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Le motif littéraire de la déambulation, vécue ou simplement imaginée, apparaît très fréquemment dans le poème en prose. Des auteurs aussi célèbres qu’Aloysius Bertrand[1], Baudelaire, et Rimbaud ainsi que, plus récemment, Jacques Réda ont constellé la poésie française de promenades écrites en courtes proses et réunies en recueil. L’allure rhapsodique des livres marquants de la poésie en prose, l’apparente nébulosité de leurs réseaux ont certes contribué à ce qu’on les associe souvent à la promenade, qui fait d’ailleurs abondamment partie de leur paratexte. « C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant », dit Baudelaire à propos de la forme du Spleen de Paris[2], résumant bien le lien souhaité entre l’excursion au-dehors de la métrique et l’expression d’un chaos dynamique.

On peut voir dans la promenade en prose un dérivé du « Voyage romantique[3] », celui des proses poétiques de Chateaubriand par exemple, mais ramené à des dimensions plus intimes. La découverte de soi-même par le déplacement, l’altérité géographique comme moyen de transformation intérieure font partie d’un topos où l’exploration formelle accompagne naturellement la suggestion de l’imprévu, du hasard. Le poème en prose, que l’histoire littéraire a doté de certaines limites, n’est bien sûr pas l’unique solution à ce besoin d’élasticité formelle commandé par la recherche d’altérité en poésie contemporaine ; il n’est pourtant pas dit qu’on ait épuisé le potentiel de cette forme à rendre les « innombrables rapports » du voyage intérieur et extérieur. Je me propose ici d’en décrire les incidences chez un poète québécois peu commenté, Joël Pourbaix, plus précisément dans ses recueils centrés sur le motif du voyage.

L’invention du départ

« Devant tout nouveau poète digne de ce nom, une interrogation se pose : comment réussirons-nous à le lire, comment surmonterons-nous l’étonnement et même l’égarement provoqués par ce langage jamais rencontré, qui ne nous a pas encore livré ses pistes, ses lignes de force ? La mauvaise poésie ne pose pas ce problème : on y reconnaît ce que l’on a déjà lu ailleurs[4] ». Ces mots de Pierre Nepveu, placés à l’orée de Séquences initiales, le tout premier recueil de Joël Pourbaix, résument combien l’effet d’altérité est devenu indissociable de la tâche du poète moderne, pour qui « égarement » et lyrisme sont presque corrélatifs.

Déroutantes par leurs images verbales autant que par leur typographie, ces séquences initiales de Pourbaix proposent un terrain étranger, où se formule le prélude négatif de l’entreprise, soit l’altération de l’ici, l’échappée d’un réel pseudo-immédiat, en fait englué dans la langue commune. Pour se déboussoler, le poète doit d’abord

éroder […]

effacer […]

rompre […]

perdre et se perdre

 à travers l’oeil de lune[5]

opérations préalables à une présence rénovée, et qui dans cette entrée en poésie se réalisent par le biais d’un vers libre aux marges irrégulières, dont les strophes s’apparentent visuellement à l’idéogramme. Cette tendance se confirme avec Sous les débris du réel, en 1985, alors que Dans les plis de l’écriture, en 1987, propose un amalgame éclaté de poèmes en vers, poèmes en prose et réflexions en prose. En permettant de figurer les marges de la poésie à l’intérieur même du genre, le poème en prose contribue, non sans cohérence, à une entreprise d’altération et de brouillage.

En 1989 paraissent deux autres recueils : Le simple geste d’exister, formé de petites mosaïques à mi-chemin entre prose et vers, et Passage mexicain, composé entièrement, à l’exception de deux pages en vers libres, de poèmes en prose. Vraisemblablement rédigé lors d’un séjour près de ruines précolombiennes, ce dernier livre a ceci de crucial qu’il inaugure un cycle où s’allieront très intimement la prose et le voyage. Ce cycle, discontinu, englobe à ce jour trois autres oeuvres — Voyages d’un ermite et autres révoltes (1992), On ne naît jamais chez soi (1996) et Les enfants de Mélusine (1999) — dans lesquelles on retrouve toujours des poèmes en prose (en plus ou moins grande proportion) et une mise en scène viatique.

