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La place du montage dans la théorie

Dans le cinéma allemand de la première moitié des années 1920, le montage n’existe pas. Ou, pour nuancer une telle affirmation qui, de toute évidence, ne pourra apparaître qu’absurde si on la prend au pied de la lettre : le cinéma allemand de cette période ne connaît pas la notion de montage. Certes, il ne faut pas confondre les mots et les choses, ni identifier une lacune terminologique à une absence au niveau de la pratique. Toutefois, le fait que ce terme — qui vers la fin des années 1920 sera devenu, en Allemagne également, l’un des concepts clés de la théorie du cinéma — ne figure pas dans les discours de l’époque est un indice important. Car, en l’occurrence, l’absence du mot me semble en effet témoigner d’une étrange indifférence vis-à-vis de cet aspect du travail de production, et ceci en dit long sur la manière dont on conçoit la pratique esthétique au sein de l’institution cinématographique allemande.

Il semblerait alors que l’importance du phénomène n’ait pu être comprise qu’à travers la rencontre avec le cinéma de montage des Soviétiques, qui eut lieu dans la deuxième moitié des années 1920. Cependant, même le fait de visionner ces films ne suffit pas pour introduire la notion dans la théorie. Quand Béla Balázs se réfère au Cuirassé Potemkine en 1926, dans une conférence donnée pour l’association des opérateurs, il exalte surtout le travail productif de la caméra [2]. Ceci lui vaut par la suite une célèbre réplique de la part d’Eisenstein : « Béla oublie les ciseaux [3]. »

Selon Eisenstein, il y a deux raisons pour cette exaltation du travail de l’opérateur. La première relève des intérêts professionnels du public auquel Balázs s’adresse : il parle devant l’union des opérateurs — et c’est donc la caméra qui est au centre de ses réflexions. Il s’agirait, autrement dit, d’une tentative de mettre au premier plan le rôle du travail de la prise de vues en négligeant alors tous les autres aspects du travail de production. Pour Eisenstein, ce corporatisme résulte des conditions de travail dans le contexte d’une industrie capitaliste. La deuxième raison tient donc plus directement de la base économique de la production cinématographique en Occident :

Balázs ignore que le collectivisme ne s’applique pas seulement au film mais aussi à sa production, au travail. Il n’a d’ailleurs pas eu la possibilité de s’en apercevoir. Il viendra en U.R.S.S. en juillet. Alors il comprendra. En Allemagne, l’homme est un loup pour l’homme, et c’est un billet de banque qui lie le metteur en scène et l’opérateur. L’union basée sur un intérêt non matériel n’y existe pas.

Le « starisme » de Balázs c’est l’individualisme des pays bourgeois en général. On ne conçoit rien en Occident hors de cette notion. Il faut que quelqu’un soit une « star ». Et que ce quelqu’un soit le seul à l’être. Hier c’était l’acteur. Cette fois-ci, il faut que ce soit l’opérateur. Demain ce sera l’éclairagiste.

Eisenstein 1974, p. 159-160

Mais ceci n’est, en fin de compte, que le point de départ de l’argumentation d’Eisenstein. En bon matérialiste, il considère la « base économique » comme un fondement absolu et irréductible. Mais, au bout du compte, le véritable enjeu du débat est d’ordre esthétique, et ainsi il lui faut établir un lien entre le mode de production capitaliste, la construction discursive de l’opérateur comme « star » et l’oubli flagrant du montage en tant qu’étape décisive du travail artistique. Pour Eisenstein, c’est toute la pensée théorique de Balázs qui se trouve contaminée par l’individualisme bourgeois. Ce n’est alors pas seulement au niveau de l’organisation du travail que l’on a affaire au star-système, le même travers est aussi à la base de la position esthétique défendue par Balázs : « C’est la “starisation” de l’image en elle-même » (Eisenstein 1974, p. 161).

