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Sur la question du montage, n’importe quel article d’ouvrage spécialisé ou de vulgarisation, n’importe quel article d’encyclopédie qui évoque l’histoire et la définition « du » montage est voué à un discours fatalement éclectique participant à la fois des instances technique, esthétique, narrative, etc. [1].

On le voit bien dans la recension qui se veut neutre du lexicographe Jean Giraud.

Ce dernier atteste de l’usage du mot « montage » à partir de 1909. Mais Giraud nourrit, dans sa nomenclature, un préjugé artistique, stylistique à l’endroit de cette question : le « montage » est, chez lui, envisagé d’emblée comme opération de contraction ou d’harmonisation du matériau. À l’en croire, il n’y a pas de « moment » technique du montage, quoique les mots « monter », « monteuse » soient attestés avant celui de « montage » et dans un sens, évidemment, moins valorisant : le monteur — ou plutôt la monteuse — assemble, colle… Mais cette différence des termes est déjà un indice.

Montage. — Action et façon de disposer les parties d’un tout : montage d’un spectacle.

1. Effort de sélection, d’assemblage et de synthèse qui reconstitue l’action, morcelée au cours de la prise de vues, à la fois dans son développement interne, dans son unité artistique et selon un rythme propre à chaque film. C’est la phase stylistique de la réalisation. Du point de vue technique, le montage d’une bande comporte une série d’opérations délicates confiées à des agents spécialisés (V. monteur, monteuse).

Montage. — Assemblage. Pour éviter toute interruption pendant la projection […] il est nécessaire de réunir bout à bout diverses scènes prises souvent dans des circonstances tout à fait différentes […]. On assemble ainsi non seulement les positifs imprimés d’après les films négatifs, mais aussi les titres et sous-titres. Coustet, Traité pratique de cinématographie, t. 1er (1914), p. 113.

Monter. — 1. Paraît avoir été pris d’abord dans le sens plus général que technique de composer, exécuter.

Un stock de librettos […] pouvant servir à monter diverses vues de cinéma. Ciné-Journal, 30 nov.-5 déc. 1909, 24/2.

2° Procéder au montage d’un film.

Monteuse. — Femme chargée du montage et du collage des bandes […]

On demande de suite des colleuses et monteuses. Ciné-J[ournal], 18 nov. 1911, 59/2.

Giraud 1958, p. 54

Ajoutons un « corrélat » au procédé tel qu’il vient d’être décrit :

Bout. — 1. Vue, cadrage de raccord entre deux scènes. — Syn. de passage. (V.)

On tourne des « petits bouts », des « passages » ; ces allées et venues, ces vues de portes ouvertes et refermées qui, posées comme des points de suture harmonieux entre les scènes d’importance, donneront au spectateur l’illusion de la vérité, de la vie, de l’ubiquité. Colette, Le Film, 8 oct. 1917, 16/1.

Giraud 1958, p. 144-145

Ces usages du mot emportent d’emblée le sens qui va s’imposer au sein des discours « prescriptifs » et technico-esthétiques, lesquels définissent leur objet au gré de procédures d’admission et d’exclusion. Pour Giraud, le montage appartient à la phase stylistique et l’instance technique lui est soumise. Il est donc exclu ad definitionem qu’il puisse y avoir un montage au seul sens technique, pour des raisons qui seraient propres à la machine de prise de vues (la discontinuité réglée, la disposition des discontinuités et l’établissement d’une continuité illusoire ensuite : trois opérations qui sont omises ici).

Mais peut-on remonter en deçà des occurrences repérées par Giraud à la fois pour remarquer la présence du mot dans d’autres configurations de sens et, plus largement, pour dessiner un champ discursif où la notion peut être à l’oeuvre sous d’autres noms, tant il est vrai qu’un mot — Deleuze le dit assez clairement pour dissocier l’effectivité d’une notion ou d’un outil de sa reconnaissance — précède toujours son baptême nominal ?

