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Alors que la publication d'ouvrages portant sur les techniques et problématiques du travail social est en plein essor, il n’en va pas tout à fait de même pour ceux de portée théorique. Or, l'importance de celui dont nous traitons est telle qu'il nous a semblé incontournable, même si sa parution est survenue il y a quelques années déjà. Les auteurs de cet ouvrage collectif présentent l'oeuvre fondatrice du philosophe Michel Foucault pour un lectorat en service social. Lire Foucault de ce point de vue, c'est acquérir des outils théoriques pour réfléchir aux questions relatives à la construction sociale de la normalité et de son contraire. Une telle construction est bien entendu le reflet de différents pouvoirs, eux-mêmes sous-tendus par différents discours de légitimation. Et cet outillage théorique apparaît pertinent pour les travaux conceptuels sur les processus de marginalisation – au coeur du travail social – et permet, en outre, de donner un sens aux pratiques de résistance des segments de la population marginalisés, voire opprimés. Ainsi, une lecture de Foucault, présentée dans l'ouvrage dirigé par Chambon, Irving et Epstein, permet de renouer avec certains fondements théoriques de la discipline, fondements d'inspiration critique à partir desquels on cherche, depuis longtemps, à appuyer le travail social sur une analyse de l'oppression et sur une éthique de l'émancipation.

La position critique exposée dans ce livre est résolument ancrée dans le monde actuel, puisqu’elle tient compte des acquis théoriques de la pensée postmoderne en l'appliquant au contexte nord-américain du travail social. On pourra lire quelques analyses critiques du champ du travail social en Amérique du Nord ou de l’un de ses secteurs particuliers, la gérontologie par exemple.

Cet ouvrage a donc le mérite de nous rappeler, en l'actualisant, la tradition critique et émancipatrice de la discipline. Mais cette critique a souvent été, dans le passé, axée sur la discipline elle-même, tendant ainsi à démontrer la fonction de contrôle social de la profession sur les exclus. Cette perspective, qui eut un certain accueil de la part des intellectuels, a été reçue avec plus de circonspection par les praticiens qui invoquaient leur bonne foi comme preuve des limites de cette approche. Les auteurs de cet ouvrage soutiennent que cette opposition entre le contrôle social et l’émancipation comme ethos de la profession n’est qu’un leurre à quelques égards. D'abord, les théories sur le contrôle, comme celles sur l'émancipation, sous-tendent souvent un programme sociopolitique, puisque leur opposition est sans doute moins utile qu’on ne le pense généralement pour rendre compte de la pratique dans sa complexité réelle. En effet, contrôle et émancipation sont plus complexes qu'il n'y paraît, et les théories sur l’un ou sur l’autre ont tendance à rendre la contrainte essentielle, comme la liberté d'ailleurs.

Foucault propose plutôt une théorie du monde social en trois plans, intégrant des dimensions de contrôle au sens strict, soit les stratégies de domination avec contraintes plus ou moins brutales des sujets dits anormaux, des dimensions de légitimation, soit les stratégies discursives, formulées en autant de discours savants, cliniques ou politiques sur la nécessité d'intervenir, et des dimensions de mise en forme d'un sujet socialement valorisé à une époque donnée, soit les stratégies de soi. Archéologue des sciences sociales, Foucault a démontré comment le sujet valorisé a évolué dans le temps selon autant de formes du souci de soi : l'ascète au Moyen Âge, le mélancolique au XIXe siècle et, de nos jours, à notre avis, le sujet qui accepte de se poser en objet d'intervention, idéalement d'auto-intervention (Couturier, 2003).

Les métiers relationnels, dont le travail social, sont au coeur de cet encadrement du bon sujet, au moyen de diverses activités de resocialisation, de recadrage axiologique, de motivation, etc. Le client qui accepte de bon gré les recommandations sera perçu comme un bon client; l'autre, celui qui les refuse, sera qualifié de client récalcitrant avec les risques que cette étiquette comporte. Ici, le travailleur social est moins un agent de contrôle en tant que partie prenante d'un système mal intentionné qu'un des instruments par lesquels la domination, la légitimation et la subjectivation se réalisent dans les populations récalcitrantes. Ces processus concernent aussi, bien entendu, le groupe professionnel lui-même, produit de ces trois plans.

