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L’art contemporain à l’heure de la mondialisation ! Plus que jamais, se pose en art contemporain la question de son internationalisation. On ne parle plus seulement d’internationalisation — ce qui n’est pas nouveau — mais de mondialisation ; il s’agit non plus d’une simple juxtaposition de marchés nationaux communiquant plus ou moins bien entre eux, mais d’un marché véritablement mondial (Moulin, 2000, p. 50). Depuis 1970, le magazine allemand Capital publie chaque année le Kunst Kompass, un indicateur qui permet d’établir la liste des 100 artistes internationaux contemporains les plus cotés. En 1999, parmi les dix premiers artistes figurant sur cette liste, on retrouvait des Allemands (S. Polke, G. Richter, G. Baselitz, G. Förg, T. Schütte), des Américains (Bruce Nauman, Cindy Sherman, Richard Serra, Louise Bourgeois) et un Français (Christian Boltanski). Le seul artiste canadien qui ait fait l’objet d’une mention est Jeff Wall (classé au 42e rang, alors que l’année précédente, il était au 24e rang). Un autre indice de cette mondialisation : chaque année, le magazine Artnews publie le « Top 200 » des collectionneurs internationaux. Enfin, depuis les années 1990, on assiste à l’« extension culturelle de l’offre » (Moulin, 2000, p. 73), avec l’organisation de biennales dont la visée internationale est encore plus affirmée et la participation aux foires internationales de galeries d’Europe de l’Est, d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie.

Ce sont là évidemment des conclusions qu’il faut relativiser : tout indice est une construction et donne de la réalité une image particulière, pour ne pas dire biaisée (Michaud, 1989). En fait, les marchés de l’art demeurent toujours, pour une large part, nationaux ou multinationaux. Au regard de la provenance des exposants dans les grandes manifestations commerciales d’art contemporain, l’on constate que ce sont toujours les mêmes pays qui dominent. Même chose en en qui concerne, le marché mondial de l’art qui s’organise, comme le montre l’étude récente d’Alain Quemin, autour de deux pôles : les États-Unis et l’Europe (Allemagne, Grande-Bretagne, France et Italie, Suisse parfois), l’Allemagne constituant clairement le coeur de ce second ensemble (Quemin, 2001). Les grandes capitales artistiques sont New York, Chicago, Berlin, Cologne, Londres, Paris, et le temps d’une foire, Bâle. Alain Quemin conclut que « la France ne se trouve clairement plus au centre de l’art contemporain » et il propose « quelques pistes » pour promouvoir plus efficacement l’art contemporain français. Son étude a été commandée non pas par le ministère de la Culture mais par le ministère des Affaires étrangères : il en va du rayonnement de la France dans le monde.

L’internationalisation est aussi devenue, au Québec, un enjeu de premier plan, voire un enjeu prioritaire. On le sait confusément, et le gouvernement s’en inquiète, la place des galeries et des artistes québécois sur le marché « mondial » de l’art contemporain est faible et inégale. De fait, il ne se trouve aucun artiste québécois dans le Kunst Kompass ou dans les grandes ventes aux enchères d’oeuvres d’art contemporain. Il faut dire, toutefois, que le rayonnement international ne se mesure pas par ces deux seuls indicateurs ; il s’agit d’une réalité complexe qui comprend des lieux de diffusion et des réseaux fort diversifiés : musées, foires, biennales, échanges entre galeries, ateliers d’artistes à l’étranger, etc.

Toute la question est en fait de savoir comment un marché national ou local s’articule à un marché international. Cette question renvoie aujourd’hui à celle plus générale de la diversité culturelle dans un monde global. Par diversité culturelle, on peut entendre la différentiation ou la fragmentation des marchés culturels (arts visuels, littérature, cinéma, etc.) sur une base ethnique, culturelle ou linguistique. Mais la défense de la diversité culturelle apparaît aussi comme une revendication, voire un combat politique : il s’agit de lutter contre l’hégémonie culturelle (anglo-américaine).

La situation en art contemporain apparaît paradoxale, surtout au plan international, car il y a d’un côté un haut degré de centralisation et, de l’autre, une multitude de milieux artistiques et une grande fragmentation du marché de l’art. L’articulation entre le champ artistique (reconnaissance ou capital symbolique), le marché de l’art (valeur ou capital économique) et les réseaux de communication (capital social) est si complexe que la conversion d’un capital en un autre n’est jamais évidente, et conduit souvent à de nombreux « malentendus ». Une foire internationale en art est, comme toutes les foires, le lieu de tels malentendus, car y convergent des réseaux et des marchés fort diversifiés.

L’on peut penser qu’une condition pour qu’un artiste puisse accéder au marché international est qu’il soit déjà connu et coté au plan national ou que la galerie qui le représente le soit. Le processus de reconnaissance est cumulatif et s’inscrit dans un contexte hautement centralisé et fortement intégré, autour d’un nombre limité de lieux de reconnaissance (journaux et critiques d’art, musées et conservateurs, biennales, collections privées) et de réseaux qui se recoupent les uns les autres (Fuchs, 2001, p. 176). C’est la logique du Matthew effect analysé par R.K. Merton (1973) : la reconnaissance va à celui qui en a déjà, ou, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, le capital va à celui qui a déjà du capital (1975).

L’enjeu « international » est doublement important, à la fois pour chaque champ artistique (national) et pour ses artistes. En art comme en science, le degré d’internationalisation est, comme le note Bourdieu, un des bons indices d’autonomie : « L’international est en effet un recours contre les pouvoirs temporels nationaux, surtout dans des situations de faible autonomie» (Bourdieu, 2001, p. 150). Par ailleurs, pour un artiste, l’accès à un soi-disant marché international est une marque de consécration, mais les retombées d’une telle consécration ne sont souvent que locales, permettant tout au plus à cet artiste de consolider ou d’améliorer sa position au plan national ou local (Fournier, 2000) : il faut passer par l’étranger pour être reconnu comme « héros » ou « gloire nationale ». Cependant, qu’advient-il lorsque le marché devient « global » ? En ne donnant le statut de (grandes) stars internationales qu’à un nombre limité d’artistes, l’internationalisation risque de marginaliser un grand nombre d’artistes — les vedettes nationales —, aussi reconnus soient-ils.

Dans le cadre de l’étude que nous avons menée sur le marché international de l’art contemporain (Fournier et Roy-Valex, 2001), nous avons analysé la participation des galeries québécoises (principalement montréalaises) aux foires internationales d’art contemporain, tout en situant cette participation dans le contexte plus large des diverses activités ou « stratégies d’internationalisation » que déploient les directeurs ou directrices de ces galeries. Nous avons pour ce faire réalisé parallèlement les deux enquêtes suivantes : d’abord, l’analyse de la situation des galeries d’art contemporain au Québec, en regard principalement de leurs stratégies d’internationalisation ; ensuite, l’étude des caractéristiques des principales foires internationales d’art contemporain.

