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Comme tous les domaines de la sociologie, la sociologie de l’art s’est largement développée en appliquant à son objet d’étude central des problématiques relevant essentiellement ou également d’autres domaines de la sociologie. Au cours des quarante dernières années, la sociologie de l’art a connu un développement considérable en approfondissant l’étude de thèmes tels que le marché de l’art, le travail et les professions artistiques, les institutions culturelles ou encore l’étude des publics et de la consommation culturelle, empruntant pour cela très souvent à des disciplines voisines de la sociologie (telles que l’économie, les sciences politiques, l’histoire — celle de l’art en particulier...), mais aussi à d’autres champs de la sociologie. C’est d’ailleurs en entretenant un dialogue beaucoup plus étroit avec les autres domaines de la sociologie, que cela n’avait été le cas jusqu’alors, que des auteurs tels que Pierre Bourdieu et Raymonde Moulin en particulier ont fait considérablement progressé la discipline en France à partir des années 1960.

Depuis, le dialogue est resté ininterrompu. La sociologie de l’art, désormais fortement ancrée dans le domaine de la sociologie, a poursuivi son développement en intégrant bien souvent les nouvelles problématiques qui ont irrigué depuis lors la sociologie de façon beaucoup plus large.

Afin de dépasser les clivages traditionnels et en espérant renouveler en partie le regard et les analyses consacrés à l’art, nous avons proposé de consacrer un numéro de Sociologie et sociétés aux approches réticulaires et notamment spatiales de l’art.

Dans ce numéro nous aborderons la réarticulation actuelle de ces concepts avec des recherches récentes qui sont regroupées en plusieurs sous-thèmes :

  1. Territoire, nation et marché international des biens symboliques ;

  2. Genre, style et territoire ;

  3. Lieux de création ;

  4. Identité et territoire ;

  5. La polysémie du « territoire » : les oeuvres et le territoire du sociologue.

Parmi les thématiques qui ont soulevé un intérêt marqué depuis les années 1990 en sociologie figure celle de la globalisation et, parmi tous les articles du présent numéro consacré aux rapports entretenus entre les notions d’art et de territoire, c’est précisément cette thématique de la globalisation ou de l’internationalisation, qui fait l’objet du plus grand nombre de contributions. Depuis les années 1990, de très nombreuses études se sont développées sur ce thème, souvent dans les pays anglo-saxons, sur la base de travaux empiriques dont la consistance n’apparaît toutefois pas toujours assez clairement. Bien souvent, les auteurs ayant exploré cette voie semblent avoir été davantage tentés par la « grand theory » que par une mise au jour minutieuse des mécanismes de la globalisation et de l’ampleur du phénomène. Trop peu de données sectorielles sous-tendent les différents travaux et bien peu de ces données ont été produites de façon contrôlée par les différents chercheurs pour appuyer leurs raisonnements. À l’inverse, les différentes contributions réunies dans ce numéro relèvent d’une démarche très éloignée des discours généraux sur la globalisation, et les auteurs montrent bien, à partir d’enquêtes rigoureuses (Couture, Fabiani, Fournier et Roy-Valex, Quemin, Uzel) que bien des idées reçues sur le sujet peuvent faire l’objet de réexamen. Il est également notable — et réconfortant — qu’à partir de terrains en partie similaires, en partie différents (Le Mois de la Photo et la mondialisation de la scène artistique, notamment analysée à partir de l’exemple du Festival of Light, par Couture, l’inscription d’un courant artistique national, voire régional, l’Arte Povera, sur la scène artistique internationale par Fabiani, la place des galeries québécoises d’art contemporain dans les grandes foires internationales par Fournier et Roy-Valex, la place des pays non-occidentaux ou périphériques sur la scène internationale de l’art contemporain par Quemin, les nouvelles formes de consécration des artistes pratiquant la vidéo par Uzel) des conclusions communes sont dégagées. Tous les auteurs permettent ainsi de questionner la pertinence de l’expression — qui s’impose trop souvent par son apparente évidence — d’« art contemporain international ». Un à un, les auteurs montrent tous la persistance de l’influence des frontières géographiques sur la création et la reconnaissance artistique mais aussi sur la valorisation financière de l’art quand les discours qui s’imposent trop souvent par leur fausse évidence insistent, au contraire, sur le dépassement du facteur territorial.

