rapport à l’autre. Cela a pour conséquence l’instauration d’un déséquilibre entre la conception de la coupe (concentrique conique) et le mouvement des spirales (non concentrique, sinueux et lévogyre de haut en bas, c’est-à-dire que le plan de polarisation est dévié vers la gauche, l’observateur faisant face à la lumière).

Orientations

Il est question d’une tension évidente entre la coupe dans sa stabilité matérielle et la dynamique des couleurs et de la lumière. Cette tension permet d’établir de nombreux chemins de lecture plastique, car la matière se donne continuellement selon des esquisses sensorielles différentes. La coupe, susceptible d’être considérée à travers les multiples rotations dans un espace de trois dimensions, s’offre au percevant dans une saisie impressive de manière à ce que les éléments situés dans les trois dimensions canoniques soient représentés simultanément et que l’espace s’intègre dans un seul champ sensoriel. Cette intégration permet la saisie transcendantale de la coupe où s’exerce la substance du contenu, comme le pôle noématique du phénomène spatio-temporel « coupe ». Ce pôle est une singularité abstraite car il dure pendant l’intervalle de temps spécifique au flux des qualités propres et impropres. C’est ce pôle noématique qui transpose la diversité et la succession des données sensorielles en un ordre formel et qui fait que celles-ci s’inscrivent dans le domaine sémantique « coupe ».

Sur le plan de l’expression, on peut distinguer diverses orientations :

  1. Les mouvements « propres » de la matérialité[1]

    En suivant les cercles et les spirales, on a affaire soit à un mouvement ascendant, soit à un mouvement descendant. En d’autres termes, un mouvement centrifuge dextrogyre, qui tend à s’éloigner du centre de la coupe (dispersion à travers une accélération régulière ascendante), et un mouvement centripète lévogyre, qui tend à se rapprocher du centre de la coupe (concentration à travers un ralentissement régulier descendant). Ces deux mouvements se trouvent contrebalancés par ceux, continus et concentriques, des bords de la coupe. On peut distinguer également un mouvement irrégulier, non concentrique, recoupant les mouvements réguliers dominants qui offrent une certaine stabilité à la saisie impressive de la coupe. Ce mouvement serpentant de spirales et d’ellipses, appliquées en grands traits bleus tressés, vient perturber la régularité spatio-temporelle de la coupe et dévie ainsi son devenir.

  2. Les mouvements « impropres » de la matérialité

    Le mouvement aléatoire impropre, suggéré par le déplacement fictif des plans de couleur bleu clair, est dû aux divers points de vue du percevant et se traduit par une interpénétration des qualités propres et impropres de la coupe. La translucidité a pour effet de déjouer la perspective comme instance intelligible capable de donner une orientation univoque à la coupe. Les divers plans forment ainsi un seul volume hétérogène habité par des formes à l’état naissant qui donnent l’impression de vouloir échapper à la surface qu’elles habitent, ou encore qui sont la proie d’un foisonnement, d’un mouvement incontrôlé, qui emporte la matière dans une agitation contradictoire et tourmentée.

  3. Les mouvements annexes[2]

    Les mouvements annexes sont vus selon l’aspect des mouvements primaires (propres et impropres) et médiatisés, localisés et étendus par ceux-ci de façon à être exposés comme un champ sensoriel à part entière. L’agitation des mouvements primaires a pour conséquence de mettre en question l’appréhension de la coupe en tant que récipient solide et de la voir abandonnée en faveur de la saisie sensorielle des mouvements annexes. L’abandon de la forme rigide et de tout volume plastique consistant vise à actualiser l’invisible du flux des sensations proprioceptives et intéroceptives.

Catégories chromatiques 

La coupe est composée de diverses couches chromatiques :

  1. La translucidité de la coupe est la couche primordiale de la « quatrième dimension ». Cette couche représente la toile de fond de l’objet – sa matérialité – qui, contrairement à la toile de fond d’une peinture, n’est pas à considérer comme une donnée fixe, mais fonctionne à la fois comme un miroir qui reflète et clôt l’espace et comme une fenêtre qui ouvre sur un autre espace et qui le transperce. Cette double fonction fait de la coupe une interface articulant et infléchissant l’avant et l’arrière (la réflexion et la transparence forment une même couche). Vu la structure du verre (à la fois lisse et nervurée), cette couche constitutive est susceptible d’infléchir, tamiser et rompre les couleurs et les formes transparentes et reflétées, voire de produire momentanément des couches lumineuses et chromatiques « parasitaires », selon l’intensité et l’angle de la source lumineuse et la position de l’observateur. Cette couche est également responsable de la luminance (le quotient de l’intensité lumineuse issue du verre par réflexion).

