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Durant les années 1980, des commissaires d’expositions d’art contemporain du Québec destinées à la scène artistique internationale ont modifié les relations qu’avaient antérieurement établies les acteurs du monde de l’art moderne avec cette scène. Rappelons qu’à l’époque de la période héroïque de l’esthétique moderniste, dans les années 1950 et 1960, pour un bon nombre d’artistes et de diffuseurs d’oeuvres de cette tendance artistique, Paris et New York s’imposaient comme les seuls pôles d’attraction, sorte de lieux légendaires, symboles de la réussite de la carrière artistique. Les peintres contemporains vivaient alors une relation malheureuse avec le Québec ; ils dénonçaient son étroitesse morale, l’absence d’une masse critique et d’un réseau de diffusion artistique suffisamment développé. Cette situation devint encore plus intolérable après la parution du Refus Global en 1948 de sorte que, pour échapper à ce sentiment d’étouffement, plusieurs d’entre eux choisirent l’exil et la quête de reconnaissance par les métropoles artistiques, qu’étaient alors ces deux grands centres de la scène internationale de l’art contemporain (Denis, 2000 ; Gagnon, 1990). Trente ans plus tard, des commissaires d’expositions ont proposé une vision autre du monde de l’art contemporain, qui n’était plus fondée sur cette seule conception bipolaire axée sur New York et Paris, qui, faut-il le dire, n’était pas complètement détachée des intérêts nationaux. Dans les années 1960, cette conception orienta le discours des expositions de l’art du Québec et du Canada organisées par des institutions étatiques et destinées à la scène internationale. Ainsi une exposition soutenue par le gouvernement du Québec situa la modernité artistique québécoise dans l’axe francophone Montréal-Paris, alors que la modernité canadienne a été placée dans l’axe anglophone Toronto-New York par des expositions réalisées par les institutions du gouvernement du Canada (Couture, 1994).

Durant les années 1980, des organisateurs d’exposition ont eu recours à une stratégie différente de celle des responsables de ces expositions étatiques en affichant l’identité urbaine des oeuvres exposées plutôt que leur identité nationale. Par le titre donné aux expositions, ou par le texte du catalogue, ils ont souligné la spécificité culturelle de Montréal comme centre artistique et se sont portés, de cette manière, à la défense de l’élargissement géographique de la scène internationale de l’art contemporain. Leurs arguments ont été les suivants. Ils ont déclaré que le temps de l’alignement de l’art du Québec sur l’un ou l’autre des grands centres artistiques, que sont New York et Paris, était maintenant chose du passé. Ils ont soutenu, au contraire, que le double ancrage européen et américain de la ville ne pouvait que favoriser l’accès de son art à la scène internationale de l’art contemporain. Ils ont alors conçu le monde de l’art comme un espace polycentrique, doté de multiples entrées, qui ne se limitent pas à celles des métropoles artistiques, mais aussi des lieux de diffusion situés dans des villes européennes de moindre envergure. Et dans le but d’exposer l’art contemporain montréalais, ils ont établi des collaborations avec les dirigeants de ces lieux (Couture, 2000).

Cette stratégie de diffusion est en synchronie avec la transformation de l’espace international de l’art contemporain, qui, comme l’a relevé Raymonde Moulin, a connu « une extension géographique du réseau institutionnel voué aux créations artistiques actuelles » (Moulin, 2000, p. 74). Cette extension s’est manifestée, depuis vingt ans, par l’apparition d’un nombre imposant d’événements artistiques résultant de la vitalité de nouveaux centres situés dans différentes régions du globe. Cette nouvelle configuration géographique du monde de l’art, note cependant Raymonde Moulin, n’a pas forcément modifié la position dominante des métropoles artistiques que sont New York, Londres ou Paris, qui continuent à prescrire les traits de l’art contemporain. Cette observation a été d’ailleurs confirmée par la récente étude d’Alain Quemin qui a relevé que, malgré cette mondialisation de la scène artistique, « il ne s’est pas produit un réel partage entre le centre et la périphérie » (Quemin, 2001, p. 11), le monde de l’art obéissant « largement à un schéma de duopole entre les États-Unis d’une part, et d’autre part quelques pays d’Europe occidentale (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie) » (Quemin, 2001, p. 10). Il explique cette situation en affirmant que l’élargissement géographique de la scène artistique résulte principalement de la venue de nouvelles biennales ou événements prenant place dans le réseau culturel alors que les foires sont « encore concentrées dans un nombre restreint de pays de l’espace occidental » (Quemin, 2002, p. 77). S’appuyant sur l’analyse de Raymonde Moulin, il démontre ainsi que cet élargissement géographique n’absorbe pas l’articulation du marché et des institutions culturelles qui constitue le contexte de fixation des valeurs artistiques sur la scène internationale de l’art contemporain.