Cette théorie permet donc de réfléchir à la place qu’occupe le travail social dans la production sociale. Mais les auteurs soulignent que cette production n'est pas pure reproduction, mais qu’elle crée un rapport de force, et est de ce fait changeante, imprévisible, polymorphe et polytonique. En outre, ils insistent à juste titre sur un autre concept foucaldien dont on ne peut faire l'économie si l'on veut véritablement comprendre cette thèse et découvrir ses applications éventuelles pour le travail social. Alors que le jeu des rapports de force tend à produire un diagramme de dispersion des positions possibles permettant ainsi d'aborder le singulier dans sa singularité au regard de son champ d'inscription, les auteurs insistent, avec beaucoup de pertinence, sur l'importance du concept de résistance comme force active dans la production du diagramme de dispersion. Ainsi, les sujets étiquetés anormaux tendent à résister à la normalisation et cette résistance est, du point de vue de Foucault, une source d'incertitude dans le monde social et qui permet sa transformation. La valeur de la résistance est ici renversée : elle n'est plus cette attitude à mâter, mais plutôt l’une des conditions fondamentales de l'humanité.

Or, les travailleurs sociaux ont, de façon toute particulière, la compétence pour travailler à partir des résistances. Il peut s'agir de les réduire, de les canaliser pour amener le sujet récalcitrant à se poser en objet d'intervention. Mais il s'agit aussi de travailler, en appui sur la résistance, à la reconnaissance sociale de la marge. L’empowerment (dans une version pas trop psychologisante, bien entendu), l’advocacy, la collectivisation et la repré-sentation des populations socialement non visibles sont au coeur de la pratique du travail social. À cet égard, l'OPTSQ (1998) a reconnu, lors de ses États généraux, la valeur de la justice sociale comme étant centrale pour la profession. Donner à lire Foucault, fournir des clefs pour aborder cette importante philosophie, c'est permettre à la discipline de retourner à ce débat fondateur, mais sur des bases ajustées aux acquis de la pensée postmoderne. Pour Chambon, cet ouvrage 'is a commitment to transformation' (Chambon, 1999 : 53); il constitue sans doute une véritable proposition pour de nouveaux fondements du travail social.

Nous avons fait ressortir la portée théorique de l'ouvrage, mais les différents chapitres abordent cette théorie sous différents angles, et pour différents domaines du travail social. Ainsi, Epstein présente une étude généalogique des idées en travail social, alors que Irving aborde le rapport de la discipline à la vérité. De son côté, Chambon nous introduit à la pensée de Foucault et Parton l'applique aux services sociaux à l'enfance, O'Brien à la sexualité, Foote et Frank à la souffrance, Wang au vieillissement, etc. Cette multiplicité des angles proposés est d'ailleurs essentielle à la lecture de Foucault.

Nous espérons une suite à cet important ouvrage, une suite qui propose des pistes de recherche, des comptes rendus d'application, des tentatives de reformulation axiologique de la discipline. D'ailleurs, le texte le plus près des pratiques adopte une position critique quant à l'usage possible de Foucault pour l'étude des pratiques effectives. Cette critique est-elle irréductible? Les foucaldiens sont certes remarquables pour leur profondeur et leur élégance théorique, mais leur véritable défi est de soutenir une recherche qui saura trouver une certaine résonance sur le plan empirique. Nous croyons que ce défi peut être relevé. Nous souhaitons également que ce livre, qui a une portée internationale (il sera publié en Chine, semble-t-il), sera traduit en français.

Enfin, nous voulons souligner que l'appropriation de l’approche théorique de Foucault en travail social pourrait permettre aux divers courants critiques de sortir de l'oubli causé par l'effritement des pensées structuralistes et matérialistes, tout en évitant la tentation d'un postmodernisme libéral, qui ne pourrait que miner l'une des rares valeurs spécifiques de la profession, celle du changement social. Penser le changement, c'est réfléchir aux formes que prennent les stratégies de la domination, les stratégies discursives et les stratégies de soi dans l'activité professionnelle des travailleurs sociaux.