  2. Une deuxième couche se compose de cercles, d’ellipses et de spirales bleu azur, bleu ciel et bleu eau traversant l’ensemble de la coupe, comme dans un mouvement qui se décale et qui s’accélère vers le bas par rapport à la position verticale de la coupe. Les courbes non fermées bleu azur semblent, à certains endroits, transgresser les bords et ouvrent ainsi la coupe à son environnement. C’est cette couche qui donne à l’objet une certaine consistance et une stabilité, étant donné le fait que la couche constitutive de la coupe (le verre) est sujette aux contraintes et aux caprices de la source lumineuse extérieure.

  3. Une troisième couche se compose de plages courbes et voilées bleu ciel et bleu eau se superposant à la couche constitutive. De par ses bords nets et son contraste chromatique (bleu clair versus bleu foncé), cette couche procure l’effet d’une « coupe satellite » et circonscrit ainsi le foyer alternatif des spirales bleues dans lequel elles disparaissent comme dans un tourbillon. Ainsi, s’instaure un maelström : le mouvement des spirales lévogyres s’accélère, comme si la coupe contenait de l’eau et subissait une action circulaire de la part d’un destinateur invisible ou comme si celui-ci y versait rapidement de l’eau et que les mouvements de rotation s’imprimaient sur les bords du verre. Cet effet de trompe-l’oeil s’obtient à travers la démultiplication des couches de lumière dans la dimension de translucidité. Les couches lumineuses, qui sourdent désormais de partout, qui mélangent les domaines disjoints du dur et du liquide, qui confondent le stable et l’instable, inversent le clair et le sombre, le vide et le plein. On a l’impression que la coupe est remplie d’une « substance lumineuse » dont seuls les bords dynamiques sont actualisés. Ces bords ne représentent pas tant les contours d’une forme, au sens morphologique du terme, mais plutôt la matérialisation de l’air, la recatégorisation de l’espace de la coupe, qui se transforme en contenant à travers le tremblement et le chavirement de la lumière. L’action de la lumière sépare bord et fond, échelonne les distances, engendre des volumes et joue avec les modulations sensorielles. L’eau, virtualisée par le destinateur noologique et actualisée par les chromatismes, se réalise dans le creux de la coupe. Nous assistons à un phénomène de « transsubstantiation » (changement de substance et d’isotopie). La coupe est libérée de ses apparences et retrouve l’évidence de l’apparaître.

  4. Une quatrième couche chromatique se constitue par l’interpénétration des couches décrites ci-dessus. Par la translucidité du verre de la coupe et la possibilité de la contourner – et de voir l’avant à travers l’arrière et vice versa –, on a l’impression que les couleurs se transforment en une seule masse chromatique dynamique composée de tonalités bleues et blanches, auxquelles s’ajoutent les éclats aléatoires de la lumière rompue et tamisée du verre.

La matérialité

Un objet en verre existe grâce à sa mise en forme selon des procédés adaptés. Le fait que l’on parle d’une sculpture de verre indique qu’on a affaire : 1) à un matériau brut avec ses propres contraintes physiques ; 2) à un savoir-faire personnel (connaissance du procédé de production) ; 3) à une intention – un faire-savoir – de donner une forme spécifique et par là même une signification propre à la sculpture. Mais l’objet en verre est également à considérer comme un écran translucide, susceptible d’absorber, de tamiser, bref, de disperser et de détourner la portée de la lumière, afin d’engendrer des morphologies intelligibles composées de couches chromatiques d’une certaine étendue comme d’une certaine intensité (énergie affective). Ce que le verre ajoute à l’appréhension de la coupe, ce n’est pas tant une vision du monde, mais une vision altérée, qui permet l’accès à un au-delà où la coupe génère des modes d’existence non matériels. À la fois « sculpture de verre » et « sculpture de lumière », la coupe articule un /savoir-faire/, relevant de la technique artistique, et un /faire-savoir/, un discours sur sa propre constitution, son concept, comme les deux composants modaux constitutifs de sa matérialité, c’est-à-dire de son /faire-être/.

En tant que forme sculptée, la coupe se tient à mi-chemin de la genèse morphologique et de la génération du sens. D’un côté, elle a une apparence, un aspect, un caractère concret et sensible, d’un autre côté, elle est susceptible d’être rapportée à quelque chose qui n’est pas elle, c’est-à-dire à quelque chose qui n’est pas de l’ordre du sensoriel, mais qui le transcende et qui l’ouvre à un univers de sens alternatif. Elle se tient à la jointure de la présence immédiate et de la représentation iconique. Elle est conçue soit en tant que mode d’apparition, soit en tant qu’objet, et c’est le mouvement réflexif entre « l’apparition de l’objet » et « l’objet dans l’apparition » qui instaure son esthétisation.