Passage mexicain constitue donc à la fois le premier véritable livre de voyage publié par Pourbaix et un approfondissement du poème en prose. D’une longueur moyenne de cinq lignes, les textes de ce recueil décrivent non pas le voyage effectué, mais plus exactement la conscience du voyageur en situation mexicaine. Un trajet où la contemplation des pierres sculptées suscite la gravure verbale des impressions, avec un libre arbitre prétendument réduit à son minimum : « Je ne traduis rien, n’interprète rien, passer de la version au versant, l’effleurement, l’efflorescence du mur. Une averse de signes à la tombée du jour[6] », énonce l’auteur, cet effacement subjectif donnant vite place au mouvement inverse : « […] la surface s’érode, lumière aplanie, il n’y a plus que moi fermant les yeux, retrouvant le rouge de la stèle. » Cette dialectique, la nature même des lieux l’engendre : « Les édifices de Cobá : la matérialisation même de l’effacement » (PM, 16).

Dans ce rebond entre pur objet et pur sujet, le poème en prose semble chez Pourbaix un moyen idéal pour rendre compte du carrefour triangulaire entre l’Histoire, la perception et l’oubli[7]. De plus, l’instabilité formelle du genre est conforme au parti pris de représenter le passage, la transformation initiatique, plutôt que d’édifier une image poétique venant doubler, voire statufier la réalité visible. Cueillette impossible de l’instant, cette quête exprime bientôt, par une formule antithétique non dénuée de clair-obscur, le mouvement qui lui sert d’horizon : « Je recueille l’instant, Vénus se lève » (PM, 24). Cet écart entre la parole et le monde, qui transforme en Sisyphe celui qui veut décrire, le poète le constate pour mieux peindre l’entre-deux, le passage. Car c’est bien du passage mexicain qu’il s’agit, non du Mexique, et la poésie s’oppose ici farouchement à l’écriture touriste.

Chez Pourbaix, la narrativité liée aux genres du voyage ne se révèle que timidement, dans la succession elliptique des poèmes et des sections. L’arrivée en pays étranger, la contemplation des ruines et l’escalade d’un temple, le face-à-face avec la mer puis le retour à Mexico, tout cela nous est présenté en juxtaposition avec une cartographie des états mentaux du locuteur. Le sacré des lieux cède alors du terrain à celui qu’instaure la parole.

Quant aux deux seuls textes en vers du recueil, ils contribuent à révéler la spécificité de la prose qui les entoure. L’un d’eux, l’avant-dernier texte de la deuxième section, se situe au centre du livre. Il clôt l’exploration des ruines précolombiennes et emmêle la langue de leurs concepteurs avec le français, dans une syntaxe qui le rapproche davantage d’une gravure hiéroglyphique que d’une phrase verbale :

CHEN

YAX

rire

l’entaille

silex

UAYEB

et vaincre l’usure des années !

PM, 34

L’autre texte en vers intervient à la fin de la quatrième section et suggère une carte postale :

nuit dépeuplée

la ville vacille

paix

inexplicable

je vous écris

hors de l’exil

PM, 67

Formule cryptée, où se résume le parcours du voyage-texte par lequel l’écriture a transmuté l’exil, un passage alchimique qui, semble-t-il, a eu besoin de la prose, de son élasticité. Les deux poèmes en vers correspondent en effet à un temps suspendu, plus proche de la pierre que de l’eau, alors que les autres poèmes incarnent la mouvance où se gagne la voix, parmi les flux et reflux du chaos vital.

L’ermitage dehors : métamorphoses du beatnik

Voyages d’un ermite et autres révoltes, qui demeure peut-être inégalé dans la production de Pourbaix, est un recueil entier de courts poèmes en prose, divisé en six parties. Les quatre premières parties réfèrent aux étapes d’un voyage initiatique dans l’Ouest européen (Portugal, Irlande, Luxembourg, mer du Nord), la cinquième au retour à Montréal, alors que la sixième trace un bilan moins contextualisable.

Dans ces « voyages révoltés », le moyen de locomotion demeure dissimulé par les ellipses du discours. On suppose un locuteur-marcheur dont l’allocution même est déjà déplacement, rappel de l’association entre poème en prose et promenade. Plus encore que dans Passage mexicain, Pourbaix démontre qu’il est autant poète, sinon davantage, dans le poème en prose que dans le vers. Comme chez les meilleurs artisans du genre, on retrouve ici, de l’incipit du poème à sa chute, cette tension spécifique entre le narratif et le poétique : l’événementialité suggérée par la prose entre alors en relation productive avec l’événement formel attribuable au travail poétique du langage, tout en lui étant inféodée. C’est d’ailleurs cette hiérarchie qui fournit un critère central pour qu’on puisse ici parler de poèmes en prose, ainsi que le propose Michel Sandras :

Le poème en prose est donc un texte adoptant la « justification » de la prose (au sens typographique), et qui, sans renoncer aux ressources de la prose et aux aspects des genres qui l’utilisent, construit, comme le poème, des ressemblances, à différents niveaux de la phrase et du discours. Soucieux de rendre visible la totalité d’un effet, il est contraint à la brièveté et à l’autonomie. La primauté des signifiants dans une forme condensée assure à la fois une concentration des réseaux du sens et une ouverture vers le lecteur : c’est en cela que le poème en prose est poème[8].