Ces observations permettent de mieux comprendre la position périphérique qu’occupe le Canada à l’intérieur du noyau de ces pays occidentaux. À titre d’exemple de sa situation, mentionnons qu’un seul artiste canadien figure sur la liste du Kunst Kompass compilant les expositions personnelles dans des musées ou centres d’art d’importance, la participation des artistes à de grandes expositions collectives ainsi que les critiques parues dans les revues d’art de renommée internationale (Quemin, 2002, p. 43-46). Cette donnée indique que, malgré sa proximité géographique avec les États-Unis, le Canada occupe une position similaire à celle des pays d’Amérique du Sud ou du Moyen-Orient dont les biennales, ou autres événements artistiques d’envergure, n’ont pas vraiment contribué, comme l’a observé Alain Quemin, à favoriser leur rapprochement avec « le double noyau géographique que constituent les pays d’Europe occidentale d’une part et ceux d’Amérique du Nord, d’autre part » (Quemin, 2002, p. 73).

Cette analyse ne rend pas compte, cependant, de l’ensemble des relations internationales établies par les acteurs du monde de l’art. Il existe, au Canada ou ailleurs, une vie artistique se déployant à l’extérieur de ce main stream de l’art contemporain ! Nous évoquions précédemment la constitution, au Québec, de réseaux de collaboration, mis en place par les commissaires d’exposition des années 1980 ; ces réseaux se sont fortement développés au cours des décennies suivantes — de nombreuses expositions d’art du Québec se sont tenues en Europe — et ils se sont récemment étendus dans l’axe nord-sud, vers l’Amérique latine. De plus, sur la scène des institutions culturelles, sont apparus des événements d’envergure, tels La Biennale de Montréal et Le Mois de la Photo à Montréal, qui participent de ce phénomène de croissance du nombre d’événements artistiques tenus dans différents pays ou villes de la planète ; en affichant l’identité montréalaise de la Biennale et du Mois de la Photo, leurs organisateurs ont voulu consolider la position de Montréal comme un des lieux de la scène artistique mondiale.

Le Mois de la Photo à Montréal nous apparaît un cas de figure pertinent pour analyser cette extension géographique des relations de la scène artistique du Québec avec le monde de l’art contemporain et, également, pour mettre au jour ces nouveaux réseaux de diffusion et de collaboration se déployant sur la scène mondiale, dans un espace autre que celui des métropoles artistiques. Nous allons donc principalement nous intéresser à ce cas singulier en reconstituant l’action des organisateurs de cet événement qui ont agi comme de véritables passeurs en favorisant l’établissement d’échanges entre la photographie du Québec et celle de centres artistiques situés dans différentes villes du monde. Nous allons examiner leurs stratégies de diffusion, tenter de voir comment elles s’inscrivent dans le phénomène de mondialisation des échanges et des collaborations culturelles, et évaluer si elles ont modifié les relations, dans le monde de l’art, entre les métropoles artistiques et ce qu’on a appelé les centres périphériques.

S’insérer dans un réseau international de diffusion de la photographie

La première édition du Mois de la Photo à Montréal eut lieu en 1989 afin de commémorer le 150e anniversaire de l’invention de la photographie. Ses dirigeants visaient alors sa légitimation artistique, ils avaient choisi de montrer la pluralité de ses approches ou de ses genres, ou de présenter la photographie « dans tous ses états » (Le Mois de la Photo à Montréal, 1989, p. 12).

Le Mois de la Photo à Montréal a été créé par des membres du groupe de photographes Vox populi (Le Mois de la Photo à Montréal, 1989, p. 12), qui s’étaient inspirés d’événements de même genre se tenant déjà depuis quelques années. « Après avoir visité Le Mois de la Photo à Paris, relate Marcel Blouin, l’un des fondateurs de l’événement, l’idée nous est venue de reprendre une formule similaire pour Montréal » (Le Mois de la Photo à Montréal, 1989, p. 12). Le Mois de la Photo à Paris s’est tenu pour la première fois en 1980 ; il se situe à l’origine d’un réseau d’événements photographiques qui s’est formé au cours de cette décennie dans des villes d’Europe, et qui avait aussi une entrée aux États-Unis. Outre l’événement parisien, ce réseau était entre autres constitué par Primavera Fotografica (Barcelone, Espagne), Encontros da Imagem (Braga, Portugal), les Rencontres de la photographie (Arles, France) et Fotofest (Houston, États-Unis). Ces événements diffusaient des oeuvres des différents genres photographiques et couvraient ainsi un spectre très large de cette production artistique.

