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Il y a quelques années, l’historien français Alain Corbin, spécialiste des objets improbables, publiait un livre sur un inconnu. Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot (Corbin, 1998) fait l’histoire sociale d’un individu n’ayant laissé, pour ainsi dire, aucune trace (si ce n’est quelques mentions fugitives dans de rares archives locales) et n’ayant surtout rien réalisé dans le cours de son existence de proprement distinctif. Commence alors une biographie dans laquelle le vraisemblable doit le plus souvent tenir lieu de vérité.

Cette tentative constitue l’une des expériences les plus remarquables pour relever le défi lancé à la discipline historique par ce qu’on a appelé le « retour du sujet »[1]. S’agira-t-il d’un retour à l’histoire des « grands hommes » ? Cette tentation est généralement écartée par les historiens qui s’identifient au programme de l’histoire sociale. Au contraire, on voudrait plutôt donner un visage à l’homme sans qualité jadis englouti dans le mouvement des masses anonymes. Mais comment faire ? L’exemple du livre de Corbin, en raison de son caractère provocant, est à cet égard significatif. En effet, Louis-François Pinagot jamais ne s’incarne ni ne s’extrait véritablement de l’indifférencié. C’est plutôt l’érudition de l’historien qui se déverse sur une identité qui restera jusqu’à la fin mystérieuse. À la limite, le livre relève du procédé littéraire et on ressort de sa lecture avec cette question troublante : pour rendre compte de la vie des sujets ordinaires, le roman historique (appuyé sur la plus grande érudition) n’est-il pas la meilleure solution ?

Sans doute faut-il se résoudre à ce que, sauf exceptions rarissimes (le Menocchio de Ginzburg, le Pierre Rivière de Foucault), une grande partie de ce qui fut, au sens fort, l’existence de la majorité des êtres humains du passé nous soit à jamais inaccessible. Alain Corbin ne pousse-t-il pas trop loin l’exigence cependant lorsqu’il proclame le refus d’une histoire se constituant à partir d’individus « au destin exceptionnel », et cela même s’il s’agit de personnes issues d’un environnement populaire, notamment parce que : « par le seul fait de prendre la plume, [ils] se sont extirpés du milieu qu’ils évoquent » (Corbin, 1998, p. 7). Ainsi, et pour les périodes qui interdisent le recours à l’enquête orale, il n’y aurait pour ainsi dire aucun moyen de trouver quelque trace d’une individuation plébéienne. Sur le silence des pauvres et des sans voix se construit le discours de la science qui se chargera de leur façonner une identité.

La position qui consiste à tenir pour « exceptionnelle » toute personne ayant eu la possibilité ou le goût d’écrire, et d’écrire au « je », exclut qu’une histoire sociale du soi puisse être tentée. Pourtant, les études centrées sur la vie quotidienne font émerger, souvent à partir de sources judiciaires, une certaine parole populaire. Et pour le XIXe siècle, un discours autobiographique « ordinaire » émerge des correspondances, des journaux intimes, de l’écriture de mémoires. Nous tâcherons ici de cerner la manière dont Antoine Gérin-Lajoie se définit par rapport à la question de la mobilité sociale telle qu’elle s’est présentée à lui, dans le Québec du XIXe siècle. Plus précisément, nous voudrions montrer comment une perception de soi, en tant qu’agent social doté d’un parcours historique, autoreprésentation qui se met en forme dans une autobiographie, influence la production romanesque de Gérin-Lajoie de telle sorte qu’elle peut être lue comme un effort pour rendre exemplaire, et jusqu’à un certain point généralisable, une expérience singulière. Nous proposerons ainsi l’idée que le roman bien connu Jean Rivard est aussi, interprétation parmi d’autres[2], la tentative d’un intellectuel pour exprimer sa vie comme une trajectoire sociale, et par là lui donner une portée générale et une valeur pédagogique. Le travail qui consiste à passer d’une représentation de soi comme sujet d’une histoire particulière à une réflexion d’ordre sociologique, c’est ici l’hypothèse proposée, est lisible dans le passage de l’autobiographie (produite pour l’essentiel entre 1849 et 1858) au roman (1862 et 1864).

Le roman de la jeunesse

Les Mémoires de Gérin-Lajoie constituent un document difficile, dans la mesure où il nous parvient à travers le filtre d’une édition réalisée par l’abbé H.-R. Casgrain[3]. Ce récit autobiographique apparaît comme un mélange de journal intime, de correspondance intime et de mémoires[4]. S’agit-il d’une sélection de passages qui, rétrospectivement, permettaient d’expliquer l’oeuvre par la vie de son auteur, ce qui renforcerait artificiellement l’impression d’un lien étroit entre l’autobiographie et le roman ? Cette relation provient peut-être aussi du fait qu’Antoine Gérin-Lajoie avait produit de sa propre histoire une représentation assez cohérente pour qu’elle s’impose comme une des trames essentielles de sa production littéraire. Antoine fixe sa biographie durant une période charnière de son existence, entre 25 et 35 ans, alors qu’il renonce progressivement à la possibilité d’une carrière d’avocat, de journaliste ou d’homme politique pour intégrer la fonction publique et se marier. De fait, son autobiographie porte largement sur les avantages et les inconvénients, diversement soupesés, des différentes possibilités qui s’offrent à lui : fébrilité du milieu journalistique ou tranquillité d’une vie paysanne ? liberté du célibat ou bonheur de la vie de famille ? ambition d’une carrière politique ou sécurité d’un emploi de fonctionnaire ? Le thème du choix de vie domine l’autobiographie. Il est aussi fondamental dans le roman, et annoncé très directement : « Il lui fallait faire choix d’un état, démarche grave qu’un jeune homme ne peut faire qu’en tremblant, car de là dépend le bonheur ou le malheur de toute sa vie. » (Gérin-Lajoie, 1874, p. 9.) Ce thème permet de lire comment est formulée et méditée, par un contemporain qui en a fait l’expérience, la question de la mobilité sociale et des limites de la méritocratie en contexte de transition vers la société libérale.