Dès l’errance portugaise des Voyages d’un ermite…, dans la première section, on sent que la dualité du poème en prose est appropriée au ton et à la nature du discours. Malgré le caractère éminemment poli et achevé des textes, leurs contours conservent une part de flou, comme si, à l’exemple des perspectives du sujet sur le monde, ils étaient les pièces déchirées d’un tissu aussi impossible à reconstituer que ne l’est la mer, lieu correspondant à une absence active de lieu : « La mer sculpte, incise, l’espace se dégrade. Au cap de Sagres les voyageurs restent et les pays partent. Du Saint-Laurent au Rio de la Plata, échancrures d’un continent de nouveau invisible et ouvert aux promenades insondables. Le blanc de la carte invente les marges du monde[9] […] » ; « Aujourd’hui est l’époque des lambeaux, des vieilles affiches, quelques dates illisibles annoncent ce qui n’a jamais eu lieu » (VEAR, 11).

Refusant à ses poèmes l’apparence construite et volontaire qui accompagne le vers le plus libre, Pourbaix rejoint apparemment la posture énonciative d’un reportage en simultané, décrivant les lieux et événements sur le vif, découvrant « en même temps » que nous le bord du Tage, le Museu de Arte Antiga, le ciel de Lisbonne, tout en continuant d’éviter la simple représentation. Car si la prose et le présent de l’indicatif laissent suggérer l’idée d’une chronique, il reste que le but du poème demeure la présentation d’une transformation intérieure à travers l’enchaînement des lieux et leur assimilation.

L’écriture du recueil feint donc ici la chronique d’un parcours pédestre, alors que se déploie plutôt un ermitage spirituel via des observations qui se détachent du contexte géographique évoqué, pour nous reporter plus précisément au contexte du recueil même. En ce sens, la prose pourrait bien n’être qu’un masque visant à dissimuler la rigueur du travail poétique. On évitera toutefois une telle alternative en considérant l’activité introspective du scripteur-voyageur comme assimilation dynamique du hasard, tout aussi attentive que rhapsodique. « Rien ici ne se décompose entièrement, le rien subsiste […] Une frontière me franchit » (VEAR, 21), dit d’ailleurs Pourbaix pour souligner le paradoxe de ces lieux qui voyagent en lui.

Si le croisement entre la prose et le voyage effectué par Pourbaix est aisément liable aux expériences romantiques et post-romantiques évoquées plus haut, sa situation historique incite à invoquer aussi la littérature américaine des années 1950-1960, plus particulièrement la mouvance beat[10]. Parmi les traits qui ont servi à unir des écrivains aussi différents que William Burroughs, Jack Kerouac, Allen Ginsberg et Lawrence Ferlinghetti, il y a en effet la prédilection pour le voyage, qu’ils conçurent d’ailleurs comme outil de révolte. Dans la production poétique de ce « mouvement », à l’unité peut-être davantage sociale qu’esthétique, on perçoit aussi un net penchant pour des zones floues entre le vers et la prose : le verset et la prose poétique y côtoient des formes du poème en prose, des procédés tel l’enjambement syntaxique abondent, ce qui tend à consolider l’espace commun entre poésie et prose plutôt que de valider l’abstraction institutionnelle. Le vagabondage, réel comme formel, les écrivains beats en font l’expression anti-propagandiste d’une américanité renouvelée, d’une recherche d’altérité tous azimuts et d’une action sociale dont Antoine Cazé perçoit l’héritage au sein de la production hétérogène des années subséquentes :

C’est de la navette qu’effectue la syntaxe dans l’intervalle entre la poésie et la prose, et entre les genres, que surgit un espace poétique dont la pertinence critique à l’égard des discours médiatiques et médiatisés est rendue à une lumineuse technicité[11].