Dès sa conception, les responsables du Mois de la Photo à Montréal ont donc visé l’insertion de l’événement dans ce réseau de manifestations photographiques ancré dans des centres urbains qui n’étaient pas nécessairement des membres du club sélect des métropoles artistiques. Cette inscription de l’événement montréalais dans un réseau international de villes fut d’ailleurs clairement soulignée dans le catalogue de sa première édition.

Le Mois de la Photo à Montréal s’inscrit dans un réseau international d’événements similaires déjà bien établis et dont l’expansion depuis quelques années confirme l’intérêt renouvelé pour ce mode d’expression. On pense à Arles, Paris, Milan, Athènes, Amsterdam, Barcelone, Houston, Chaleroi, Coimbra, Merida, et maintenant Montréal. L’instauration d’un tel circuit offre des possibilités d’exposition et d’échanges inestimables entre photographes de tous les pays.

Le Mois de la Photo à Montréal, 1989, p. 12

Pour réaliser cette première édition, les responsables du Mois de la Photo à Montréal ont bénéficié de la collaboration des organisateurs du Fotofest de Houston et de la Primavera Fotografica de Barcelone (Le Mois de la Photo à Montréal, 1989, p. 12). « Les organisateurs de Fotofest de Houston nous ont aussi apporté une aide précieuse en nous expliquant leur mode de fonctionnement et en nous encourageant alors que notre projet n’était qu’à l’état d’ébauche[1]  », rapporte l’un d’entre eux.

Ils se sont aussi inspirés des événements photographiques européens ou américains pour adopter des modalités de diffusion s’appuyant aussi sur la mise en réseau des collaborations. D’une part, ils ont mis en place un réseau de relations internationales en invitant des commissaires et des organismes étrangers à présenter des expositions. D’autre part, ils ont favorisé la mise en place d’un véritable réseau local de diffusion de la photographie en sollicitant la collaboration d’organismes de diffusion montréalais, qui, pendant l’événement, ont inscrit dans leur programmation des expositions de photographies d’artistes locaux ou venant d’ailleurs.

Depuis 1991, Le Mois de la Photo à Montréal a acquis le statut de biennale où se sont croisés oeuvres, artistes, commissaires et critiques vivant au Québec, au Canada et dans différents pays du monde. Comme les autres événements des différentes villes du globe, il est devenu un point de rencontre et d’échanges entre les acteurs du monde de la photographie contemporaine. Placer Montréal et les photographes québécois et canadiens dans un réseau international et diffuser sur la scène locale les tendances photographiques de la scène internationale demeureront donc des objectifs qui ont guidé jusqu’à maintenant l’action des dirigeants du Mois de la Photo à Montréal.

Élargir l’espace géographique des relations avec le monde de la photographie contemporaine

Afin d’établir des relations et des collaborations avec les acteurs de la scène mondiale de la photographie, les dirigeants du Mois de la Photo ont utilisé différentes stratégies de rencontres et d’échanges, telles l’organisation de colloques et de conférences, des rencontres informelles[2]  ; la tenue d’expositions fut cependant la stratégie privilégiée pour insérer le Mois de la Photo dans un réseau de collaborations internationales.

L’exposition exerce, d’ailleurs, une action favorable aux collaborations entre acteurs du monde de l’art, parce qu’elle donne lieu à la formation de communautés de goût composées de commissaires ou de conservateurs, d’artistes et de critiques ou de théoriciens d’art qui se rassemblent autour d’oeuvres ou d’idées sur l’art (McEvilley, 1988). Les dirigeants du Mois de la Photo ont été pleinement conscients de cette action de médiation de l’exposition, car en plus de coordonner la programmation de l’événement ou l’établissement de collaborations avec des centres de diffusion, ils ont aussi assumé les fonctions de commissaire et de producteur d’expositions d’oeuvres d’artistes résidant à l’étranger ; ainsi, dans plusieurs cas, l’un d’entre eux a signé des expositions en prenant en main toutes les étapes de leur réalisation. Dans d’autres cas, les responsables du Mois de la Photo ont laissé à des commissaires invités la tâche du choix des oeuvres et de la thématique, ces expositions portant alors une double signature, celle du commissaire invité et celle de la galerie Vox. En exerçant ainsi les fonctions de commissaire et de producteur d’expositions, ils ont joué leur rôle culturel en regroupant autour de thématiques particulières des communautés de goût qui ont réuni artistes, commissaires et théoriciens de la photographie venant de différentes régions du monde, consolidant ainsi l’orientation éditoriale donnée à chacune des éditions de l’événement.