Pour réaliser la première enquête, nous avons interrogé les directeurs et directrices de treize galeries d’art contemporain, membres ou non de l’Association des galeries d’art contemporain (agac). Ces consultations visaient d’une part à établir le profil d’exportation des galeries d’art contemporain du Québec et, d’autre part, à obtenir le point de vue des intervenants du milieu sur les principaux éléments de la problématique de développement à l’international du marché de l’art contemporain québécois. Aux fins de la seconde enquête, nous avons dressé une liste aussi exhaustive que possible des foires internationales d’art contemporain actuellement existantes. Cela s’est fait en recoupant diverses sources d’information, dont des listes disponibles sur Internet[1].

Les galeries québécoises face au marché international

Dans l’Étude sur les clientèles actuelle et potentielle des galeries d’art contemporain de Montréal réalisée en 1989, on fait remarquer que le marché de l’art à Montréal est étroit et fragile, particulièrement en art contemporain[2]. Une fragilité que montre bien la situation du marché de l’art une douzaine d’années plus tard. Les deux grandes galeries alors spécialisées dans la vente d’artistes modernes et contemporains cotés internationalement — la galerie Dominion et la galerie Waddington & Gorce —  sont en effet disparues : l’une a été vendue et l’autre, fermée. Il ne reste que Landau Fine Art, qui a racheté l’édifice et non pas le stock de la galerie Dominion. Par ailleurs, plusieurs galeries d’art contemporain, et parmi les plus dynamiques, ont fermé leurs portes : Gherbrandt, France Morin, Jolliet, Treize, Michel Tétreault, Gilles Corbeil, Frédéric Palardy, Aubes 3935.

Selon le marchand d’art Théo Waddington, Montréal ne serait plus la métropole artistique qu’elle a été auparavant : « Il n’y a plus de marché », conclut-il[3]. Pour sa part, Chantal Pontbriand, directrice de la revue Parachute, se montre plus positive — Montréal a, à son avis, un « bon potentiel de marché » — mais elle reconnaît que peu d’artistes québécois trouvent des débouchés en dehors du Canada[4]. « Un marché restreint, mais tout de même bien existant », précise la galeriste Christiane Chassay, qui voit là une bonne raison de multiplier les efforts à l’exportation : on favorise ainsi la croissance de la galerie, tout en haussant la notoriété des artistes représentés.

Si on exclut les magasins d’encadrement et les boutiques d’antiquités, d’artisanat, d’art africain et asiatique, on trouve à Montréal une quarantaine de galeries d’art, dont moins d’une quinzaine se spécialisent dans l’art contemporain[5]. Il est difficile d’évaluer le nombre de galeries à l’extérieur de Montréal : seules deux galeries non montréalaises font partie de l’agac. On pourrait, comme l’ont fait Françoise Benhamou, Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux dans leur étude des galeries d’art en France (Benhamou et al., 2000), dresser une typologie des galeries en retenant comme critères la taille, l’âge et les choix esthétiques. L’analyse factorielle que ces économistes ont effectuée leur a permis de dégager deux axes : l’axe vertical qui oppose les petites aux grandes galeries, les plus petites se caractérisant par leur récente existence, par le fait de ne pas employer de salariés, de ne pas être actives sur le second marché et d’exporter peu ; l’axe horizontal qui oppose les galeries en fonction de leurs choix esthétiques, les unes étant plus engagées dans l’art d’avant-garde ou l’art contemporain international, les autres soutenant un art qualifié de figuratif. Il est donc possible de distinguer quatre catégories de galeries, chacune occupant, dans une certaine mesure, un segment différent du marché : les grandes galeries d’art contemporain, les galeries d’avant-garde, les galeries défendant l’art figuratif et les galeries marchandes (dont l’activité sur le second marché est importante, voire dominante).

Même si nous ne disposons pas d’informations sur l’ensemble des galeries, nous pouvons dire que Landau Fine Art se positionne, comme Dominion ou Waddington auparavant, pour devenir une grande galerie d’art moderne et contemporain international : c’est une entreprise — et non pas, ou tout au moins pas encore, une galerie avec pignon sur rue — qui oeuvre principalement sur le marché secondaire.

Le marché de l’art figuratif demeure important avec des galeries comme Bernard Desroches, Clarence Gagnon, Claude Lafitte, Jean-Pierre Valentin, Walter Klinkhoff, Kassel et de Bellefeuille. Certaines de ces galeries (Bernard Desroches, Claude Lafitte) ont une importante activité sur le marché secondaire, au plan local ou canadien. Une galerie telle la galerie de Bellefeuille va, elle, jouer sur plusieurs tableaux à la fois.

Viennent enfin les galeries d’art contemporain : Graff, Éric Devlin, Christiane Chassay, René Blouin, Elena Lee, Simon Blais, Lilian Rodriguez, Trois Points, galerie Bernard, la Guilde graphique, Sous le Passe-Partout. Plusieurs de ces galeries, ainsi que deux galeries de Québec (Lacerte et Estampe plus) font partie de l’Association des galeries d’art contemporain. Malgré la faiblesse et l’étroitesse du marché en art contemporain, les galeries québécoises n’ont jamais eu une longévité aussi grande. Ainsi, les galeries Elena Lee, Graff, Guilde graphique et Madeleine Lacerte ont plus de vingt ans d’existence, alors que les galeries René Blouin, Christiane Chassay, Estampe Plus, Simon Blais, Lilian Rodriguez, Trois Points et Éric Devlin ont toutes dépassé le cap des dix ans.

Dans le domaine de l’art contemporain oeuvrent aussi, mais sous un mode non commercial et grâce à des subventions gouvernementales, plus d’une cinquantaine de galeries dites parallèles ou centres d’artistes : Dare-Dare, Skol, Clark, Circa, Optica, La Centrale, Oboro, Dazibao, Artexte, etc. Afin de se poser en partenaires des galeries commerciales pour la diffusion de l’art contemporain et non en concurrents, ces centres se sont fixé un code de déontologie ne leur permettant pas de développer des stratégies de mise en marché des oeuvres. Les uns et les autres se sont largement spécialisés : Skol pour l’installation, Oboro pour les arts médiatiques, Espace vidéographe pour la pratique vidéo, Dazibao en photographie, Artexte en centre de documentation, etc.