On l’a compris, pour sortir du flou entourant la notion de « montage », plutôt que de « resserrer », « épurer » la notion, on propose de l’envisager selon une problématique plus vaste qui ne se limite ni au « cinéma » ni même au montage « en général » dans les arts et les pratiques symboliques — comme s’y était brillamment efforcé Eisenstein. La perspective de celui-ci, dès ses commencements au théâtre et, a fortiori, avec les recherches qu’il mène dans le cadre de l’enseignement de Meyerhold et au-delà, est liée à l’expressivité, voire à la psychologie (qu’on l’appréhende dans les termes physiologistes et behaviouristes par lesquels il commence — Pavlov-Bekhterev, James — ou de la topique freudienne à laquelle il vient assez vite). Or cette réflexion, se donnât-elle des antécédents lointains dans la culture et les manifestations psychiques, rituelles, magiques, etc., appartient à une « seconde » (ou troisième) période du cinéma. À son émergence — c’est-à-dire sa mise en place : qu’on ne voie aucune épiphanie « attendue » dans le terme d’émergence [2] —, le cinéma participe d’une épistémé qu’on dira pour aller vite « mécanicienne », liée au cartésianisme et à ses avatars, mais surtout au développement de la civilisation technicienne que l’industrie porte en son sein [3]. Et cette appartenance, si elle se complique d’autres rattachements dans la suite de l’évolution du cinéma (notamment de type dramaturgique, narratif, expressif, etc.), n’en demeure pas moins perceptible jusqu’à nos jours, qu’elle fût tour à tour exaltée, déplacée ou déniée. C’est d’ailleurs, paradoxalement, le passage à de nouvelles technologies de l’image et du son qui rend cette appartenance plus sensible que jamais.

Le « montage », que l’on rattache dans le meilleur des cas à l’assemblage de pièces d’usine à l’aide de vis et d’écrous (la tour Eiffel ou le pont métallique comme effets de montage [4]) ou de briques, tire son origine lexicale d’une réalité quelque peu différente, celle de l’horlogerie. On « monte » une horloge, comme on « remontait » sa montre avant l’apparition du quartz, parce que l’horloge dépendait anciennement d’un système de poids ; par déplacement, « remonter » a signifié tendre un ressort dans le mécanisme. L’extrapolation de ces poids, « soulevés » en quelque sorte, au « montage » des pièces se relie ainsi au domaine des mécanismes et des automates. Le montage n’a donc pas de stade « platement » technique (empilage de briques, vissage d’écrous), car il est d’emblée engagé dans la question de la « motricité [5]  » ; il est « pris » dans cette folle spéculation et ces recherches pratiques qui, à partir du xviiie siècle au moins, visent à mettre au point des équivalents de corps complexes, de gestes, etc. par le seul recours à des systèmes d’horlogerie. L’homme-machine — où la machine sert de modèle à l’étude du corps humain — se retourne donc en machine modélisée sur l’homme. Surgit ici l’« interface » organique-mécanique.

Pour couper court à un développement qui n’aurait pas sa place — ni de place — ici, disons que Marey comme Méliès s’inscrivent clairement dans cette topique, tout en occupant des pôles opposés (physiologie d’une part, illusionnisme de l’autre). Si Marey se rattache aux recherches en physiologie à partir de l’homme-machine et voue tout son travail à la mise au point d’instruments de mesure, Méliès s’inscrit dans la tradition de la magie qui, outre l’illusionnisme proprement dit (prestidigitation), a elle aussi partie liée avec la mécanique et l’horlogerie. Robert-Houdin crée des horloges mystérieuses, un danseur de corde mécanique, etc., ainsi que des automates, sans compter ses trouvailles dans le domaine de l’électricité et du téléphone (voir Fechner 2002, p. 79-81 et 85-86). L’un et l’autre, quoi qu’il en soit, s’intéressent à la mécanique humaine et, à cet effet, segmentent, isolent, reproduisent, font varier, répéter : montent et démontent. Méliès transgresse — ou plutôt dépasse — l’interdit mareyien même de la vivisection en mettant joyeusement en pièces le corps humain pour en tirer par greffe ou déformation des figures fabuleuses ou mieux le reconstituer ensuite… Ils sont complémentaires. D’ailleurs si la figure du savant, de l’inventeur, de l’expérimentateur est centrale chez Méliès, le goût pour le spectaculaire, et peut-être même la farce, n’est pas étranger à Marey (comme Alphonse Allais l’avait bien vu). Le mage et le chirurgien — que Walter Benjamin (1991, p. 160-161) avait opposés — se trouvent ici réunis. Il en va de même des Lumière ou d’Edison, bien entendu, sauf qu’ils ne thématisent pas la question de manière aussi visible.