Antoine Gérin-Lajoie, comme les deux principaux personnages de son roman, est issu d’un milieu modeste[5]. Il naît à Yamachiche en 1824. La paroisse, ancienne, est prospère, et la famille, paysanne, aussi. C’est ce qui autorise Antoine à entrer au collège de Nicolet en 1837. Entre 1810 et 1876, pas moins de 165 jeunes garçons de Yamachiche ont emprunté cette route (Dionne, 1978, p. 47). La sortie du collège sera décrite comme une griserie suivie d’une désillusion :

Ne connaissant rien du monde, je n’en étais que plus à l’aise pour bâtir des châteaux en Espagne. Mais pour la réalisation de tous mes rêves de jeune homme, je comptais sans la fatale nécessité de gagner sa vie. Oh ! que l’on est heureux au collège d’ignorer ce que c’est que l’argent ! Élevé sous ces toits paisibles dans l’ignorance de toutes les choses de la vie, l’enfant se livre avec insouciance à ces jouissances de l’esprit qui constituent le bonheur le plus pur. Tout lui semble beau dans le monde, tout lui semble riant. Ô illusion ! que ne dures-tu toujours !

Casgrain, 1912, p. 31

S’installe une vision nostalgique de l’enfance et de la jeunesse, de tout ce qui précède l’expérience de la rivalité sociale. C’est un idéal de vie qui se constitue en référence à un passé sublimé, où sont indissociables la liberté à l’égard des contraintes matérielles, qui permet un intense investissement dans le spirituel, et une sécurité affective vécue dans le microcosme du collège ou la chaleur de la famille d’origine.

Antoine Gérin-Lajoie arrive à Montréal en 1844, vit de gagne-pain reliés au monde de l’écriture, étudie le droit, tâche de se faire connaître et remarquer dans les milieux où, pour se tailler une place, il faut être vu et considéré[6]. Il est très actif à l’Institut canadien, à la Société Saint-Jean-Baptiste, prononce des discours patriotiques, tient des propos résolument progressistes, s’immisce dans l’appareil politique libéral, participe au fonctionnement de l’espace public, se fait beaucoup d’amis influents. Dès 1847, Gérin-Lajoie est en position d’accéder à un poste de pouvoir. Mais quelque chose se passe, ou plutôt ne se passe pas, et qui reste un peu obscur peut-être même pour le principal intéressé. La carrière politique qui semblait ouverte ne se concrétise pas. Il peut s’agir d’un choix stratégique (la fonction publique est plus sûre[7]) ou d’une cause plus secrète, reliée à une manière d’être en société. « Timidité » est un mot qui revient souvent dans l’autobiographie. Plusieurs passages des Mémoires portent cependant à croire que, selon Gérin-Lajoie, dans le jeu de l’ascension les dés étaient pipés. On retiendra par exemple celui-ci, particulièrement amer : « Ma carrière eût pu être bien différente si ma fortune m’eût permis de fréquenter les salons, de me faire des amis, et de rechercher ces rapports sociaux qui sont toujours si avantageux aux jeunes gens qui veulent réussir dans le monde, et surtout dans le monde politique. » (Casgrain, 1912, p. 78.) Ces lignes témoignent d’une désillusion découlant de la reconnaissance de dispositifs d’exclusion, qu’il analyse comme fonctionnant surtout à l’égard des « promus » comme lui, et qui limitent largement les possibilités d’ascension sociale. Antoine Gérin-Lajoie sera l’apologiste d’une société assurant l’égalité des chances et la répartition des positions selon le mérite. D’où une défiance, et même une aversion, vis-à-vis de cette bourgeoisie qui l’aura maintenu à sa marge, sentiments qui s’expriment aussi bien dans quelques paragraphes des Mémoires remplis de désenchantement que dans les lettres de Gustave Charmenil dans le roman. Mais il n’y a pas que du dépit chez Gérin-Lajoie lorsqu’il écrit Jean Rivard. En effet, ses amis auront pris le pouvoir en 1848 et notre auteur entrera presque immédiatement dans la fonction publique qu’il ne quittera plus et dont il gravira assez rapidement les échelons. Les rêves de voyages et d’aventures intellectuelles se dissipent, les activités se font plus pragmatiques. Au début de la trentaine, il accède à l’administration de la bibliothèque du parlement : il a trouvé sa place et son ascension n’a rien de médiocre. Le personnage romanesque de Jean Rivard, self-made-man au succès foudroyant, ne serait donc pas une pure projection, mais l’expression d’une réussite bien réelle. Ce qu’Antoine Gérin-Lajoie exprime toutefois, dans la transposition d’une réussite intellectuelle en une réussite agricole, c’est qu’il y a un prix intime à payer pour la promotion sociale. L’expérience d’une mobilité sociale de grande amplitude (le fils de paysans semi-alphabétisés deviendra écrivain, urbain, distingué serviteur de l’État) a été déterminante dans la manière dont Gérin-Lajoie s’est pensé au moment où il s’est agi pour lui de fonder sa propre famille, fort différente de celle dans laquelle il avait grandi. C’est durant cette période, qui correspondrait à une forme de crise identitaire, que seront produits l’essentiel des textes qui constituent les Mémoires, et qui sont à la source de la réflexion à caractère programmatique et sociétal qui s’impose dans Jean Rivard. Il y aurait dans le roman, en filigrane, le récit des rêves et des désillusions de la mobilité sociale, axe à travers lequel l’auteur pense et structure sa propre biographie.