Dans un premier temps, on a affaire à une « sculpture de lumière » qui cherche à détourner les contraintes du support matériel en faveur de l’autonomisation de l’apport décoratif, c’est-à-dire de la dimension figurative. Dans un second temps, on a affaire à une « sculpture de verre ». La coupe est considérée comme un support matériel, un volume, que le four et les outils du verrier ont créé à partir d’une matière malléable. Ce volume comporte les traces du processus de moulage : les lignes dominantes de la coupe sont le résultat de la mise en forme du verre à l’aide de la canne (tube d’acier), des fers et des ciseaux que le verrier utilise afin d’arrondir, façonner ou allonger le volume ; les nervures, les anfractuosités et les bulles sont le résultat du processus de coagulation et du saupoudrage de carbonate de soude[3]. Les lignes montrent surtout l’axe de rotation de la canne à laquelle la pâte de verre se trouve attachée pour être travaillée, ainsi que les rotations du fer avec lequel le volume est arrondi dans le moule. Elles représentent le mode d’interaction sensori-motrice entre la matière et la main qui la modèle[4].

Ainsi la coupe fait-elle état d’une interaction entre le support matériel et l’apport figuratif, à considérer comme une double mise en équivalence entre, d’un côté, le processus technique et les incidences propres à la mise en forme de la coupe comme objet matériel (le poïétique) et, d’un autre côté, les effets figuratifs propres à la mise en forme de la coupe comme apparition sensorielle (le poétique). Le support et l’apport trouvent leur place dans le champ médiateur (le verre) de la coupe où ils se renforcent réciproquement et créent ensemble ce qu’on appelle « la figure » de la coupe.

Nous avons donc affaire à trois niveaux constitutifs :

  1. Le support du médium du verre représente le potentiel antagoniste de la coupe. Ce potentiel est à comprendre comme l’ensemble des contraintes endogènes qui s’opposent au processus de création en limitant et guidant son devenir. Il s’agit non seulement des qualités matérielles de la coupe comme la robustesse, la callosité, la densité physique du verre, la résistance à la chaleur, mais également des qualités non matérielles comme la luminosité (les gradients d’intensité clair-obscur), la saturation (les gradients d’intensité faible-forte), la tonalité (les gradients chromatiques) qui déterminent le degré de transparence. Le verre utilisé pour le moulage de la coupe est caractérisé par une luminosité forte, une saturation faible et une tonalité atone.

  2. L’apport des couches figuratives engendrées à travers le processus de cuisson représente le potentiel agoniste et forme avec le potentiel antagoniste du support le système sous-jacent de la création. Le flux de chaleur dans le four est une contrainte exogène, une forme d’énergie, imposée au système. Dès qu’une différence de température s’affirme, elle entraîne l’apparition d’une morphologie qui, à un moment donné, lors de la coagulation du verre, se trouve stabilisée.

  3. La création de la coupe en tant que figure se met en place à travers l’interaction du support-matière et de l’apport-énergie et s’analyse en termes de systèmes sensori-moteurs autorégulateurs produisant des chemins d’iconisation. La création est un processus de morphogenèse, qui a pour corollaire un processus de sémiogenèse, en ce qu’elle introduit dans la production de formes la notion narrative du devenir. Cette double émergence forme/signification suppose l’établissement de l’isomorphisme entre le devenir de la forme et le devenir de la signification de la coupe.

La double articulation de la forme nous invite à penser la sensori-motricité propre à la coupe selon le débrayage de deux registres temporels différents :

  • La sensori-motricité cinétique directement inscrite dans la substance matérielle comme le résultat de l’interaction entre la force agoniste (l’apport) et la résistance antagoniste du support du médium. En l’occurrence, la coupe est le témoignage d’un contact direct basé sur la contiguïté parfaite entre médium et force créatrice. La sensori-motricité cinétique est le devenir de la morphogenèse et elle est porteuse du temps extérieur (le devenir « multiple » propre à l’hétérogénéisation du champ sensoriel en formants plastiques), étant le temps propre au champ d’expérience et directement lié à l’horizon de stimulation sensorielle du percevant. Elle impose un contrôle linéaire qui relève d’un mouvement spatio-temporel local, solidaire des divers états sensoriels survenant dans le champ sensoriel. L’information sensorielle du flux intérieur s’inscrit dans la morphologie et prend ainsi la forme d’une image, en l’occurrence l’image d’une « coupe ».