Sur la dimension internationale

Ainsi, comme le souligne Quemin, les mondes de l’art véhiculent largement des représentations selon lesquelles la création serait aujourd’hui déterritorialisée : la nationalité ou le pays de résidence des artistes n’exercerait guère d’influence sur leur reconnaissance puisque ces derniers seraient, selon l’idéologie romantique bien connue, libres de la société dans laquelle ils vivent. Par ailleurs, cette croyance est encore renforcée aujourd’hui par les mouvements de mode qui affectent les mondes de l’art et affirment rapidement l’existence d’un phénomène de mondialisation, de globalisation et de métissage. Pourtant, l’étude objective du marché et des institutions artistiques fait apparaître, au contraire, une situation toute différente. Quels que soient les critères pris en compte, Quemin montre qu’il existe une hiérarchie très forte sur la scène et sur le marché de l’art contemporain qui place nettement en tête les États-Unis, suivis de très près par l’Allemagne. Si la Grande-Bretagne, l’Italie et la France jouent encore un rôle régulier, quoique mineur par rapport aux deux pays précédents, les autres nations n’occupent qu’une place très faible, voire négligeable, à l’échelle internationale. Aujourd’hui encore, et malgré les discours les plus optimistes qui masquent cette réalité, le monde international de l’art se caractérise par l’existence objective d’un centre et d’une périphérie, et cette hiérarchie entre pays est d’autant plus insidieuse qu’elle est constamment tue, voire niée.

En étudiant la place des galeries québécoises d’art contemporain dans les grandes foires internationales, à une époque qui n’est plus à la seule internationalisation mais à la mondialisation, Fournier et Roy-Valex montrent comment un marché national s’articule avec un marché résolument international. Les auteurs font clairement ressortir comment la dimension internationale est devenue essentielle pour les galeries d’art contemporain.

La participation à une foire doit s’intégrer dans un plan ou une stratégie plus large de mise en marché à l’international, impliquant notamment une participation à la foire renouvelée sur plusieurs années, des collaborations et des échanges avec des galeries étrangères, l’établissement et le maintien de contacts avec des directeurs de foires, des conservateurs, des collectionneurs, etc. Les activités que mènent à l’étranger les galeries sont en fait nombreuses et diversifiées. (...) La participation à une foire n’est donc pas (...) en soi une stratégie de développement à l’international, mais une activité parmi d’autres.

Là encore, l’internationalisation incontestable ne signifie nullement effacement de l’influence territoriale, puisque : « L’analyse de la participation aux diverses foires internationales permet de dégager deux tendances, pour ne pas dire deux lois : celle du marché et celle de la proximité. D’abord, la loi du marché. Les galeries privilégient en général les foires qui donnent accès aux marchés les plus importants : fiac pour la France, Art Cologne pour l’Allemagne, Art Chicago pour les États-Unis. Si Art Basel est une foire si importante, c’est qu’elle donne accès, en raison de sa localisation, à l’ensemble du marché européen. Ensuite, la proximité. Les foires internationales sont, sauf Art Basel, des foires largement nationales. »

À partir d’une étude de cas approfondie, Fournier et Roy-Valex offrent donc une remarquable illustration de la persistance du facteur géographique, puisque celui-ci se prolonge notamment par l’insertion dans des réseaux et par l’accès à des marchés différents.

Genre, style et territoire

Le texte de Couture offre un complément idéal à l’enquête précédente. Si celle-ci étudiait en grande partie l’accès des artistes canadiens au marché international, l’étude de Couture illustre la dimension institutionnelle à travers le cas d’une biennale. À partir du Mois de la photo à Montréal, Couture analyse ainsi l’extension géographique des relations entre la scène artistique québécoise et le monde international de l’art contemporain. Le cas particulier de la photographie permet d’étudier ce processus non pas à travers les grandes métropoles internationales qui dominent habituellement l’espace des arts plastiques, mais à travers des lieux plus « excentrés » qui s’organisent pour fonctionner en réseau. Ce contournement des métropoles traditionnelles permet d’ailleurs de poser Montréal comme un des lieux de la scène artistique mondiale.