Malgré son caractère presque caricaturalement didactique et franchement idéologique, Jean Rivard peut, à travers un retour aux conditionnements sociaux qui ont marqué la vie de l’auteur et la représentation sociale de soi qu’ils ont induite en lui, être vu comme le récit rationalisé d’une crise identitaire personnelle. À partir de l’adversité relatée dans l’autobiographie, le roman construit les contours d’un phénomène social : les professions sont encombrées, la bourgeoisie établie ferme la porte aux diplômés issus des milieux populaires et ruraux, et ces derniers doivent inventer de nouvelles voies, de nouvelles places, de nouvelles légitimités, de nouvelles manières d’être en société pour parvenir au bonheur. Ainsi le roman tente-t-il de répondre, dans l’imaginaire, à la question existentielle que pose l’autobiographie : « Comment dois-je employer les années que Dieu m’accorde ? La nature me répond de chercher le bonheur. Mais comment me le procurer ? Voilà le grand point. » (Casgrain, 1912, p. 93.)

En publiant Jean Rivard, Antoine Gérin-Lajoie veut faire oeuvre utile. Le roman paraît d’abord dans Les Soirées canadiennes. Parmi les gens de lettres qui animent cette revue, Gérin-Lajoie se montre le plus déterminé à ce que la littérature participe à la construction d’une société libérale et démocratique. Cet idéal s’exprime notamment par son insistance à ce que Les Soirées ne soient pas le lieu d’impression d’une « littérature légère », mais plutôt de « questions sérieuses » : politique, histoire, industrie, sciences (Dionne, 1978, p. 238). Le premier volume de Jean Rivard est élaboré comme un cheval de Troie : le roman introduira dans Les Soirées le plomb de l’utilitarisme. Le second épisode, publié en 1864 (Jean Rivard, économiste) est moins littéraire encore : il va paraître dans le Foyer canadien, revue concurrente cofondée par Antoine Gérin-Lajoie et qui cherche, avec une production « sérieuse », à toucher un plus large public. Extension des Mémoires destinés à ses enfants[8], le roman s’adresse à tous ces jeunes que l’écrivain perçoit comme les citoyens de demain. Il veut témoigner et instruire, leur transmettre le fruit du regard porté sur sa vie. C’est un récit « pédagogique » parlant de la jeunesse, s’adressant explicitement à elle, et qui entend lui servir de guide pour la réussite individuelle dans un monde social ouvert, empli de possibilités mais aussi de dangers. Le texte se présente comme une évaluation des difficultés liées à l’expérience de la mobilité et une réflexion sur les mécanismes socioculturels qui freinent l’avènement d’une société méritocratique. Antoine Gérin-Lajoie, ayant lui-même bénéficié de la promotion que cet ordre autorise pour une minorité d’élus issus de la classe paysanne en est un ardent défenseur. Mais son récit évoque à la fois les avantages et les souffrances liés à la concurrence des talents et à la promotion sociale, ce qui explique peut-être en partie son succès populaire : en traitant de cette phase cruciale de l’existence en société ouverte qu’est la sortie du collège, Jean Rivard est une lecture pertinente pour un nombre croissant de garçons confrontés aux mêmes choix. Le roman serait, selon cette perspective, une réflexion sociologique à partir d’un itinéraire social particulier, dans laquelle Gérin-Lajoie livrerait aux lecteurs les recettes de la réussite, mais aussi les déconvenues du chemin. Ce faisant, il exprimerait l’incertitude de la position (et même de l’identité) des nouvelles catégories de diplômés issues directement de la paysannerie à la suite de l’implantation des collèges classiques ruraux. C’est un conte moral guidant la jeunesse sur le chemin de la réussite.

Le roman présente le double destin de Gustave Charmenil, étudiant en droit sentimental devant qui les portes de « la société » ne cessent de se refermer, et de Jean Rivard, jeune homme entreprenant et vite arrivé, mais sur un autre terrain que celui des modalités classiques de promotion. À partir des Mémoires, on peut croire qu’Antoine Gérin-Lajoie se pensait dans ces deux personnages, d’abord en synchronie, comme deux marqueurs de sa personnalité, puis diachroniquement, comme deux périodes de son existence. Synchroniquement parce qu’il y a en effet chez Gérin-Lajoie cette idée que deux personnes sont en lui, l’une aspirant à une vie tranquille (c’est-à-dire prospère, mais relativement anonyme), l’autre débordant d’énergie et en quête de gloire publique. Les Mémoires publiés reproduisent ces lignes, rédigées en septembre 1849 :

Depuis que mon caractère a commencé à se développer et à prendre de la consistance, il y a toujours eu deux hommes en moi : l’un d’eux, tranquille, insouciant, ami de l’obscurité et ne souhaitant rien de plus que l’aurea mediocritas d’Horace ; l’autre, plein d’énergie, d’enthousiasme, d’ambition, désirant les honneurs, les dangers, la gloire du monde. Ces deux hommes si opposés commencèrent à se faire connaître au-dedans de moi, dès mes premières années de collège : depuis ils ont combattu sans cesse l’un contre l’autre, sans qu’aucun des deux ait remporté une victoire définitive sur son adversaire.

Casgrain, 1912, p. 92

Diachroniquement, parce qu’il découvrira progressivement qu’il a été non pas l’un et l’autre, mais l’un puis l’autre. D’abord, l’autobiographie ne cesse d’en témoigner, sa jeunesse qui a été vécue dans la souffrance et à propos de laquelle Antoine a construit un récit assez aigre qui structure l’histoire du personnage Charmenil. Puis, l’autobiographie porte la trace de ce qui se présente comme un triomphe personnel sur les difficultés du parcours social : un emploi gratifiant, une certaine reconnaissance sociale et la fondation d’une famille. C’est au fond le destin du personnage de Jean Rivard[9].