La localisation géographique demeure un bon indice de la position que les galeries occupent dans le champ artistique. Il y a d’une part les galeries plus « commerciales », qui présentent des artistes étrangers ou québécois, elles sont situées dans la rue Sherbrooke, près du Musée des Beaux-Arts de Montréal et à l’ouest de Montréal, rue Green. Avoir pignon sur la rue Sherbrooke, comme d’ailleurs dans le Vieux-Montréal (Guilde graphique), permet entre autres de rejoindre la clientèle touristique. Il y a d’autre part les galeries d’art contemporain, pour la plupart situées plus à l’est, dans la rue Sherbrooke (Christiane Chassay), dans la rue Sainte-Catherine (au 372 et 460), à proximité du Musée d’art contemporain, ou plus au nord-est, dans les rues Rachel (Graff) et Clark (Simon Blais).

Les activités d’« internationalisation » qu’adoptent les galeries sont étroitement liées à la taille ainsi qu’à la position qu’elles occupent sur le marché de l’art : les galeries qui soutiennent l’art figuratif d’artistes québécois ou canadiens (de Marc-Aurèle Fortin à Tex Lecor en passant par Albert Rousseau et Claude le Sauteur) ne participent habituellement pas aux foires internationales. En fait, seules les grandes galeries d’art moderne et d’art contemporain, et les galeries d’art contemporain ou d’avant-garde cherchent à participer aux foires étrangères ou, par l’intermédiaire de leurs artistes, aux grandes biennales.

La capacité d’exportation de ces galeries dépend dans une large mesure de leur chiffre d’affaires. Les premières, souvent plus riches, participent fréquemment aux foires internationales ; elles s’en font en quelque sorte une spécialité, tirant une grande partie de leur chiffre d’affaires des ventes réalisées dans ces foires. « En 24 heures de Bâle, j’ai fait, raconte Theo Waddington, quatre fois le chiffre d’affaires de Chicago en 5 jours, soit quelque 5 millions de dollars. » Longtemps associé à Georges Gorce, Theo Waddington est maintenant installé à Londres et il demeure un galeriste très actif sur la scène internationale, participant aux différentes foires (Bâle, Chicago, Cologne, Palm Beach et Miami). Pour sa part, Landau Fine Art était à Chicago, l’année d’après à Toronto, et peut-être à nouveau à Chicago. Ces galeries, qu’on retrouve dans les foires les plus prestigieuses, n’ont pas besoin d’appui des gouvernements ou, tout au moins, ne demandent pas de subventions. Il en est de même de la galerie de Bellefeuille qui a participé à la première édition de la foire internationale de Toronto : il n’est pas question de demander de l’argent au gouvernement. C’est là une attitude ou un point de vue que partagent beaucoup de directeurs de galeries aux États-Unis et en Europe. D’ailleurs, certains responsables de foires, par exemple à Bâle, se sont élevés contre le fait que des galeries puissent être subventionnées par les gouvernements pour participer à des foires internationales. Ce qui n’empêche pas des galeries françaises ou autrichiennes d’obtenir des subventions, et dans plusieurs pays européens, certaines autres galeries de bénéficier d’achats discrétionnaires importants de leur gouvernement.

C’est en fait aux galeries d’art contemporain, surtout si elles sont jeunes et peu riches, que la participation aux foires internationales pose un problème financier. Ainsi, la galerie Lilian Rodriguez (fondée en 1985) ne favorise pas cette stratégie parce qu’elle est trop coûteuse : « Une participation ? Entre 40 et 50000 $. Le même argent peut servir à réaliser 4 ou 5 projets à l’extérieur et sert mieux la visibilité de la galerie et de ses artistes. » Le coût est donc un facteur important, surtout si le chiffre d’affaires de la galerie est faible ; par exemple, la galerie Sous Le Passe-Partout (fondée en 1994) n’a pas encore participé à une foire internationale, même si sa directrice envisage avec enthousiasme d’aller à la foire de Toronto ou de participer à des foires spécialisées en estampe à Boston (The Print Fair) et à Paris (Estampage).

D’autres raisons peuvent amener certaines galeries, et aussi des artistes, surtout lorsque ceux-ci se situent du côté de l’avant-garde et sont, pour reprendre l’expression de Raymonde Moulin, « orientés vers le musée » plutôt que vers le marché, à s’exclure du marché des foires. « Je n’aime pas les foires. Je préfère les musées... », affirme l’artiste français Christian Boltanski[6]. Telle est aussi l’attitude de la galerie René Blouin qui privilégie les biennales aux foires. Il faut dire que la position de cette galerie sur le marché de l’art contemporain est particulière, car son directeur peut compter, en raison de son expérience professionnelle, sur de solides réseaux institutionnels. René Blouin n’en visite pas moins régulièrement les foires internationales, par exemple l’Armory Show en 2001, et projette même de faire participer sa galerie à la foire internationale de Toronto. D’autres galeries québécoises refusent de participer aux foires. C’est entre autres le cas de la Guilde graphique qui, fondée en 1963 par Richard Lacroix, se spécialise dans la gravure : « Small is beautifiul », déclare le directeur, en ne cachant pas sa fierté de faire fonctionner depuis près de 40 ans la Guilde graphique sans l’aide des gouvernements. En fait, le marché international ne représente pas un enjeu important pour cette galerie dont la clientèle est locale et, qui, pour 30-40 %, vend à des touristes de passage à Montréal. « L’art ne se vend pas mais s’achète », insiste de toute façon Richard Lacroix. Quant à la galerie Bernard, relativement jeune, elle a quelques contacts avec des galeries étrangères, mais elle ne s’est pas encore aventurée dans les foires internationales. C’est maintenant, selon son directeur M. Fucito, à l’ordre du jour.

L’analyse de la participation des galeries d’art contemporain aux foires internationales[7] permet de dégager des évidences : 1) certaines sont plus actives que d’autres sur la scène internationale ; 2) quelques-unes ont participé pendant plusieurs années à une même foire (Graff à Bâle, Lacerte à arco et au saga, Devlin à Pages) ; 3) certaines préfèrent les grandes foires internationales (Bâle, arco, fiac, Art Chicago), d’autres, les foires régionales (Art Jonction), d’autres enfin, les foires spécialisées (Estampage(s) en estampe, sofa en design et arts décoratifs) ; 4) la plupart des galeries participent plus aux foires européennes qu’aux foires américaines.

Il faut noter, par ailleurs, que si New Art Barcelona a eu une telle popularité en 1999, c’est que la participation des galeries québécoises à cette foire était collective et s’inscrivait dans une activité de rayonnement international financée par le gouvernement du Québec. Ce fut, de l’avis de plusieurs galeristes, un échec : « Une foire secondaire », dit l’un d’entre eux. « Non concluant. Pas de marché de collectionneurs à Barcelone, mauvaise organisation au plan local », renchérit un autre. Bref, un coup d’épée dans l’eau.

