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Cet ouvrage propose les actes d’un colloque international organisé en 1997 par le Centre interuniversitaire d’études québécoises de l’Université du Québec à Trois-Rivières et de l’Université Laval. Il offre une trentaine de contributions présentant des réflexions originales et stimulantes sur la place et le rôle de l’intellectuel dans la société d’hier et d’aujourd’hui. Une bonne partie de l’ouvrage est consacrée au Québec, mais l’invitation de quelques chercheurs européens assure une intéressante mise en perspective du rôle des intellectuels québécois.

Le résultat est des plus réussis. Certes, il s’agit d’actes d’un colloque, avec les limites du genre : beaucoup d’articles très brefs ne permettent de jeter qu’un éclairage partiel sur des aspects trop spécifiques du thème général. Par contre, le nombre et la variété des approches proposées se révèlent très stimulants. Ce n’est pas l’ouvrage définitif sur le sujet et ce n’était d’ailleurs pas l’ambition de ses auteurs, mais il constitue une étape essentielle dans l’analyse et la compréhension de ce qu’est (et de ce qu’était) l’« inscription sociale » de l’intellectuel québécois. La lecture débouche sur une série de pistes de réflexion, d’interrogations novatrices qui ne manqueront pas d’être exploitées dans de futures études. Elle offre aussi un aperçu indirect de la richesse des débats qui ont dû émailler cet excellent colloque car les auteurs ont souvent des regards différents sur l’intellectuel et tout particulièrement sur l’intellectuel québécois. De ce point de vue, il est intéressant de noter que bon nombre de participants ne sont pas des spécialistes du sujet mais ils l’ont abordé à partir de leurs propres recherches sur des sujets très variés. C’est précisément cette diversité d’approches qui fait toute la richesse de ce volume. On doit par ailleurs aux deux directeurs, Manon Brunet et Pierre Lanthier, une fort bonne introduction qui met en perspective les objectifs de la rencontre et de la publication qui en est issue. Le découpage en sept thèmes qu’ils proposent offre aussi une excellente charpente à ce livre qui deviendra un classique pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire intellectuelle du Québec.

L’ouvrage repose sur une série de questions auxquelles les contributeurs apportent des réponses diverses, parfois contradictoires mais toujours très bien argumentées. La première consiste bien sûr à se demander ce qu’est un intellectuel. La question qui, comme l’écrit Michel Trebitsch, empoisonne l’existence des chercheurs depuis près de vingt ans ne sera pas résolue mais la table ronde d’ouverture réunissant Paul Aron, Yvan Lamonde, Marcel Fournier et Michel Trebitsch apporte quelques éléments au débat. Paul Aron montre que si l’affaire Dreyfus joue un rôle fondamental dans l’apparition du substantif « intellectuel », celui-ci définit un modèle français de l’intellectuel qui, plusieurs contributions le souligneront avec force, n’est pas transposable tel quel à l’extérieur de l’Hexagone. La courte intervention de l’historien Yvan Lamonde ne laissera pas ses collègues indifférents. Après avoir souligné son penchant pour la dimension démocratique de la définition proposée par Léon Dion (un individu qui accepte de prendre le public comme interlocuteur valable), il tente de démontrer que la formation historienne met une série d’obstacles à la production d’intellectuels. Son propos le conduit à une charge très rude contre la formation de ses collègues québécois, trop collés à leurs sujets d’études, refusant de théoriser, se comportant comme des « pilotes de brousse, peu habitués au pilotage ou à la navigation transatlantique qui est justement celle qui permet d’intervenir, de regarder les réalités avec une certaine perspective » (p. 33). La critique, sévère, sied sans doute à cette table ronde où il convenait d’être provocateur pour lancer le débat, mais reprise telle quelle dans ce petit texte de deux pages, elle paraît ici peu argumentée, caricaturale et mériterait d’être développée bien davantage pour emporter la conviction.