La ville, ou l’expérience de la lutte

Antoine Gérin-Lajoie pense avoir été ce jeune homme perdu, romantiquement désespéré, pauvre mais surtout timide parce qu’ignorant les codes culturels de la classe à laquelle il prétend se hausser (la bourgeoisie établie, avec sa sociabilité de bals et de mots d’esprit) qu’incarne dans le roman Gustave Charmenil. À sa sortie du collège rural, Gérin-Lajoie débarque à Montréal. La ville, il l’aime et la déteste à la fois. Elle représente toutes les illusions et les aspirations sociales de la jeunesse, et aussi les rebuffades, les coups, les amertumes que laisse l’expérience d’une ascension sociale. L’autobiographie révèle une ambition politique vive jusqu’en 1849 au moins, et la ville comme scène par excellence du théâtre de la rivalité pour les positions[10]. Elle ne peut que fasciner le « promu »[11], mais aussi elle sera chargée du souvenir de l’exclusion, alors que la campagne est sublimée en tant que paradis perdu, lieu de l’harmonie familiale, de l’équilibre psychologique et de l’intégration sociale. La ville brille mais blesse, car le jeune diplômé y est en position de précarité et de marginalité par rapport à une classe dominante qui ne le reconnaît pas. La « campagne », dans le roman comme dans l’autobiographie, est un lieu de chaleur sentimentale, où l’intégration sociale est évidente, et qui sert, dans les moments de doute, de refuge utopique. Il serait possible d’y avoir les plaisirs de la ville sans les misères de la lutte et l’expérience de la solitude. En 1849, alors même que s’organise pour lui une carrière dans la fonction publique, Antoine Gérin-Lajoie écrit :

Je caresse depuis quelque temps le projet de m’acheter une terre à la campagne, aussitôt que j’en aurai les moyens. L’état paisible du cultivateur me sourit toujours. Je l’ai déjà dit, je ne pourrai jamais être qu’un avocat, ou un journaliste, ou un cultivateur. […] Le sort le plus désirable me paraît être celui du cultivateur instruit, qui n’est pas forcé de travailler lui-même du matin au soir ; mais qui, après avoir passé une partie du jour dans sa bibliothèque, va dans son champ diriger les travaux de sa ferme et prendre un exercice salutaire ; qui à son retour s’entretient avec des voisins instruits sur les affaires publiques. […]. Voilà pourquoi je projette d’aller m’établir d’ici peu d’années dans la paroisse de Nicolet, entre le port Saint-François et le collège, pour être près des steamboats qui vont aux grandes villes, et du collège où j’aurai probablement toujours des amis éclairés et vertueux[12].

Casgrain, 1912, p. 89-90

Dans le roman, la ville représente la lutte sociale dans laquelle le jeune homme est engagé : concurrence féroce, précarité qui oblige au célibat, réseau et réputation à bâtir, isolement, obligation de réussite qui s’impose à celui sur lequel la famille a misé. Pression familiale, misère financière, misère existentielle (la tentation répétée de la prêtrise), misère sexuelle, Antoine Gérin-Lajoie a vécu tout cela. Il faut lire et le roman et ses Mémoires pour s’apercevoir que ce qui est rejeté dans la ville, c’est avant tout un mode de vie et des valeurs (« vanité », « plaisirs », « luxe ») d’inspiration aristocratique qui règlent le jeu dans les cercles de la bourgeoisie établie jusqu’à laquelle Gérin-Lajoie n’aura pas pu véritablement se hisser, principalement faute de moyens financiers[13]. Les Mémoires donnent en particulier la description dévastatrice des inanités liées à l’institution du bal (Casgrain, 1912, p. 123-125) et du jeu des évaluations superficielles qu’il supporte, description qui débouche directement sur l’éloge de l’égalitarisme rural : « Aucun pays n’est plus franchement démocratique que le sont les campagnes du Bas-Canada. » (Casgrain, 1912, p. 124.) La ville est à la fois une classe (la bourgeoisie) et un système (une reconnaissance basée sur le partage d’un habitus bourgeois) alors que la campagne est le prototype d’une société vraiment ouverte à la seule logique du mérite[14]. Ce qui est rejeté dans la ville, c’est au fond sa domination par un groupe qui utilise des stratégies de distinction culturelle et d’exclusion (les manières, les codes, les apparences, les réseaux). Cela apparaît à Gérin-Lajoie comme une entrave importante à l’idéal méritocratique. Dans les textes autobiographiques comme romanesques, il insiste longuement sur ce rejet de la ville bourgeoise dans une critique acerbe des soirées, des conversations et des habitudes mondaines.

Mais en même temps, et inextricablement, Gérin-Lajoie semble attribuer son échec (relatif) à un défaut de personnalité, une introversion que l’écriture pourrait du reste corriger. « Il n’y a rien de tel qu’un journal pour conduire à la connaissance intime de soi-même, de son caractère, de ses défauts... J’espère par ce moyen, qu’avec le temps, je parviendrai à m’améliorer. » (Casgrain, 1912, p. 16-17.) Et encore : « Cette fatale nécessité de travailler pour vivre a fait le tourment d’une grande partie de mon existence. Elle a ruiné ma santé, tué mon imagination. Avec quelque fortune, j’eusse été hardi, actif, plein de gaieté et d’ambition ; sans argent, j’ai été timide, morose, n’osant rien entreprendre, craignant même de me montrer dans la société ! » (Casgrain, 1912, p. 31.) La problématique de la méritocratie est révélée dans sa complexe ambiguïté par la réduction fascinante, fruit de l’expérience du regard sur soi (Mémoires) à l’aune d’une critique sociale en constitution, de qualités ou de défauts « naturels » à un déterminisme de situation : la difficulté objective de percer.

La campagne est un paradis perdu

Le témoignage d’Antoine Gérin-Lajoie permet de saisir que ces jeunes ruraux « arrivés », au moins les plus sensibles parmi eux, expérimentent une rupture identitaire importante. Leur parcours signifie un arrachement brutal du monde de leur enfance. Jean Rivard qui réalise la promotion sans rompre avec la culture rurale et familiale est en ce sens une figure utopique. C’est tout l’intérêt historique de ce roman que de donner à voir la tension qui résulte d’un travail d’appropriation partielle des valeurs et des codes d’une classe « autre », ce qui ne va pas sans délestage et même critique implicite à l’égard de la culture de départ. Gérin-Lajoie, admirateur presque excessif de la culture lettrée (de cette admiration caractéristique de ceux qui ne sont pas « nés dedans »), cherche des moyens de ne pas trahir une enfance dont il est cependant déraciné de manière irrémédiable. Difficile par exemple de croire qu’un livre aussi distant du monde paysan a pu être écrit par un fils d’agriculteur. On touche peut-être là à l’essence même des tensions produites par la promotion, et qui se traduit par une volonté de dire sa culture de naissance, mais dans les mots de la culture scolaire, si bien qu’on se distancie et se distingue de l’univers même qu’on entendait retrouver.

