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Si l’anthropologie a depuis longtemps annexé la fiction par l’analyse des mythes, la sociologie semble encore souvent réticente à en faire son objet. Il y a plusieurs raisons à cela. La première réside dans la tradition positiviste, qui tend à cantonner les sciences sociales dans l’analyse des faits réels — notamment grâce à l’outil statistique —au détriment des réalités imaginaires et symboliques[1]. Une deuxième raison est la prégnance de l’approche critique en sociologie, qui ne s’intéresse à l’imaginaire qu’au titre d’« illusions » ou de « croyances » à réduire et à dénoncer : ce qui ne laisse guère de place à la compréhension des logiques par lesquelles les acteurs tiennent à de telles « fictions » — au double sens, ici, de récits se donnant comme imaginaires (sens strict de « fiction ») et de représentations se donnant pour réelles (sens large de fiction comme « construction » ou « fabrication »)[2]. Une troisième cause enfin tient au découpage académique des domaines disciplinaires, qui confie traditionnellement l’analyse des romans ou des films aux études littéraires ou cinématographiques ; or celles-ci tendent à privilégier une approche esthète, négligeant les oeuvres mineures et rejetant toute prise en compte des monuments de la tradition lettrée en tant que documents fictionnels, indépendamment de leur valeur artistique[3].

Il n’y en a pas moins place pour une sociologie des fictions, qui ne se réduise ni à une forme d’ « esthétique sociologique »[4], ni à une entreprise de « déconstruction » textuelle visant à redémontrer pour la énième fois la relativité des visions du monde selon les cultures[5], ni à une volonté de réhabilitation des oeuvres mineures au nom de l’égalité entre les cultures (à laquelle se réduit souvent l’esthétique sociologique) : bref, une sociologie non normative, c’est-à-dire rigoureuse, qui prenne pour objet ces « choses » trop délaissées par la sociologie parce qu’elles ne sont pas des « faits » — les fictions, en tant que phénomènes à la fois collectifs et imaginaires.

Une telle approche a déjà été appliquée à l’analyse des structures de l’identité féminine à travers plusieurs centaines de romans occidentaux[6]. Nous allons nous y exercer ici sur un unique roman : Qui a ramené Doruntine ? de l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré (1980)[7]. Si cette adaptation romanesque du mythe balkanique du « frère mort » apparaît particulièrement adaptée au thème de ce numéro, c’est que la littérature s’y trouve utilisée comme un moyen de mettre en évidence, avec une précision quasi anthropologique, l’articulation entre les différentes dimensions de ce qu’on peut appeler le « territoire ».

Les personnages : du particulier au général

Soit premièrement une série de personnages ordonnée du plus particulier au plus général. Il y a tout d’abord un héros (le capitaine Stres) assisté de son adjoint. Il y a ensuite les personnages principaux : une femme (Doruntine) et un homme (Constantin), soeur et frère ; l’une est vivante (mais elle meurt au début du récit), l’autre est mort trois ans auparavant. Puis, il y a derrière eux toute une famille : la grande famille des Vranaj, décimée tragiquement puisque les neuf frères sont morts à la guerre, avec Constantin, et que la soeur décède dès son retour en même temps que la mère, terrassées toutes deux par l’épouvante — ne laissant plus sur terre un seul membre de cette famille.

Autour d’eux il y a leur village situé en Albanie ; puis la Sainte Église byzantine représentée par l’archevêque et enfin la nation albanaise dont le capitaine Stres invoquera à la fin du récit les intérêts supérieurs. Autour du mystère créé par le déplacement de Doruntine entre deux territoires, le roman va déployer les déplacements de son héros d’un bout à l’autre de la chaîne reliant, par une série d’articulations, le plus particulier — le mariage d’une jeune fille — au plus général — les intérêts supérieurs d’une nation, que sa situation frontière place elle-même au coeur de l’humanité tout entière. On verra ainsi que dans les territoires habités par l’homme — ceux qu’ont pris en charge les sciences humaines et sociales —, les dispositifs relationnels (les « configurations » pour reprendre le terme forgé par Norbert Elias[8]) sont agencés de telle façon que tout événement peut affecter, par contiguïté, chacun des éléments.