  • La sensori-motricité téléologique indirectement inscrite dans la substance matérielle en vue d’une reconstruction en configurations plastiques stabilisées. Dans la circonstance, la coupe est conçue comme la représentation d’une création basée sur la coïncidence entre médium et signification. La sensori-motricité est le devenir de la sémiogenèse et elle est porteuse du temps intérieur (le devenir « un » propre à l’iconisation des formants plastiques du champ sensoriel en signification), étant le temps propre à la compétence sémiotique du percevant, lié à sa mémoire et à son expérience imaginaire. Elle impose un contrôle non linéaire qui garantit la stabilité de la manifestation perceptive et, par conséquent, un degré permanent de cohérence globale des modes d’existence du champ sensoriel. Le flux intérieur (l’énergie imaginaire propre à la visée) s’inscrit dans les schématisations morphologiques, qui s’érigent ainsi en actants positionnels individués préfigurant la sémantique. Dans ce cas, la coupe ne relève pas d’une stabilisation iconique d’une figure polysensorielle (visuelle, tactile), qui s’obtient à travers une reconnaissance progressive et imaginaire des formes de l’expression (l’illusion référentielle selon une logique de sensation), mais coïncide avec les occurrences de la forme du contenu de la coupe (l’illusion référentielle selon une logique de prédication).

La force perturbatrice de la lumière

Les éclats imprévisibles du verre sont des accidents de la lumière renforçant l’idée que la coupe n’est pas vide. Ils défont le verre de la solidité qu’il a obtenue par le procédé de fabrication. Ainsi, la substance physique de la coupe en verre – la substance de l’expression – est « dématérialisée » en faveur d’un processus de « liquéfaction » du verre en eau vive. Ce changement en quelque sorte « archéiropoïétique » (non fait de la main de l’homme) de la substance est à comprendre comme un changement d’isotopie opéré par la lumière et ses avatars. La lumière donne accès à un état sensoriel supposé au-delà du seuil de la perception immédiate ; à un état temporel où s’opère une fusion physique du sujet et de l’objet. Ainsi, le mouvant pénètre dans l’immobile, l’éphémère s’insinue dans l’éternel, et le temps dans ce qui se veut hors de lui. Le flux et l’immuable rendent visibles les nerfs invisibles de la lumière. Le verre, qui est en soi une matière morte, accroche à sa surface lisse toute une vision du monde et communique à son entourage ses vibrations, ses résonances, ses ombres, ses reflets, bref sa vie.

On assiste à un passage spatio-temporel d’un monde visible, régi par les lois physiques et les apparences géométriques euclidiennes de la coupe de verre, au monde invisible de l’apparaître des substances liquides. Ce changement d’isotopie s’obtient à travers une double perturbation sensorielle :

  1. Une perturbation coenesthésique : une réorganisation du monde sensible naturel – celui de la coupe en tant que volume en verre – instaurée par le rayonnement et les éclats de la lumière. En intensifiant l’énergie affective sur laquelle se base la visée, les effets lumineux provoquent une rupture d’équilibre sensoriel et permettent ainsi une appréhension sensorielle alternative du monde sensible. Le verre est désormais conçu comme une substance liquide : (verre _ lumière _ eau).

  2. Une perturbation kinesthésique : un déséquilibre sensori-moteur s’instaure lorsque le mouvement lévogyre dominant les spirales de la coupe se recoupe avec le mouvement dextrogyre propre à l’espace de comportement du corps propre. La forte tendance directionnelle vers la droite de l’homme apparaît comme une condition pour la détermination d’un champ perceptif et, donc, pour la production et la réception d’une image matérielle selon une « loi de stabilisation » (gauche – droite) conforme à ses attentes. Mais en dotant la coupe d’un mouvement inverse [droite – gauche], l’artiste provoque un sentiment de dissymétrie qui perturbe la saisie de la coupe. Le mouvement lévogyre, et par association le pouvoir d’évolution et de création qui va à l’encontre de l’orientation naturelle, transforme la polarisation gauche/droite et engendre une réorganisation cinétique des propriétés objectives de la coupe. Autant la symétrie figurale de la coupe maintient, pour le percevant, la présentation dans une sorte d’immobilité, autant la dissymétrie due au mouvement lévogyre des spirales introduit une loi génératrice qui contribue à faire naître l’autonomie de la figurativité. Ainsi, s’ouvre un espace d’accès diatopique où s’opère un « étirement spatio-temporel » entre la géométrie de la coupe (la forme-support) et les mouvements temporels non euclidiens des spirales, courbes et entrelacs (les couleurs-apport). La figure qui prend forme à travers le devenir de cette scission constitue l’avancée, au milieu des choses, d’un nouvel espace – un espace imageant, qui est aussi « espace image » – à l’intérieur duquel les réalités du monde prennent un arrangement autonome.