Méconnaissant de la sorte les véritables principes esthétiques qui gouvernent — selon Eisenstein du moins — le travail de production cinématographique, Balázs ne saurait qu’aboutir à une conception de l’image filmique erronée qui, en fin de compte et malgré les déclarations du théoricien hongrois, la rapproche de la peinture de chevalet. Conçue comme une unité relativement autonome, chez Balázs l’image de film est essentiellement le produit du travail créateur de la caméra et de la mise en scène. Pour Eisenstein, par contre, le plan individuel n’est qu’un fragment :

L’image ne traite l’objet que dans le but de l’utiliser en interdépendance avec d’autres fragments. C’est caractéristique que Balázs dit toujours « tableau », « image », et jamais « fragment ». L’image n’est rien que le prolongement du choix. Du choix de tel objet précisément et non d’un autre ; d’un objet précisément de ce point de vue, avec ce « cadrage » (Ausschnitt, comme disent les Allemands) et non un autre. Et les conditions cinématographiques créent l’« image-figure » à partir de la mise en rapport de ces « cadrages ».

Eisenstein 1974, p. 162

Même si l’on ne partage pas sur tous les points les explications fournies par Eisenstein en ce qui concerne les raisons économiques et idéologiques qui amèneraient Balázs à « oublier les ciseaux », dans l’ensemble il n’a certainement pas tort. Les intérêts corporatistes du public auquel ces remarques sont destinées sont sans doute un facteur non négligeable dans l’orientation générale du discours balázsien. À ceci, Eisenstein (1974, p. 163) ajoute encore une autre observation qui nous ramène au point de départ de ces réflexions : « Mais on ne peut exiger de quelqu’un des réflexions sur “l’image comme élément du montage” alors que cette notion est totalement inexistante en Allemagne. »

Et, en effet, Eisenstein ne s’y trompe pas : dans son livre de 1924, Der sichtbare Mensch [4], Balázs semble ignorer le terme « montage » qui n’apparaît alors nulle part dans les pages de ce livre. Et s’il y a un chapitre qui parle du phénomène de l’agencement des plans ou des séquences, le théoricien y utilise alors le mot Bilderführung. Difficile à traduire, cette expression — qui même en allemand peut être considérée comme une sorte de néologisme — met l’accent sur la construction d’une suite d’images, d’une « tracée des images » constituant quelque chose qui serait un peu l’équivalent d’une ligne mélodique (en musique, on parle en effet de Melodieführung).

La Bilderführung, c’est la suite des images et leur tempo, et c’est l’équivalent du style en littérature. Tout comme il est possible de raconter une même histoire de différentes manières, l’effet dépendant alors de la prégnance et du rythme des phrases individuelles, la Bilderführung donnera au film son caractère rythmique. […] La Bilderführung est le souffle vital des films et tout dépend d’elle.

Balázs 1982, p. 117

Dans l’exposé qui suit, Balázs se concentre notamment sur la composition d’une structure d’ensemble des films ainsi que sur certains procédés que le metteur en scène peut employer pour créer des rapports temporels à l’aide d’images intercalées, de séquences de « passages ». Il mentionne ici aussi le « simultanéisme » qu’il voit à l’oeuvre dans des films d’Abel Gance quand celui-ci intercale, par exemple, des scènes de la vie au village dans une séquence montrant le destin du héros dans la capitale, sans que ces scènes aient une véritable pertinence au plan narratif. Or, Balázs considère de telles figures de montage plutôt comme une erreur, car selon lui pareille construction finit par détruire la perspective temporelle du film (Balázs 1982, p. 121). Ce n’est que par rapport au « tempo » que Balázs décrit un phénomène qui renverrait de manière directe à un effet de montage :

Dans les films de Griffith on peut observer une technique particulièrement raffinée de la Bilderführung quand, au niveau de l’intrigue, on s’approche de la catastrophe. Le tempo de l’action et le tempo des images se dissocient alors. Le tempo de l’action semble s’arrêter complètement. Celui des images, par contre, devient de plus en plus agité et précipité. Les images sont de plus en plus rapides et de plus en plus brèves, et à travers ce rythme l’atmosphère s’intensifie vers une excitation extrême. Mais l’action n’avance pas, et cette situation du dernier moment qui nous tient hors d’haleine, s’étend parfois sur un acte entier. La hache est levée, la mèche est allumée, mais un tumulte d’images passe qui — tout comme l’aiguille des secondes d’une horloge — représente une accélération du mouvement qui ne correspond pas à une accélération du temps. Avec l’accelerando des images-secondes on obtient en même temps un ritardando du temps. Le metteur en scène Griffith déploie la dernière seconde de la catastrophe comme le tableau d’une grande bataille.