La thématique du déracinement est dominante. Il y a ce premier déracinement qui pousse l’élu de la famille (l’aîné des mâles le plus souvent) hors de la paroisse vers le collège. Ce premier décalage conduit l’enfant (que l’on reconnaîtra en Jean Rivard comme en Gustave Charmenil) hors de la sociabilité domestique et de la culture familiale. Première déchirure qui donne au collégien un rôle (il est celui qui doit réussir) et une singularité. Plusieurs passages du roman mettent ainsi en scène Jean Rivard. D’abord, de manière très suggestive, le père est mort. Jean Rivard est donc bien le fils, mais surtout le père. Il est père avant même que de se marier, c’est-à-dire responsable de sa mère, mais surtout de sa fratrie (Gérin-Lajoie, 1874, p. 19-20, 31-33, 90, 101, 133). Il lui faut non seulement s’établir, mais établir ses frères, marier ses soeurs et plus tard établir ses propres enfants. Responsabilité écrasante qui élève à l’héroïsation, sous les traits de Jean Rivard, du « promu ». Il faut lire les passages où Jean est parmi les siens : figure quasi christique, dévotion de la mère, admiration des frères et soeurs, respect du voisinage, scène qui n’est pas sans rappeler la narration du départ d’Antoine pour la ville dans les Mémoires (Gérin-Lajoie, 1874, p. 19-20, 25, 140-143, 176 ; Casgrain, 1912, p. 34). Jean est celui qui a vu un ailleurs, mais surtout celui qui, par la lecture et l’écriture, élargit considérablement la culture et le réseau familial et par là les possibilités sociales du clan. D’où le caractère épistolaire du roman, et aussi cette insistance sur le livre comme outil de promotion sociale. Il y aura cette pression, ce devoir de réussir, cette élection d’un des enfants à la promotion qui lui donne l’apparence d’un destin[15]. L’obligation de réussite peut inciter à la fuite (dans la frivolité dépensière ou dans un ailleurs lointain) et l’oeuvre d’Antoine Gérin-Lajoie entend plutôt rappeler les « promus » à leur devoir clanique. Jean incarne celui qui assume la fonction héroïque que le hasard (être le premier mâle de la fratrie) et la culture de distinction par le savoir qui pénètre les campagnes bas-canadiennes lui ont attribuée. Il est pourvu de toutes les qualités de l’aîné responsable, et, en fait, du bon père de famille : constance, courage, sérieux, prévoyance et persévérance, mais aussi sensibilité et bienveillance. Les exigences comportementales qu’induisent les écrasantes responsabilités familiales qui pèsent sur les épaules du « promu » sont traduites en qualités naturelles.

La culture collégiale singularise aussi, d’un point de vue identitaire, et de manière radicale, le « promu ». Celui-ci est un métis, qui appartient encore à la culture d’origine, mais en est détaché à la fois volontairement (l’appartenance à la culture de l’écrit étant un des traits les plus caractéristiques de sa distinction) et ontologiquement. Il n’y a pas de retour en arrière à ce niveau. Cette rupture pose un problème d’intégration : impossibilité d’une réinsertion dans le monde d’origine savante n’assure pas l’intégration dans la sociabilité urbaine et bourgeoise. Jean Rivard est le livre de la fracture, de la crise identitaire et existentielle et de sa résolution partiellement utopique : une réussite (savoir, pouvoir, argent), mais réalisée en milieu rural. Cette utopie est aussi présente, rappelons-le, dans le récit autobiographique comme une tentation (la perspective de devenir un « cultivateur instruit » ; Casgrain, 1912, p. 96). La tension est exprimée de diverses façons. Sur le plan symbolique, elle l’est par exemple dans la relation qui unit Jean Rivard au journalier Pierre Gagnon. Les chansons et légendes de Pierre amusent certes un temps Jean, les qualités et les mérites de l’ouvrier agricole sont grands, mais au bout du compte c’est un compagnon sans « éducation », qui a de « grosses gaîtés » amusantes, mais qui n’empêche pas que naisse chez le « promu » un sentiment d’extrême solitude (Gérin-Lajoie, 1874, p. 53-54). Le roman indique des voies qui permettraient au déraciné de se réconcilier d’une certaine manière avec son milieu d’origine. D’abord, une promotion inlassable du livre[16], de l’école, de l’instruction. Antoine Gérin-Lajoie définit ici Jean Rivard comme un pionnier (un « défricheur »), un exemple, le premier d’une nouvelle sorte : le rural instruit, et dont l’instruction profite au développement de sa communauté. À la rupture introduite en son identité par l’acquisition d’un savoir livresque, le « promu » répondra par une première stratégie, visant à donner un sens à une expérience, qui n’exige de lui aucune trahison : la vision d’une société de paysans lettrés (Gérin-Lajoie, 1874, p. 49-50, 85-86). La différence est à terme résolue dans la transformation même de la culture paysanne. Jean Rivard donne une autre piste : la constitution d’une élite rurale instruite, d’une notabilité élargie, qui formerait ainsi un espace de sociabilité rendant l’insertion parmi les travailleurs de la terre moins saugrenue. Finalement, l’argument le plus puissamment rationalisé de la réintégration symbolique du « promu » dans son milieu de naissance est cette vaste perspective utilitariste que propose le roman : l’acquisition d’une culture lettrée n’a pas seulement pour vertu de favoriser l’ascension sociale d’un individu et de sa famille, elle est aussi la base d’un savoir pratique qui fera progresser la campagne et l’intégrera à la grande marche de la civilisation. Manière, pour le « promu », de légitimer auprès des siens un savoir qui fait certes sa fierté, mais qui l’exclut aussi inexorablement d’un monde du travail où son « utilité », sa pertinence sociale, n’a rien d’évident. Les figures du classicisme romain fournissent donc, dans le roman, des exemples utiles pour la formation de l’entrepreneur rural, et le savoir économique et agronomique est sensé apporter des lumières pratiques aux habitudes paysannes. On a ainsi, avec le personnage de Jean Rivard, la quête d’une légitimité microsociale pour cet hybride culturel qu’est le finissant du collège classique d’origine paysanne, légitimité construite dans le monde rural et à l’échelle communautaire.