La transsubstantiation

Nous avons constaté que la coupe s’offre à notre compréhension selon deux univers de sensibilité susceptibles d’être rapportés à deux régimes isotopiques différents :

  1. celui de « l’apparence » régi par l’isotopie /verre/ où se trouvent réunis les éléments constitutifs /terre/ et /feu/. La verrerie étant un « art du feu », elle transforme le mélange de silice, de chaux et de soude en pâte de verre à l’aide d’un processus de chauffage dans les fours ;

  2. celui de l’apparaître régi par l’isotopie /mirage/ où se trouvent réunis les éléments constitutifs /eau/ et /air/, de manière à engendrer un phénomène optique dû à la réfraction inégale des rayons lumineux dans les couches de verre, susceptible de produire l’illusion d’une nappe d’eau au sein même de la coupe.

Le passage de l’isotopie /verre/ à l’isotopie /mirage/ s’obtient par l’intermédiaire d’une perturbation de l’équilibre sensoriel, qui change la scène naturelle de la coupe comme contenant (vide) en une scène surnaturelle où la coupe est conçue comme contenu (plein). Le lieu diatopique, proprement tensif, où s’opère le changement de scène, est la membrane translucide du verre, qui, sous l’influence de la lumière, se défait, perd sa substance matérielle et se mue en « substance intelligible ». Le changement de scène agit sur l’interprétation des formants plastiques de l’expression qui prend alors un tout autre caractère. La saisie de la coupe en tant que substance matérielle actualise les formants plastiques comme les unités a priori d’un objet utilitaire de la vie quotidienne : un volume conique moulé faisant office de récipient. La saisie de la coupe en tant que substance intelligible actualise les formants plastiques comme des forces, mouvements et figures en devenir, c’est-à-dire autonomes par rapport à la fonction première de la coupe.

La coagulation matérielle (terre + feu), qui donne forme à la coupe en tant que récipient, engendre dans son devenir même un processus de décomposition morphologique véhiculé par les effets lumineux et la perturbation sensorielle qu’ils instaurent. Cette décomposition est suivie d’un second processus de coagulation figurative (eau + air) où les forces et les mouvements, qui se libèrent lors de la perturbation sensorielle, sont polarisés, liés et solidifiés en des configurations susceptibles d’accueillir des investissements sémantiques alternatifs.

II. Les jardins secrets de la matière

Figure II

Étienne Leperlier, Feedback XVIII, 107 x 29,5 x 20 cm, 1998.

© Étienne Leperlier / ADAGP (Paris) / SODRAC (Montréal) 2003.

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Tandis que les artistes de l’École de Biot cherchent à dématérialiser le verre par l’intermédiaire de perturbations sensorielles véhiculées par la lumière, les frères Leperlier, Antoine et surtout Étienne, conçoivent le verre d’emblée comme une substance intelligible ou comme « une pensée transparente avec des zones d’ombres, des reliefs qui interdisent de tout voir, tout de suite »[5]. Les sculptures d’Étienne Leperlier cherchent à dévoiler l’absence de l’espace intérieur de la matière qui a servi de moule. Elles reproduisent la marque fugitive et vivante qu’un objet a imprimée en négatif dans la terre ou l’élastomère (le caoutchouc artificiel). Ces empreintes révèlent l’activité, le faire, qui précède la forme finie. L’empreinte donne une notion de mouvement. Elle montre les stigmates d’un événement qui a eu lieu et reflète la présence d’une instance créatrice, tandis que la forme qui en résulte n’est plus que la doublure impure et statique de cette activité sensori-motrice, la reconstruction figurative d’une réalité perdue. L’empreinte est l’expression corporelle du geste, révélatrice de la praxis ; la forme est simple moulage inexpressif, révélatrice de la mimesis [6]. La restitution de la forme absente à partir de l’empreinte relève d’une mise en mémoire de l’acte constitutif de l’empreinte sur une surface d’inscription. Ainsi, se trouvent conjuguées dans la même sculpture deux fonctions principales contradictoires : d’un côté, le geste qui a produit la forme primaire dont on prélève ensuite l’empreinte qui sert de moule et, d’un autre côté, le geste qui reproduit cette forme à partir de l’empreinte du moule[7].

Dans les sculptures de Leperlier, c’est à travers le moule en terre ou en élastomère que s’établit la transmission du /faire/ de la présence corporelle à l’/être/ de la sculpture. Cette transmission suppose une duplication en négatif de la forme que l’on veut obtenir, puis un tirage positif, en l’occurrence un tirage en pâte de verre[8]. Il s’agit d’un processus de mise en mémoire de la morphologie, au bout duquel la forme primaire est restituée non pas comme une imitation artistique, une ressemblance obtenue par permutation, supposant l’intervention d’un génie créateur (poïétique), mais comme une imitation naturelle, une ressemblance obtenue par transmission, selon la loi physique inscrite dans le fonctionnement de la matière (archéiropoïétique)[9].