Cette entrée en matière iconoclaste d’Yvan Lamonde ne doit toutefois pas faire oublier que ses recherches très approfondies sur les intellectuels québécois font autorité. Un grand nombre de participants se positionnent d’ailleurs par rapport à ses travaux. C’est surtout son jugement, selon lequel il n’y a pas d’intellectuels au Québec avant 1900, qui suscite la polémique. Les contributions de Bernard Andres et Mary Lu MacDonald réunies dans la deuxième partie de l’ouvrage (autour du thème « Qu(i) y avait-il avant l’intellectuel ? ») prouvent au contraire qu’il existe bien une forme d’intellectuel au XIXe, voire dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, lorsque au lendemain de la Conquête, les Canadiens, nouveaux sujets britanniques, doivent définir une identité propre.

La volonté comparatiste des organisateurs du colloque les conduit à proposer, dans la troisième partie, une série de contributions autour de la question : « Y a-t-il un intellectuel européen ? » Interrogation toute théorique : il apparaît immédiatement qu’il n’y a pas UN intellectuel européen. Les auteurs mettent toutefois en évidence quelques caractéristiques des intellectuels du Vieux Continent. Paul Aron et Hubert Watelet évoquent diverses personnalités belges et françaises qui ont payé leur volonté de défendre leur totale indépendance intellectuelle par une réelle solitude qui les rendait vulnérables à la critique. Plusieurs textes rappellent aussi le rôle d’intellectuels injustement oubliés comme Pierre Leroux bien connu des littéraires mais trop peu étudié par les historiens (Hubert Watelet) ou Jules Guesde, « intellectuel de parti » qui se voua à temps plein à la propagande socialiste mais qui n’apparaissent pas dans le Dictionnaire des intellectuels français de Julliard et Winock (ce qui pour Marc Angenot est non seulement une erreur de perception mais aussi une erreur de méthode). D’autres auteurs examinent les travaux originaux sur les intellectuels de Pierre Naville, ancien membre du groupe surréaliste (Rémy Poton) ou de Gramsci qui proposa une théorie englobante, loin des exclusions faisant des intellectuels une catégorie sociale distincte (Jacques Plamondon). Michel Trebitsch s’intéresse pour sa part au rôle des intellectuels dans la construction de l’idée européenne pendant l’entre-deux-guerres, tandis que Geoffrey Crossick montre comment, au tournant des XIXe et XXe siècle, des intellectuels européens ont contribué à inventer de toutes pièces un groupe social idéalisé et paré d’une série de vertus imaginaires : la petite bourgeoisie.

Cinq contributions tentent ensuite de lever le voile sur l’intellectuel québécois après 1900. Yvan Lamonde ouvre cette partie en démontrant pourquoi, selon lui, le poids de l’Église et la faible présence de l’université en milieu francophone n’ont pas permis le développement de véritables intellectuels avant le début du XXe siècle. Pour lui, la naissance d’intellectuels québécois est intimement liée au processus de laïcisation de la pensée et il souligne à cet égard l’importance de l’autonomisation de l’Université de Montréal (1920) qui permet enfin à la science universitaire de démarrer. Catherine Pomeyrols, Pierre Hébert et Marie-Pier Luneau suivent ensuite le parcours et l’action de quelques intellectuels québécois dans l’entre-deux-guerres puis lors du deuxième conflit mondial où la censure limite la liberté d’expression. Andrée Fortin pose pour sa part une question préalable à l’étude de l’inscription sociale de l’intellectuel à savoir la présence d’un espace public, d’une place publique qui selon elle n’a pas toujours existé. L’étude des intellectuels trifluviens permet encore à René Verrette de mettre en évidence leur fascination pour la France (pour une « certaine France » bien sûr) qui sert de repoussoir à l’américanisation. Tandis qu’Alain Lacombe pose une question fort originale : qu’est-ce qu’un intellectuel québécois raconte de sa vie ? Sa réponse se base sur l’étude d’autobiographies, de mémoires et de souvenirs de plusieurs d’entre eux. Il note tout d’abord que ceux qui s’expriment sont le plus souvent ceux qui font usage de la plume dans leur activité créatrice (historiens, journalistes, romanciers) tandis que l’on possède beaucoup moins de témoignages sur les artistes, les savants, etc. Il montre ensuite que beaucoup sont venus au monde de la culture grâce aux livres ou à un voyage en France. Les intellectuels québécois qui se penchent sur leur passé disent aussi leur hésitation par rapport à l’engagement politique et ceux qui ont franchi le pas restent dans l’ensemble assez sceptiques sur l’influence qu’ils ont pu y exercer.