Pourtant, la voie de la légitimité du pouvoir notable, qu’il contribue puissamment à constituer par son oeuvre, ne sera pas celle empruntée par Antoine Gérin-Lajoie. C’est que l’auteur a expérimenté un second niveau de déracinement : non seulement a-t-il acquis une culture de distinction, mais encore a-t-il joué la carte de l’intégration au milieu des élites urbaines. Se profile sans doute là le côté le plus sombre de l’expérience du « promu », dont rend largement compte le personnage de Gustave Charmenil. Gustave est l’expression de la douleur de l’arrachement, de la solitude dans la course pour la réussite, de la dureté de la compétition sur le terrain urbain. Solitude, précarité, déstabilisation. Sur le plan de la course, il est certain que le jeune rural qui débarque en ville est dans une position très délicate : manque de capital et des relations qui lui permettraient de constituer ce capital, manque aussi des habitus qui lui permettraient de se faire des relations. De plus, il y a une misère affective dont témoignent ouvertement les mots de Gustave Charmenil[17] mais également l’image de la forêt elle-même dans laquelle est plongé Jean Rivard. La ville est pour le rural cultivé une forêt hostile, elle est aussi, refrain depuis connu, mais alors tout juste découvert, le lieu d’un isolement radical pour celui qui n’en possède pas les clefs. Il faudrait alors se défier d’une opposition Rivard / Charmenil trop vive, comme d’une simple opposition ville / campagne, dans la mesure où existe ce troisième espace qu’est la forêt, et qui fonctionne comme une métaphore de l’espace social lui-même. Antoine Gérin-Lajoie est donc aussi, dans son parcours urbain, qui est finalement l’histoire d’une réussite, Jean Rivard se débattant avec ténacité au milieu d’une forêt sociale dans laquelle il est d’abord seul, impuissant, sans savoir pratique, puis qui progressivement parvient à se tailler une place, c’est-à-dire un réseau de relations et une position.

Théorie du bonheur familial

Il y a chez Antoine la perception d’un problème lié à une redéfinition non seulement de la place sociale de la famille, mais plus encore des rôles familiaux comme base de légitimité sociale. Cette interrogation à l’égard de la famille peut également être contextualisée dans un parcours pensé comme marqué du phénomène de la mobilité. Concurrence, donc, dont un des critères de sélection est l’insertion dans le modèle patriarcal dominant : être père de famille est un atout socialement important et aussi une condition du bonheur. Cela confère une pertinence, un statut, une certaine reconnaissance, voire une habileté fondamentale : celle de l’exercice d’un pouvoir domestique qui est le fondement préalable à l’exercice du pouvoir social. Les enfants sont aussi une joie : « J’ai toujours aimé les enfants à la folie. En m’amusant avec eux, je songe souvent au bonheur qu’il y a d’être père et je fais des projets de mariage » (Casgrain, 1912, p. 98-99), écrit le jeune Antoine.

Les Mémoires et Jean Rivard sont encore des dissertations sur les désavantages du célibat dans une société définie par l’idéal patriarcal. Les critères anciens de masculinité sont profondément ébranlés par l’apparition d’une catégorie d’hommes ni véritablement puissants dans l’ordre politico-économique, ni héritiers dans l’ordre symbolique, ni travailleurs dont les prouesses physiques sont le principal indice de virilité. Dans une transition habilement maintenue avec le monde de la démonstration de force grâce au personnage de Jean Rivard, à la fois intellectuel et, par l’entraînement du corps, puissant physiquement, se profilent de nouveaux critères de masculinité. Borné au seul exemple de Jean Rivard, s’esquisse un portrait du masculin qu’Antoine Gérin-Lajoie contribua à définir, et dont il faudrait mieux cerner les limites et fluidités : celui des serviteurs distingués de l’État (valorisant la notion de service public, donc de public et de « nation », comme base de leur légitimité). Parmi ces critères neufs de la virilité moderne des fonctionnaires, il faut citer le diplôme, l’érudition, la probité, la sobriété, mais surtout la paternité[18]. Ce qui est au fondement du double récit du héros Rivard et de l’antihéros Charmenil, c’est toute la question de la réussite domestique comme passage vers la réussite socio-économique et vers le pouvoir politique, sur la base de la concordance des pouvoirs familiaux du père, de la réussite familiale, et des pouvoirs de l’homme dans l’espace public.

