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La place et le rôle qu’on accorde aux pères dans une société sont ancrés dans la culture tout en étant soumis aux influences environnementales qui agissent sur la structure familiale et les conditions dans lesquelles s’exerce la parentalité (Ouellet, Turcot et Desjardins, 2001). Lorsqu’on s’intéresse aux pères immigrants, on peut s’interroger plus précisément sur la perméabilité de leur rôle et de leur place face à l’expérience migratoire qui entraîne une restructuration de la famille et qui remanie l’implication de chacun de ses membres. La reconstitution des réseaux de soutien et la nouveauté du contexte social, économique et culturel où ils ont désormais à s’insérer confèrent-elles à la paternité une dimension nouvelle qui s’accompagne d’exigences qui n’existaient pas dans le pays d’origine ? Ces changements dus à la migration transcendent les cultures et amènent les pères et leur entourage à revoir leurs rapports familiaux et leurs balises culturelles à la lumière de nouveaux besoins et de nouvelles possibilités.

L’implication paternelle, et la valeur qu’on lui accorde, constitue une réalité qui varie considérablement selon le milieu culturel et au sein même de ces milieux. En ce sens, il n’est pas possible de présumer l’existence de modèles culturels homogènes qui permettent de statuer sur des attitudes et des comportements parentaux précis. Les normes constituent tout au plus des indicateurs bien imparfaits de la réalité. Il existe également une multitude de mécanismes sociaux qui influencent le processus par lequel un individu s’approprie et exprime sa culture et, par extension, sa paternité. Le processus migratoire, par les changements qu’il impose, est l’un de ces mécanismes puisqu’il s’accompagne d’influences et d’expériences qui laissent place à de nouvelles pressions sociales. En fait, nous disent Lamb et al. (1987), les pressions sociales constituent l’explication la plus acceptable pour rendre compte des différents comportements parentaux selon le genre, et non selon les différences biologiques. Cette nuance est ici fondamentale puisqu’elle situe le questionnement autour duquel gravite cet article, à savoir l’influence de l’expérience migratoire sur l’implication paternelle.

L’engagement paternel a été peu étudié chez les hommes immigrants et il est donc difficile d’adopter une définition précise. Toutefois, les travaux de Ouellet et al. (2001) nous ont fournis quelques points de repère à ce sujet. L’engagement paternel serait le reflet d’une préoccupation et d’une participation du père à l’égard du bien-être de son enfant. Cet engagement peut emprunter plusieurs formes et peut se manifester sous plusieurs dimensions de la vie : « Par la prise en charge des tâches et des responsabilités relatives à l’enfant ; par une disponibilité et un soutien affectif et cognitif ; par des interactions père-enfant […] qui révèlent l’importance de la relation avec son enfant ou le plaisir qu’elles suscitent chez lui. » (ibid : 16.) Bien que cette définition ait guidé l’élaboration de la grille d’analyse de l’engagement paternel utilisée dans cette étude, des dimensions propres à l’expérience migratoire ont été ajoutées afin de tenir compte de son influence et des changements qu’elle entraîne.

De fait, la migration mêle les cartes, révise les attentes et redéfinit les rôles en confondant les repères culturels. Une étude récente d’Este (2001) nous apprend que les sphères d’implication des pères immigrants, peu importe leur origine, sont renouvelées et que l’absence de la famille étendue apporte d’importantes modifications à leur rôle et rend désuète une implication de type plus traditionnel qui se résumerait principalement au rôle de pourvoyeur. Certaines zones d’influence apparaissent désormais dominantes aux yeux de ces pères, comme celles du père protecteur et du père modèle. La valeur accordée à la réussite scolaire et l’importance d’apprendre les subtilités des cultures canadiennes laissent également entrevoir un éventail plus large de leur rôle et de leur implication, notamment à titre de vecteur d’intégration pour leur enfant.