Pour sa part, en analysant le succès international de l’Arte Povera, Jean-Louis Fabiani étudie le prolongement international d’un mouvement territorialisé, localisé, mais qui se garde bien de revendiquer toute identité locale. Son texte fait ainsi remarquablement écho à celui de Martine Azam sur les artistes français de la région toulousaine. Contrairement à bien des artistes revendiquant leur ancrage national ou même régional, les plasticiens rattachés au courant de l’Arte Povera ont, à partir d’un ancrage territorial indéniable, opté pour l’ouverture internationale, vers New York en particulier, ce qui a permis d’assurer la reconnaissance du mouvement. « [Les artistes] sont sortis du contexte italien avant même d’être reconnus sur la scène internationale. Dès qu’ils y sont apparus en tant que tels, ils ont tiré des ressources inédites de leur position relativement périphérique pour affirmer l’originalité et l’irréductibilité de leur présence. » Ce qui aurait pu constituer un stigmate est donc devenu une ressource, la dimension nationale étant habilement mobilisée pour mieux pénétrer New York, place centrale du monde international de l’art contemporain.

Alors que la contribution de Quemin traite des arts plastiques dans leur ensemble et celle de Fabiani d’un courant particulier dans ce domaine, l’article d’Uzel, comme auparavant celui de Couture consacré à la photographie, est centré sur l’étude d’une forme de pratique artistique particulière, celle de la vidéo. La possibilité de reproductibilité technique permet aux artistes d’accéder simultanément à un grand nombre de lieux, de surcroît parfois fort éloignés les uns des autres. Apparaissent ainsi de nouvelles trajectoires d’artistes qui semblent largement spécifiques à ce nouveau médium. L’artiste n’acquiert plus le statut international qu’une fois ses oeuvres montrées et reconnues à l’échelle nationale, il peut, au contraire, chercher directement la reconnaissance internationale afin de mieux asseoir sa notoriété et sa consécration au plan national ou local. Si, en étudiant les arts plastiques en général, Fournier et Roy-Valex notaient précédemment que l’on peut penser qu’une condition, pour qu’un artiste puisse accéder au marché international, est qu’il soit déjà connu et coté au plan national (ou que la galerie qui le représente le soit), Uzel montre, à partir du cas particulier de la vidéo, que, paradoxalement, tel n’est pas toujours le cas : il existe également des stratégies visant à construire une notoriété davantage nationale ou « locale » en s’appuyant sur la caution de l’international.

On le voit, les textes précédents se complètent donc remarquablement. Les articles composant le présent numéro de Sociologie et sociétés offrent également une belle illustration de l’intensité des échanges existant entre les sociologues de l’art canadiens francophones et leurs homologues français. À cet égard, l’examen des bibliographies est particulièrement explicite. Loin d’exister des corpus de références étanches entre auteurs français, d’une part, et canadiens, d’autre part, ce sont largement les mêmes auteurs qui sont mobilisés par les uns et les autres pour étayer leurs travaux. La démarche, de part et d’autre de l’océan Atlantique, apparaît, elle aussi, très proche, avec une forte place accordée à l’approche empirique et au travail d’enquête. Sur ces deux points, la comparaison des différents textes centrés sur la dimension internationale (Couture, Fournier et Roy-Valex, Fabiani, Quemin, Uzel) est très révélatrice.

Lieux de création et de diffusion

La notion de territoire fait appel aux concepts d’espace et de lieu, termes qui ont été adoptés par un important réseau américain de chercheurs dans le champ de la sociologie de la culture et en études urbaines (« The Space and Place Network » associé aux pratiques inégalitaires de l’Association américaine de sociologie). Durant les années 1990, plusieurs recherches en sociologie de la culture se sont penchées sur l’espace et le lieu dans leurs études des rapports de force entre groupes sociaux afin de comprendre les pratiques d’inégalités (par exemple, Blau, 1991, sur la géographie spatiale des pratiques culturelles et Zukin, 1994, sur la culture matérielle et les dimensions sociales du paysage). Dans une autre optique, des urbanistes ont étudié des centres urbains engagés sur la scène internationale de l’art afin de développer des politiques qui encourageraient l’accroissement des activités artistiques et culturelles (Latouche et al., 1988 et 1990).