La situation : de la tradition à l’innovation

Soit deuxièmement une situation, caractérisée par un conflit structurel (« immémorial ») entre d’une part la tradition, qui privilégie les mariages proches à l’intérieur du clan, et d’autre part l’innovation, qui privilégie les mariages lointains, au-delà des frontières. La proximité dans l’espace, revendiquée comme une protection par la tradition villageoise est stigmatisée comme une forme de petitesse par les partisans de l’éloignement, considéré comme une chance ou une marque de grandeur : ce pourquoi Constantin insista pour marier dans un pays lointain sa soeur Doruntine.

C’était la première union aussi lointaine d’une jeune fille du pays. Depuis des temps immémoriaux, ce genre de mariages avait prêté à controverse. Diverses opinions s’étaient opposées à ce propos, il y avait eu des heurts, des affrontements, des drames, touchant à la fois l’éloignement dans l’espace et dans la parenté, ce qui souvent coïncidait. Il y avait des partisans des mariages à l’intérieur du katund [village] et du clan, qui étaient prêts à défendre cette coutume jusqu’à l’ultime sacrifice, et il en était d’autres qui étaient prêts à se battre pour le contraire, autrement dit pour que les unions fussent conclues aussi loin que possible. Tandis que les premiers soutenaient mordicus que les mariages internes protégeaient le clan des ébranlements, les seconds affirmaient le contraire ; et même ils terrifiaient les gens en leur représentant les conséquences de la consanguinité.

En compensation de cette transgression de la coutume, il donna à sa mère sa promesse « de lui ramener, quand elle en exprimerait le désir, sa soeur mariée dans un pays lointain ». Ainsi cette promesse (bessa) est ce qui maintient le lien entre le proche et le lointain, la tradition et l’innovation, la petitesse du clan et la grandeur d’un espace transnational.

L’événement : des vivants aux morts

Soit troisièmement un événement ou plutôt un double événement : d’une part, le départ de Doruntine au pays de son époux plus de trois ans auparavant et d’autre part, son retour, qui ouvre le roman et sur lequel le capitaine Stres est chargé d’enquêter. L’un — le départ — est la conséquence du mariage lointain, l’autre — le retour — est cause de la mort : la double mort simultanée de la fille et de la mère. Car si ce retour fait événement, c’est d’être marqué d’un mystère qui se formule ainsi : qui a ramené Doruntine ? Est-ce un vivant, ou est-ce un mort ?

Avant de mourir, elle prétendit que c’est son frère Constantin qui l’avait ramenée sur son cheval. Si elle a dit vrai, c’est un mort qui est sorti de sa tombe pour tenir la promesse faite à la mère — transgressant alors la frontière entre morts et vivants, comme en réponse à la transgression des frontières claniques et géographiques opérée par le lointain mariage.

Mais les morts ne peuvent se mêler aux vivants : ils n’habitent pas le même territoire. Donc Doruntine s’est trompée, a été trompée ou a trompé les siens. Mais dans ce cas, qui a accompli la promesse de Constantin ? Qui a maintenu le lien entre les membres de la famille ? Qui a concilié la tradition du mariage proche et l’innovation du mariage lointain ?

Qui a ramené Doruntine ?

La série des interprétations

Soit quatrièmement une série d’interprétations afin d’élucider le mystère. Elles se ramènent toutes à une forme de transgression qui varient du particulier au général, et du moins grave au plus grave. Chacune va être privilégiée par l’un des éléments de la chaîne des personnages, une fois éliminée la famille : le village, le représentant de l’Église, le représentant de la nation. Mais c’est à notre héros en personne que va incomber la charge de les endosser toutes, successivement.

La première interprétation est l’interprétation par l’adultère, que tente d’imposer le représentant de l’Église pour couper court à toute rumeur hérétique : Doruntine serait revenue en compagnie de son amant, qu’elle aurait voulu faire passer pour son frère. Un plausible coupable — un vagabond — sera cherché, puis trouvé et exhibé pour appuyer la version officielle de l’histoire. L’adultère est, remarquons-le, au plus bas degré sur l’axe de la généralité, réduisant le mystère à une simple mystification conjugale d’intérêt bien peu général. C’est en même temps la version privilégiée par les personnages placés au plus haut degré de généralité — à savoir le représentant de l’Église, en la personne de l’archevêque, et le représentant de l’autorité civile, en la personne du capitaine Stres. Celui-ci, dans un premier temps, va tout faire pour accréditer cette version quoiqu’elle blesse le tendre sentiment qu’il avait eu, un temps, pour la jeune Doruntine (mais cette dimension-là de l’intrigue, à peine soupçonnée par l’épouse du capitaine, nous ramène à un très bas degré de généralité).