Hormis les travaux d’Este (2001), très peu d’écrits scientifiques abordent la question des pères en contexte d’immigration, et lorsque cela est fait, nous disent Dyke et Saucier (2000), l’intérêt est surtout accordé à l’intensité de l’engagement paternel, au risque de déraper sur des biais culturels. À cet effet, mentionnons l’étude de Jain et Belsky (1997) qui s’attarde au degré d’engagement paternel chez des pères d’origine indienne. Or, dans le cadre de cette étude, l’analyse du degré d’engagement est fondée sur des normes culturelles nord-américaines, c’est-à-dire sur la fréquence des soins accordés, la participation aux jeux, l’enseignement et la discipline. À l’instar de Dyke et Saucier (2000), il nous est permis de constater que ce type de démarche, visant à mesurer l’engagement paternel en contexte d’immigration, comporte des pièges qui font glisser le débat concernant une définition de la paternité vers une perspective universelle difficile à cautionner.

S’il est difficile de définir ce qu’est un père, la tâche est d’autant plus délicate lorsqu’on tente d’évaluer son engagement. Sur quelle base peut-on le faire ? Les critères véhiculés dans la société d’accueil représentent sur ce point une solution qui comporte un risque bien réel d’ethnocentrisme. Comme le mentionne Guelamine (2001 : 97), on accorde facilement à la culture du migrant une logique opposée à la norme ambiante par une interprétation plus ou moins juste de ses valeurs, de ses comportements, de son organisation sociale et de ses traditions. À cet effet, l’éducation, la famille et les rapports entre hommes et femmes constituent des zones particulièrement sensibles[1] qui soulèvent de nombreuses interrogations et qui peuvent être à l’origine de relations interculturelles conflictuelles. Les valeurs qui composent les différents systèmes de références culturelles ne sont certes pas équivalentes. Par conséquent, il est difficile non seulement d’évaluer l’implication paternelle, mais aussi de juger les rôles parentaux associés aux genres.

Aux cours des dernières années, plusieurs auteurs ont noté des transformations au sein de l’institution familiale et une mutation, du rôle et de la place du père, qu’ils attribuent à l’émergence de conditions nouvelles dans lesquelles s’exerce la parentalité dans les pays occidentaux (Ouellet, Turcot et Desjardins, 2001 ; Gasper et O’Connell, 1998 ; Marcil-Gratton, 1996). Plus précisément, ces transformations se sont accélérées depuis l’arrivée des femmes sur le marché du travail, incitant les pères à redéfinir leur place et à revoir le partage des tâches concernant les soins et l’éducation des enfants. Au Québec, il apparaît que les hommes participent de plus en plus à la vie familiale, aux tâches domestiques et aux activités reliées au bien-être de leur enfant (Ouellet, Turcot et Desjardins, 2001). En contrepartie, on en sait très peu sur les pères immigrants qui subissent aussi l’influence de ces nouvelles conditions auxquelles s’ajoutent celles relatives à l’expérience de la migration. Malgré ce contexte et ces influences, il est courant de croire que leur implication et leur rôle continuent d’être guidés presque entièrement par les valeurs culturelles et les traditions de leur milieu d’origine et que les parents immigrants restent accrochés à leur culture et résistent aux changements (Vatz-Laaroussi, 2001 : 8). De plus, de nombreux présupposés populaires accompagnent cette perception, à savoir que le père immigrant est absent, peu impliqué et détaché de son rôle de parent (Chafiq, 1999). Les conséquences de cette perception sont concrètes puisque, sur la base de critères locaux, l’implication d’un père peut être jugée inadéquate, voire malsaine si on perçoit qu’elle a pour effet de vulnérabiliser la santé physique ou émotive de la mère et de l’enfant. L’ambivalence qui caractérise la compréhension de cette forme d’implication nous a donc conduits à poser la question aux mères, mais aussi à considérer les circonstances migratoires qui amènent le père à revoir son rôle qui ne peut plus être celui qu’il exerçait dans son pays d’origine et qui ne sera jamais vraiment celui du pays d’accueil. L’intensité d’une situation nouvelle culturellement et socialement entraîne en quelque sorte des innovations parfois paradoxales.