Voyages d’un ermite…, par son inscription dans un projet plus large lié au thème du voyage et par la quête existentielle qui s’y déploie, demeure plus proche des romantiques et des écrivains beats que d’une « aventure de l’écriture » à consonance plus abstraite, à laquelle les premiers recueils de Pourbaix auraient fort bien pu conduire. Ses voyages sont romantiques en ce qu’ils ont trait à cette « mort psychique » par laquelle l’oeuvre naît[12], et qu’ils opèrent le « dépassement des frontières du réel vers le métaphysique[13] » ; ils sont beats en ce qu’il « s’agit moins […] d’aboutir à une connaissance définie que de devenir autre en cherchant[14] » et qu’aux déplacements géographiques évoqués correspondent des déplacements génériques. Ces comparaisons n’éclairent-elles pas d’ailleurs le sens, à la fois intime et politique, de l’équivalence proposée par le titre entre voyages et révoltes ? Quant à l’association de la notion d’ermite avec le contraire de la réclusion, elle provoque un contraste proche de l’oxymore, ce qui permet à Pourbaix de reproduire l’opposition je-autre et la dialectique entre découverte du monde et découverte de soi, activités réversibles où ce sont parfois nos bagages qui nous transportent : « La valise lourde et le ventre vide. L’un et l’autre me traînent » (VEAR, 9).

« Plus précieux que la pierre est le jet[15] »

Deux ans plus tard, La survie des éblouissements se détache grandement de la référence géographique au profit d’une réflexion plus dénudée, tous les poèmes empruntant alors un vers libre, très court, saccadé. La question du lieu est cependant toujours présente, puisqu’il s’agit d’un diptyque dont les deux parties s’intitulent « Ici » et « Ailleurs », où, sur fond de perceptions montréalaises et bretonnes, l’auteur approfondit les illuminations emmagasinées.

Le recueil suivant, On ne naît jamais chez soi, poursuit le cycle des poèmes en prose viatiques, mais avec une mixité inédite. Si le motif du voyage y est évident[16], les proses sont dispersées dans le recueil et encadrent des sections où les poèmes en vers sont de loin majoritaires. C’est d’ailleurs une prose quelque peu différente qui nous est offerte. Celle-ci, au lieu de déployer les contours mobiles d’un ailleurs, tend plutôt à formuler un ici, sol dont les suites de vers sont les ailleurs et le dépassement. La hiérarchie n’est cependant pas si claire, révélant, dans l’oeuvre de Pourbaix en général, le rôle changeant de la prose comme du vers, une façon de dépasser leur opposition. Tour à tour domaines de l’ici et de l’ailleurs, prose et vers réfléchissent la dynamique par laquelle tout ici demeure un ailleurs sédimenté, alors que tout ailleurs tend fatalement à devenir un ici.

Le titre même On ne naît jamais chez soi figure la synthèse des assemblages formels qui se sont succédé chez Pourbaix. Si le poème en prose fut un moyen de dépasser les clichés de l’écriture du voyage, il a aussi servi, tel qu’on l’a dit plus haut, à prolonger l’opération d’étrangeté des premiers vers de l’auteur. Une transition qui a bientôt fait d’en susciter d’autres, chacune des formes risquant de devenir un « chez-soi » et de trahir la volonté de naître autre sous-tendue par l’oeuvre dès ses premières séquences.

Dans ce nouveau recueil, on voit d’autre part l’italique, jusque-là peu utilisé par Pourbaix, prendre une plus grande importance, préfigurant l’espace d’altérité qu’il formera dans les deux prochains livres. D’abord utilisée pour donner la parole à un clochard[17], cette marque typographique intervient dans des pages où la parole de l’auteur tente d’échapper à elle-même, d’être poésie par là même qu’échappée hors de son propre « lieu commun ». Une caractéristique d’autant moins banale qu’elle participe de ce qui prendra progressivement le relais du voyage comme figure dominante d’altérité, soit une personnification mystérieuse et parfois inquiétante de l’Autre.

Rencontrant ensuite une voyageuse dans un bar, le locuteur fait une expérience voisine de la précédente, confirmation du transfert en cours :

un besoin de tout dire

égare ma voix vers elle

fétiches agités de mes Îles et Péninsules

j’ose croire aux commencements

elle rend au sable ce qui appartient au sable

ses phrases balaient doucement les miennes

ONJS, 21

Le séjour breton qui occupe la suite du recueil est le lieu d’une expérience initiatique majeure. Le nom de Mélusine y projette son mystère, désignant tantôt une tour tantôt une statue de Vierge noire, écho d’une expérience amoureuse bien réelle. Des passages à tendance surnaturelle empruntent le vers, alors que les moments plus terre à terre nous ramènent au poème en prose, qui demeure toutefois en tension entre les différentes tonalités employées. La neuvième section, l’unique à ne contenir que des poèmes en prose, joue clairement un rôle d’épilogue : on y raconte le retour à Montréal, hanté par les troubles effets d’un vieux manuscrit récupéré à l’étranger.