L’expression physique de la forme obtenue par transmission n’est donc pas une imitation au sens classique du terme, c’est-à-dire l’établissement d’une ressemblance factice selon la genèse artistique, mais, comme le dit Georges Didi-Huberman, « une image-matrice produite par adhérence, par contact direct de la matière [du moule] avec la matière de la [forme primaire] »[10], c’est-à-dire l’établissement d’une ressemblance naturelle selon la génération. C’est à travers le moule, par ricochet à travers les bords de la membrane translucide du verre qui en est l’expression révélatrice, que s’observe la façon dont la négativité engendre la positivité et, inversement, la façon dont la positivité révèle la négativité. La membrane translucide est l’interface où s’articulent, d’une part, la temporalité propre au devenir de l’oeuvre et à l’expression du geste et, d’autre part, la spatialité propre à l’aboutissement de l’oeuvre et à la téléologie immanente de la morphologie. Cette interface est dès lors à considérer soit comme le moule proprement dit de la sculpture, qui englobe la morphologie et la maintient en place, assurant la fonction isolante et discriminatoire (l’individualisation du champ sensoriel comme chose) ; soit comme l’enveloppe, la frontière de son propre devenir assurant la fonction individuante et intégrante (l’individuation du champ sensoriel comme objet). La contiguïté qui s’établit instaure une zone de transmission continue où la positivité de la forme et la négativité du moule sont saisies dans une seule figure, en l’occurrence dans la membrane translucide, qui négocie constamment l’apparition de la chose et l’objet dans l’apparition.

Verre-fenêtre, verre-écran : les deux mondes de la lumière

Feedback XVIII, qui fait partie de la série des « Empreintes », est une sculpture en pâte de verre composée de trois polyèdres arrondis, aplatis et polis de façon identique, assemblés verticalement en forme d’arête à l’aide de trois chaînons en verre disposés sur un socle également en verre. Les polyèdres sont composés de verre blanc translucide et vert herbe opaque, clairsemé de taches noires, et « scarifiés » de traits blancs. Les chaînons sont vert herbe et le socle vert foncé. La sculpture n’a ni une véritable face ni un fond, mais s’offre au percevant dans ses multiples esquisses comme un objet en mouvement suggérant ainsi le morcellement des éléments, mouvance de voiles, lacis d’herbes, dispersions poudrées, éclats fugitifs d’argent provoqués par l’éparpillement des reflets lumineux. Le côté translucide des polyèdres donne à la lumière la possibilité de pénétrer la matière du verre et, par là même, donne à la vision l’occasion d’intégrer le côté opaque vert herbe et les objets de l’environnement dans un champ sensoriel englobant. Cette interpénétration fait en sorte que la sculpture se comprend à la fois comme une fenêtre et comme un écran.

La sculpture est une fenêtre en ce qu’elle se crée une vision à travers les occurrences morphologiques provoquées par les reflets lumineux. Elle donne en quelque sorte sur elle-même et sur sa propre sculpturalité. La lumière fait partie de la sculpture en tant que substance matérielle. La translucidité n’est pas imposée par la lumière, mais c’est la lumière qui est rendue translucide par le verre à travers un processus de solidification. La lumière est mise en forme par le verre translucide des polyèdres, elle suit le mouvement des bords, s’introduit dans la sculpture où elle se transforme en matière et se perd finalement dans un lacis de couleurs et de formes. Il ne reste d’elle que de vagues traits blancs à peine visibles à travers un treillis touffu. Les morphologies et les chromatismes sont enveloppés par la membrane translucide, qui délimite le devenir de la sculpture par rapport à son environnement. Ainsi, la membrane fonctionne comme un moule, qui englobe le monde et fait de lui un champ de saisie. Elle est l’enveloppe de la chair de la sculpture-fenêtre, qui moule le monde et engendre par là même son individualisation comme chose-écran (individuation de la sculpture versus individualisation du monde).

La sculpture est un écran en ce qu’elle s’offre au percevant comme un parcours sensoriel susceptible d’accueillir des investissements sémantiques et en ce qu’elle permet de concevoir un projet d’iconisation à travers les moments décisifs de la saisie. La translucidité est le résultat de la pénétration de la lumière, qui impose ses propres lois physiques à l’objet dont la morphologie et la couleur sont les conséquences de l’exposition aux effets lumineux. La membrane translucide est à considérer comme un moule du champ de saisie de la sculpture à partir duquel ses morphologies peuvent être visées. Elle fonctionne comme l’enveloppe de la chair du monde, qui moule la sculpture, et engendre par là même son individualisation comme chose-écran (individuation du monde versus individualisation de la sculpture).