Depuis quelques années, les stratégies tendent à changer. Par exemple, on s’intéresse un peu plus ces deux dernières années aux foires américaines. Ainsi, la galerie Christiane Chassay a tenté une expérience américaine (Art Miami), mais il est fort probable qu’elle revienne les années prochaines en France. Par ailleurs, il y a des évolutions : par exemple, la galerie Graff a débuté à Bâle, puis elle est allée à arco (Madrid) et à la fiac (Paris) et elle se trouve maintenant à Art Paris. On pourrait en ce sens parler d’une revue, car pour arco et la fiac, il s’agit de non-renouvellement, bref d’exclusion. D’autres galeries ont subi le même sort : la galerie Christiane Chassay avec la fiac et la galerie Madeleine Lacerte avec arco. « Trois ans de participation n’ont pas suffi à bâtir un réseau satisfaisant de contacts », conclut Louis Lacerte, non sans déception. L’exclusion d’une galerie d’une foire internationale n’est pas, faut-il remarquer, quelque chose d’exceptionnel et ne s’explique pas seulement par la plus ou moins grande qualité des oeuvres présentées. Divers facteurs jouent, allant du simple « roulement » entre les galeries que les responsables des foires entendent favoriser, jusqu’à l’orientation politique ou esthétique que peut prendre une foire, en passant par les nécessaires complicités qui règnent dans ces grandes entreprises (Art Forum à Berlin, par exemple, était à l’origine une initiative de quatorze galeries qui, aujourd’hui encore, demeurent très actives dans l’organisation de la foire).

La participation aux foires internationales n’est ni la seule ni la plus importante activité internationale des galeries d’art contemporain. Pour les galeristes une chose est certaine : la participation à une foire doit s’intégrer à un plan ou une stratégie plus large de mise en marché internationale, impliquant notamment une participation à la foire renouvelée sur plusieurs années, des collaborations et des échanges avec des galeries étrangères, l’établissement et le maintien de contacts avec des directeurs de foire, des conservateurs, des collectionneurs, etc. Les activités que mènent à l’étranger les galeries sont en fait nombreuses et diversifiées. Parmi celles-ci, on trouve : la visite de foires internationales à l’occasion de « voyages d’exploration », la collaboration ou l’établissement d’« alliances » sous diverses formes de partenariat avec des galeries étrangères et les « échanges » d’artistes (organisation d’expositions d’artistes étrangers dans des galeries), l’organisation d’expositions dans des musées ou des institutions étrangères, la participation à des symposiums et à des biennales internationales, l’organisation de « voyages culturels » à Montréal pour des collectionneurs étrangers, le commerce électronique et la présentation en ligne d’oeuvres d’artistes de la galerie, l’envoi de cartons et la publication de catalogues pour les expositions ou les foires, l’achat d’espace publicitaire dans des périodiques étrangers. Ces diverses stratégies de pénétration de marchés étrangers se résument en deux mots : visibilité et réseautage. Les galeristes cherchent à présenter les oeuvres des artistes dans le cadre de manifestations tantôt commerciales tantôt non commerciales et à établir des contacts, que ce soit avec d’autres galeristes, des conservateurs, des critiques ou des responsables des activités culturelles dans les ambassades canadiennes et les délégations québécoises.

La participation à une foire n’est donc pas, comme constate Christiane Chassay, en soi une stratégie de développement à l’international, mais une activité parmi d’autres : « Ce n’est pas une panacée mais un outil complémentaire. » En fait, ces grandes manifestations jouent avant tout, comme le note Alain Quemin, « un rôle de qualification des artistes. Elles font le point et donnent le ton, contribuant ainsi à la standardisation des choix, tant des professionnels de l’art que des collectionneurs » (Quemin, 2001, p. 93).

L’Armory Show 2002. Où est le Québec ?

L’Armory Show suscite d’autant plus d’attentes qu’il se présente comme the International Fair of New Art et qu’il réunit the world hippest galeries. Créée en 1994, la foire new-yorkaise est apparue comme a funky 30-gallery affair in Gramercy Park, et en quelques années, elle a connu un rapide développement, le nombre d’exposants passant de 90 en 2000 à plus de 170 en 2001 et en 2002. L’enthousiasme des visiteurs à l’édition de 2001 était très grand : « C’était de la folie », selon René Blouin. « The show is the festival of mischievous invention, innocuous rebellion and unrestrained permissiveness », écrivait Ken Johnson du New York Times. Le lieu d’exposition, embarcadères 88 et 90 sur la Hudson River, est en lui-même un événement, même s’il oblige les visiteurs à se déplacer d’un endroit à l’autre. La foire s’est tenue du 22 au 25 février 2002.

Un choc de couleurs et d’images

Il en va d’une foire internationale en art contemporain comme de toute autre foire : il y a de tout. Le new art ne doit, selon les responsables, réunir que des artistes vivants. Ce qui n’est pas tout à fait le cas : il y a un Picasso, un Sam Francis, quelques Wahrol, des Robert Mapplethorpe. On trouve aussi les oeuvres d’artistes contemporains déjà connus et bien cotés : Julian Schnabel, Wahrol, Bazelitz, Rebecca Horn, Louise Bourgeois, Christian Boltanski, Sol LeWitt, Clemente, Polke, Frank Stella, Gilbert & George, Gerhard Ritchter (à 600 000 $ US). Trouver en un seul lieu les oeuvres de plus de 1500 artistes contemporains est une expérience rare. Une performance à l’entrée, une exposition solo de Paul McCarthy avec une installation, une photographie panoramique « Hollywood » de Maurizio Catalan, une silent auction d’une toile de l’artiste anglais Chris Ofili qui peint des éléphants. Le montant de la vente — plus de 75 000 $ US — sera versé à la Zoological Society of London. Un bon coup publicitaire ! Une telle expérience crée chez le visiteur à la fois fébrilité et désarroi, surtout qu’il s’agit d’artistes provenant de plus d’une vingtaine de pays différents ; elle permet de découvrir de nouveaux artistes, mais il est impossible d’emmagasiner l’ensemble des informations qu’on reçoit. On ne peut être qu’éberlué, sous le choc des couleurs et des images. Les vidéos sont nombreuses, et les photographies, souvent immenses, encore plus nombreuses. La photographie apparaît ainsi comme le « nouvel art » du monde de la nouvelle économie et du multimédia des années 2000. Le figuratif réalise ainsi un nouveau retour en force.