Ainsi dès la première édition, des dirigeants du Mois de la Photo assumèrent la fonction de commissaire. Une série d’expositions, réunies sous le titre « Zones critiques », regroupait des photographes d’Italie, du Brésil, de France, d’Irlande et du Québec qui avaient brouillé les conventions distinguant le photojournalisme du témoignage réflexif ou autobiographique. Par ce genre d’expositions, les commissaires ont mis en place un espace de réflexion critique, qui, au cours des éditions successives, s’est imposé comme un trait distinctif du Mois de la Photo à Montréal. À titre d’exemple, mentionnons qu’en 1997, deux expositions réunies sous le titre « Photographie et immatérialité » interrogeaient les rapports de la photographie aux nouvelles technologies, manifestes dans la manipulation des images, mais aussi dans l’agencement de la photographie avec d’autres médias ou disciplines, telles la vidéo ou l’informatique ; en 2001, l’événement titré « Du pouvoir et du lien social » a regroupé des artistes venus à Montréal pour explorer d’autres modes d’exposition, ces artistes ayant placé leurs oeuvres dans la ville afin d’établir des relations d’échanges avec des communautés locales.

Les dirigeants du Mois de la Photo ont aussi donné une visibilité à la photographie d’un pays en particulier. Cette stratégie de diffusion, mise en place lors de l’édition de 1991, leur a permis non seulement de consolider des liens avec des pays européens, mais d’élargir également l’espace géographique des relations qu’ils avaient établies sur la scène internationale. Ainsi, la photographie d’Amérique latine, et particulièrement celle du Mexique, fut inscrite dans la programmation de l’édition 1991. Un des responsables du Mois de la Photo, Pierre Blache, a assumé le commissariat de deux expositions réunies sous le titre de « Visiones : photographie mexicaine actuelle ». D’une part, il a monté une exposition personnelle des oeuvres de Graciela Iturbide, qui avait été aussi invitée à présider le comité d’honneur de l’événement, et d’autre part, il a souligné, dans une exposition collective, la pluralité des orientations prises par la photographie mexicaine contemporaine.

Ces expositions ont fourni un contexte favorable à la réflexion sur la question de l’identité culturelle dans la société contemporaine, ainsi que sur les rapports des pays périphériques avec les grands centres artistiques. L’historien de la photographie mexicaine, Alejandro Castellanos, dans un texte du catalogue, a dénoncé la domination politique, mais aussi théorique, exercée sur les pays périphériques, par ce qu’il appelle les pays du premier monde. Voici ce qu’il a écrit :

Lors de grands festivals internationaux de l’image, la présence sans cesse grandissante de la photographie de divers pays a permis la conquête de nouveaux espaces pour les créations des régions englobées sous l’étiquette colonialiste de « tiers-monde ». L’histoire et la théorie de la photographie sont issues d’une hégémonie politique et économique des pays du premier monde plutôt que d’une authentique connaissance de l’évolution de l’essor du médium dans les quatre coins du globe.

Castellanos, 1991, p. 124

Cet aveuglement de l’historien et du théoricien venant du « premier monde », soutient-il, les a conduits à produire une vision schématique et réductrice de la photographie des pays périphériques.

On retrouve d’un côté les pays développés où s’affirme la photographie à vocation artistique et de l’autre, les pays en voie de développement dans lesquels prime la nécessité documentaire dictée par les caractéristiques de ces sociétés. Selon la logique de cette thèse conservatrice, on devrait parler d’une photographie du « premier monde » et d’une photographie du « tiers-monde » où la première aurait prééminence sur la dernière et lui imposerait non seulement le choix de matériaux et de technologies, mais aussi les tendances et les styles, surgis dans le monde développé et repris automatiquement dans les régions faibles du globe.

Castellanos, 1991, p. 126

Il affirme alors que l’exposition « Visiones : photographie mexicaine actuelle » corrige cette vision coloniale ou impérialiste de la photographie, qui a cantonné la photographie du « tiers-monde » dans le genre du documentaire, en montrant, au contraire, que la photographie mexicaine est plurielle, et qu’on y trouve plusieurs tendances.

Ajoutons qu’en contrepoint à cette présence mexicaine à l’édition de 1991 et en signe de complicité avec les photographes mexicains, Vox présenta aussi Mas allas, le regard de cinq photographes canadiens sur l’Amérique latine.