Se dessinent alors deux façons différentes d’appréhender Feedback xviii de Leperlier.

  1. Si la sculpture est conçue comme une fenêtre, qui moule le monde et qui impose son point de vue, elle prend ses distances par rapport au spectateur, qui se trouve exclu du processus de création (c’est la sculpture qui vise le percevant). La sculpture est un volume, qui pense l’espace selon ses propres coordonnées spatiales, c’est-à-dire qui sepense comme une formation 3D sui generis, qui met en scène sa propre organisation visuelle ou, comme le dit Husserl, qui exhibe son propre sens de perception [11] : appréhension plastique du volume : 3D _ 2D.

  2. Si la sculpture est conçue comme un écran qui est moulé par le monde, elle sollicite l’investissement du percevant susceptible d’établir le lien avec le moment de la création (c’est le percevant qui vise la sculpture). La sculpture est le résultat d’un créateur, qui l’expose comme le fruit de sa pensée. De ce fait, elle se fait à travers l’activité visuelle du percevant et s’offre à lui comme un univers de sens à découvrir à partir des plans ordonnés en surfaces. Le percevant a une fonction optique active, une instance d’interprétation, qui reconstitue la sculpture selon ses sensations et les points critiques de leur saisie. Le volume relève par conséquent de la façon dont le percevant s’investit dans l’espace 2D des esquisses primaires de l’écran, des contours apparents et de la détection locale de discontinuités qualitatives[12]. Cet investissement aboutit finalement à l’établissement du volume 3D, où sont constitués « les volumes matériels et leurs propriétés réales à partir desquels s’opèrent les tâches cognitives supérieures et [l’établissement] de la structure conceptuelle »[13] : l’appréhension picturale du volume : 2D _ 3D.

La membrane translucide et sa voluminosité

L’appréhension plastique du volume et l’appréhension picturale du volume incitent à l’établissement de deux univers de sens différents. Dans le premier cas, la sculpture cherche à exclure le percevant comme instance interprétative de son devenir. En d’autres termes, elle se conçoit comme un univers parfait où l’agencement morphologique ne requiert aucune interprétation, ne suscite aucun sentiment de manque et, par conséquent, aucun investissement sémiotique pour pallier ce manque. La sculpture dans sa plasticité cherche effectivement à inverser le processus de signification. Elle cherche à attribuer une signification au percevant, à travers un processus de transformation, en saisissant ses capacités de visée, c’est-à-dire en abolissant son existence humaine. Il s’ensuit que le percevant est réduit à une pure instance d’émergence désincarnée, qui sent les conditions de l’expérience éclore en lui comme une révélation de signification. Il n’existe qu’en tant que lieu désigné par la sculpture.

La positivité de la sculpture épiphénoménalise le sujet au profit de la plénitude et de la continuité ininterrompue de la morphologie, ce qui empêche de saisir cette dernière en termes de différences ou superposition de plans, signes de l’intervention humaine. En tant que présence pleine et autosuffisante, la signification de la sculpture ne se construit pas à travers une interaction avec une présence corporelle, mais s’obtient comme corrélat d’un substrat autonome, émergeant vis-à-vis d’une subjectivité en général. On a affaire alors à l’établissement d’un isomorphisme a priori entre, d’une part, la phénoménalité du phénomène et, d’autre part, la phénoménalité d’une subjectivité générique préétablie indépendamment de l’espace sculptural. La signification n’est donc pas une attribution sémiotique surnuméraire, mais le résultat d’une morphogenèse, la création d’une vision sui generis par la plasticité même, susceptible d’absorber complètement l’espace 3D et d’exprimer son unité sans passer par la perspective ou les points de vue multiples propres à la prise de position spécifique du corps sensible.

Il s’agit alors de déterminer le lieu où la sculpture prend « volume » en tant que « forme » et, vice versa, où la sculpture prend « forme » en tant que « volume », établissant ainsi une identité parfaite entre la vision et sa réalisation particulière. En d’autres termes, il s’agit de trouver ce que Carl Einstein décrit comme la « dimension formelle » où s’exerce le noème de la perception grâce auquel les parties visibles, dites « propres », comme les parties invisibles, dites « impropres », se trouvent exposées comme sens de la perception.