Un peu l’envers du précédent recueil, Les enfants de Mélusine, sous-titré 10 jours au Luxembourg, est un autre recueil mixte, mais où le poème en prose domine nettement en quantité. Sur plus d’une centaine de pages, à peine dix-neuf sont en vers, dont les trois « chants » de Mélusine disposés dans la dernière de sept sections.

Le personnage de Mélusine, évoqué dans le recueil précédent, provient de la mythologie celte et figure notamment dans le roman de Jean d’Arras La noble histoire de Mélusine, à la fin du xive siècle. Fée à la fois maudite et porteuse de chance, Mélusine, selon certaines versions de la légende, fut affublée d’un sort par lequel le bas de son corps se métamorphosa périodiquement en celui d’un serpent. On dit aussi qu’après avoir disparu, Mélusine revint pendant trois jours, pour ensuite apparaître chaque fois qu’un de ses descendants va mourir[18]. Cela rend moins étonnant le fait que le recueil de Pourbaix s’ouvre sur le poème en prose « 31 octobre », où le locuteur fait la rencontre d’une vieille dame avec qui, dans « 1er novembre », il visite un cimetière. Inspiré, visité par sa muse mélusinienne, il fait alors le lien entre le voyage linguistique et la disparition, perçue comme source des déplacements :

Et si la perte était un bien précieux, un élan que nourrit l’agitation secrète de la langue.

Il fut un temps où la mort n’était pas la mort mais une Disparition. Et un pur dialogue. Aucune parole ne me vient. Un mot est comme un mort, être reçu doit tenir du miracle[19].

La prose de ces dix journées poétiques est certes chargée, mais ne nous ramène pas au degré d’opacité de Voyages d’un ermite… Les textes sont plus longs, plus difficiles à isoler, produisant un amalgame de poésie et de récit à la limite de la prose poétique. Qu’est-ce alors qui empêcherait de détacher ce texte de la catégorie « poème en prose » ? Entre autres : la relative autonomie de certaines parties et l’ambiguïté des liens sémantiques, mais surtout, à l’instar des autres recueils commentés, l’amalgame entre le langage et le voyage ou l’expérience du réel, qui garde ce texte fermement implanté dans la poésie plutôt que dans un genre intercalaire. Ici le mot et la chose, la désignation du monde et l’autoréflexion du sujet ne sont pas détachables : « Si étroite la Vistule, un nom qui glisse dans le noir dans son berceau de ciment » (EM, 39).

Deuxième passage luxembourgeois, ce recueil est l’occasion d’un retour sur le cycle viatique en entier, à commencer par l’expérience mexicaine :

Ce Café de Vianden, je le connais pour y avoir été il y a quatre ans. […] La tentation des limbes, croire sur parole le mezcal sur la plage de Tulum, le vinho verde au comptoir d’une gare à Lisbonne, cette eau salée sur un roc d’Irlande.

EM, 45

Cette récapitulation coïncide avec un méta-passage : du voyage comme métaphore humaine du temps, nous entrons ici résolument dans une passation de parole, qui subsume les domaines du déplacement et de l’horloge. Le poème laisse ainsi place aux voix de Jeanne, du Moine Blanc, du Golem, voire à « Quatre photos », à des « Documents », à « Trois visions animales », enfin à Mélusine elle-même. Pour lier tous ces passages, la prose semble l’instrument adéquat, alors que la disjonction elliptique entre poèmes assure la résistance au récit comme à la prose poétique.

À l’instar de ce qui s’était passé pour le personnage de Mélusine, celui du Golem fera le passage entre deux recueils, apparaissant aussi dans le livre Disparaître n’est pas tout, en 2001. La présence de cette entité ténébreuse et oraculaire, un peu le double du poète, évacuera le voyage (les lieux demeureront indéterminés) et ouvrira cette fois à un véritable passage du poème en prose à la prose poétique.

Le cycle viatique de Pourbaix aura entre autres donné lieu à certains des meilleurs moments du poème en prose québécois, tout en formant le coeur d’une variation formelle dont résulte une incarnation originale de l’exil, résumée dans ce passage récent tiré d’un dialogue entre le poète et son Golem, daímon plus nervalien que socratique :

Les humains inventent la durée, l’oeuvre, tout ce qui va à la ruine et l’effacement. Pourquoi serions-nous condamnés au succès de cette entreprise ? Pourquoi être de la race de ceux qui accomplissent la Loi ? La Nature comme tu dis traverse chacun de ses reflets, réussissant l’impensable vision d’elle-même, sans se répéter ni tomber dans le néant. L’univers existe grâce à la transgression systématique de ses propres règles[20].