Cette topique est celle d’un corps-surface, y compris dans ses « entrailles », dénué d’intériorité, de psyché : qui fonctionne. L’anatomie a révélé que le dedans n’offrait aucun logement à un principe moteur divin, c’est le rendement de la machine qui est son principe dynamique. « Ça marche », voilà tout ! et il s’agit de savoir comment [6]

Cette distinction entre un montage-assemblage (qui conduira à des articulations de type narratif par la suite) et un montage-horlogerie, automate, entraîne une série d’effets. L’alternance des phases dans le zootrope ou dans quelque autre jouet ne vise pas tant à narrer, à déplier une séquence temporelle (il court, il saute) qu’à actualiser une dynamique du saut, de la course. Il y a là une conception du mouvement « vital » : c’est bien autre chose que la successivité. Stop Thief (1901), ou tout autre film-poursuite, développe alors quelque chose que les disques de phénakistiscopes engageaient, du côté de la motricité, du principe du mouvement. Nouage de la machine et du sujet animal-et-humain que le cinéma comique français des premières années explore brillamment, bien plus brillamment que le burlesque américain auquel on a coutume de le mesurer pour le rabaisser [7] … La « mise en boucle » est, en quelque sorte, l’indice de leur différence.

Quelques exemples. Sur certains disques de phénakistiscope, on observe une multiplicité de types de mouvements générés par le mouvement rotatif : un danseur tourne sur lui-même, un acrobate exécute un saut périlleux, etc. : c’est un mouvement « sur place », chaque figure différente se superposant à la précédente. Un cavalier ou un homme sur une draisienne, c’est différent : c’est un mouvement latéral. Il y a des mouvements allant du centre du disque vers sa périphérie (un rat sort d’un trou et va vers le bord du cercle, ou un chat qui le poursuit). Enfin il y a des mouvements combinés : tandis qu’a lieu sur le pourtour du disque un mouvement « sur place », du centre surgissent des animaux qui disparaissent à la périphérie ou n’y laissent voir que le bout de leur queue… On demande alors au spectateur de combiner des regards différents sur des mouvements simultanés mais de types distincts.

Tant chez Eisenstein, déjà cité, que chez Renoir et bien d’autres, ce modèle mécanique demeure efficient pour développer un propos y compris « expressif », inséparable de l’appareil de prises de vues : cadence, rythme, saccade. Catherine Hessling dans Nana, et bien sûr dans Charleston, travaille à la conformité de sa gestualité avec la cadence de l’appareil, le jazz paraissant à Renoir le relais idoine pour y parvenir [8]. Toute une partie du cinéma dit d’avant-garde travaille dans le même sens (Léger, Man Ray, Picabia-Clair, Richter…). Sans compter les théories fort nombreuses à cette époque sur le corps, la gymnastique (à laquelle est lié Demenÿ, le collaborateur dissident de Marey), la danse, etc., et qui touchent toutes cette question [9]  : « Charlot » écrit Benjamin (1991, p. 176), « c’est toujours la même succession saccadée de minuscules mouvements, qui érige la loi du déroulement des images dans le film au rang de loi de la motricité de l’homme » ; « l’ensemble [de ses] gestes est […] assemblé mécaniquement (einmontiert) dans la structure du film ». Le caractère mécanique des systèmes de reproduction tant du son que de l’image (gramophone, cinéma), et ce qu’il implique dans la représentation du corps, du mouvement, du geste, de la voix se trouvera au centre des réflexions théoriques jusque dans les années trente, pour en disparaître ensuite.

Ce sont les mutations techniques actuelles qui redonnent, paradoxalement, toute sa place à cette question. L’abandon progressif des procédés mécaniques au profit des technologies magnétique, électronique, numérique prive en effet cette vision mécaniste des choses de sa base objective, mais elle n’en supprime pas pour autant la représentation qu’on en a, qu’elle rend même plus visible. Même si la machine-cinéma a vu ses techniques remplacées, elle reste la référence dans l’imaginaire des spectateurs et même des praticiens de cinéma. On pratique encore « l’arrêt sur image », « l’accélération » ou le « ralenti », qui appartiennent à l’ère de la chronophotographie et du photogramme, alors qu’on ne peut « arrêter » qu’une configuration d’unités d’un autre ordre qui « représentent » une image (entendue comme un photogramme), configuration nouvelle qui, pour l’heure, ne « fait pas » référence. La réalité technologique actuelle est à la fois importante (elle construit le champ de l’image mobile depuis les jouets optiques jusqu’à la chronophotographie et le cinématographe) et relative (on peut changer de technologie sans changer de représentation, voire de paradigme technologique).

Il est donc crucial de mieux définir cet espace épistémique de la fin du xixe-début du xxe siècle pour comprendre quelque chose au cinématographe et à ses effets (en peinture, en littérature, etc.). En particulier en ce qui a trait au montage.

On a compris que, pour ce faire, la distinction entre les niveaux de discours élaborée par Michel Foucault (1994, p. 27-66) à l’époque de L’Archéologie du savoir, notamment dans son intervention portant sur le cas « Cuvier », s’impose.