La position du « promu » est problématique, car il doit trouver une épouse qui corresponde à sa condition, alors même que la nature de cette condition n’est pas formellement identifiée par lui-même, en quête d’identité sociale (Gérin-Lajoie, 1874, p. 31, 62, 133). Quelle sera donc, pour cet individu, la femme idéale ? Elle ne pourra être une paysanne sans instruction. Le personnage de Gustave Charmenil, amoureux éconduit, montre qu’il ne pourra s’agir non plus d’une jeune fille issue de la bourgeoisie établie. Louise, la future épouse de Jean Rivard, apparaît comme le prototype de l’épouse du « promu » qui se marie à l’intérieur de sa classe. Antoine rejette clairement le modèle d’une ascension par le mariage, dans la mesure où, certes, le mari se trouverait en situation de dominé dans le couple, ce qui inverserait l’ordre genré intériorisé et valorisé par l’auteur, mais aussi parce que Jean Rivard est le roman d’une identité de classe revendiquée ou du moins recherchée. Le « bonheur » du mâle sera dans un mariage intraclasse. Cela exige la construction d’une féminité qui n’est ni paysanne, ni bourgeoise, une féminité de classe moyenne que le roman s’emploie à définir. Il en ressort le modèle d’une épouse elle aussi hybride, possédant à la fois les vertus de la paysanne et les qualités de la bourgeoise. Dans son autobiographie, Gérin-Lajoie se dit à la recherche d’une « jeune personne aimable et sensible, qui possède la musique et qui ait, comme moi, des goûts simples et champêtres » (Casgrain, 1912, p. 90, 116-122). Dans le roman, la jeune fille courtisée, est « rose », « gaie » et même « rieuse » ; cependant elle est « réservée », modeste et pieuse. Elle est jolie, mais sans artifice, « douce », « fraîche » et « délicate ». Selon une image qui superpose celle présentée dans le récit autobiographique de la jeune Mademoiselle Parent, future épouse d’Antoine Gérin-Lajoie, la jeune fille romanesque « a de la conversation », mais elle est cependant timide et respectueuse à l’égard du pouvoir masculin. Avant le mariage, elle est encore « une enfant » (un « ange », elle affiche un « petit air boudeur » qui la rend « charmante ») (Gérin-Lajoie, 1874, p. 30, 43, 67, 68, 91). La jeune bourgeoise citadine au contraire est frivole, dépensière, oisive, toute investie dans une culture des apparences. Surtout elle sait être cinglante pour le jeune rural : pour un jeu de mots qu’il rate, une danse qu’il ne sait pas, une brillante légèreté qu’il ne sait afficher, Gustave Charmenil sera cruellement évincé (Gérin-Lajoie, 1874, p. 122-123).

Il n’y a pas, pour le fils éduqué du paysan, de « bonheur » possible dans une union bourgeoise. Trop « sérieux » – rigorisme besogneux du méritant –, il n’aura pas les moyens de fournir à sa future épouse de décorum qui la définisse socialement. C’est tout le drame de Gustave Charmenil qui ne possède ni le capital culturel (et particulièrement les codes de séduction), ni le capital économique pour fonder la famille qui légitimerait sa position et comblerait ses ambitions. Le collège ne donne-t-il finalement au jeune rural qu’un vernis de culture bourgeoise ? Rejeté par la femme bourgeoise, c’est amèrement qu’il découvre tout ce qui lui manque (et lui manquera toujours, car ces habitus s’acquièrent ailleurs que dans un enseignement formel, par imitation et osmose) pour accéder au type de mariage déterminant pour l’ascension. Il lui faut inventer une femme : comme lui, elle sera « cultivée », mais saura vivre « simplement », une épouse qui « sans être savante » saura au moins suivre une conversation érudite (Gérin-Lajoie, 1874, p. 133) – il faut échapper à la solitude intellectuelle que ressent le frais émoulu lorsqu’il fréquente son milieu d’origine, tel Jean Rivard au milieu de la forêt avec le journalier Pierre Gagnon –, et qui possédera le savoir pratique qui convient à un budget familial modeste : ordre, économie, savoir-faire domestique (Gérin-Lajoie, 1874, p. 196). Cette épouse sera alors une reine du foyer[19], et se profile sans ambiguïté le paradigme du patriarcat le plus radical : Jean Rivard ayant achevé de bâtir la maison familiale, l’auteur commente : « une fois la cage construite, ne fallait-il pas un oiseau pour l’embellir et l’égayer » (Gérin-Lajoie, 1874, p. 174). Dans le discours autobiographique, l’épouse semble faire partie du décor : « Il me semble me voir sur les bords de la rivière de Nicolet, ayant une coquette demeure, une jolie femme, musicienne, des amis, dignes de ce nom, une belle et bonne terre que je cultiverai avec succès, etc. etc.[20] »

Les Mémoires comme le roman portent la trace d’une idée forte : ce bonheur recherché dans la jeunesse à travers la course, la quête de reconnaissances et de distinction se trouve en fait dans la famille. Toutes les familles présentées par Antoine Gérin-Lajoie vivent chaleur, harmonie, épanouissement[21]. Là sans doute est le message le plus important de l’auteur : ne pas perdre son temps, son énergie et son honneur dans le combat politique et le jeu social. La représentation de la sociabilité bourgeoise est toujours négative, dans le roman comme dans l’autobiographie. Elle ne sera jamais, semble-t-il, intériorisée par Gérin-Lajoie et sera toujours subie comme une contrainte, par opposition aux modes ruraux d’être qui lui semblent sans artifices, donc naturels[22]. Par ailleurs, l’essentiel n’est pas dans le monde, mais dans l’intimité du foyer et la stimulation intellectuelle (Casgrain, 1912, p. 105). Le roman signale le choix véritable qui se pose au jeune instruit. Avec Gustave, ce sera la poursuite d’une ambition sociale pour elle-même. Mais pour celui qui dispose du diplôme, mais manque de moyens, de relations, de manières, la course est si difficile qu’elle ne peut vouer qu’au malheur existentiel. Avec Jean, ce sera la mise en oeuvre d’une stratégie permettant de jouir, sans que soit sacrifiée la satisfaction de l’esprit, d’une assise matérielle assez confortable, mais surtout stable, qui autorise le vrai objectif d’une vie : la fondation d’une famille. L’autobiographie est traversée de part en part par une réflexion ardente sur la réalisation de soi dans la sphère publique et dans ce qui relève de l’intime. Alors que certaines occupations professionnelles engendrent une pauvreté de la vie privée, d’autres procurent le plein épanouissement de l’homme, comme acteur social, comme père, comme mari et comme intellectuel. L’utopie du cultivateur cultivé, évoqué dans les Mémoires, mais vite abandonnée lorsque le fonctionnariat s’avère une excellente solution de rechange (Casgrain, 1912, p. 114), survit dans le roman. Mais surtout un des thèmes essentiels de Jean Rivard, la réalisation du bonheur, est préparé par une réflexion sur soi qui construit un parcours en deux étapes : les difficultés de la vingtaine dans la lutte sociale en solitaire (incarnées par Charmenil) et l’épanouissement de la trentaine dans le bonheur familial (incarné par Rivard.)