Balázs 1982, p. 123

Si Balázs évoque de la sorte l’un des exemples canoniques, à savoir les sauvetages à la dernière minute chez Griffith, cités comme effets de montage par excellence et comme source d’inspiration principale des cinéastes soviétiques dans de nombreuses histoires de cinéma, on ne manquera cependant pas de remarquer qu’il n’en parle nullement en termes d’une étape spécifique dans le processus de la création cinématographique. Seule semble l’intéresser l’accélération de la fréquence des images, produisant en même temps un ralentissement de l’action. Par contre, le procédé clé permettant un tel effet, à savoir l’alternance, le cross-cutting, figure de montage pour ainsi dire fondatrice, est passé sous silence, échappant apparemment tout à fait à la perspicacité d’un auteur qui, par ailleurs, est sans aucun doute l’un des théoriciens du cinéma les plus lucides à cette époque. Balázs, effectivement, oublie les ciseaux.

Il n’est pas le seul. Un autre théoricien, Georg Otto Stindt (1924), auteur du livre Das Lichtspiel als Kunstform, publié la même année que Der sichtbare Mensch, parle du rythme des films en fonction de la longueur des plans. Sur la base d’observations assez précises et d’un chronométrage de plans dans plusieurs exemples, il constate une accélération générale de la cadence des films dans les années précédant la publication de son livre (Otto Stindt 1924, p. 84-88). Mais il n’utilise pas non plus le mot montage, ni aucun autre terme équivalent. Pour lui, comme pour Balázs, toute cette problématique relève finalement de la question du rythme.

Pour les pays de langue anglaise, David Bordwell (1986) constate à peu près le même phénomène. Là aussi, le montage n’est pas conceptualisé en tant que tel. Cela vaut aussi pour les critiques consacrées aux films soviétiques projetés dans ces pays :

Les films soviétiques qui commencèrent à gagner l’Angleterre et l’Amérique à la fin des années 1920, furent largement critiqués dans la presse populaire et dans de petites revues, mais le montage des films ne fut presque jamais examiné. Normalement, les critiques ne percevaient le montage soviétique que comme un rythme visuel confusément ressenti ; on disait de Potemkine (1925) : « Il y a une espèce de ronronnement dans ce film pendant qu’il est déployé. » « Octobre (1928) commet une erreur en bousculant trop souvent notre attention, en ne nous laissant pas le temps de regarder. » D’autres catégories de la critique s’étaient imposées avant celle du montage. La première, bien évidemment, était celle de la « propagande ». […] La technique pouvait donc être entièrement négligée ou simplement citée comme un instrument pour renforcer l’action de la propagande. Une deuxième catégorie critique dominante fut celle du réalisme. Aussi curieux que cela puisse paraître aujourd’hui, la majorité des critiques qualifièrent Potemkine (les lions de pierre et tout le reste) ou Mother (1926) de cinéma suprêmement réaliste. L’utilisation d’acteurs non professionnels, l’absence de maquillage, le tournage en décors naturels, une violence explicite sans précédent et la tendance à puiser les scénarios dans l’histoire — tout cela était bien plus important aux yeux des critiques anglo-américains que ne l’étaient les expériences de montage.

Bordwell 1986, p. 88

Bordwell constate alors que ce n’est qu’à partir du moment où les écrits théoriques des cinéastes soviétiques commencent à être traduits en anglais que le concept de montage pénètre dans les discours sur le cinéma. Ceci vaut également pour l’Allemagne : à partir de 1928, on commence à y publier des textes de Poudovkine, d’Eisenstein et d’autres, qui accordent au montage une place privilégiée parmi les moyens d’expression du cinéma. Et ainsi, dans le deuxième livre de Béla Balázs, Der Geist des Films (1930 [5]), le montage apparaît dès lors comme le procédé le plus important dans la production du sens par le cinéma :

Dans un film même le plan le plus saturé de sens ne suffira pas pour donner à l’image sa signification pleine. Celle-ci dépendra en dernière instance toujours de la position d’une image au milieu des autres. C’est-à-dire des coupures [Schnitt], ce qu’on désigne d’habitude par « montage », significativement le seul parmi les termes techniques du cinéma qui est à l’origine une expression française. C’est la dernière étape de travail de précision dans la production d’un film.