Cet article propose donc de présenter les résultats d’une étude sur l’implication des pères à partir du regard de leur conjointe dans le contexte précis des besoins émergeant de la période périnatale et de l’immigration. L’implication paternelle représente une dimension cruciale de la vie familiale au cours de la période périnatale. Les mères, ainsi que leur enfant, en sont les premières bénéficiaires. Au contraire, celles qui s’en plaignent, le font parce qu’elle voient leurs tâches et leur isolement s’accentuer.

Méthodologie et échantillon

L’étude à la source de cet article[2] porte plus largement sur les mères immigrantes et les relations entre les conditions parentales et migratoires[3] et la maternité. Il s’agit d’une étude exploratoire dont l’échantillon ne peut être considéré comme représentatif de la population immigrante du Québec, même si elle reflète bien la composition culturelle et migratoire des territoires des CLSC[4] où l’étude s’est déroulée (39 pays d’origine, 23 langues maternelles). Un échantillon totalisant 91 mères a été constitué pour cette étude. Les entrevues ont été d’une durée moyenne de deux heures. Bien que cet article s’attarde principalement à l’implication des pères, l’étude principale s’est notamment penchée sur huit dimensions d’analyse : le profil socio-démographique, le statut d’immigration, le réseau social et familial, l’état de santé global, les contextes pré-migratoire et post-migratoire et les conceptions parentales. Pour chacune de ces dimensions, des questions ouvertes ont permis d’explorer différents aspects liés à l’intégration, c’est-à-dire aux changements qu’implique le passage de la société d’origine à la sociétéd’accueil en fonction d’expériences concrètes (soutien, situation économique, accouchement, services, logement, etc.).

Au moment de l’entrevue, toutes les répondantes avaient donné naissance à leur bébé depuis moins de neuf mois et avaient immigré au Québec depuis moins de six ans. Près de la moitié étaient arrivées au Québec par l’entremise du programme de réunification familiale (46/91), 18 avaient un statut d’immigrantes indépendantes et les autres (27) étaient réfugiées ou en attente de ce statut. Notons également que près de la moitié des répondantes avaient un niveau de scolarité secondaire ou moindre (43/91), que 18 avaient atteint le niveau collégial et 29 le niveau universitaire[5]. Parmi ces dernières, 17 avaient fait des démarches pour obtenir une équivalence de diplôme et seulement 7 l’avaient obtenu, une situation similaire pour leur conjoint (11 sur 31 ayant obtenu une équivalence). Aussi y a-t-il un certain nivellement des conditions de vie puisque l’immigration efface, en quelque sorte, les avantages qu’auraient pu procurer la scolarité, l’expérience professionnelle ou encore le statut social.

Une analyse de contenu a permis d’approfondir la compréhension qualitative de l’expérience de ces mères alors que des analyses factorielles de correspondances ont servi à établir des relations entre les circonstances migratoires et les conditions parentales (Lebart, Morineau et Piron, 1997).

Regard des mères immigrantes sur l’implication paternelle

Le regard des mères sur l’implication de leur conjoint porte entre autres sur la capacité de ces derniers à s’ajuster aux conditions nouvelles qui découlent de l’immigration. Leurs principales observations gravitent autour de la santé et du bien-être du bébé, de leur propre santé et bien-être et de la vie familiale. Ces observations ont amené les mères à faire de leur culture d’origine et de leurs conditions pré-migratoires des points de repère leur permettant de juger des changements intervenus depuis leur arrivée au Québec.