On peut penser que les responsables du Mois de la Photo montréalais se sont identifiés à cette dénonciation du pouvoir exercé par les grands centres artistiques sur les pays périphériques et partageaient avec leurs collègues mexicains cette volonté de briser l’hégémonie exercée par les métropoles artistiques sur le monde de l’art. C’est ce que laisse entendre cette déclaration faite en 1993 :

Les réseaux et outils de communication sont hautement développés et offrent un terrain propice à la création et à la circulation des idées et bientôt des oeuvres. Voici une occasion de nous défaire de notre statut de peuple périphérique et de pays dépendant en marge des grands centres.

Blouin et Michel, 1993, p. 10

Lors de l’édition de 1995, ils ont étendu vers l’Asie leur couverture géographique du monde de la photographie contemporaine. Après avoir fait un séjour au Japon, Franck Michel, l’un des responsables de cette édition, présenta une exposition collective, « Les frontières de l’ombre. Aspects de la photographie japonaise contemporaine », regroupant les oeuvres de cinq photographes japonais de la jeune génération, dont quatre n’avaient jamais exposé à l’étranger[3]. Comme dans le cas de l’exposition de la photographie mexicaine, cette exposition a aussi été accompagnée d’une interrogation sur la persistance d’une spécificité identitaire, cette fois, non pas dans le contexte de la domination coloniale, mais dans celui de la mondialisation des réseaux d’échanges et de collaboration. La question est alors posée par Toshiharu Itoh, collaborateur au catalogue et théoricien de la photographie japonaise. Il fait part aux lecteurs de son interrogation à propos d’aspects paradoxaux de la question identitaire à l’époque contemporaine, qu’il formule ainsi : « On nous répète sans cesse que les frontières s’écroulent et que nous nous dirigeons vers un monde qui transcende les nationalités », et que « l’essence propre à ce point particulier de l’espace-temps qu’est le Japon contemporain ne peut disparaître » (Itoh, 1995, p. 18).

Ce sera la seule percée vers l’Asie ou l’Amérique latine que feront les organisateurs du Mois de la Photo qui ont davantage établi d’échanges avec les centres européens de la photographie. Ainsi, en 1995, simultanément à cette collaboration avec des artistes japonais, ils ont consolidé leurs liens avec l’Espagne en assumant le commissariat de deux expositions : « Configurations changeantes », rassemblant des artistes du Québec, de Barcelone et de Madrid intéressés aux relations de la photographie avec les nouvelles technologies ; et « Sous l’emprise de la fascination » montrant les travaux d’Humberto Rivas, résidant à Barcelone et ceux d’Angela Grauerholz, une artiste de Montréal. À partir de 1999, c’est avec les pays du nord de l’Europe qu’ils ont établi principalement des liens : en 1999, ils ont montré la photographie néerlandaise, et, en 2001, celle de la Suède et de la Finlande.

La consolidation de la collaboration avec les pays européens s’est aussi effectuée par des invitations adressées à des commissaires ou à des diffuseurs de ces pays. À titre d’exemple, mentionnons l’exposition « Images : Photographie catalane », une exposition déjà montrée à Barcelone en 1996 et présentée par David Balsells, le directeur de Primavera Fotografica ; « Conditions humaines : portraits intimes » (1999) présentée par Frits Gierstberg, directeur du Nederlands Foto Instituut de Rotterdam ; et Inferno and Paradiso (2001), une exposition produite par le BildMuseet et le Riksutställningar de Suède, dont Alfredo Jaar assura le commissariat.

L’exposition a donc joué un véritable rôle de médiation favorisant l’insertion du Mois de la Photo dans un réseau de collaborations qui, comme nous le disions en introduction, fut conçu, par ses responsables, comme un espace polycentrique doté de multiples entrées, et qui s’est déployé principalement en Europe, mais qui a aussi rejoint l’Amérique latine et l’Asie. Elle a favorisé la création de liens professionnels, mais aussi la formation de communautés de goût partageant des préoccupations théoriques, artistiques ou culturelles à propos de la photographie. Nous nous sommes intéressés exclusivement à l’action des dirigeants du Mois de la Photo, mais afin de mieux saisir l’étendue de l’espace géographique de ce réseau, devraient être aussi analysées les collaborations internationales constituées par les organismes de diffusion participant à l’événement, car elles ont aussi fortement contribué à l’élargissement de cet espace.

Festival of Light/Festival de la lumière/El festival de la luz ou la mise en vue du réseau

Mentionnons qu’au cours de la dernière décennie, le nombre d’événements photographiques qui se tiennent dans le monde a sensiblement augmenté[4]. L’étalement géographique de ce réseau de diffusion de la photographie a récemment été signalé par le Festival of Light auquel LeMois de la Photo à Montréal a participé. Cet événement a occupé le temps et l’espace de façon singulière, car il s’est déroulé tout au long de l’an 2000 en débordant en 2001, et il a juxtaposé biennales ou grandes expositions se tenant dans dix-huit villes du monde, telles Rotterdam, Barcelone, Curitiba, Buenos Aires, Paris, Houston, Mexico, Montréal[5]. L’objectif visé par ses concepteurs était la consolidation de ce réseau de diffusion de la photographie qui s’était mis en place depuis vingt ans.