Une grande surface de l’art contemporain

Une foire, c’est aussi la faune qui s’y rassemble. Plusieurs dizaines de milliers de visiteurs en quatre jours. Il y a les heures de pointe, en début d’après-midi, les samedis et les dimanches. C’est comme la foule dans une grande surface au moment des soldes. Des artistes, des connaisseurs, des conservateurs, des collectionneurs, des curieux, des touristes, quelques enfants avec leurs jeunes parents. Chaque année, une délégation composée de galeristes, de fonctionnaires et de responsables de musées, en particulier du Musée d’art contemporain de Montréal, et de collectionneurs, vient de Montréal. Tout ce monde déambule, se déplaçant d’un stand à un autre. La plupart ne font que regarder. Certains s’arrêtent pour poser quelques questions aux galeristes ou à leurs assistants. Quelques-uns, plus sérieux, feuillettent les publications sur les artistes, entreprennent des négociations et parfois achètent. Il est difficile d’évaluer le volume des transactions réalisées sur place. Pour la plupart, les galeristes se montrent satisfaits ou demeurent optimistes. Souvent la vente se finalise dans les jours suivants, par téléphone ou à la galerie.

L’absence de galeries québécoises

Plus d’une vingtaine de pays sont représentés. Les galeries américaines et en particulier new-yorkaises sont les plus nombreuses : plus de 170, c’est-à-dire près de 50 % des galeries. Parmi les galeries new-yorkaises, on trouve : Alexander and Bonin, Peter Blum, Ronald Feldman Fine Arts Inc., Barbara Gladstone Gallery, Marian Goodman Gallery, galerie Lelong, etc. Par ordre d’importance décroissant, les autres pays les plus représentés sont des pays européens : la Grande-Bretagne (21), la France (15), l’Allemagne (14), l’Autriche (9), l’Italie (8), la Suisse (6). D’autres pays comme l’Espagne (3), le Danemark (3), le Japon (3) et l’Australie (2) sont aussi représentés. Mais il est clair que les deux pôles du marché international de l’art contemporain sont New York et l’Europe autour des capitales Paris, Londres et Berlin. Comparativement à l’année 2001, Paris semble beaucoup plus dynamique, plus agressive : parmi les galeries parisiennes, il y a Yvon Lambert, la galerie Nelson, la galerie Nathalie Obadia, la galerie Emmanuel Perrotin, Art : Concept, la Daniel Tempion, etc.

En 2001, il y avait deux galeries canadiennes, l’une de Toronto et l’autre de Vancouver. Cette année, il n’y a qu’une galerie canadienne, la Susan Hobbs Gallery de Toronto, qui présente une dizaine d’artistes, dont une francophone : Lyne Lapointe. Le Canada se trouve ainsi au même rang que la Belgique, la Hollande, le Brésil, le Mexique, Israël, la Bulgarie ou la Grèce. Les artistes canadiens et québécois qui sont cotés sur la scène internationale sont en fait présentés par des galeries étrangères : Geneviève Cadieux (galerie Obadia), Janet Cardiff (Luhring Augustine et Trans-Editions), Marcel Dzama (David Zwirmer Inc.), Betty Goodwin (Jack Shainman Gallery), Rodney Graham (galerie Nelson), Tania Kitchell (galerie Grita Insam), Mica Lexier (Jack Shainman Gallery), Ken Lu (galerie Nelson, Trans-Editions), Jane Sterbak (Liebman Magnan), Jeff Wall (galerie Pailhas, et Mariam Goodman) et Ian Wallace (American Fine Arts Co.). Une grande oeuvre de Ian Wallace, « Jazz Street 11 » (photolaminate and acrylic on canvas) est mise à l’honneur dans le stand de la galerie new-yorkaise, et reproduite dans le catalogue.

Enfin on trouve, heureusement pourrait-on ajouter, une page de publicité en français et en anglais de la revue Parachute dans le catalogue de la foire.

Comment expliquer l’absence de galeries québécoises ? Pourtant New York est à proximité de Montréal et le marché américain devrait être facilement accessible aux artistes québécois ou canadiens. Tout n’est pas simple. Cette situation traduit la faiblesse actuelle du marché de l’art contemporain au Québec et au Canada. « On manque de confiance », remarque à regret Susan Hobbs.

Du Québec, une image forte reste : une grande photographie couleur (122 x 155 cm) d’une jeune femme tatouée, à l’allure sauvage, en tenue de plongée Oneill, assise sur une motomarine orangée et blanc. Cette oeuvre de l’artiste suisse Olaf Breunig est intitulée tout simplement « Bombardier ». Comme quoi, l’art et le marché sont de moins en moins dissociés.

Les foires internationales d’art contemporain : un marché

L’internationalisation de l’art repose, comme le note la sociologue française Raymonde Moulin, sur l’articulation entre le réseau international des institutions culturelles et le réseau international des galeries. Du côté des institutions culturelles, il y a évidemment les nombreux musées et centres d’art (qui présentent de plus en plus de grandes expositions itinérantes) et les grandes manifestations internationales, telles la Biennale de Venise, la Documenta de Kassel ou, plus près de nous, la Biennale de Montréal[8]. Du côté du marché de l’art, se trouvent les maisons de ventes aux enchères (les plus importantes sont Christie’s et Sotheby’s), les galeries leaders et les foires internationales, dont l’action conjuguée contribue à établir la valeur des artistes et des oeuvres. Les foires internationales ne sont qu’un maillon du marché mondial de l’art, mais un maillon important puisque s’y retrouvent artistes, galeristes, spécialistes de l’art (conservateurs, critiques, etc.), collectionneurs et amateurs d’art.

Les raisons qui motivent la participation à des foires sont multiples : établir des contacts avec d’autres galeristes et prendre le « pouls » de l’art contemporain sur la scène internationale ; faire connaître les artistes et la galerie à l’étranger ; vendre les oeuvres à des collectionneurs, etc. Information, vente, publicité et activités de réseautage (networking) : tels sont en fait les grands objectifs que vise une galerie lorsqu’elle présente ses artistes à l’étranger. Dans l’étude précitée, Alain Quemin met clairement en évidence que, pour un galeriste qui veut jouer un rôle sur la scène internationale, « il faut être parfaitement intégré au monde de l’art contemporain international, ce qui implique notamment de se déplacer beaucoup pour rencontrer ses pairs à l’occasion de grands rassemblements que constituent, en particulier, foires et biennales, ainsi que les inaugurations des nouveaux lieux d’exposition » (Quemin, 2001, p. 93). Et c’est aussi une question d’image : toute « bonne » galerie, toute galerie qui se respecte, ne peut pas ne pas chercher à faire connaître ses artistes à l’étranger, même si les retombées internationales sont souvent moins importantes que les retombées nationales ou locales. Cette question d’image est, faut-il ajouter, politique car il en va de l’image nationale : chaque communauté ou milieu artistique national veut en effet être visible sur la scène internationale. Toute politique culturelle exige donc qu’on prenne, selon l’expression de Quemin, « la défense des artistes de son pays » (Quemin, 2001, p. 120).