De façon générale, sur les 91 mères rencontrées, près de la moitié (45/91) considéraient, au moment de l’étude, que leur conjoint passait suffisamment de temps avec leur bébé et, qu’étant donné les circonstances, leur demander plus serait difficile (tableau 1). Les commentaires recueillis à cet effet permettent de constater que chez les répondantes qui auraient souhaité une implication plus grande (37/91), la perception va dans le même sens, puisque plusieurs mentionnent qu’il aurait été difficile pour leur conjoint de s’impliquer davantage à cause de leurs engagements professionnels ou scolaires (tableau 2). Cette mère le souligne d’ailleurs un peu par dépit : « Il n’a pas le temps, il travaille tout le temps. Quand il rentre, il rentre à plat, donc je préfère le faire moi-même. Vous comprenez ce que je veux dire ? ». Ou encore, cette autre mère constatant qu’« il le fait déjà assez. Malgré le fait qu’il travaille et moi non, il s’occupe des enfants plus que moi. Il est patient, il aime les enfants. » Cela dit, les mères étaient conscientes des obstacles, et sensibles à ceux-ci, qui pouvaient diminuer l’implication de leur conjoint. Soulignons que les pères, dans certains cas, multiplient leur temps de travail lorsque cela est possible pour subvenir aux besoins de la famille immédiate et élargie, présente au Canada ou à l’étranger. En ce sens, la présence de la famille élargie ne peut être considérée de manière inconditionnelle comme une source de soutien. De fait, pour certains couples, il peut même s’agir d’un fardeau.

Bien que quelques-unes (7) considéraient que leur conjoint devrait s’impliquer davantage, puisqu’à leurs yeux le père exerce une influence importante sur le développement du bébé, peu étaient manifestement insatisfaites de leur implication, autant par sa nature que par sa fréquence.

Tableau 1

L’implication de votre conjoint est-elle suffisante ?

L’implication de votre conjoint est-elle suffisante ?

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Tableau 2

Désirez-vous que votre conjoint s’implique davantage ?

Désirez-vous que votre conjoint s’implique davantage ?

Comme les répondantes qui ont répondu à cette question ont pu mentionner plus d’une raison, le total de mentions est supérieur au n de répondantes.

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Immigration et paternité

L’influence parfois déterminante de l’expérience migratoire sur la paternité s’est précisée lorsque les mères ont été amenées à s’exprimer sur les changements qu’a entraîné cette expérience sur l’implication de leur conjoint. Plus précisément, nous leur avons demandé de nous dire si l’implication de leur conjoint était différente de ce qu’elle aurait été au pays d’origine (tableau 3). À titre d’exemple, une mère souligne sans ambiguïté que l’implication de son conjoint aurait été : « Impossible au Bangladesh, les hommes ne font jamais ces choses à la maison. »

Ainsi en va-t-il pour plus de la moitié des répondantes (49/91) qui constatent que l’implication de leur conjoint aurait été moindre dans leur pays d’origine, autant auprès d’elles que du bébé, comme le mentionne cette jeune mère du Honduras : « Là-bas, les maris n’aident pas leur femme, ils sont toujours dehors. » Ainsi, l’arrivée au Québec modifie le comportement parental et semble favoriser une plus grande implication.

Tableau 3

L’implication du conjoint aurait-elle été différente au pays d’origine ?

L’implication du conjoint aurait-elle été différente au pays d’origine ?