Balázs 1984, p. 82

Si dans Der sichtbare Mensch, c’est au travail de la caméra, du point de vue et du gros plan notamment de faire ressortir la physionomie [6] des hommes et des choses, Der Geist des Films présente une approche théorique beaucoup plus centrée sur le montage, sans toutefois jamais pencher du côté d’une conceptualisation en termes de ciné-langue. Balázs, dorénavant, n’oubliera plus les ciseaux, mais il ne les fétichisera pas non plus [7].

La place du montage dans la pratique de production

Mais si la notion de montage est, en effet, inconnue en Allemagne pendant la première moitié des années 1920, la pratique, l’opération technique proprement dite, ne l’est bien évidemment pas. On la désigne généralement par « Schnitt », mot qu’on pourrait traduire approximativement par « l’opération de couper » — c’est-à-dire par un terme proche de l’anglais « cutting » —, mais on doit alors tenir compte des connotations différentes que comportent toutes ces notions. Le Schnitt est sans doute l’une des tâches tombant sous la responsabilité du réalisateur, sans toutefois être considérée pour autant comme une étape marquante — et moins encore décisive — du processus créateur [8]. L’action complémentaire de l’assemblage des différents plans découpés semble être perçue comme un travail subordonné et purement mécanique. Il y a un film parodique de 1925 intitulé Wenn die Filmkleberin gebummelt hat qui présente sous forme de film dans le film une série de combinaisons absurdes — et surtout comiques — de plans. Et tout ceci est alors présenté comme la conséquence d’une négligence de la part d’une employée dont c’est la tâche de joindre les différents morceaux de film. L’attitude plutôt dédaigneuse avec laquelle on désigne la profession de la jeune femme (« Filmkleberin », c’est-à-dire la monteuse, mais le terme allemand devrait plutôt être traduit par « colleuse de film ») et dans un certain sens aussi le fait qu’il s’agit apparemment d’un travail confié à la main-d’oeuvre féminine indique qu’on a affaire à une fonction relativement peu valorisée dans l’organisation du travail de création.

Les recherches de Kristin Thompson corroborent de telles observations. Dans un article consacré aux alternatives au mode de production hollywoodien, elle discute aussi la situation en Allemagne dans les années 1920 :

And indeed it seems clear that it was the director who had responsibility for editing in Germany. Gerhard Lamprecht’s detailed filmography of German silent films lists extensive credits, including the make-up artists and still photographers—but no editors at all. Similarly, Mühsam’s study of the production roles in German filmmaking provides a detailed sample budget for a feature film, including salaries for the assistant director, hair stylist, wardrobe person, still photographer ; no expenditures for an editor are listed.

Thompson 1993, p. 394

Thompson évoque également la Kleberin en tant que personne responsable de l’opération purement technique de monter le film selon les directives du metteur en scène. De ce fait, ainsi que d’autres aspects de l’organisation du travail dans les studios allemands, Thompson (1993, p. 395-396) conclut qu’à cette époque les metteurs en scène allemands « including those working in the Expressionist style » ont en effet de nombreuses responsabilités — dont le montage —, ce qui en revanche leur permet d’avoir un contrôle plus grand sur leurs films que leurs homologues hollywoodiens.

On pourrait se demander si cela est vrai pour toutes les productions, mais en ce qui concerne les projets prestigieux, Thompson a sans doute raison. Il y a cependant encore un autre aspect qu’il ne faudra pas négliger : si dans les studios américains, la division et la rationalisation du travail dans toutes les phases de la production sont à l’origine de l’efficacité du système hollywoodien, en Allemagne on cherche à suivre un modèle autre. Pour les films ayant une forte ambition artistique, le metteur en scène joue plutôt le rôle de celui qui, entouré de spécialistes, essaie de stimuler un effort commun qui s’oriente vers un idéal qu’on n’atteindra probablement jamais, mais duquel on veut se rapprocher le plus possible. La réalisation d’un film, selon ce point de vue — imprégné, bien évidemment, d’idéologie et visant à valoriser au maximum la pratique allemande vis-à-vis d’une concurrence américaine bien plus puissante —, se présente alors comme une série de défis et de problèmes artistiques que le metteur en scène cherche à résoudre avec ses collaborateurs. Dans l’Allemagne des années 1920, on évoque alors volontiers la Bauhütte médiévale, ce groupe formé d’un architecte et des artisans travaillant à la construction d’une cathédrale gothique, en tant que modèle pour la production cinématographique [9].