Des foires internationales d’art, il y en a pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Il existe de nombreuses foires d’antiquités ou de Fine Art[9]. Dans certaines de ces foires, par exemple à l’European Fine Art Fair qui se tient à chaque année à Maastricht et qui reçoit plus de 60 000 « nomades de luxe », on trouve de l’art « sagement contemporain »[10]. Dans le domaine de l’art contemporain (qu’il n’est pas facile de délimiter)[11], l’organisation de foires internationales est un phénomène assez récent : la plus ancienne foire, Art Cologne, a été créée en 1966. Dans les années 1970, deux autres grandes foires voient le jour : le Salon international d’art, dit foire de Bâle en 1970, et la Foire internationale d’art contemporain (fiac) de Paris en 1974. Au cours de la décennie qui suit, la formule connaît un grand succès : la Stockholm Art Fair et la Chicago International Art Exposition en 1980, l’Arte Contemporary Feria International (arco) de Madrid en 1982 et l’International Contemporary Art Fair (i.c.a.f.) de Londres en 1984 sont ainsi créées[12]. Puis, au cours des années 1990, sont apparues de nombreuses foires en Amérique du Nord et en Europe : parmi les plus récentes, figurent Art Berlin, Art Paris, Art Miami, l’Armory Show et, au Canada, la Toronto International Art Fair (tiaf), succédant à une manifestation du même type à Vancouver. La tenue de ces foires s’échelonne sur toute l’année : en janvier, Miami ; en février, Madrid ; en mars, New York ; en mai, Chicago ; en juin, Bâle ; en octobre, Cologne et Paris ; en novembre, Berlin, etc. Les foires constituent aujourd’hui un véritable marché : il y a des foires dont la cote monte et d’autres dont la cote baisse. Il suffit de quelques années pour qu’une nouvelle foire dite en émergence puisse attirer des galeries importantes d’Europe et des États-Unis. Par exemple, l’arrivée prochaine de Art Basel Miami Beach en Floride risque de mettre en péril l’existence de foires voisines (Art Miami, Art Palm Beach) et de concurrencer dans quelques années la plus grande foire américaine, Art Chicago, dont la supériorité nord-américaine est ébranlée par le plus récent Armory Show de New York.

Tout comme pour les galeries d’art, on peut situer les différentes foires internationales sur un axe dont l’un des pôles est plus « commercial » et l’autre, plus « artistique »[13]. Mais dans chaque foire, on trouve habituellement un peu de tout. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes et, probablement, l’une des forces des foires : on réussit à mettre dans un même lieu des choses fort différentes, qui, dans une ville, n’ont habituellement aucune chance de se retrouver ensemble, par exemple dans un même édifice, voire dans une même rue : de grandes galeries internationales et de petites galeries (souvent régionales), de l’art « classé » et de l’art d’avant-garde, des artistes connus ou cotés et des artistes inconnus. Tout se passe comme si deux grands pôles de l’art —artistique ou culturel et commercial — réussissaient à faire bon ménage. Ce qui n’est pas toujours évident[14].

Ce sont des foires et non pas des biennales. Une foire telle celle de Bâle contribue à la mise en valeur commerciale de mouvements ou d’artistes présentés à la Biennale de Venise ou à la Documenta de Kassel (Moulin, 2001, p. 72). Si la participation à une foire permet d’atteindre des objectifs multiples liés à une stratégie de développement à l’international[15], l’aspect commercial demeure toujours central : ce sont des lieux de vente ou d’échange pour les galeristes et les collectionneurs, et aussi des outils de promotion, une « vitrine internationale ». Les foires jouent un rôle important pour le marché secondaire, permettant aux marchands de contrer la concurrence qu’exercent les firmes multinationales de ventes aux enchères telles Christie’s et Sotheby’s. Il est rare que les foires soient contemporaines au sens strict du mot : il y a habituellement de l’art moderne et contemporain et on trouve souvent les oeuvres des grands artistes du xxe siècle (Picasso, Braque, Léger, Miró, Man Ray, Sam Francis, etc.). Véritables vendeurs itinérants, certains marchands, qui oeuvrent sur le marché secondaire, se font comme spécialité de circuler d’une foire internationale à l’autre.

Les foires internationales sont donc d’abord des événements commerciaux : les galeristes sont là pour faire des affaires, c’est-à-dire vendre des oeuvres, parfois en acheter ou en échanger. Il est cependant difficile d’obtenir les chiffres d’affaires pour chacune des foires. Les galeries font-elles leurs frais ? Même à Bâle, le « seul salon réellement professionnel », il semble que près de 60 % des galeries présentes couvrent à peine leurs dépenses (Benhamou et al., 2000). La rentabilité exige souvent la persévérance : il faut participer pendant plusieurs années à une ou des foires et fidéliser les collectionneurs. « Il faut être patient » confie une galeriste française. La participation aux foires est une façon pour une galerie d’art de demeurer présente, comme l’affirme le galeriste parisien Michel Durand-Dessert, de ne pas être coupée du marché international ; c’est aussi une façon de faire de la publicité.

Les foires deviennent enfin des temples de l’art contemporain et jouent le rôle de musée (temporaire), attirant à la fois les collectionneurs, le public des amateurs d’art et aussi des curieux. Ce sont des événements culturels de premier plan, très médiatisés, et dont l’impact économique et touristique n’est pas négligeable. Chaque capitale ou métropole aimerait bien avoir sa foire internationale, à l’exception peut-être de Londres et jusqu’à récemment de New York qui, en raison de leur grand nombre de galeries, n’en ont pas besoin : ce sont des foires internationales permanentes. Néanmoins, il n’est pas exclu que, entre autres, la foire Art London, qui jusqu’à présent est une foire nationale, ouvre ses portes à des galeries étrangères et cherche à jouer un rôle sur le marché international.