Deux textes présentés dans ce numéro offrent de nouvelles perspectives qui enrichissent ces débats sur les lieux de création et l’importance des caractéristiques de ces lieux pour les mondes de l’art.

Le premier de ces textes, celui de Howard Becker, est une réflexion sur « les lieux du jazz » s’inspirant du vécu de l’auteur en tant que musicien à Chicago durant les années 1940 et 1950. Ce texte constitue un témoignage fascinant d’un des rares sociologues de renom ayant mené par ailleurs une carrière d’artiste professionnel. Cependant, le texte de Becker va au-delà de l’étude de cas et démontre l’intérêt sociologique de bien comprendre le caractère et les paramètres du lieu de création et de diffusion pour l’art et l’artiste. Selon Becker, les lieux du jazz forment et informent les pratiques de musiciens de manière très concrète. Si les bars, les boîtes de nuit et les salles de danse ont constitué les lieux habituels du jazz, Becker nous fait remarquer que l’émergence de nouveaux lieux a produit des occasions de changements dans les manières d’écouter cette musique aussi bien que dans les façons des jazzmen de la jouer. La notion du « lieu » comporte un aspect physique (par exemple, un immeuble ou un espace) qui a été « socialement défini » par

[...] les usages attendus, par les attentes partagées sur le genre de personnes qui viendront prendre part à ces activités, et par les arrangements financiers qui sous-tendent tout cela. Et défini surtout par un environnement social plus vaste, qui en même temps fournit des opportunités et assigne des limites à ce qui peut se passer. Un lieu, ainsi défini, peut être aussi grand qu’une ville (aussi grand que Kansas City dans les descriptions précédentes) ou aussi petit qu’un night-club ou une salle de concert.

Le caractère du lieu renvoie ainsi aux utilisateurs divers et aux interactions entre publics, patrons, musiciens et autres interprètes (tels que les danseuses qui faisaient du strip-tease). Des conventions et des contraintes sont nées dans les situations sociales diverses (entre autres, soirées dans les clubs, galas de mariage ou de Bar Mitzvah). Le contexte sociohistorique d’une Amérique ségrégationniste avait également des incidences sur les possibilités d’un groupe de musiciens composé d’individus d’orgines ethniques différentes. Le lieu et ses conditions sociales ont influencé ce que les musiciens pouvaient faire. Puisque beaucoup de musiciens jouaient dans toute la gamme de lieux disponibles, ils ont appris un répertoire varié et les combinaisons de styles divers. Par son portrait de la vie d’un jazzman à Chicago pendant les années 1940 et au début des années 1950, Becker nous offre une nouvelle perspective sur l’effet du lieu dans la production sociale de la musique et dans la constitution du vécu du créateur.

Le texte de Véronique Rodriguez étudie les liens entre la transformation des pratiques en arts plastiques et le déplacement de l’atelier comme lieu de création et de diffusion. Rodriguez retrace l’évolution historique de l’atelier du plasticien à l’aide de la notion de médiation. Au xixe siècle, les artistes se servaient de l’atelier comme d’un lieu de travail permanent, lieu qui leur donnait une certaine indépendance par rapport à ce qu’elle appelle le « devenir public » de l’oeuvre. L’atelier répondait aux conditions du mode de production et de diffusion des artistes, conditions associées à la croissance de la catégorie professionnelle d’artiste et de ses droits de diffusion à l’époque. Or, la pratique in situ, notamment dans le contexte de l’art minimal des années 1960 et 1970, a transformé les modalités de production, entre autres, par l’intégration du parcours du spectateur dans les lieux publics. L’artiste qui délaisse l’atelier comme lieu de création s’ouvre ainsi à un travail de médiation de l’oeuvre. Selon l’auteure :

En produisant in situ, ce ne sont donc plus les oeuvres qui voyagent en caisse, avec tous les risques de dommages que l’on peut imaginer, mais l’artiste qui se déplace d’un lieu d’exposition à un autre, reprenant en cela une ancienne modalité du travail artistique, celle des fresquistes, des mosaïstes, etc. au xve siècle.