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Plusieurs raisons d’ordre culturel ont été invoquées pour expliquer cette adaptation[6]. L’une de ces raisons est l’importance des pressions sociales pour le maintien d’une certaine répartition des tâches et des responsabilités parentales selon le genre. En effet, l’implication des pères est plutôt mal perçue dans leur pays d’origine, disent plusieurs mères, puisque cela ne correspond pas aux valeurs dominantes ou, encore, parce que la division des tâches selon le genre est telle que l’implication du conjoint pourrait passer pour une transgression. En fait, le jugement et la moquerie des membres de la famille et de l’entourage jouent un rôle important dans le maintien de certaines normes, comme l’explique cette jeune mère algérienne : « Bien sûr, c’est différent. Y a trop de pressions. Il lui serait interdit de m’aider. Ses parents se moqueraient de lui s’il le faisait. » Ces commentaires nous rappellent que les hommes ont leurs tâches et les femmes les leurs, souvent complémentaires, et qu’il peut être mal venu que l’un s’immisce dans la sphère d’action de l’autre : « Si je vivais seule avec lui, certainement. Mais comme on vivait en famille, c’était mal vu, c’est la belle-mère qui s’occupe des petits-enfants. » La complémentarité des rôles domine ici l’idée d’égalité, une situation qui se trouve bouleversée lors de l’immigration : « Oh oui ! C’est un grand changement. Ici, les hommes et les femmes, c’est pareil, alors lui, il se dit, il a peur d’être dominé. Là-bas, tu as tellement d’aide, tu n’as pas besoin que ton mari s’implique autant. » (30 ans, Burundi.) Une fois les immigrants installés au Québec, il est plus difficile de conserver des rôles exclusifs aux hommes ou aux femmes ou de maintenir le même type de division sexuelle des rôles et des responsabilités parentales. Les rôles se mêlent, les responsabilités se chevauchent et les parents sont soudainement exposés à l’influence de nouvelles normes sociales, souvent véhiculées par les professionnels de la santé, surtout si les réseaux social et familial sont éclatés. Aussi dans ce contexte semble naître de nouveaux enjeux alimentés par de nouvelles options et de nouvelles tensions.

Tableau 4

Principales raisons évoquées par les mères pour expliquer les différences perçues de l’implication paternelle du conjoint entre le Québec et le pays d’origine

Principales raisons évoquées par les mères pour expliquer les différences perçues de l’implication paternelle du conjoint entre le Québec et le pays d’origine

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La grande majorité des mères ayant participé à l’étude déplorent l’isolement dans lequel les a plongées leur immigration et les conséquences de cet isolement[7]. Comme le souligne l’une d’entre elles, « c’est tout un autre monde [là-bas, au Liban] ! J’aurais eu de l’aide de tout le monde, il y avait plus de 20 personnes pour mon dernier accouchement. Je n’avais qu’à dormir, manger et allaiter… ». En contrepartie, une des principales raisons avancées par ces mêmes mères pour expliquer la plus grande implication du conjoint est justement l’absence de ce réseau familial (tableau 4). Le conjoint supplée au soutien qu’aurait procuré la famille dans le pays d’origine tout en découvrant un rôle qu’il n’aurait pu remplir en présence de la famille élargie. La dynamique qui régit ces changements est ici celle des gains et des pertes (Camilleri, 1996 ; Bibeau et al., 1992). L’implication paternelle, lorsqu’elle est fonctionnelle, apparaît comme un gain qui permet de compenser, du moins en partie et pour un certain temps, la perte du réseau de soutien familial[8]. Par ailleurs, plusieurs répondantes ont évoqué la présence familiale pour expliquer une implication moins grande de leur conjoint :

« Il aurait été pire, parce que là-bas, il aurait compté sur sa famille pour les petites choses qu’il fait ici. »

27 ans, Liban.

« Là-bas, j’ai des belles-soeurs et sa mère qui peuvent m’aider. Y’a toujours quelqu’un qui s’occupe des enfants. À cause de ça, les hommes sont devenus fainéants. Ici, on est obligé, on est deux. Ici, par contre, il ne se plaint pas. Il faut dire que le bébé porte le nom de sa mère à lui, alors ça le rapproche de sa fille. »

26 ans, Guinée.

Des raisons plus circonstancielles ont aussi été évoquées pour expliquer les différences de comportement parental observées par les mères. Ces circonstances sont d’ailleurs étroitement reliées à l’expérience migratoire. Le fait de ne pas avoir d’emploi permet, pour certains, de passer plus de temps avec leur enfant : « Ici, il ne travaille pas. Il a donc le temps de s’occuper des enfants. » (36 ans, Sri Lanka.) Inversement, certaines ont noté que, dans leur pays d’origine, elles avaient de meilleures conditions de travail et que, par conséquent, leur conjoint était plus disponible pour le bébé. Finalement, certains commentaires permettent de constater que des changements ont également été le résultat d’un certain désir de conformité. Quelques mères ont en effet observé que leur conjoint était influencé par le modèle parental québécois et, qu’à l’image des hommes québécois, il cherchait à s’impliquer davantage auprès du bébé.