La représentation du volume […] a pour résultat immédiat de devoir déterminer ce qui constitue la forme ; ce sont les parties non visibles simultanément ; elles doivent être réunies avec les parties visibles dans une forme totale qui détermine le spectateur en un seul acte visuel et correspond à une vision tridimensionnelle établie, afin que le volume, qui est sinon irrationnel, s’avère être quelque chose de visible et mis en forme.[14]

L’exposition du visible et du non visible dans un même coefficient de profondeur (qui s’établit comme une identité parfaite entre l’optique individuelle et la vision), véhiculée dans la sculpture en verre par la translucidité, n’est pas sans évoquer ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « voluminosité », qui

[...] nous fait découvrir sous la profondeur comme relation entre des choses ou même entre des plans, qui est la profondeur objective, détachée de l’expérience et transformée en largeur, une profondeur primordiale qui donne son sens à celle-là et qui est l’épaisseur d’un médium sans chose.[15]

La voluminosité est à considérer comme l’interface où s’établit l’isomorphie entre le percevant et le perçu et où, qui plus est, s’opère le processus de basculement entre le moule et l’enveloppe. Elle se caractérise par ce que David Marr appelle « l’esquisse 2_D », le niveau de la perception pure relevant d’une représentation intégrée préconceptuelle d’une réalité physique objective, qui précède la décomposition de l’espace sculptural en objets 3D[16].

La translucidité dans les Feedback de Leperlier nous invite à reconsidérer la façon dont nous concevons la profondeur dans la sculpture. Au lieu de prendre celle-ci pour un mouvement d’un plan à un autre, vers l’avant ou vers l’arrière, il faut la considérer comme une dimensionnalité unifiante, c’est-à-dire comme une densité morphologique intemporelle reliant in abstracto les lieux sans tenir compte des possibles chemins qui peuvent se dessiner entre eux in concreto. En effet, la translucidité est la densité lumineuse de la membrane translucide et opère une unification des parties visibles et non visibles de façon à engendrer un espace sculptural saisi dans son existence spatiale. C’est elle qui procure à la sculpture non seulement une autonomie par rapport au percevant a priori, mais également la capacité de donner à la vision qu’elle met en place son auréole, un surplus de visibilité susceptible de transformer le lieu d’exposition en lieu exposé où le percevant n’est pas l’instance de visée, mais l’instance visée, qui n’existe qu’en tant qu’adorateur faisant partie du fonctionnement sculptural. La translucidité est le lieu non trivial où la substance matérielle du verre et la substance intelligible de la lumière forment un seul médium ; le lieu d’inscription de la réversibilité entre le moule et l’enveloppe. Étant donné que la sculpture est à considérer comme une totalité composée de parties plastiques, on peut prendre sa signification, dès lors, du point de vue de la catégorisation intemporelle du signal visuel, c’est-à-dire comme une structure morphologique relevant d’une pensée du voir thétique, un voir positionnel, thématique, objectivant, qui réduit le sens à une suite réversible de données physico-géométriques.

L’appréhension picturale de la sculpture inclut le percevant dans le devenir de la sculpture comme un observateur-actant, dans la mesure où celui-ci se trouve défini comme le schème d’une grandeur intensive. Le percevant n’est donc pas à considérer comme la simple position d’un regard générique, c’est-à-dire comme une grandeur spatio-temporelle a priori, mais comme le récepteur d’une intensité, qui s’actualise et se réalise dans et avec les sculptures. Étant donné qu’une sculpture est à considérer comme une totalité composée de parties plastiques, on peut prendre sa signification, selon l’appréhension picturale, du point de vue de l’orientation figurative, c’est-à-dire comme l’établissement d’un chemin d’iconisation relevant de l’inscription corporelle d’un interprétant, qui prend le signal visuel comme une source de prégnance et qui est dès lors susceptible de l’actantialiser en des formants plastiques, qui animent la sculpture. L’interprétant est un opérateur de choix qui, sur la base d’une règle descriptible, sélectionne un aspect et l’actualise relativement aux autres, qui demeurent virtuels. Ainsi, se dessinent des chemins iconiques temporellement paramétrés, qui convertissent le telos intemporel synchronique en une intentionnalité diachronique. L’intentionnalité est l’extériorisation polarisée de l’expérience et, en tant que telle, descriptible comme une procédure d’iconisation qui s’établit sur l’axe du devenir : « elle est d’origine perceptive […] et se ramène essentiellement au passage des esquisses perceptives 2D à un objet identitaire 3D »[17]. En d’autres termes, elle prend en charge la mise en forme des données sensorielles saillantes dont elle transforme les résistances mêmes en une loi d’organisation susceptible d’accueillir un investissement affectif et imaginaire.

Le schème suivant résume nos hypothèses :

forme: 008435aro001n.png

Le coefficient de profondeur de la membrane translucide (la translucidité) est l’endroit à travers lequel s’opère l’appréhension plastique de la sculpture comme fenêtre (F) à condition que l’on conçoive la membrane comme l’enveloppe, la limite ultime de son devenir [3D _ 2_D_ 2D]. La membrane translucide est l’endroit à travers lequel s’opère l’appréhension picturale de la sculpture comme écran (E) [2D _ 2_ D_ 3D].