Or il est frappant qu’une telle Bauhütte, composée du metteur en scène, du scénariste, du chef-opérateur et de l’architecte-décorateur, faisant appel, au besoin, aux spécialistes des trucages (et sans doute certains acteurs ont-ils également pu faire partie de ce groupe [10]), semble s’être formée avant tout au moment de l’élaboration du projet et tout au long du tournage. Si le metteur en scène garde alors le contrôle sur le processus de production, et ce d’un bout à l’autre, il prend ses décisions sur la base des propositions et des suggestions des collaborateurs ainsi que des réflexions en commun au sein du groupe. De nombreux témoignages rapportent alors comment tel effet surprenant, telle image particulièrement étonnante dans un film de Lang, de Dupont ou de Murnau a été le fruit de longues discussions, d’ingénieuses improvisations et d’interminables expérimentations sur le plateau et dans les ateliers des studios.

Il semblerait alors que, dans cette première moitié des années 1920, ce soient les opérateurs et les architectes qui, parfois en étroite coopération, mais parfois aussi dans une certaine compétition, ont largement déterminé « l’optique artistique » d’un film, comme le dit Robert Herlth (1924-1925, p. 14 [11]). À un des pôles on trouverait alors le Caligari de Robert Wiene, réduisant peu ou prou le rôle de la caméra à un pur appareil d’enregistrement, le point de vue étant pour ainsi dire fixé par les décors ; et à l’autre cette « entfesselte Kamera » tant discutée dans Le Dernier des hommes de Murnau et de son opérateur Karl Freund. Autrement dit, l’expressivité de l’image relèverait soit du profilmique, où l’architecte-peintre construit un monde censé s’accorder parfaitement avec l’action et le jeu de l’acteur, soit du travail du chef-opérateur, du cadrage, de l’éclairage, des mouvements de l’appareil et du point de vue sur les événements, les personnages et l’univers diégétique qui en résulte, soit encore d’une combinaison des deux. Mais ce n’est pas, pour citer encore une fois Robert Herlth (1924-1925), « die Kunst des Schneidens », c’est-à-dire le montage.

Dans la classification des moyens d’expression du cinéma, pas seulement au niveau des théories, mais aussi dans la manière dont on conçoit la production, le montage paraît alors occuper un rang inférieur. Étape importante et incontournable certes, mais à laquelle on n’attribue pas de fonction centrale dans la production de sens, comme c’est le cas chez les cinéastes et théoriciens soviétiques. Elle tombe sous la responsabilité du metteur en scène, mais seulement semble-t-il pour que celui-ci s’assure que le travail artistique et expressif accompli lors du tournage puisse déployer tous ses effets dans le film. Pour ce qui est de la mise en place du récit, de la succession des plans — tout ceci paraît relever surtout du domaine du scénario, là encore le montage proprement dit suit la trame fixée auparavant par le metteur en scène et le (ou la) scénariste. Une fois la longueur des plans déterminée et l’ordre des plans définitivement arrêté, c’est à la Filmkleberin d’assembler le tout.

La place du montage dans les films

Malgré cela, il serait sans doute inexact de considérer le montage dans le cinéma allemand de la première moitié des années 1920 comme une quantité négligeable. S’il est vrai qu’il n’est pas explicitement conceptualisé ni discuté en tant que moyen d’expression cinématographique, il y a tout de même de nombreux exemples où l’enchaînement des images produit des effets de sens forts. Ceux-ci paraissent d’autant plus remarquables qu’ils interviennent plutôt de manière ponctuelle. Là où le montage a une fonction surtout narrative, il est en général soit non marqué, soit carrément remplacé par le jeu des diverses sortes de fondus, d’ouvertures et de fermetures à l’iris, etc., extrêmement courant dans le cinéma allemand de cette époque comme on le sait.