À sa suite, on préconisera de distinguer : a) le discours technico-esthétique sur le montage (niveau épistémonomique), qui forme un ensemble de limites et de principes de contrôle, de « règles » ; b) le discours prescriptif de la critique et de la théorie du cinéma (niveau épistémocritique), qui définit des procédures d’appartenance ou d’extériorité à la notion de montage ; afin de construire c) un niveau épistémographique consistant à cerner les champs d’application des concepts et des règles d’usage pour le montage, ainsi que leurs transformations et leurs variations, et de les rapporter à leurs conditions de possibilité.

Ces trois niveaux permettront de ne pas confondre les différents types de discours qui, s’ils désignent tous le même « objet » empirique, n’en signalent pas pour autant le même référent. Surtout, leur distinction permettra d’élaborer en toute connaissance de cause un cadre heuristique susceptible d’inscrire tel ou tel phénomène ou telle ou telle notion dans un ensemble structuré à partir de nouvelles bases. La permanence d’un mot ne dit pas grand-chose des réseaux sémantiques où il s’inscrit à un moment donné ou dans un contexte déterminé (historique, épistémologique). Étudier « l’évolution » d’un phénomène en se fiant aux variations diachroniques du mot auquel il est associé procède d’une illusion clairement dénoncée par quelqu’un comme Canguilhem ; il n’est sans doute pas nécessaire d’y revenir.

Résumons-nous : s’agissant de reconsidérer la question du montage à partir des champs d’application de cette notion dans l’épistémé de la fin du xixe-début du xxe siècle — dont participent les divers phénomènes de l’image successive et animée —, l’hypothèse de base est de ne pas se cantonner à l’intérieur d’un champ, celui du cinématographe, moins défini la plupart du temps que postulé et qui disposerait ab ovo de la « spécificité » cinématographique ou travaillerait délibérément ou souterrainement à la construire. Il y a bien une « spécificité cinématographique », puisque toute une série de gestes pratiques et de discours théoriques ou « proclamatifs » ont visé à ce qu’elle advienne. Mais ce n’est certainement pas en partant de cette spécificité comme d’un « objet » de connaissance — dans l’illusion de sa « pureté » — qu’on parviendra à la définir, à en écrire l’histoire ou à en cerner les champs d’application. Cet « objet » est à construire [10]. Loin d’être

prédonné à la science, sauf comme vague désignation d’un corrélat — au contraire c’est elle qui le livre et le délivre indéfiniment — [l’objet] est l’horizon du savoir et non la référence initiale de son exercice. L’objet est projet. La vision d’essence définit un état zéro, nu et naïf de la pensée non travaillée.

Serres 1972, p. 63

Discontinuité

L’enjeu de cette remise en cause des taxinomies du montage et de l’impasse actuelle où elles se trouvent, confrontées à des pratiques liées aux mutations technologiques, comme à des découvertes historiques concernant le cinéma « des premiers temps », est de permettre une compréhension des transformations du champ conceptuel cinématographique (par l’entremise de notions comme discontinuité, aboutage, assemblage, collage, lien, etc.) en sortant justement de ce champ interne de définitions, qu’elles soient descriptives ou « prescriptives », afin de repérer un espace et un temps du montage aussi bien dans que hors du cinéma, et sous ce nom-là ou sous d’autres noms. Que le montage au cinéma soit le catalyseur qui permet de « voir » à l’oeuvre un montage « qui ne dit pas son nom » ne fait pas de doute, mais ce privilège instrumental ne permet pas pour autant de dater le montage du cinéma. Certes le cinéma lui a donné une efficacité et une visibilité particulières, il l’a effectivement transformé : le montage n’en demeure pas moins inscrit dans une conjoncture qui à la fois le dépasse et l’explique.

La première topique dans laquelle s’inscrit la question du montage est celle de la discontinuité. Faut-il voir associés à ce mot ceux de disjonction, d’interruption, de césure ? Ces notions présupposent en effet une unité fracturée. Il faudrait donc trouver une série de notions dont le sens ne comporte pas une telle présupposition, car si le montage opère à partir de plus d’une unité, celles-ci ne procèdent pas forcément de la division d’une entité originaire. Certes « Un (peut) se divise(r) en Deux », mais deux (choses) peuvent aussi s’assembler en une unité nouvelle, sans « restaurer » une unité « perdue » dont elles auraient chu. L’unité nouvelle, de surcroît, n’étant pas fatalement située du côté de la totalité, de l’homogénéité (dont la citation que fait Giraud de Colette donne bien la mesure, qui parle de « suture » — terme promis à un regain d’intérêt dans la théorie du cinéma des années 1970 —, d’harmonie et d’illusion de réalité).