La deuxième interprétation lui sera suggérée par son adjoint, son double obscur, celui qui dit ce qu’il refuse d’entendre. C’est l’interprétation par l’inceste — transgression plus grave que l’adultère — dont le capitaine va ensuite se convaincre : un amour coupable entre le frère et la soeur aurait incité celui-ci à exiler sa bien-aimée par un mariage à l’étranger pour éloigner la tentation, mais le même désir coupable l’aurait poussé à une triple transgression des frontières : spatiales, en ramenant Doruntine au pays ; sexuelles, en l’aimant ; et humaines, en revenant du royaume des morts pour se mêler au monde des vivants. Mais cette interprétation qui tient du secret de famille n’ira guère au-delà de l’échange entre le héros et l’adjoint.

Ils avaient tenu à se rejoindre pour s’unir dans la vie et dans la mort dans un état tenant à la fois de la vie et de la mort, tour à tour dominé par l’une et par l’autre. Ils avaient tenté d’enfreindre les lois qui lient ensemble les êtres vivants pour les empêcher de repasser de la mort à la vie, ils s’étaient donc efforcés de briser les lois de la mort, d’atteindre à l’inacessible, de se réunir à nouveau ; un moment, ils avaient cru y être parvenus, comme cela arrive en rêve lorsqu’on rencontre un mort que l’on a aimé et qu’on s’aperçoit que ce n’est qu’illusion (je n’ai pu l’embrasser, quelque chose m’en empêchait). Puis, dans les ténèbres et le chaos, ils s’étaient quittés de nouveau, le vivant était allé vers la maison, le mort avait regagné sa tombe (va devant, j’ai à faire à l’église), et bien que les choses ne se fussent point passées de la sorte, indépendamment du fait que Stres ne pouvait toujours croire que le mort se fût levé de sa tombe, malgré tout, c’était bien, d’une certaine manière, ce qui s’était produit.

La troisième interprétation sera quant à elle publique, contenue dans l’hypothèse de l’inceste mais qui va se répandre avant toute enquête, sous forme de rumeur populaire colportée dans le village grâce à ce qui, déjà, est devenu « légende » : c’est l’interprétation par la résurrection. Ce serait bien Constantin qui aurait ramené Doruntine, un mort qui serait revenu parmi les vivants, pour faire revenir une vivante — qui en mourra, à son retour. Adoptée d’emblée au niveau le plus local (les pleureuses, le village), cette interprétation est en même temps la plus transgressive, puisqu’elle touche aux frontières mêmes de l’humanité, et la plus générale, puisqu’elle concerne tout un chacun.

En fin de compte, c’était une histoire qui était plus ou moins advenue à n’importe qui, dans n’importe quel pays, à n’importe quelle époque. Il n’est personne en effet qui n’ait rêvé de voir quelqu’un venir de loin, des terres de l’au-delà, rester un moment avec lui et chevaucher avec lui sur le même cheval ; il n’est personne en ce monde que n’habite quelque regret à propos d’un disparu et qui ne se soit dit : « Ah ! s’il pouvait revenir une fois, une seule fois, que je l’embrasse (mais quelque chose m’empêche alors de l’embrasser) » ; même si cela ne peut jamais advenir ni n’adviendra jamais dans les siècles des siècles, et c’est là l’une des plus grandes tristesses en ce bas monde, tristesse qui continuera de l’envelopper comme la brume jusqu’à son extinction...

On voit donc s’opposer une interprétation populaire (la résurrection, d’emblée adoptée par le village), qui tend à accentuer la transgression en généralisant l’événement, et une interprétation savante (l’adultère, que tente d’imposer l’Église), qui tend à minimiser au contraire la transgression en particularisant l’événement. Entre les deux, le héros, endossant successivement la position savante et la position populaire, va finir par confirmer, contre toute attente (et quitte à recourir à la torture pour faire avouer au pseudo-amant qu’il a menti), l’interprétation populaire — mais en la dépassant.