Trois textes illustrent ensuite le rôle tenu par des intellectuels dans des contextes politiques et sociologiques très particuliers. Irina Boutenko et Gary Caldwell indiquent que, contrairement à toute attente, au lendemain de la chute du mur de Berlin, l’influence des intellectuels des pays de l’Est resta très limitée. Yves Roby et Monique Boucher-Marchand examinent respectivement la fonction tenue par des intellectuels auprès des communautés franco-américaine et acadienne.

Deux professions font l’objet d’une attention particulière : les scientifiques et les journalistes. Yves Gingras regrette que l’on s’intéresse toujours aux personnages les plus visibles sur la scène intellectuelle, à ceux qui font le plus de bruit. Les scientifiques ne font généralement pas partie de cette petite cohorte. Du coup, ils ne bénéficient guère des projecteurs de l’histoire même si certains jouent un rôle fondamental sur la scène intellectuelle. Yves Gingras plaide avec force pour une étude de l’histoire du Québec par le biais de la science car celle-ci offrirait une tout autre perspective. Ses travaux le conduisent aussi à s’opposer à la conception d’Yvan Lamonde sur le poids de l’Église qui empêcherait l’émergence d’intellectuels. Pour lui, au contraire, un certain nombre d’intellectuels sont intervenus dans l’espace public précisément pour dénoncer la trop forte alliance entre l’Église et l’État.

L’étude des journalistes menée par Fernande Roy conclut de la même manière que la censure cléricale fut beaucoup moins forte qu’on ne l’a dit. Certaines figures d’intellectuels apparaissent donc dans le monde du journalisme dès la première moitié du XIXe siècle, la plus célèbre étant sans doute celle d’Etienne Parent, rédacteur du Canadien de 1822 à 1825 puis de 1831 à 1842.

Enfin une dernière table ronde permet à quelques participants (Gary Caldwell, Serge Gagnon, Pierre Hébert, Jacques Pelletier) de s’interroger : l’intellectuel est-il mort ? Dans l’ensemble leur conclusion peut être résumée ainsi : s’il n’est pas mort, il va très mal. La fonction critique de l’intellectuel est en voie de disparition et sur le devant de la scène publique, on voit surtout ce que Jacques Pelletier appelle « des chevaux-légers, des vedettes du petit écran, spécialistes en esbroufe, comme Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Levy » (p. 368) dont les travaux ne supportent pas la comparaison avec leurs brillants ancêtres. L’influence dans les débats politiques et le capital symbolique dont disposait l’intellectuel du début du siècle se seraient fortement érodés, laissant la place à ces « nouveaux acteurs appartenant à l’univers concurrentiel du spectacle » (p. 373).

Au terme de la lecture de cet ouvrage, on comprend mieux les relations complexes tissées entre les intellectuels et le monde qui les entoure. Leur inscription sociale ne fait aucun doute même si elle varie en fonction du lieu et de l’époque. Reste que comme l’écrit, en forme de clin d’oeil, Serge Cantin, à la fin de sa conclusion : l’intellectuel demeure un « curieux personnage qui a en commun avec le Québécois de n’en avoir jamais fini avec la question de son identité ».