Selon Rodriguez, ce retour à la pratique du travail in situ est associé à un phénomène « d’exacerbation de l’exposition » qui oblige l’artiste à sortir de l’espace contrôlé de l’atelier afin de s’engager activement dans la diffusion de son oeuvre. Le texte de Rodriguez confirme ainsi les propos de Becker sur l’intérêt d’étudier les dimensions sociales des lieux de création et de diffusion afin de mieux comprendre les contraintes et les conventions des mondes de l’art à des moments sociohistoriques précis.

Identité et territoire

L’identité sociale est souvent articulée autour de l’appartenance des individus ou des groupes aux territoires réels ou imaginaires, matériels ou symboliques, territoires situés dans le temps ou hors temps. Au Québec, les notions de territoire, de nation et d’identité par rapport à l’art ont figuré dans maintes recherches, entre autres, dans les travaux d’Andrée Fortin sur les identités en région, de Guy Bellavance sur l’exil et le cosmopolitisme et de Guy Sioui Durand sur l’altérité. Cette dimension du territoire évoque la double action d’exclusion et d’inclusion définie par toute frontière qui sert à délimiter et à distinguer entre « nous autres » et les autres (Lamont et Fournier, 1992). Trois textes exposent des dimensions différentes des évocations du territoire dans le travail identitaire en présentant des études de groupes qu’on pourrait qualifier de minoritaires ou périphériques parce qu’il s’agit de groupes qui ne se sont pas identifiés aux forces hégémoniques d’un champ centralisé de la production artistique.

Jan Marontate examine l’ancrage des réseaux artistiques dans des lieux spécifiques en région périphérique. Son texte porte sur des initiatives de diffusion de l’art contemporain en Nouvelle-Écosse qui ont été entamées par des artistes, des conservateurs et des commissaires d’exposition durant les années 1990. Il présente trois initiatives qui adoptent des stratégies fort différentes concernant la question d’appartenance à la région et de mise en évidence des singularités locales. À un pôle, la Société des projets d’art contemporain (Contemporary Art Projects Society) organise des événements afin de démontrer la nature « branchée » des Haligoniens (habitants d’Halifax) afin de rehausser le statut de la capitale comme centre avant-gardiste. À l’autre extrême, le Rallye des ateliers, un programme qui vise à promouvoir des visites aux ateliers d’artistes à travers la province et qui met en vedette les singularités de la région et les caractéristiques locales, traitant ainsi le contexte rural et périphérique comme un atout. Le troisième cas, l’initiative appelée Artspots (le titre d’une série d’émissions télédiffusées et d’un projet de diffusion à partir d’un site Web) est fondé sur une stratégie mixte qui présente l’art contemporain dans un contexte local avec une visée nationale.

Marontate analyse les stratégies de diffusion en fonction de trois formulations théoriques de l’espace social de l’art contemporain : 1) les approches « culturelles » qui mettent l’accent sur les enjeux identitaires et qui insistent sur la commensurabilité des formes différentes ; 2) celles fondées sur des théories d’inspiration structuraliste qui sont associées à ce que DiMaggio a appelé « le modèle organisationnel de la haute culture » (DiMaggio, 1992) ; et 3) le modèle hybride de Becker fondé sur l’interactionisme symbolique. Les trois stratégies présentent des points de repère privilégiés pour un examen des logiques des mondes de l’art en territoire excentrique. Le texte présente ainsi une étude rare de la question d’identité par rapport à la pratique artistique en région périphérique au Canada en dehors du Québec.

Le texte de Martine Azam poursuit la réflexion sur les enjeux identitaires dans les communautés artistiques en dehors des grands centres. Azam examine la problématique du « credo identitaire comme ressource pour l’art » dans une étude de la région toulousaine en France. Située dans la région Midi-Pyrénées, la ville de Toulouse est depuis longtemps un centre important pour les débats sur la valorisation de la culture régionale et, plus particulièrement, sur les conditions de reconnaissance de l’art produit localement. Selon Azam, les arts plastiques constituent « une arme » déployée pendant les périodes d’opposition au centralisme parisien. Cependant, Azam observe que les médiateurs d’un art contemporain et international ont tendance à s’opposer à toute localisation et, par conséquent, des revendications identitaires sont associées à une attitude de repli « servant d’alibi à la médiocrité ». Azam présente une analyse de l’évolution du credo identitaire pendant des temps forts de l’histoire artistique locale qui met en évidence l’émergence de nouveaux espaces pour les arguments identitaires dans les mondes de l’art en émergence.

