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Dans ce brillant essai, appuyé d’un riche commentaire de textes littéraires, sociologiques et politiques, François Ouellet cherche à nouer une interprétation de l’identité collective du Québec dans les termes d’une notion empruntée au discours analytique, ce qu’on appelle la métaphore paternelle ou encore la métaphore du Nom-du-père. Le texte, qui rassemble une série de courts chapitres thématiques, prendra donc la forme d’une enquête sur les démêlés de la culture québécoise avec le signifiant paternel. Et il nous donne alors à entendre dans le récit historiographique, politique et littéraire qu’élabore la collectivité à travers son histoire l’écho répété de l’impossibilité ou de la difficulté pour elle à passer au rang de père. Il s’agit d’y reconnaître un symptôme du collectif que l’auteur invite à dissoudre dans la réalisation de l’indépendance nationale. Il n’était pas pour autant dans l’inten- tion de l’auteur de s’attarder à dresser le portrait sociographique de la famille canadienne-française et de son personnage du père, ni de procéder à la découpe de ce même personnage dans le riche matériel offert par le récit littéraire, même si la chose est exécutée comme en passant mais avec beaucoup de bonheur, dans le beau chapitre intitulé Une littérature de la révolte et du sacré. Monsieur Ouellet ne s’attarde au personnage réel ou littéraire du père au Canada français trônant à Ottawa, aux dénonciations de ses carences par les fils et la littérature que pour en arriver à son objet véritable, soit relire l’histoire de ce pays du point de vue de la place qu’elle fait aux assauts ou aux replis, aux conquêtes ou aux défaites du signifiant paternel. Père français, père anglais, père clérical, père canadien-français, c’est finalement pour l’auteur la multiplication et la concurrence plutôt que le déficit des figures du père qui est à l’origine de l’ambiguïté du rapport au signifiant paternel dans la culture canadienne-française. L’analyse s’appuie sur une belle présentation historique et se trouve menée avec beaucoup de finesse, même si par moments on peut refuser de suivre l’auteur, comme lorsqu’il est décidé par exemple que la Révolution française est l’institutionnalisation du règne des fils alors qu’elle est bel et bien une sortie de la minorité pour parler avec Kant.

Commentant des extraits de Fernand Dumont et Gérard Bouchard, ou les très beaux textes de Pierre Vadeboncoeur, sur l’histoire du Québec, polémiquant brillamment avec Jocelyn Létourneau sur la signification du projet national, discutant en critique averti la nouveauté littéraire des romans de Jean Larose ou François Ricard, l’auteur nous fait accomplir un fort beau voyage dans les lettres et la pensée québécoises. Mais son but est ailleurs. Il veut saisir le collectif comme psyché et suivre ses mouvements passionnels à partir de ces notions que sont la posture de fils et le passer au rang de père. Il veut montrer, par exemple, que la culpabilité de ne pas se révolter contre le père, qui deviendra culpabilité de ne pas être soi, travaille le collectif au Québec, et devient responsable de l’impossibilité d’être soi qui habite chacun dans la vie et dans l’écriture qui lui fait possiblement cortège. Elle serait ainsi à la source de la peur de l’échec et la peur de l’échec à la source de l’échec et de sa répétition, bien que l’auteur reconnaisse ailleurs que le Québec est particulièrement créatif, notamment dans le domaine des arts et des lettres. L’aliénation postmoderne que l’auteur ramène trop rapidement à la perte de la référence au père, au règne des fils et à la toute-puissance de l’économie constituerait, dans le cas du Québec, un obstacle supplémentaire à la sortie de la position de fils que pérennise le maintien politique dans le Canada. Après avoir hésité sur le poids spirituel respectif qu’il fallait accorder à la souveraineté politique ou à l’accession à la posture de père qu’il souhaite l’une et l’autre au collectif, le dernier chapitre, intitulé Refonder la figure paternelle, fait d’un appel à restaurer la figure du père le mot final de ce qui est devenu un plaidoyer. Le passer au rang de père devient donc dans l’esprit de l’auteur le véritable but à atteindre par la collectivité et l’affirmation politique de l’indépendance, son moyen ou sa médiation.