De la transgression au sacrifice

Au cours d’une déclaration publique devant tout le village assemblé, il va entreprendre de grandir l’événement — passant de la communauté villageoise à l’intérêt national — en faisant apparaître le frère mort non plus comme imposteur ou incestueux, mais comme prophète : ainsi la transgression sera transformée en sacrifice. Ce renversement est propre au destin des « grands singuliers » : pour passer de la singularité disqualifiante à la singularité du héros, du saint ou du génie, ils doivent être perçus non comme ayant simplement transgressé les lois, mais comme ayant sacrifié leur intégration dans la communauté à une mission d’intérêt plus général. Ici, dans la fiction, le capitaine Stres est à Constantin ce que fut dans la réalité le poète Antonin Artaud au peintre Vincent Van Gogh : celui qui le fit apparaître comme le grand sacrifié, « suicidé de la société »[9].

C’est au prix du sacrifice de Constantin endossé par la communauté toute entière, au prix de cette « promesse » exécutée par-delà toute frontière, que la tradition communautaire pourra se maintenir malgré la transgression individuelle :

Doruntine n’a été ramenée par nul autre que son frère Constantin, du fait de sa parole donnée, de sa bessa. Ce voyage ne s’explique ni ne saurait s’expliquer autrement. Peu importe que Constantin soit sorti ou non de son tombeau pour accomplir sa mission, peu importe de savoir qui fut le cavalier qui partit par cette nuit noire et quel cheval il sella, quelles mains tenaient ses rênes, quels pieds appuyaient sur les étriers, à qui étaient les cheveux que recouvrait la poussière des chemins. Chacun de nous a sa part dans ce voyage, car la bessa de Constantin, ce qui a ramené Doruntine, a germé ici parmi nous. Et donc, pour être plus exact, je dirais qu’à travers Constantin, c’est nous tous, vous, moi, nos morts reposant là-bas au cimetière près de l’église, qui avons ramené Doruntine.

C’est ainsi qu’à la transgression de la tradition endogamique, de l’interdit de l’inceste et des frontières géographiques répond, par le respect de la tradition de la promesse, la transgression humaine de la frontière entre les vivants et les morts. Au mystère engendré par la transgression répond le conflit d’interprétations, entre la minimisation bureaucratique-savante de la transgression et son amplification populaire. Et au conflit entre ces deux collectifs d’inégale extension (la grande Église, la petite communauté villageoise) répond le dépassement héroïque par la généralisation de l’événement et par le basculement de la transgression en sacrifice prophétique : grâce à quoi celui par qui le scandale arriva au moment du mariage et du départ, doit payer de sa personne en sacrifiant la paix de son âme défunte à l’accomplissement du retour, au respect de la promesse ancestrale. Ainsi la transgression exogamique se paie forcément d’une autre transgression, majeure : celle des morts revenant parmi les vivants.

À la croisée des territoires

Au sein des Balkans, l’Albanie est un territoire frontalier, « prise comme dans un étau entre les deux religions de Rome et de Byzance, entre deux mondes, l’Occident et l’Orient ». Au temps (à peine spécifié : peu après la dernière querelle sur le sexe des anges) où se situe l’intrigue du roman, la croisée des chemins se place aussi sur le plan temporel : nous sommes entre deux époques, entre tradition et modernité — et c’est bien là l’un des enjeux du mariage de Doruntine en pays lointain.

Cette dimension historico-temporelle se double d’une dimension anthropologico-culturelle : l’enjeu de ce mariage est le passage d’un régime matrimonial endogamique à un régime exogamique. Il ne s’agit pas, certes, d’une endogamie entendue sur le plan de la famille restreinte (auquel cas on aurait affaire à une tradition incestueuse au sens strict), mais d’une endogamie territoriale, assurant, selon la théorie lévi-straussienne, l’échange des femmes non plus d’une famille à l’autre, ou d’un village à l’autre, mais d’un pays à un autre[10].