Commissaire de la fiac, Véronique Jaeger reconnaît que, depuis quelques années, les spécialistes ou les professionnels de l’art ont le sentiment que les foires se ressemblent toutes un peu : « On y voit souvent les mêmes artistes, on ne sent pas vraiment de spécificité et leur fréquence fait que les galeries n’ont pas toujours la possibilité de renouveler les oeuvres des artistes qu’elles exposent » (Jaeger, 2000, p. 8). Il y a par ailleurs beaucoup d’essais et d’erreurs, comme en témoigne le roulement élevé — de l’ordre de 30 à 40 % — des galeries dans la plupart des foires. Bref, les malentendus sont, comme le remarque Françoise Benhamou, nombreux :

Devant la multiplication des foires, la galerie est tenue de faire des choix. Au risque conjoncturel de ne pas rencontrer de clients pour les oeuvres, s’ajoute celui de ne pas choisir la foire la plus porteuse. Désireuses de minimiser la prise de risque, les galeries vont porter leur candidature vers les foires les plus reconnues, renforçant leur pouvoir de domination sur le marché et nuisant ainsi à l’émergence de nouvelles organisations, moins coûteuses, qui pourraient à terme affirmer leur spécificité et concurrencer leurs consoeurs.

Benhamou, 2000

Il est possible d’établir, sur la base de critères objectifs, la hiérarchie des diverses foires : le nombre de galeries (avec le pourcentage de galeries étrangères), le nombre de visiteurs, le prix de location des stands, le prix des oeuvres et la cote des artistes participants, le chiffre des ventes (ce qui est plus difficile à déterminer puisque les galeries ne déclarent pas leurs ventes si ce n’est de manière générale en disant qu’elles ont « fait leurs frais »). Les prix des stands sont pour quelques grandes foires les suivants : Chicago, 3 200us pour 10 m2 (486 $ ca le m2) ; Bâle, 70 000ff pour 60 m2 (230 $ ca le m2) ; fiac, 1200 ff le m2 (237 $ ca le m2) ; Art Paris, 70 000 ff pour 70 m2 (197 $ ca le m2). Art Chicago est plus chère que Art Basel, mais Art Basel demeure plus prestigieuse et recherchée que sa concurrente américaine. La réputation demeure cependant quelque chose de très subjectif et repose sur l’avis des spécialistes, des participants et des visiteurs. Cette réputation peut changer, et les galeries peuvent aussi se déplacer de foire en foire d’une année à l’autre. On peut distinguer trois groupes de foires : 1) les grandes foires, 2) les foires secondaires ou en émergence, et 3) les foires spécialisées.

Tableau 1

Tableaux comparatifs des foires internationales en art contemporain*

1

Grandes foires internationales

Grandes foires internationales

2

Foires secondaires ou en émergence

Foires secondaires ou en émergence

3

Autres participations canadiennes

Autres participations canadiennes

4

Autres... (suite)

Autres... (suite)

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Parmi les grandes foires internationales, on trouve Art Basel (Suisse), Art Cologne (Allemagne), Art Chicago (États-Unis), arco (Madrid, Espagne), fiac (France)[16]. Il y a unanimité en Europe et en Amérique sur l’importance de ces foires. La plus importante de ces grandes foires est sans conteste Art Basel, non seulement par son ancienneté mais aussi par sa situation géographique, la qualité de sa structure d’accueil et de son organisation, et par l’importance de la participation. Elle est si fréquentée qu’elle peut se permettre de n’inviter aucun collectionneur : « Si nous devions inviter tous les collectionneurs qui viennent à Bâle, nous ferions, précise le directeur de l’événement, aussitôt faillite. » Bâle est par ailleurs une foire très inventive, qui a su évoluer en introduisant par exemple la formule du « one man show » (une vingtaine de stands de superficie réduite), qui sera reprise ensuite par la fiac, et en consacrant un espace indépendant à la photographie ou à l’édition d’art. Il ne faut donc pas s’en étonner si Bâle est la foire la plus sélective : 260 galeries sélectionnées sur plus de 700 en 1998. Certaines galeries restent sur la liste d’attente 3 ou 4 ans. Enfin, par rapport aux autres foires, Bâle a deux avantages : d’abord, elle se déroule durant la même période que la Biennale de Venise, qui a lieu, comme son nom l’indique, tous les deux ans, et, certaines années, que la Documenta de Kassel ; ensuite, la Suisse dispose de zones de ports francs (Zurich, Bâle, Genève et Lugano) où sont installés des entrepôts de plusieurs centaines de milliers de mètres carrés qui permettent d’importer, de stocker et de vendre des oeuvres sans droits de douanes ni tva.

Parmi les autres grandes foires, viennent en second rang et dans l’ordre suivant la foire de Cologne, Art Chicago, et la fiac. Quant à arco à Madrid, elle occupe une position enviable mais, en raison du nombre de ses visiteurs, cette foire qui bénéficie de subventions gouvernementales est considérée comme moins sélective que les autres. arco attire chaque année environ quelques 160 000 visiteurs, soit le double de Cologne et cinq fois plus que la foire de Chicago. En 2001, la Grande-Bretagne était le pays invité. La France l’a été en 1999. En 2005, ce sera au tour du Canada.

À ce club sélect des foires, s’est joint depuis un ou deux ans Art Berlin (Allemagne), mais son statut demeure très proche de celui d’autres foires en émergence, par exemple Armory Show (New York), qui en trois ans s’est taillé une place enviable non seulement aux États-Unis, mais aussi dans le monde.

Dans le deuxième groupe, on trouve, en plus d’Armory Show, qui s’est déjà distingué des autres foires secondaires, Art Miami, Art Palm Beach, Arts Brussels, Art Paris, Art Innsbruck et la tiaf (Toronto). À ce groupe, on pourrait aussi intégrer des foires qui, telles Art Jonction ou New Art Barcelona, se donnent une vocation internationale. Toutefois, ces foires jouent un rôle surtout au plan « régional ». C’est la même chose pour la foire Arte Fiera de Bologne où, à plus de 95 %, les galeries sont italiennes. Nous avons donc préféré classer ces foires dans une troisième catégorie pour bien marquer qu’elles n’ont pas acquis le même statut que celles nommées précédemment. Ce troisième et dernier groupe est aussi celui des foires spécialisées, que ce soit en photographie (Paris Photo), en estampe (Estampage), en design et arts décoratifs (sofa). Nous renvoyons aux Tableaux comparatifs des foires internationales en art contemporain présentés dans les pages précédentes pour un aperçu plus détaillé du profil de chacune d’elles.

L’analyse de la participation aux diverses foires internationales permet de dégager deux tendances, pour ne pas dire deux lois : la loi du marché et celle de la proximité. D’abord, la loi du marché. Les galeries privilégient en général les foires qui donnent accès aux marchés les plus importants : fiac pour la France, Art Cologne pour l’Allemagne, Art Chicago pour les États-Unis. Si Art Basel est une foire si importante, c’est qu’elle donne accès, en raison de sa localisation, à l’ensemble du marché européen.