Le Festival of Light résulte d’une véritable collaboration entre des directeurs d’événements photographiques. L’idée est venue d’organiser un tel événement lors d’une rencontre de certains d’entre eux au FotoFest de Houston en 1994. Mais ce n’est qu’en 1998, toujours lors d’une réunion à Houston, qu’a émergé une proposition concrète fondée sur une collaboration entre les événements photographiques tenus dans le monde. C’est Patricia Mendoza, directrice, à Mexico, de Fotoseptiembre, qui a donné le nom au projet en l’appelant le Festival de la lumière-Festival of Light. On s’est alors entendu pour qu’il ait lieu en l’an 2000 afin de souligner l’entrée de la photographie dans le nouveau millénaire (Compte rendu, 1998). Les objectifs définis soulignaient que l’événement associerait la photographie résultant des technologies du xixe et du xxe siècle à celle des nouveaux moyens de communication afin de lui donner une portée mondiale :

Pour l’année 2000, Le Festival de la lumière joint les technologies visuelles du xixe siècle et du xxe siècle aux nouveaux moyens de communication du xxie siècle. Le Festival de la lumière crée, dans le monde, un réseau reliant des événements ayant lieu dans différents pays durant toute l’année. Ayant recours à d’anciennes et de nouvelles formes de communication, Le Festival de la lumière diffusera la programmation de ces événements par Internet et par le moyen de brochures imprimées [Traduction].

Courriel de Pierre Blache à Frederick Baldwin et Wendy Watriss, 9 février 1998

Le Festival de la lumière est un calendrier d’événements qui produira une vision globale de la vitalité de la photographie et de la diversité de son expression créatrice dans différents pays... Le Festival de la lumière est une collaboration internationale [Traduction] (Courriel de Fred Baldwin à Vox Populi, 11 septembre 1998).

L’idée a fait son chemin. Les événements photographiques tenus dans le monde ont donné l’occasion à leurs responsables de se rencontrer et de donner au travail de préparation du Festival of Light cette dimension internationale, sinon mondiale, souhaitée à l’origine du projet. Plusieurs rencontres ont eu lieu entre 1998 et le début de l’an 2000 : à Guadalajara, Mexico, Tokyo, Paris, Rotterdam et Houston. Les directeurs, absents de ces réunions, ont été informés de leur contenu par courrier électronique[6] (Courriel de Frederik Balwin au directeur du Festival de la lumière, 11 septembre 1998). Y ont été discutées des questions techniques ou d’organisation matérielle de l’événement telles la création d’un site Internet présentant la programmation, l’édition d’un guide et la production d’un logo commun ; on a aussi pris une décision sur le caractère linguistique de l’événement ou concernant l’utilisation simultanée de l’anglais, du français et de l’espagnol comme langues de communication (Courriel de Wendy Watriss et Frederik Baldwin au directeur du Festival de la lumière, 17 novembre 1998). Les comptes rendus de ces réunions nous informent de la solide collaboration ayant existé entre les directeurs qui ont mis en commun les ressources dont ils disposaient pour réaliser le Festival of Light. D’ailleurs, il a été suggéré que sa direction soit exercée par les directeurs des différents événements photographiques et qu’elle soit ainsi dotée d’un véritable caractère collectif [7] (Courriel de Frederik Baldwin et Wendy Watriss aux directeurs du Festival de la lumière, 11 septembre 1998). Ainsi Patricia Mendoza, de Fotoseptiembre, a soumis au groupe des propositions de logo réalisées par des graphistes qu’elle a consultés. Jean-Louis Monterosso, directeur du Mois de la Photo à Paris, a pris en charge la production du guide de l’événement (compte rendu, 1999) ; le site Internet, qui donne accès aux vingt-deux événements du Festival of Light a été créé à Houston ; une traduction espagnole de ce site a été réalisée à Buenos Aires ; enfin, la réalisation d’un cédérom du Festival sera coordonnée par Marcel Blouin, un des fondateurs du Mois de la Photo à Montréal (compte rendu, 1998).