Passons à la dimension identitaire et intrapsychique — laquelle n’en est pas moins collective. Comme tout mariage, celui de Doruntine implique le passage entre deux « états » : celui de « fille » et celui de femme, première épouse en l’occurrence. Or un tel passage ne va pas de soi, pour des raisons qui ne sont plus d’ordre anthropologique ou historique, mais d’ordre psychanalytique. Devenir une femme, en effet, c’est s’exposer à un double affrontement avec la figure de la mère ; soit, sur le plan symbolique, à travers le « complexe de la seconde », forme féminine et adulte de la rivalité avec la mère, équivalent du « complexe d’Oedipe » masculin[11]  ; soit, sur un plan plus accessible à la conscience, à travers la difficulté à quitter sans retour le foyer maternel. Partir, revenir : c’est là une ambivalence récurrente dans les passages « de l’être-fille au devenir-femme »[12], où le franchissement de seuil que représente le mariage fait souvent l’objet d’hésitations, de réticences voire de retours en arrière, tant chez la mère, désireuse de retenir sa fille auprès d’elle, que chez la fille, effrayée ou culpabilisée à l’idée de s’éloigner de sa mère (« Tu ne trouves pas ingrate une fille qui, trois années durant, se prélasse dans son propre bonheur sans penser à sa mère, frappée par le deuil le plus atroce ? » insiste la femme de Stres). Cette situation, propre à tout mariage, est dramatiquement exemplifiée dans le cas de Doruntine en raison de la distance géographique que ce mariage au loin ajoute à la distance psychique prise avec la mère.

Dimension historique, dimension anthropologique, dimension psychanalytique : cette extension du territoire matrimonial met également en évidence le rôle d’une autre dimension, d’ordre religieux, avec la tension entre l’Orient orthodoxe et l’Occident catholique :

La lutte que le catholicisme et l’orthodoxie se livraient depuis des temps immémoriaux avait beaucoup affaibli la religion dans les principautés d’Albanie. Elles étaient situées juste aux frontières entre les deux religions, si bien que, pour divers motifs, essentiellement politiques et économiques, elles penchaient tantôt en faveur de l’une, tantôt en faveur de l’autre.

C’est pourquoi, nous l’avons vu, les représentants de l’Église se sont intéressés d’aussi près à cette histoire : Constantin ne risque-t-il pas d’apparaître comme un nouveau messie ?

L’empereur en personne aurait été mis au courant de l’événement, et il en aurait eu le sommeil troublé. L’affaire s’avérait beaucoup plus scabreuse qu’il n’y avait paru au début. Il ne s’agissait pas d’une simple apparition de fantôme, ni d’une de ces calomnies que l’Église avait punies et châtierait toujours par le bûcher. Non, il était question de quelque chose de bien plus grave, de quelque chose qui, Dieu nous garde, secouait la religion orthodoxe jusque dans ses fondements. Il s’agissait de la venue d’un nouveau messie — Mon Dieu, baisse la voix, tu m’entends —, d’un nouveau messie, car jusqu’ici un seul être a pu se lever de son tombeau, Jésus-Christ, en sorte qu’en soutenant cette nouvelle résurrection, on a commis un sacrilège impardonnable : on a cru à une nouvelle résurrection et on a par là même admis qu’il pouvait y avoir deux Christ, car si l’on croit aujourd’hui qu’un autre a réussi à faire ce qu’en son temps Jésus a fait, de là à admettre que cet autre, Dieu nous pardonne, puisse être son rival, il n’y a qu’un pas.

Ce n’était pas en pure perte que Rome, dans son hostilité, prêtait l’oreille et suivait le déroulement de l’affaire. À coup sûr, les moines catholiques avaient soufflé à qui mieux mieux pour propager cette fable de la résurrection de Constantin, afin de tenter de porter un coup fatal à la religion orthodoxe en l’accusant de bi-christicisme, partant d’une monstrueuse hérésie. Les choses étaient allées s’aggravant au point qu’on parlait d’une guerre de religion universelle.

L’hypothèse de la résurrection nous fait passer de la dimension politico-religieuse à une dimension qu’on pourrait qualifier d’ontologique, s’agissant de savoir en quel « monde » on vit : monde des vivants, ou monde des morts ? La définition du territoire se place aussi sur ce plan-là. Et selon qu’on choisira l’un ou l’autre, la vérité n’aura bien sûr plus le même aspect : la circulation entre les territoires de l’être à laquelle nous convie le mystère du retour de Doruntine est en même temps une invitation au relativisme.

— Tout de même, si vous n’admettez pas la résurrection des morts, comment pouvez-vous vous obstiner à dire qu’il a fait ce voyage avec sa soeur ? — Oh ! mais cela n’a guère d’importance, monsieur Stres... C’est tout à fait accessoire. L’essentiel est que c’est lui qui a ramené Doruntine ici. — Peut-être est-ce cette histoire des deux mondes qui nous empêche de nous comprendre, dit Stres ; ce qui est mensonge dans l’un peut être vérité dans l’autre, n’est-ce pas ? — Peut-être... Peut-être...