Dans les cas où le montage prend effectivement une valeur rhétorique, on peut noter qu’il s’agit alors très souvent de mises en rapport complexes entre des lieux, des événements, des personnes. Et même si, au niveau des procédés, on pourrait les considérer comme des alternances, il faut bien voir que, dans leur fonctionnement, ils ne se laissent pas vraiment réduire ni à la simple articulation temporelle de deux séries simultanées du syntagme alterné, tel qu’il a été défini par Christian Metz, ni aux gestes de comparaison ou de métaphorisation du syntagme parallèle [12]. Prenons alors trois exemples parmi les films les plus connus de cette époque, des films qui d’une manière ou d’une autre ont souvent été considérés comme emblématiques du cinéma allemand des années 1920, à savoir Le Docteur Mabuse, Nosferatu et Metropolis.

Dans Le Docteur Mabuse, la toute première séquence montre à la fois l’exécution d’un crime, une machinerie criminelle sans faille, et la manière dont le docteur Mabuse se trouve au centre de toutes ces activités en tant que cerveau organisateur et maître presque tout-puissant. Des plans de Mabuse attendant d’être déguisé par son valet Spoerri et regardant sa montre alternent avec des plans montrant le crime, les différents acteurs étant reliés par des gros plans de montres, renvoyant ainsi à Mabuse assis derrière son bureau, devenant alors le point de départ et le point d’arrivée de tous les fils qui tissent ce réseau. Dans son étude des films de Fritz Lang, Tom Gunning (2000, p. 97) cite cette séquence en soulignant la complexité de son organisation :

This justly famous opening sequence exemplifies Lang’s mastery of the co-ordination of space and time through parallel editing. The various elements of the heist—Mabuse at his desk ; the henchmen on the telephone pole watching and conveying the action to Mabuse ; the train compartment in which the robbery occurs ; and the car which passes beneath the train overpass at the precise moment the briefcase is thrown from the window — are cut together in a manner which not only narrates the events but portrays them as interlocking parts of a grand plan, the mobile mechanism of Mabuse’s criminal design. Extending the discoveries of the Griffith school of parallel action, Lang co-ordinates separate points in space in terms of a rigorous and unswerving temporality. These events literally unwind like clockwork […]. Mabuse appears as the evil genius of modernity, able to extend his power through space through his careful control of time, like a spider sitting in the centre of a technological web.

Cette description rend bien les différentes dimensions de cette séquence : de l’organisation spatio-temporelle de l’action à la représentation des rapports qui se tissent entre les personnes impliquées, puis jusqu’à cet effet global qui, finalement, amène Gunning à utiliser (comme d’autres commentateurs avant lui) l’image de l’araignée au centre de sa toile. Cette image provient en grande partie d’une sorte de surdétermination dans les plans qui constituent la séquence. Déjà au niveau plastique (la récurrence insistante de formes circulaires : montres, iris), puis au niveau des actions, on a de nombreux éléments fonctionnant comme des rappels constants de cette interconnexion qui, au fait, est ce qui importe vraiment ici (le vol du contrat n’aura que peu de conséquences pour la suite de l’histoire). Autrement dit, le montage exprime quelque chose qui dépasse largement le niveau de l’articulation du récit vers la communication d’un aspect qualitatif caractérisant le personnage central. Mabuse apparaît alors ici non seulement en tant qu’« auteur » (du crime), mais aussi comme celui qui règne en maître sur tout ce qui est donné à voir, le point de référence vers lequel toutes ces séries d’images convergent [13].

Dans leur remarquable analyse de Nosferatu, Michel Bouvier et Jean-Louis Leutrat discutent un cas où la mise en parallèle de deux séries crée un effet particulier. Dans les plans 296 à 323 [14], une leçon du professeur Bulwer sur certains « vampires dans la nature » — une plante carnivore et un polype — alterne avec des images montrant l’agent immobilier Knock, devenu fou et interné dans un hôpital, qui essaie premièrement d’attraper des mouches, vraisemblablement pour les avaler, et qui ensuite regarde de manière fascinée une araignée dans sa toile avec sa proie :

Le montage établit l’ordre suivant : « Bulwer et la plante carnivore » — « Knock avalant des mouches » — « Bulwer et le polype » — « Knock et l’araignée ». S’opposent ainsi les deux figures du médecin : Bulwer qui déchiffre les mystères essentiels de la Nature, et Sievers, le directeur, qui reste perplexe devant le comportement bizarre du dément ; mais aussi le savoir mimétique, régressif, du fou, et celui, fasciné, du savant. Plus évidente se constate une double série d’interférences entre ces segments : à la conjonction en quelque sorte interne Knock/araignée (Knock fait mine de gober des mouches ; une araignée fait prisonnière une mouche) correspond celle entre Knock d’un côté et la plante carnivore et le polype de l’autre.