Sur le plan géographique, le Festival of Light a regroupé des événements se tenant dans de nombreuses villes européennes et d’Amérique latine et dans trois villes d’Amérique du Nord, l’Asie et l’Afrique y étaient toutefois absentes. Il a donc mis en place un réseau d’événements ayant une portée presque mondiale. Les concepteurs du site Internet de l’événement ont néanmoins valorisé cet effet de mondialisation : c’est ce qu’indiquent les séquences d’images introduisant le visiteur à ce site, qui montrent un globe terrestre et des représentations graphiques de réseaux, reliant des villes de la planète, et où il n’y a ni centre, ni périphérie.

L’examen de ce site nous apprend que le Festival of Light est davantage une mise en exposition du réseau de diffusion de la photographie qu’un événement modelé sur les grandes manifestations artistiques internationales ayant recours aux moyens conventionnels de l’exposition. Il offre une mise en vue de ce réseau mondial en diffusant des informations sur la programmation des différents événements tout en donnant accès à leurs sites respectifs. Ce site donne aussi une visibilité à une communauté qui s’étend au-delà du monde professionnel de la photographie puisque d’une part, on y trouve des hyperliens dirigeant le visiteur vers des organismes de diffusion ou d’information sur la photographie, et d’autre part, un forum de discussion où les professionnels, comme les amateurs, peuvent faire un commentaire, donner une information ou diffuser des oeuvres.

Les concepteurs du Festival of Light ont souligné le rôle initiateur de la photographie pour créer une telle situation de collaboration et d’échanges, qui affirment-ils, est tout à fait inédite dans le monde de l’art, « creative photography may be one of the few areas where this can happen ». Ils ont souligné de façon particulière le rôle joué par les outils générés par les nouvelles technologies pour constituer cette communauté mondiale de la photographie.

Il est vrai que l’apparition de la technologie numérique constitue une condition favorable à cette mondialisation des échanges. Rappelons que la photographie numérique est dotée d’un capteur qui a remplacé la pellicule de l’appareil photo traditionnelle et qu’il convertit les particules lumineuses en signaux électriques qui sont ensuite numérisés. Cette intégration des technologies informatiques lui donne donc une mobilité sur les réseaux de communication que d’autres médias d’expression artistique n’ont pas. Contrairement à la peinture ou à la sculpture, dont la matérialité est garante de leur authenticité, la photographie numérique échappe en partie à la matérialité du support, que ce soit la pellicule ou le papier, propre au médium photographique. Il faut dire cependant que les artistes qui utilisent cette technologie ne s’éloignent pas forcément de certaines façons de faire propres à la pratique photographique, car ils ne sont pas prêts à abandonner le contrôle sur toutes les étapes du processus de production d’une oeuvre photographique. Ainsi ils n’utilisent pas les réseaux informatiques de communication comme moyens de transport de leurs oeuvres parce qu’ils sont réticents à confier à un intermédiaire leur impression lorsqu’elles sont arrivées à destination. Cette étape, dans la production de l’oeuvre, est un processus complexe qui implique des opérations délicates de calibrage de l’image pouvant entraîner des modifications de la photographie originale. Ces observations ont été faites par Pierre Blache, l’un des fondateurs du Mois de la Photo à Montréal. Ce dernier a observé, par exemple, que les photographes ayant utilisé la technologie de la photographie numérique, lors de l’édition 2001 de l’événement, ont eu recours aux moyens conventionnels de transport pour envoyer leurs oeuvres qui avaient été imprimées sur un support matériel. Il a relevé, par ailleurs, que les technologies numériques ont été adoptées de façon prépondérante pour produire des documents d’accompagnement ou de promotion des oeuvres, tels le catalogue, l’affiche, ou la reproduction d’oeuvres sur des sites Internet[8]. De plus, le monde de la photographie a porté ses frontières au-delà des conventions propres à ce médium en s’ouvrant aux différentes formes d’expression des arts médiatiques qui ont introduit dans le monde de l’art les nouveaux supports des technologies informatiques, tel le cd-rom, qui semble plus adapté que la photographie numérique telle que pratiquée aujourd’hui pour circuler sur les réseaux de communication.

Un réseau alternatif aux instances dominantes de légitimation de l’art contemporain ?