La résolution de l’intrigue ne se situe pas là où on l’attend, sur le plan rationnel des explications, elle se déplace ailleurs, sur le plan charismatique de la prophétie. Car voici, apparue à la toute fin du roman, la dernière dimension sur laquelle se joue la question territoriale : c’est la dimension politico-culturelle du rapport à la loi. Que prônait en effet Constantin auprès de son petit groupe de disciples avant d’être fauché par la guerre ?

Dans ce monde-là, les institutions en vigueur seraient remplacées par d’autres, invisibles, immatérielles, qui n’auraient cependant rien de chimérique ni d’idyllique, plutôt sombres et tragiques, et qui auraient donc tout autant de poids, sinon plus, que les premières. Seulement, elles seraient intérieures à l’homme, non pas comme un remords ou quelque sentiment analogue, mais comme quelque chose de bien défini, un idéal, une foi, un ordre connu et accepté de tous, mais qui se réaliserait à l’intérieur de chacun et ne serait cependant pas secret, mais révélé à tout le monde comme si l’homme avait une poitrine transparente et que sa grandeur ou sa détresse, ses douleurs, son drame, ses décisions ou ses doutes fussent visibles à tous. Voilà donc quels seraient les axes d’un tel ordre. La bessa était l’un d’eux, peut-être même le principal.

Du messianisme religieux que craignaient les prêlats de l’Église, on est passé à un messianisme politique prônant une autre conception de la loi exemplifiée par la fameuse bessa : une conception intériorisée dans le sentiment de l’honneur, et non plus extériorisée dans des institutions et des lois. Ce à quoi aspirent Constantin et ses compagnons, et ce qu’il a tenté de mettre en oeuvre en ramenant Doruntine, c’est une autre forme de « civilisation » au sens que lui a donné Norbert Elias, c’est-à-dire au sens où l’intériorisation des pulsions et des interdits se substitue à la contrainte extérieure[13].

Ces raisons étaient liées aux gigantesques ouragans qu’il voyait poindre à l’horizon, à la situation même de l’Albanie, prise comme dans un étau entre les deux religions de Rome et de Byzance, entre deux mondes, l’Occident et l’Orient. De leur choc, on ne pouvait attendre que d’effroyables remous, et l’Albanie devait concevoir de nouveaux moyens de s’en défendre. Il lui fallait créer des structures plus stables que les lois et les institutions « extérieures », des structures éternelles et universelles, partant indestructibles. Bref, l’Albanie devait modifier ses lois, ses administrations, ses prisons, ses tribunaux et tout le reste, les façonner de telle sorte qu’elle pût les détacher du monde extérieur et les abriter au-dedans même des hommes lorsque se rapprocherait la tourmente. Elle se devait absolument de le faire si elle ne voulait pas être rayée de la face du monde. Ainsi parlait Constantin. Et il pensait que cette organisation nouvelle commencerait par la bessa.

Mais il n’est pas de prophète sans disciple. Chargé de faire la lumière sur le mystérieux retour de Doruntine dans son territoire natal, le capitaine Stres va changer de vocation et s’improviser porte-parole du frère mort, assurant sa résurrection sur le plan politique. Il apporte la bonne nouvelle de la future loi albanaise fondée sur la bessa. Et pour cela, en bon politique, il déplace le mystère passé vers une promesse d’avenir, et la particularité d’un drame familial vers la communauté d’une mission collective. Si tant de territoires ont été transgressés — territoire géographique du village albanais, territoire ontologique des vivants et des morts, territoire religieux des confessions qui se disputent l’Albanie, territoire communautaire des traditions endogamiques, territoires psychiques de ce qui, chez une jeune femme, appartient à sa mère et à son époux — c’est, finalement, pour qu’advienne un nouveau régime politique grâce au sacrifice du prophète que relaie le nouveau disciple gagné à sa cause :

Et maintenant, poursuivit-il, je vais tâcher d’expliquer pourquoi cette nouvelle loi morale est née et se répand parmi nous. [...] L’Albanie voit se rapprocher pour elle le temps de l’épreuve, du choix entre ces deux visages. Et si le peuple d’Albanie a commencé à élaborer au plus profond de lui-même des institutions aussi sublimes que la bessa, voilà qui montre que l’Albanie est en train de faire son choix. C’est pour apporter ce message à l’Albanie et au reste du monde que Constantin est sorti de sa tombe.