Bien que d’innombrables facteurs puissent influencer toute décision ou réaction, il est possible que l’effet combiné des diverses contraintes et des divers incitatifs aux changements mentionnés plus haut participe à l’émergence de différentes stratégies d’adaptation parentale. En réponse aux conditions nouvelles découlant de l’immigration, le père devra en effet reconsidérer la nature de son implication auprès de sa conjointe et de ses enfants. Aussi, plusieurs alternatives s’offriront à lui pour répondre aux nouvelles contraintes auxquelles il doit faire face. Certains parviendront à maintenir, malgré tout, un modèle parental plus traditionnel et peut-être plus cohérent avec leur culture d’origine et, parfois même, à le solidifier, alors que d’autres seront amenés, par ce même processus, à découvrir de nouveaux rôles et de nouvelles formes d’implication parentale.

Types d’implication des pères

De l’avis des répondantes, les conjoints apportent du soutien en faisant surtout trois activités : faire les courses, amuser le bébé et le conduire chez le médecin lorsque le besoin s’impose (tableau 5). Parmi les activités où l’implication des pères est moins grande (nulle ou occasionnelle), les répondantes ont mentionné : donner le bain au bébé, faire le ménage ou les repas et changer les couches. Ce type d’implication des pères suggère en effet une division des tâches selon le genre assez typique puisque les tâches instrumentales relèvent encore de la mère[9] , alors que le père est plutôt tourné vers des activités et des tâches extérieures. Il s’agit du type de soutien qui, aux yeux des mères qui ont participé à l’étude, paraissait le plus important et qui leur était généralement offert par d’autres femmes. Aussi, si les pères semblent pallier au soutien de la famille absente, ils n’arrivent pas à remplir totalement le vide laissé par l’absence des femmes du réseau de soutien qu’elles pourraient apporter.

Finalement, les répondantes ont majoritairement mentionné pouvoir se confier à tout moment ou, du moins, assez souvent à leur conjoint (69/91). Encore une fois, c’est le fait de n’avoir aucune famille, de n’être plus que deux, qui aurait favorisé ces échanges et cette communication. À l’opposé, certaines répondantes qui se confient peu à leur conjoint ont mentionné que ce dernier ne parlait pas ou simplement que « se confier à son conjoint est quelque chose qui ne se fait pas ». D’autres ont fait remarquer que les difficultés reliées à leur intégration ont nui à leur relation de couple et qu’elles hésitaient désormais à se confier. Dans un contexte où la grande majorité des répondantes ont mentionné se sentir isolées depuis leur arrivée au Québec, et que cet isolement représentait pour elles la principale source de leur détresse psychologique, la possibilité de se confier à quelqu’un apparaît être une forme de soutien fort importante.

« Ici, pour nous, ça été très difficile… On n’a pas de famille ici, on est ensemble ici, et il est prêt à m’écouter toujours. »

30 ans, Chili.

« If it concerns my family’s problems I rather not… not everything you can speak with your husband, specially concerning your family’s problems… »

33 ans, Liban.

Tableau 5

Implication des conjoints

Implication des conjoints

Comme une même répondante a pu mentionner plus d’une différence, le total de mentions est supérieur au n de répondantes.