Bouvier et Leutrat 1981, p. 183-184

Bouvier et Leutrat discutent ce segment en termes d’« interférence », de « conjonction » et, un peu plus loin, de « contamination » créant des effets de sens multiples et complexes [15]. Outre le lien évident qui se tisse ici avec le thème général du film, c’est-à-dire le vampirisme (ce qui devient explicite également dans les intertitres rapportant le discours de Bulwer), il y a une mise en parallèle subtile entre deux phénomènes appartenant, en principe, à des ordres différents : le discours scientifique et le comportement du fou. Mais en même temps, le rapprochement des deux au niveau de la chaîne filmique semble transformer la leçon du savant — qui par ailleurs se trouve complètement isolée au sein du récit — en une explicitation des causes profondes qui sont à l’origine de la maladie de Knock, sans qu’elle en fournisse vraiment une explication. La logique du montage reste purement associative, créant un effet de sens flottant et troublant. Par contre, le rapport temporel de simultanéité qu’elle implique n’a pas de conséquence pour le récit, les personnages apparaissant dans les deux séries n’entrant pas en contact, le savoir de Bulwer n’étant pas communiqué au médecin Sievers. Les images se contaminent, sans que ce rapport se matérialise au niveau de la diégèse.

À un autre moment du film (précédant le segment qu’on vient de discuter), la logique temporelle de l’alternance semble étrangement décalée. Hutter, dans sa chambre au château de Nosferatu, est attaqué par le vampire. Nosferatu apparaît dans la porte et s’approche du lit de Hutter (plans 222 à 224). Puis commence une deuxième série : sa femme Ellen, logeant chez des amis à Brême, les Harding, fait un rêve somnambulique, sort de son lit et marche sur une balustrade. Harding, lisant dans sa chambre, l’aperçoit, court vers elle. Elle lui tombe alors dans les bras. On appelle un médecin (plans 225 à 237). Au plan 238, l’ombre de Nosferatu est projetée sur Hutter dans son lit. Puis de nouveau Ellen, également dans son lit, les bras étendus (plan 239), suivie d’un écriteau : « Jonathan, Jonathan ! Entends-moi ! » (plan 240). Au plan 241, l’ombre se baisse sur Hutter, puis disparaît. Nosferatu se redresse et se retourne (plan 242). De nouveau Ellen, comme au plan 239, et puis (plan 244) Nosferatu regardant hors champ vers la droite.

Au niveau du temps diégétique, les deux séries ne s’accordent pas vraiment. Le plan 238 semble reprendre l’action exactement là où l’on en était à la fin du plan 224, tandis que les événements à Brême se déroulent sur un temps considérablement plus long. En revanche, le plan 243 reprend Ellen dans la même position qu’au plan 239, tandis qu’au château de Nosferatu le vampire a eu le temps de sucer le sang de sa victime. Entre les plans 241 et 242, il y a même une sorte d’ellipse temporelle. Dans les deux séries, la durée des événements ne s’accorde pas vraiment : pendant la scène du somnambulisme, l’action au château semble ralentie à l’extrême, et quand Hutter subit l’attaque du vampire, la répétition du geste d’Ellen aux plans 239 et 243 suggère qu’à Brême, le temps s’est presque arrêté.