On a maintes fois souligné le rôle déterminant joué par la technologie informatique dans la la mondialisation de la culture. Ainsi Guy Rocher en a donné la définition suivante : « un système-monde mis en place en faveur du développement de la technologie informatique et de la création de réseaux d’échanges et de connaissances et d’informations » (Rocher, 2001, p. 22). Cette définition s’applique bien à l’action des concepteurs du Festival of Light, qui ont utilisé cette technologie pour consolider des réseaux d’échanges déjà existants, pour communiquer des informations sur la photographie, mais aussi pour faire circuler des reproductions d’oeuvres. Guy Rocher constate également que la mondialisation culturelle peut entraîner un « espace totalement délocalisé et constituant un niveau spécifique de l’activité politique, sociale et culturelle » (Rocher, 2001, p. 19). Cette observation ne peut cependant pas caractériser l’action des dirigeants du Festival of Light, ni de ceux du Mois de la Photo à Montréal d’ailleurs, car pour créer une communauté mondiale de la photographie, ceux-ci ont maintenu une dynamique culturelle oscillant entre l’extension géographique de leur espace de diffusion et de collaboration et l’ancrage de leur action dans des réseaux locaux. Cette occupation des deux pôles, du local et du mondial, est donc leur mode propre d’insertion dans ce phénomène de mondialisation culturelle. On pourrait aussi dire que ces événements photographiques s’inscrivent à la fois dans l’espace des flux et dans l’espace des lieux (Castels, 1996). D’une part, leurs responsables ont eu recours aux technologies de l’information pour mettre en réseau des centres de diffusion de la photographie localisés dans différentes villes du monde ; le Festival of Light est sans doute la manifestation la plus visible de cet espace, puisque tout en le faisant exister dans les réseaux de communication, il en a offert également une mise en vue. D’autre part, rappelons que cette manifestation artistique a aussi été composée par l’enchaînement des événements photographiques locaux dont le contenu avait été fixé par leurs directeurs respectifs. Soulignons que Le Mois de la Photo à Montréal, tout en créant un espace d’échanges entre artistes, diffuseurs et théoriciens venant des différentes régions du globe, intègre un réseau de diffusion local montrant la photographie d’ici et d’ailleurs. Les responsables de ces événements ont donc tenté de maintenir un équilibre entre l’espace des lieux et l’espace des flux, en ne subordonnant pas la photographie « locale » à un courant artistique délocalisé, dont les paramètres auraient été fixés par un nombre restreint d’acteurs dotés du pouvoir de déterminer ce qu’est ou ce que n’est pas l’art contemporain. Ils ont ainsi mis en place une stratégie de diffusion mondiale différente de celle qui prévaut dans les réseaux leaders de la scène de l’art contemporain, en donnant une visibilité aux tendances photographiques des différents pays ou villes participant à l’événement, et garanti de cette manière l’expression d’un pluralisme culturel. Ces observations rejoignent les conclusions de l’étude d’Andrée Fortin portant sur des événements artistiques tenus dans différentes régions du Québec (Fortin, 2000), car elle a aussi relevé que les responsables de ces événements ont simultanément consolidé le caractère proprement local des réseaux de collaboration et mis en place des points de rencontre avec des organismes de la scène internationale. Son propos rejoint d’ailleurs ceux d’autres chercheurs ayant également souligné cette nouvelle imbrication de phénomènes locaux et mondiaux (Mercure, 2001 ; Featherstone, 1991) oscillant, comme l’a écrit Andrée Fortin, entre « la proximité géographique » et le « réseau déterritorialisé » (Fortin, 2002, p. 11).

Par ailleurs, la dimension structurelle du réseau, résultant de la récurrence des événements photographiques depuis vingt ans, l’a doté d’une autonomie ayant été favorable à la création d’une communauté d’artistes, de diffuseurs et de théoriciens qui se sont donné ainsi le pouvoir de constituer la valeur esthétique de la photographie. Rappelons que la principale motivation à l’origine de l’action des responsables de ces événements a été justement de donner à la photographie une légitimité artistique que les instances du monde de l’art lui refusaient. Notre analyse a révélé que cette communauté a été formée principalement par des stratégies d’expositions d’oeuvres historiques et contemporaines et qu’elle a pris exclusivement place dans le réseau des institutions culturelles. D’une part, elle a ainsi contribué à la constitution d’une histoire autonome de la photographie et, d’autre part, elle a déterminé des traits distinctifs de la photographie contemporaine. Cette communauté demeure cependant en marge du marché de ce qui est convenu d’appeler l’art contemporain international où, faut-il le dire, la photographie est aujourd’hui très bien représentée par des artistes, tels Cyndy Sherman, Andres Serrano, Jeff Walls, etc. Ayant porté davantage notre attention sur son processus d’émergence, nous n’avons pas rassemblé les données nous permettant d’examiner ses relations d’échanges avec les instances de légitimation culturelles et économiques de l’art contemporain international. A-t-elle servi de plateforme de lancement à la carrière internationale d’artistes aujourd’hui reconnus par ces instances ? Ne constitue-t-elle pas une sorte de réservoir d’idées et de viviers d’artistes où commissaires, conservateurs ou marchands leaders de la scène de l’art contemporain international viennent puiser ? Voilà des questions auxquelles la poursuite de cette recherche devrait répondre.