En dépit de ses très belles qualités, ce travail peut faire naître un certain malaise chez le lecteur. La chose est liée d’une part à la manière dont progressivement cette métaphore se déplace d’une interprétation socio-analytique de la culture à une explication du destin du collectif ; d’autre part à la façon dont elle se dénature pour devenir assomption symbolique d’une sorte de paternité en soi et se transforme finalement en tout autre chose, soit l’appel au père, voire à la religiosité et au sacré. C’est une chose en effet de repérer dans une culture, c’est-à-dire dans l’ensemble des créations et des médiations signifiantes et normatives dont disposent les échanges concrets d’actes et de paroles individuels dans une société donnée, les liens avec le signifiant paternel, ou bien de lire les incidences inconscientes possibles de la mise en scène sociale de père, de viser les ambivalences de cette culture à l’endroit du personnage du père ou des représentants de l’autorité et du pouvoir, c’en est une autre de poser le collectif pour ensuite lui rapporter les difficultés avec le signifiant paternel et lire en elles sa destinée politique. Certes on est en droit d’interpréter les récits littéraires d’une collectivité comme si ils relevaient d’une seule psyché mais on est renvoyé aux limites d’une telle position à chaque fois qu’on veut traiter d’un auteur ou d’une oeuvre en particulier. Et il n’en va pas autrement lorsqu’on traite de l’histoire politique d’un peuple. Elle est trop faite de divisions internes, de contextes et de conséquences inattendus, de bonds soudains, de contraintes externes, pour qu’on puisse lui assigner, même métaphoriquement, une telle détermination de sa réalité, passée ou future, par la psyché du collectif, qui, à strictement parler, n’existe pas.

Le destin politique du Québec s’est joué à quelques dizaines de milliers de voix en 1995. L’analyse de la psyché inconsciente du collectif canadien-français, de son destin coupable et de son insuffisance à être père pourrait sans doute demeurer suggestive même si précisément ces quelques dizaines de milliers de voix avaient été réparties à l’inverse de ce qu’elles furent. Mais elle cesserait néanmoins immédiatement de valoir comme explication du destin collectif. Depuis si longtemps que la question de l’indépendance travaille, et surtout divise la société québécoise et ses élites, toute tentative de lire dans l’âme collective, même métaphoriquement, le passé aussi bien que le futur du destin national, finit rapidement par rencontrer sa limite. Il ne faudrait pas en outre que le désir de souveraineté qui habite d’abord des subjectivités réelles, renonce à sa réalisation nécessairement politique en décrétant l’impossibilité de celle-ci en vertu des dispositions de l’âme collective. Une autre des difficultés qui surgit à la lecture est liée à la manière dont l’auteur use de cette métaphore, à la manière dont celle-ci se vide progressivement de son sens originel pour devenir appel au père. La théorie de la métaphore paternelle, dont l’auteur rend fort bien compte par ailleurs dans un chapitre introductif, est précisément avancée par Lacan pour délester la référence psychanalytique au père du poids de la description anthropologique, l’alléger des connotations imaginaires et psychologiques entourant le rapport que chacun entretient avec le personnage du père et surtout la sauver des avatars de l’appréciation idéologiquement conservatrice de sa fonction, à laquelle Lacan avait imprudemment fait écho dans sa première théorie du déclin de l’imago paternel dans l’entre-deux-guerres. On ne peut alors tenir pour nulle la distance qui sépare la loi identificatoire, prise au sens de loi de structure induite par l’intériorisation du Nom-du-père, et la loi posée au sens juridique ou encore politique. Et on ne doit pas vouloir sauver l’homme de la barbarie engendrée par la soi-disant dissolution de la fonction paternelle en prétendant instituer le sujet de l’inconscient, en voulant faire produire par la loi et les institutions collectives un sujet enfin pacifié, en lui ménageant l’accès à une dose convenable et calculée de père symbolique. Il faut croire que l’auteur pressent la part d’ombre que de telles conceptions finissent par recouvrir puisque dans cette sorte d’appelaux pères qui clôt son essai il s’arrête bien en deçà de tels débordements et nous confie seulement qu’il espère voir restaurer une figure paternelle qui ne serait pas inutilement sévère. Restaurer la figure du père, finit-il par nous confier en quelque sorte, mais pas trop.