Par ailleurs, l’alternance entre les deux séries crée une sorte de communication spirituelle entre les deux lieux séparés de plusieurs centaines de kilomètres : le somnambulisme d’Ellen semble lié directement au danger qui menace Hutter, son cri apparaît comme une tentative vaine de le protéger contre le vampire ; un peu plus tard, c’est le regard hors champ de Nosferatu qui, en revanche, semble s’adresser à la jeune femme. D’Ellen à Hutter, de Nosferatu à Ellen : un lien se tisse, un contact fatal s’établit. Là encore, le montage produit un effet de sens qui transcende la simple articulation spatio-temporelle, mais qui en même temps ne peut pas non plus être vu comme relevant d’un événement diégétique clairement attestable. Si le somnambulisme d’Ellen, son cri désespéré peuvent encore s’expliquer à un niveau narratif par des prémonitions et l’inquiétude de la jeune femme, l’apparente « communication » entre elle et le vampire résulte, en revanche, du montage (surdéterminé, de nouveau, par la mise en scène, les éléments plastiques dans l’image, les lignes compositionnelles). Le bord à bord de deux plans au niveau de la chaîne filmique les lie dans tous ces cas de manière incertaine, flottante, associative.

Dans Metropolis, il y a également un segment au cours duquel le montage met en contact deux sphères logiquement séparées, établissant de la sorte une communication impossible (plans 638 à 719 [16]). Quand la fausse Maria est présentée lors d’une soirée mondaine devant un public d’hommes élégants, Freder, s’étant évanoui auparavant après avoir vu son père et la fausse Maria, est couché dans son lit. Brusquement, il se réveille et voit dans une hallucination le valet de son père (der Schmale) comme un double du moine qu’il avait vu prêcher dans la cathédrale. Ensuite, on voit à plusieurs reprises Freder, le regard dirigé vers la caméra, inséré dans une série de plans montrant la danse de Maria et son public excité, puis aussi, vers la fin du segment, les plans d’une autre hallucination de Freder, au cours de laquelle une sculpture de la Mort portant une faux, entourée des Sept Péchés capitaux, s’anime et s’avance vers lui.

Freder au lit, ses hallucinations, la danse de Maria — le montage de ces trois séries rend précaire le statut des images. Mettant sur un même plan les images de la soirée — qui au niveau de la diégèse a « réellement » lieu — et les hallucinations de Freder, la danse ainsi que les réactions du public apparaissent du coup comme fantasmées par celui-ci [17]. Cette ambivalence transforme l’alternance entre deux événements diégétiques en une construction vertigineuse. Qu’est-ce qui se passe « vraiment » lors de cette soirée ? Qu’est-ce qui est vu (par les hommes sur place), qu’est-ce qui est fantasmé par Freder ? Quel statut le spectateur devrait-il assigner à ces images ?

En guise de conclusion

Ces quelques exemples montrent que, dans le cinéma allemand de la première moitié des années 1920, le montage peut en effet jouer un rôle important dans la stratégie expressive d’un film. Que la notion même du montage soit absente dans les discours théoriques de l’époque ou que la place de cette étape du travail semble peu institutionnalisée dans l’organisation du processus de production n’équivaut nullement à son absence effective dans la structure esthétique des films. Les effets de sens qu’il produit sont surtout de l’ordre d’une mise en rapport de séries (homogènes, comme dans le cas de Le Docteur Mabuse, ou hétérogènes, comme dans le cas de la leçon de Bulwer dans Nosferatu), d’une création de correspondances entre des lieux disjoints, des personnages, des événements. Or ce qui frappe, du moins dans les exemples discutés ici, c’est qu’il est plutôt difficile d’expliciter et d’expliquer les liens exacts qui se tissent alors entre les deux séries : les relations spatio-temporelles peuvent rester incertaines, la signification des mises en rapport ne se laisse pas exprimer en termes de figures clairement définies (comme par exemple la métaphore), l’association des images produit des flottements plutôt que de la clarté. On est loin des idées d’un Eisenstein, cherchant à calculer de manière presque scientifique les effets produits par le montage. Une telle pratique, autrement dit, ne se prête guère à une théorisation élaborée. D’autre part, il faudrait entreprendre une recherche beaucoup plus détaillée au niveau de la pratique de production des films avant de pouvoir établir avec un tant soit peu de rigueur quel fut le rôle du montage dans la création de ces effets de sens par rapport aux décisions prises au niveau de la scénarisation, de la mise en scène, du filmage, etc. S’ouvre alors un champ de recherche peu exploré dans les études sur le cinéma allemand des années 1920 [18]. Car, même si des théoriciens comme Balázs ont, à un certain moment, pu oublier les ciseaux, et si, dans les studios, on ne semble pas y avoir prêté beaucoup d’attention, cela n’implique nullement qu’on ne savait pas s’en servir.