Azam propose que les caractéristiques de la contemporanéité et les possibilités offertes par des nouvelles technologies de communication changent les modalités de constitution des réseaux et

dans ce contexte de mondialisation des échanges et de protestation contre cette mondialisation, la vogue multiculturaliste, conjuguée avec l’affirmation progressive des pays périphériques, pourrait alors donner un nouveau souffle aux expressions identitaires locales et dessiner l’émergence d’un monde de l’art trouvant à s’organiser dans d’autres espaces que celui occupé par l’art contemporain.

Dans un troisième texte qui se penche sur les rapports entre l’identité et le territoire, Clara Lévy présente une étude sur la place des écrivains juifs par rapport à la notion d’une littérature nationale française. Le concept d’une littérature nationale française est ancré dans une essence qui est définie « non seulement par rapport à la langue, mais aussi par rapport à une population et par rapport à un espace, à circonscrire, à gérer et à mettre en fiction » (Lüsenbrinck, 1994, cité par Lévy). Lévy cherche à comprendre le non-développement d’une littérature juive française après 1945 en comparant les écrivains juifs de langue française à d’autres catégories d’écrivains (des écrivains juifs américains et des écrivains régionalistes de langue française) et en comparant des écrivains francophones de souche séfarade et ashkénaze.

Dans sa comparaison avec les Américains, Lévy note le peu de sociabilité entre écrivains juifs en France qui renvoie, entre autres, à l’absence de structure communautaire fédératrice de la population juive de France, à l’absence de manifeste esthétique et politique et à l’absence de lien, institutionnel et symbolique, reliant étroitement les écrivains juifs de langue française entre eux. Elle décèle quelques ressemblances entre les écrivains juifs et les écrivains régionalistes de langue française, entre autres le fait d’être né en dehors des grands centres. Ses recherches sur la production littéraire en français des séfaradim et ashkénazim laissent supposer qu’il y avait une littérature judéo-maghrébine de langue française avant 1945, dont l’existence renvoie à « l’inscription sociohistorique des écrivains séfaradim dans l’histoire littéraire maghrébine » et à leur différenciation des auteurs arabo-musulmans et auteurs français. Cependant, Lévy insiste sur la nécessité d’étudier les ouvrages des écrivains judéo-maghrébins, surtout ceux parus après 1945, dans le contexte de l’ensemble des ouvrages des écrivains juifs de la même époque qui expriment une conception contemporaine de l’histoire juive. Dans cette optique, afin de comprendre la spécificité de la production littéraire des écrivains juifs de langue française, il faut reconnaître l’inscription des oeuvres dans un territoire symbolique de la mémoire collective.

La polysémie du « territoire » : les oeuvres et le territoire du sociologue

À travers plusieurs contributions (notamment celles de Nathalie Heinich et de Clara Lévy), le présent numéro de Sociologie et sociétés rend également compte d’un développement récent de la sociologie de l’art visant à procéder à une sociologie des oeuvres. Le projet n’est pas nouveau puisqu’il constitue l’un des premiers pôles de développement de la discipline, ce depuis les travaux de Goldmann et Lukacs. Toutefois, plus près de nous, il a fait l’objet de nouvelles analyses, de la part de Pierre Bourdieu et de ses collaborateurs tout d’abord, mais aussi, plus largement, d’un ensemble de chercheurs appartenant à des courants plus divers et réunis au sein du groupe de Recherches Oeuvres, Publics, Sociétés (OPuS) du Centre national de la recherche scientifique en France.