C’est alors qu’il donne sa démission de son poste, et disparaît.

De l’interprétation

Qui a ramené Doruntine ? illustre donc remarquablement, à partir d’une histoire de déplacement entre territoires, l’articulation entre la pluralité des dimensions qu’engage de façon générale la question territoriale, du plus individuel au plus collectif : enjeux psychanalytique, anthropologique, historique, religieux, politique. Ce roman constitue donc une exploration systématique de la notion de territoire, dans toutes ses acceptions et ses implications.

Notre lecture repose sur l’explicitation des structures sous-jacentes au roman, et non pas sur le dévoilement d’un sens caché : la dimension symbolique affleure en permanence dans le texte, de sorte que nous avons pu utiliser à certains moments le commentaire qu’en fait l’auteur dans son propre texte. Nous n’avons donc pas proposé une « herméneutique » de ce roman, faisant du sens littéral le symbole d’un sens caché appelant un décryptage. Il n’y a d’ailleurs pas qu’un seul sens dans ce texte, qui peut faire l’objet d’une pluralité de lectures : pluralité qui constitue elle-même le thème de l’intrigue, lui conférant probablement une part de sa valeur littéraire.

Nous n’avons pas davantage proposé une « interprétation » de ce roman, au sens où « interpréter » signifie expliquer un objet par des phénomènes extérieurs à lui, rechercher des liens de cause à effet entre deux entités plus ou moins hétérogènes (la biographie d’un artiste par rapport à son oeuvre, l’état d’une société par rapport à l’intrigue racontée, la position dans le champ par rapport au degré de formalisation d’une écriture, etc.). Ainsi, nous n’avons pas cherché à contextualiser l’intrigue, à la rapporter aux conditions historiques et sociales de la société albanaise, soit au temps de la narration, soit au temps de l’écriture.

Enfin, nous n’avons pas appliqué à ce texte une lecture relevant de la « sociologie pragmatique », c’est-à-dire prenant pour objet les usages effectifs du texte par les acteurs dans des situations observées. Là, c’est le contexte de lecture qui se trouve exclu de l’analyse, et non plus le contexte d’écriture ou le contexte de l’intrigue.

C’est dire qu’une telle lecture est forcément déceptive par rapport aux attentes actuelles en sociologie de la littérature : ni dévoilement d’un sens caché, ni explication par le contexte sociohistorique, ni déploiement des usages effectifs que les acteurs font du texte — voilà qui a de quoi décevoir les tenants de ces approches. Il ne s’agit pas pour autant d’invalider celles-ci, en les déclarant périmées ou inopérantes ; il s’agit de militer pour une pluralité d’interprétations et d’analyses. Si elles peuvent être exclusives les unes des autres, elles ne doivent toutefois pas entraîner d’exclusion : un texte peut accepter des interprétations multiples — et c’est peut-être justement cette capacité qui en fait, au moins pour une part, la qualité — sans que cela invalide forcément l’une ou l’autre. Le problème est que les effets de mode, si pesants dans le monde universitaire, tendent à déclarer infaisable ou sans intérêt ce qui a simplement le tort de répondre à une tradition qui n’est pas encore, ou qui n’est plus, dans l’air du temps.

La tradition dont se réclame l’analyse ci-dessus relève — le lecteur l’aura compris — de l’analyse structurale : même si elle est quelque peu intempestive aujourd’hui, on ne peut lui dénier quelques résultats remarquables, de Claude Lévi-Strauss à Yvonne Verdier[14]. Si donc nous avons « interprété » ce roman, c’est exclusivement au sens où une interprétation consiste à extraire d’un corpus les éléments structurels, pour en dégager un modèle général, éventuellement transposable à d’autres corpus. Autant dire que la spécificité de ce type d’analyse consiste précisément dans la non-prise en compte des références contextuelles, qu’elles soient explicatives (interprétation sociologisante) ou « pragmatiques » (étude empirique des effets).

On sait que l’analyse structurale a particulièrement fait ses preuves en anthropologie, à propos des mythes des peuples primitifs : ce qui nous permet de suggérer pour finir que si ce roman se prête si bien à une telle analyse, c’est que, probablement, il possède les propriétés constitutives d’un mythe.