Ensuite, la proximité. Les foires internationales sont, sauf Art Basel, des foires largement nationales. Dans les foires allemandes, on trouve un pourcentage élevé de galeries allemandes, dans les foires françaises, un pourcentage élevé de galeries françaises et dans les foires américaines, un pourcentage élevé (entre 40 et 60 %) de galeries américaines. La proximité géographique joue aussi pour les pays voisins : les foires en Europe sont d’abord des foires européennes, et plus la distance géographique est faible plus il y a de chances qu’une galerie participe. Par exemple, à Art Berlin, on trouve de nombreuses galeries de l’Europe du Nord (Norvège, Finlande, etc.) et Art Miami attire un grand nombre de galeries sud-américaines, au risque de s’en faire une spécialité. Durant la foire de Cologne, le tgv Paris-Bruxelles-Cologne dépose les visiteurs à l’entrée de la foire. Un client potentiel rencontré à Cologne ou Bâle est un collectionneur très mobile qui, inévitablement, visitera la galerie un jour ou l’autre. À cette proximité géographique, on peut ajouter la proximité culturelle, mais celle-ci est moins tangible, sauf peut-être pour la francophonie.

La participation des galeries canadiennes et québécoises aux foires d’art contemporain apparaît, si on compare avec les galeries de pays tels que la Suisse, l’Autriche ou la Hollande, relativement faible : seulement 32 participations de galeries (dont 9 participations québécoises, c’est-à-dire 22 % du total) à des foires internationales à l’extérieur du Canada. La tiaf, qui s’est tenue pour la première fois à Toronto en 2000, a évidemment attiré de nombreuses galeries canadiennes mais, pour sa première édition, seulement quelques galeries québécoises[17]. Si on compare la participation des galeries québécoises à celle des galeries canadiennes (hors Québec), on s’aperçoit que les galeries canadiennes sont plus actives dans le champ des grandes foires internationales : 9 participations de galeries canadiennes, contre 2 participations d’une galerie québécoise, à savoir celles de Landau Fine Arts. Parmi les galeries canadiennes les plus présentes sur la scène internationale, on trouve : Art Beatus (Vancouver), Artcore (Toronto), Susan Hobbs (Toronto), Jane Corkin (Toronto) et Christopher Cutts (Toronto). Bref, l’on peut dire que, sur la scène de l’art contemporain international, Toronto joue maintenant un rôle plus important que Montréal, ce qui reflète d’ailleurs la puissance économique du marché torontois[18]. Les galeries québécoises se trouvent pour leur part reléguées au marché des foires internationales secondaires ou régionales et aux foires spécialisées[19].

Pour des questions de coût de transport, de familiarité, etc., la proximité géographique et culturelle est un facteur important. Si tel était le cas, on devrait s’attendre à ce que les galeries québécoises participent d’abord à des foires canadiennes (tiaf), et ensuite à des foires américaines et françaises. La foire de Toronto apparaît un enjeu important : c’est un moyen d’accéder (plus ou moins facilement) au marché canadien, et aussi une étape pour accéder à d’autres foires internationales plus sélectives. Par ailleurs, la participation des galeries québécoises à la tiaf apparaît d’autant plus importante qu’elle est une condition de survie de cette foire canadienne et du maintien de son orientation esthétique.

Quant au marché américain, le marché le plus important au monde, il est évidemment proche. Mais comment le pénétrer ? Les galeries québécoises qui ont tenté de le faire se sont souvent butées au chauvinisme américain. Faut-il abandonner ? On pourrait donc être tenté d’« investir » les deux foires géographiquement les plus proches, Art Chicago, pour les galeries qui ont déjà une visibilité internationale, et Armory Show, à New York, pour les galeries d’avant-garde. Sans oublier Art Basel Miami Beach dont l’ouverture récente risque de changer la donne.

Enfin, la France est toujours, pour les galeries et les artistes québécois, une destination « naturelle » : on aime y aller, on aime y exposer ses oeuvres. La reconnaissance au Québec passe souvent par la reconnaissance à l’étranger, et en particulier à Paris. On aime bien Paris, et on aime bien s’y faire voir. Cette « dépendance » peut paraître paradoxale, car l’art contemporain français n’occupe plus une position aussi forte sur la scène internationale et que le marché français de l’art contemporain est exigu (absence de collectionneurs privés, manque de galeries leaders) par rapport aux marchés américains, anglais ou allemands. L’actuel « recul » des artistes québécois à l’international pourrait ainsi s’expliquer par le relatif « déclin » de l’art contemporain français sur la scène internationale.

Conclusion

L’internationalisation de l’art contemporain, qui n’est pas chose récente, comporte aujourd’hui un visage double et contradictoire : d’un côté, elle entraîne, avec la nouvelle tendance vers une globalisation du marché de l’art, un (relatif) déclin de marchés artistiques nationaux (par exemple la France) ; de l’autre, elle s’appuie sur une fragmentation du marché de l’art et favorise la consolidation ou même la constitution de marchés régionaux (Europe, Amérique latine, Asie du Sud).

On peut regretter que la position des galeries québécoises (ou mêmes canadiennes) sur le marché international des foires d’art contemporain soit fragile, voire marginale, et espérer que, par la mise en place de divers programmes gouvernementaux, puisse s’améliorer la présence des artistes et des galeries à l’étranger : ateliers d’artistes à l’étranger, implication plus grande des ambassades et des délégations générales au plan de l’information et du réseautage, organisation d’événements internationaux, programmes de subventions aux galeries, etc. Certains de ces programmes existent déjà et ils pourraient évidemment être améliorés, mais il n’y a jamais de miracle. La capacité, pour des galeries, de faire connaître des artistes locaux et d’« exporter » leurs oeuvres à l’étranger tient largement au dynamisme du milieu lui-même. Les galeristes en sont conscients : il faut tout à la fois des institutions fortes (musées, écoles), des événements significatifs (expositions, foires, biennales), de bons artistes et le plus grand nombre de collectionneurs possible. « Ce sont là, conclut un galeriste londonien que nous avons interrogé, des conditions qui permettent à une ville d’acquérir le statut d’une ville importante en art ». C’est ce qui est arrivé à Londres, depuis la construction de la Modern Tate Gallery et l’apparition de plusieurs nouvelles galeries, et c’est ce qui arrive actuellement à Berlin. En d’autres termes, la visibilité que peuvent acquérir l’art et les artistes d’un pays sur la scène internationale n’est jamais totalement indépendante de l’émergence d’une demande privée et publique suffisante[20].