Dans son analyse d’une oeuvre de fiction, Nathalie Heinich aborde également la question de la polysémie de la notion du territoire dans un texte qui a suscité un débat sur le « territoire » du sociologue de l’art. Elle insiste sur l’importance de l’étude des fictions, « en tant que phénomènes à la fois collectifs et imaginaires ». Selon Heinich, une sociologie des fictions

ne se réduit ni à une forme d’esthétique sociologique, ni à une entreprise de « déconstruction » textuelle visant à démontrer pour la énième fois la relativité des visions du monde selon les cultures, ni à une volonté de réhabilitation des oeuvres mineures au nom de l’égalité entre les cultures.

Il s’agit plutôt d’une sociologie non normative et rigoureuse qui prend pour objet « ces “choses” trop délaissées par la sociologie parce qu’elles ne sont pas des “faits” — les fictions, en tant que phénomènes à la fois collectifs et imaginaires ».

Son texte présente une analyse structurale de l’articulation entre les différentes dimensions du territoire à travers l’examen d’un roman — Qui a ramené Doruntine? — de l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré (1980). Ce roman offre :

à partir d’une histoire de déplacement entre territoires, une remarquable articulation entre la pluralité des dimensions qu’engage, de façon générale, la question territoriale, du plus individuel au plus collectif : enjeux psychanalytique, anthropologique, historique, religieux, politique.

Cette analyse vise à dégager un modèle dans la tradition anthropologique de l’analyse des mythes des peuples primitifs, ce qui a suscité de vifs débats. Ce numéro thématique s’achève sur un échange de points de vue entre trois auteurs (Nathalie Heinich, Mary Leontsini et Antoine Hennion) concernant le territoire du sociologue de l’art.

Mary Leontsini met l’accent, elle aussi, sur l’importance sociologique de l’étude des fictions et observe que l’oeuvre romanesque de Kadaré constitue « une instance de médiation pour notre compréhension de l’expérience collective d’un pays entier longtemps méconnu. C’est à partir de ces fictions qu’on forge notre regard et notre discours à la fois sur une partie de l’Europe jusqu’à très récemment vouée au silence ». Néanmoins elle insiste sur une réarticulation de la notion de contexte afin de tenir compte de l’histoire du mythe précis (dans ce cas le mythe du frère mort) dans le folklore des Balkans ainsi que de la logique de ce genre de narration. Elle propose également une vision plus diversifiée des théories postmodernistes et des pratiques de déconstruction dans un appel à la redéfinition des enjeux.

Pour sa part Antoine Hennion propose une vision de la logique de la recherche en sociologie de l’art qui va à l’encontre de « la posture surplombante qui dispose à sa volonté des acteurs », posture qu’il décèle dans l’approche d’Heinich. Hennion propose une défense (non sans éléments critiques) des contributions du constructivisme et du pragmatisme à l’étude de l’oeuvre de l’art en contexte et des ses médiateurs. La réponse d’Heinich nous permet de conclure ce numéro sur un débat qui touche aux fondements théoriques et méthodologiques de la sociologie contemporaine ainsi qu’à la définition même de ce territoire toujours naissant du sociologue des arts.

Nathalie Heinich, enfin, répond à ses deux lecteurs. Elle aborde deux séries de questions présentes dans les commentaires : les questions portant sur des interprétations multiples du structuralisme ainsi que sur leur lien avec l’analyse contextuelle et l’analyse pragmatique, et les questions sur les implications de la « délicate question du post-modernisme ». Heinich termine avec un plaidoyer pour un choix de méthode qui dépend avant tout des caractéristiques de l’objet. Son analyse de l’oeuvre de fiction de Kadaré, ayant comme objet « la mise en évidence des relations existant entre plusieurs catégories d’éléments, et sur les homologies entre ces relations » nous offre non seulement une réflexion sur les dimensions multiples du territoire dans le domaine de l’art mais aussi une démonstration d’une nouvelle articulation du structuralisme en sociologie de l’art :

« ...pour comprendre cela, encore faut-il être sorti du paradigme explicatif et du paradigme herméneutique (recherche des causes et des significations), qui domine une conception  “scientiste” des sciences de l’homme directement modelée sur les sciences de la nature, et avoir intégré le paradigme “explicitatif” que Paul Veyne, avant moi, a si bien défendu et pratiqué. »

En conclusion, ce numéro thématique invite ainsi à un débat sur le territoire de la sociologie aujourd’hui.