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Discussion

Bien que la culture soit l’un des facteurs qui influencent la façon dont les conjoints s’impliquent auprès du bébé, de leur conjointe et dans l’espace domestique, les circonstances migratoires sont telles qu’en modifiant la structure familiale, elles incitent les hommes à ajuster leurs comportements et leur rôle. Les stratégies d’adaptation parentale possibles amènent donc les pères à faire des choix qui contribuent à refaçonner et, parfois même, à réinventer plusieurs aspects de leur paternité. La plupart adoptent des comportements qui ne correspondent que partiellement aux normes de leur pays d’origine, sans toutefois se mouler entièrement à celles du pays d’accueil. De façon générale, du moins d’après les répondantes, les circonstances qui prévalent depuis leur arrivée au Québec amènent les conjoints non seulement à accroître et à diversifier leur implication parentale, mais aussi à demeurer ou à devenir des confidents. Les obstacles dits culturels étant absents, tout comme la famille élargie, les conjoints ont plus d’espace pour participer à différentes facettes de la vie familiale sans risquer de s’exposer aux jugements de valeur des pairs et de la famille. Désormais, il sont exposés aux influences et aux tendances du pays d’accueil. En conséquence, l’immigration constitue une expérience favorisant l’émergence d’exceptions aux normes qui prévalaient au pays d’origine quant aux valeurs et aux comportements paternels.

Il faut toutefois se garder de réduire les relations conjugales et l’organisation résidentielle aux seules circonstances migratoires. En effet, les façons de faire et même les difficultés conjugales développées bien avant le départ survivent à la migration et peuvent parfois s’intensifier ou diminuer selon les aléas de la vie et du succès de l’intégration. En ce sens, la migration peut exacerber les dynamiques relationnelles précédant la migration par la remise en question du partage des tâches et des rôles. En ce sens, soutenir et favoriser l’implication paternelle apparaît une alternative envisageable, mais non dénuée d’effets paradoxaux. Il est en effet permis de supposer qu’en s’ajustant, le conjoint s’immisce dans les sphères d’action qui, dans sa culture d’origine, relèvent des femmes, ce qui peut dans certains cas générer de nouveaux conflits ou des dysfonctionnements. Aussi, les interventions en soutien parental devraient prendre cette réalité en compte, puisque l’ajustement familial n’implique pas que l’homme et rejaillit sur l’ensemble de la famille.

Les résultats de cette étude ne permettent certainement pas de généraliser à l’ensemble de la population immigrante. Ils suggèrent à tout le moins diverses perspectives, sur l’implication paternelle, qui ont le mérite de préciser l’importance des ajustements vécus par les pères d’origine immigrante afin, notamment, de pallier au manque de soutien dont souffre leur conjointe durant la période périnatale en l’absence d’un réseau familial ou social suffisant. L’évaluation de l’implication paternelle doit se faire en considérant les nouvelles conditions imposées par l’immigration et doit s’accompagner d’une interrogation sur la validité transculturelle des critères généralement utilisés à cet effet. Malgré les efforts déployés, les pères apparaissent encore trop souvent comme les grands oubliés des programmes de périnatalité. Plus difficiles à joindre dans le contexte actuel, moins portés à participer, ces derniers sont souvent maintenus à l’écart. Des approches novatrices doivent être mises en oeuvre afin de faciliter leur participation. Étant donné que tous les services offerts aux populations immigrantes comportent des effets sur l’intégration, il apparaît important d’associer les hommes à cette démarche afin d’éviter de stimuler une intégration inégale entre les membres d’une même famille et ainsi de générer des conflits de valeurs supplémentaires (Battaglini et Gravel, 2000b, Vatz-Laaroussi, 1993). L’implication des pères représente un facteur de protection en contexte migratoire dans la mesure où ils peuvent combler le vide laissé par le réseau familial. Aussi faudrait-il trouver des moyens permettant de renforcer cette implication qui suppose généralement un ajustement culturel du rôle paternel.

Finalement, il serait opportun de vérifier ces hypothèses auprès des pères immigrants eux-mêmes. Perçoivent-ils des gains ou des pertes associés aux changements que l’expérience migratoire insuffle à leur paternité ? Quelles sont leurs attentes vis-à-vis des services sociaux et des services de santé ? Ces quelques pistes de recherche permettraient de répondre à certaines questions que soulève cet article, de documenter l’hypothèse de stratégies d’adaptation parentale et, finalement, d’offrir des indices d’une intervention sociale adaptée.