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En 1964 le second colloque organisé par la revue Recherches sociographiques s’intitulait Littérature et société canadiennes-françaises. Dans le vaste chantier que la toute jeune sociologie québécoise mettait en oeuvre, ce colloque faisait suite au geste inaugural qu’avait constitué un premier colloque interdisciplinaire, Situation de la recherche sur le Canada français, tenu en 1962. Comme l’indiquaient Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau dans leur avant-propos : « Notre vaste interrogation de la société canadienne-française débutait par un examen de notre littérature. » Réduire ce choix aux circonstances biographiques des deux responsables de la revue serait faire preuve d’une grande mesquinerie intellectuelle. En effet, la sociologie de l’immédiat après-guerre avait été marquée par les travaux de Sartre et de Goldman, on redécouvrait Luckacs, et les théoriciens de la décolonisation ne se faisaient pas faute de puiser largement à la littérature pour développer des interrogations nouvelles sur les structures sociales et les idéologies. Les relations entre littérature et sciences sociales paraissaient alors, malgré les conflits de méthodes, vouées à des développements substantiels propres à ébranler les fondements épistémologiques des disciplines. C’est d’ailleurs ce à quoi en appelait Fernand Dumont dans un texte provocateur, sur lequel les littéraires – et peut-être les sociologues ? – méditent encore avec profit, intitulé « La sociologie comme critique de la littérature », dans lequel il osait formuler la troublante interrogation suivante : « à quoi servirait à la sociologie de prendre la littérature pour objet si cela ne devait pas la remettre en question ? »

Quarante années plus tard, où en sont ces relations ? Sont-elles toujours « conflictuelles et complémentaires », selon les termes de l’intitulé de la séance finale du colloque de 1964 ? Certes, la configuration des champs disciplinaires s’est profondément transformée au fil du temps. Ainsi la sociologie de la littérature a-t-elle atteint à une relative autonomisation : depuis les travaux de Bourdieu et Passeron, les littéraires se sont souvent eux-mêmes chargés d’explorer les ressorts plus proprement sociologiques de l’institution littéraire ou de certaines catégories de textes de grande diffusion. Même la traditionnelle histoire littéraire s’est mâtinée d’analyses issues de la sociologie la plus traditionnelle – détermination de figures idéal-typiques de l’écrivain, études des parcours socioprofessionnels des agents, analyse idéologique des « classiques ». Il s’agissait en ce cas d’emprunter aux sciences humaines et sociales (et surtout à la sociologie, alors dominante) des outils, mais aussi des objets, afin de conférer au discours sur la littérature une certaine positivité. A contrario, les sciences sociales, comme d’ailleurs les sciences humaines, et au premier chef l’historiographie, semblent s’être considérablement éloignées de la littérature : en témoignent l’amenuisement rapide des textes sur la littérature parus dans Recherches sociographiques et la fixation du discours autour de certains textes littéraires, comme Maria Chapdelaine, désormais confits en des vulgates indéracinables, dont on trouve les traces ici ou là. Cette désaffection s’explique bien sûr par une fascination pour le quantitatif qui rend la littérature peu attrayante. Cela est sans doute aussi lié à la culture littéraire étriquée que nous transmettons à ceux qui choisissent d’oeuvrer dans les sciences humaines et sociales : la vieille culture humaniste, à laquelle la littérature est trop souvent identifiée, n’était-elle pas ce dont les jeunes chercheurs de 1964 voulaient se désengluer ? Pourtant, au-delà de ces conflits, apparemment résolus par l’étanchéité de frontières disciplinaires qui camouflent malaisément de tenaces hégémonies, divers ponts ont été lancés ces dernières années. Ainsi, la sociocritique place-t-elle la dimension formelle de la littérature au coeur d’interrogations sur les liens qu’entretiennent les oeuvres littéraires avec les sociétés qui les portent : en ce cas, c’est le discours sociologique au sens large qui est mis en question par la littérature et il est étonnant de voir le peu de cas qu’en font les spécialistes de sciences sociales. Dans l’autre sens, les travaux de Paul Ricoeur ont trouvé des échos dans plusieurs disciplines non littéraires, où les récits de vie, individuelle ou collective – pensons à l’incontournable expression « grand récit québécois » –, sont redevenus des outils heuristiques importants. Les méthodes littéraires sont alors mises à profit dans ce qu’elles ont de plus irréductible, la problématisation des rapports entre récit et fiction et la construction d’une subjectivité dans et par le discours. On le voit, malgré les apparences, les ponts ne sont pas tout à fait coupés entre sciences humaines et sociales et littérature et ils semblent se construire davantage sur des choix épistémologiques que sur l’élection d’objets « exotiques » tirés d’une discipline pour ensuite être passés à une nouvelle moulinette disciplinaire.

Ce numéro se veut l’occasion de réfléchir aux voies actuelles qu’empruntent conflits et complémentarité, pour reprendre l’expression de Dumont. Nous avons choisi de donner la parole à ceux qui, sur le mode de l’affrontement ou de l’accommodation, traversent les frontières disciplinaires et préparent à leur manière une nouvelle configuration des champs. Puisqu’il est ici question de méthode, les collaborateurs ont été appelés à mettre en oeuvre celle qu’ils édifient patiemment, dans le secret de leur discipline, chacun des textes constituant à la fois le témoignage d’une pratique et un plaidoyer pour une plus grande ouverture épistémologique. Deux articles illustrent la circulation possible entre historiographie et littérature : celui de Lucie Robert, « Sa vie n’est pas son oeuvre. Figures féminines dans les Vies québécoises », sur la dimension littéraire d’un corpus d’abord historiographique, celui des récits hagiographiques du XIXe siècle québécois et celui d’Ollivier Hubert, « Littérature, représentations de soi et mobilité sociale dans le Québec du XIXe siècle », sur l’apport de l’étude du roman à des interrogations plus proprement historiques sur la mobilité sociale des élites intellectuelles dans le Québec du XIXe siècle. Deux autres témoignent de la labilité des frontières entre littérature et sociologie : celui de Jean-François Côté, « Frontières de la littérature des frontières : de quelques dépassements qui sont aussi des retours », qui porte sur des récits de voyage qui révèlent des configurations identitaires liées à la rencontre de l’Autre, et celui de Michel Lacroix, « Littérature, analyse des réseaux et centralité. Esquisse d’une théorisation du lien social concret en littérature », qui propose un réaménagement des théories sociologiques sur les réseaux afin d’aborder autrement la vie littéraire et ses impératifs esthétiques. Le dossier se clôt – sur le mode de l’ouverture, par un dialogue entre un géographe et une littéraire (Marc Brosseau et Micheline Cambron, « Entre géographe et littéraire : frontières et perspectives dialogiques », qui révèle certaines des convergences et des divergences nées de la rencontre interdisciplinaire. Le numéro met donc en présence trois littéraires oeuvrant du côté de la sociocritique ou empruntant aux sciences sociales et humaines de nouveaux outils heuristiques, et trois spécialistes des sciences humaines ou sociales usant d’outils littéraires ou empruntant leurs objets à la littérature pour mener à bien leurs travaux.

Au moment où la littérature comme les sciences humaines et sociales sont à un tournant de leur histoire, emportés dans le maelström d’une crise de légitimité qui frappe les discours et les savoirs, il importe de retourner aux racines épistémologiques qui fondent nos discours respectifs. La traversée des frontières disciplinaires nous offre un fécond détour, propre à aviver notre souci commun : lire le texte social.