D’où les souffrances du jeune cultivé qui, sans situation avant la trentaine (le temps qu’il faut pour se faire connaître du milieu politique qui assurera l’insertion du fils de paysan parmi les serviteurs de l’État), ne peut fonder cette famille qui est le gage et le symbole de la réussite masculine. Antoine Gérin-Lajoie l’a formalisé clairement pour lui-même, avant le mariage, dans une analyse lucide et un peu désespérée de sa situation :

J’ai toujours souhaité les plaisirs du coeur ; le foyer domestique a toujours eu des attraits infinis pour moi ; la perspective de la félicité que je goûterais en vivant dans l’obscurité avec une femme et quelques enfants me ravit par avance. Ces plaisirs du coeur me semblent presque aussi indispensables que les plaisirs de l’esprit. Mais comment me les procurer ces plaisirs du coeur ? J’ignore quand je serai devenu assez riche pour me marier. Dans ma position actuelle, tenir ménage serait beaucoup trop dispendieux pour mes moyens. Je craindrais tant de mettre une femme dans l’embarras ou la pauvreté, que je ne pourrais me résoudre à l’épouser avant d’avoir un revenu assuré de deux à trois cents louis par année, encore ce revenu serait-il assez mince, s’il n’augmentait pas à mesure qu’augmenterait la famille. Ce revenu, je ne l’ai pas et ne l’aurai peut-être jamais.

Casgrain, 1912, p. 101

Le dilemme et l’inquiétude exprimés se retrouvent dans les mêmes termes dans la correspondance échangée entre Rivard et Charmenil.

Ce que les deux documents étudiés permettent d’entrevoir, c’est une dynamique de mobilité sociale dans laquelle l’auteur est engagé et à laquelle il tente de donner un sens. La colonisation apparaît alors avant tout de manière métaphorique. La forêt est cette ville hostile au fils instruit d’origine paysanne qu’il faut apprivoiser, conquérir et peut-être même domestiquer, c’est-à-dire redéfinir selon une grille culturelle qui est celle du monde de la notabilité rurale. Ici intervient l’utopie du Canton de Bristol : « nous aurons un village de plusieurs mille âmes ; qui sait ? peut-être une ville » (Gérin-Lajoie, 1874, p. 156). Ville moderne, ville neuve, ville sociologiquement « ouverte » et qui laisserait toute la place aux élites nouvelles constituées des plus méritants. Dans la réalité, l’ascension sociale est un combat urbain qui laisse des cicatrices. Antoine Gérin-Lajoie le gagnera (peut-être pas à la hauteur de ses ambitions), mais au prix, semble-t-il, de bien des désillusions et de beaucoup de renoncements.

Le roman est aussi un objet politique. Il s’agit pour Antoine Gérin-Lajoie de témoigner pour l’avènement d’une société moins encombrée et plus ouverte aux méritants, quel que soit leur milieu social d’origine. La respectabilité est ainsi revendiquée pour ces élites montantes, dont la réussite dépend avant tout du diplôme et non d’un héritage financier ou culturel, et dont le statut est incertain. D’où chez Gérin-Lajoie cette triple valorisation de la scolarisation, de la « culture » comme signe de distinction et l’idée de nation sur laquelle est désormais fondé l’État qui lui offre une position et, peut-être, un statut. À une échelle plus personnelle, Jean Rivard est le roman d’une fierté de soi à reconstruire pour le jeune homme scolarisé d’origine modeste qui, dans la pratique de la lutte sociale, vivra une crise identitaire. Problèmes importants que ceux de ces individus qui frappent à la porte de la bourgeoisie, assis entre deux cultures, entre deux statuts, entre deux devenirs. D’où cette insistance sur la période des années de jeunesse, alors que tout se joue, et qui va de la sortie du collège à l’établissement (sanctionné par le mariage). Fragilité extrême de cette situation, précarité financière, compromission politique, dilemmes moraux, misère sentimentale, solitude, blessures d’orgueil (Gustave Charmenil) mais triomphe ultime (Jean Rivard), voici raconté le parcours de l’ascension sociale d’Antoine Gérin-Lajoie. Volontairement ou poussé par les circonstances (sa timidité peut-être), il cherchera à construire un espace de légitimité sociale et une vision du monde définie en marge des bourgeoisies commerciales, professionnelles ou industrielles urbaines et établies, à ce titre il pourrait être considéré comme participant de l’invention d’une culture de classe moyenne, reliée ici à l’émergence d’une élite administrative canadienne-française. L’échelle sociale invisible, mais pourtant bien réelle, que la société libérale construit, le texte littéraire permet de la voir fonctionner sur l’imaginaire d’un individu qui y sera confronté. Extrait du monde paysan, le jeune diplômé passe vite de l’exaltation à la désillusion lorsqu’il s’aperçoit que le statut d’avocat et la passion des lettres ne sont en rien le gage de respectabilité bourgeoise. Bercé d’illusions méritocratiques, il doit reconnaître que le chemin est pour lui bien plus périlleux que pour l’héritier. D’où, chez Gérin-Lajoie, ce travail de l’imagination pour s’inventer une position et un bonheur dans un monde social finalement marqué par l’hostilité, la rudesse et la précarité. Travail politique dans l’ordre des représentations, et qui vise à donner un certain sens et une certaine légitimité à ceux qui se perçoivent entre deux positions : extraits de la société paysanne mais maintenus aux marges de la vraie bourgeoisie.

L’exercice qui consiste à partir d’un roman pour cerner une représentation de soi qui se donne comme exemplaire par le truchement d’un récit autobiographique fragmentaire ne manque pas de témérité. Il semble avoir toutefois permis d’éclairer un peu, justement parce que le roman propose un recul sociologique par rapport à un itinéraire social particulier, la manière dont un individu, issu d’un milieu populaire, pouvait se représenter à lui-même et aux autres en tant qu’acteur social.