Cette prémisse est importante : on voit que son acceptation ou son refus mène à deux types de classements antagonistes.

Eisenstein et Werner Nekes ont tous deux tenté de poser le problème du montage à partir d’un principe, antérieur à sa naissance en quelque sorte, bref à partir d’un « antécédent ». En débarrassant leur approche de sa dimension « généalogique », on tentera de la situer dans un espace « archéologique ». Il est évident que la notion même d’antécédent ou pis encore de précurseur est contradictoire avec celle d’histoire : si un événement a déjà eu lieu ou se fait annoncer, la pertinence de sa définition en tant qu’événement est à reconsidérer. A fortiori en histoire de la connaissance.

Eisenstein écrit, en 1929, qu’il s’agit de « déduire toute l’essence du cinéma de son fondement (optique-)technique » — il écrit cela en allemand : « das ganze Wesen aus seiner technisch(-optichen) Grundlage » ; en anglais : « the whole Nature… from its technical(-optical) basis. » C’est ce qu’il appelle ensuite le Grundproblem du film ou son Urphänomen — cette base optique-technique du film, c’est la discontinuité photogrammatique (Eisenstein 1990, p. 67).

Werner Nekes, cinquante ans plus tard, théorise le montage sur la base du rapport d’un photogramme à l’autre — le kinème. Sa théorie s’appuie sur les « antécédents » du cinéma que sont les jouets optiques les plus simples — le thaumatrope par exemple ou plus simple encore, le mouvement des aiguilles d’une montre, dont l’effet premier est fondé sur un mouvement 1-2, le passage d’un état à un autre, un déplacement, une chute, une inversion [11] … C’est-à-dire qu’il envisage la présence d’une instance d’articulation à l’oeuvre ailleurs qu’au cinéma et « précédant » son émergence, de sorte que soit tracé un champ qu’on peut bien appeler « cinématique » à condition de ne pas l’envisager comme anticipation, prescience, du cinéma.

La reconnaissance d’un processus de montage dans le seul passage d’un état à un autre, aussi minime soit-il, représente un enjeu à la fois artistique et épistémologique. Les travaux artistiques contemporains — qu’on peut dire affranchis de l’esthétique —, y compris ceux qui recourent aux dites « nouvelles technologies » (dont le codage est d’ailleurs binaire), interrogent un tel espace de connaissance et de sensation. Ainsi par exemple l’oeuvre de Bruce Nauman, qui joue d’un module de base similaire avec des moyens « primitifs » : deux silhouettes d’homme en néon qui s’allument tour à tour, montrant deux phases, deux états successifs sans qu’on puisse déterminer lequel précède l’autre — comme dans beaucoup de jouets optiques — : la silhouette d’un homme pendu/dépendu et bandant/débandant ; un homme accomplissant un coït, si l’on peut dire, sur lui-même, en passant d’une position où il est debout à une autre où il s’accroupit, etc. Sans parler de ces expériences filmées en cinéma ou en vidéo, installées ou projetées, qui s’intéressent à cette question des phases d’un processus qu’on décompose puis qu’on re-combine, qu’on parcourt en un sens puis en un autre, etc.

Ce retour de la « mise en boucle » propre au dit « pré-cinéma » s’effectue dans l’art contemporain dès lors qu’on expose un objet ou une scène en mouvement. La simultanéité, la répétition, la seule juxtaposition redeviennent ainsi « pertinentes » et nous amènent à considérer d’un autre oeil les bandes du zootrope, les figures disposées sur les disques du phénakistiscope, sans parler des dispositifs plus simples encore qui constitueraient ainsi des modalités de « montage » à plusieurs niveaux. On a vu plus haut de quelle complexité pouvaient relever certains disques du phénakistiscope par la combinaison de mouvements simultanés de natures différentes. À l’inverse, la juxtaposition de bandes différentes dans le zootrope, de deux animaux, par exemple, effectuant un même type de mouvement, afin que l’un se substitue à l’autre pendant la rotation : le chien se transforme en éléphant en une sorte de « fondu » ou de « truc » d’escamotage. Des instructions pour réussir ces trucages existent dans certains manuels autour de 1870 [12].

On a donc bien affaire ici à des productions d’effets fondées sur une discontinuité reconnue, avérée. C’est d’elle que le spectateur tire plaisir, étonnement ou effroi. Comme dans la performance du magicien, qui transforme ou escamote : l’illusion est sans doute mal nommée si persiste la croyance à une réalité continue derrière le phénomène truqué, donc obtenu par tromperie (voir à nouveau la citation de Colette ci-dessus), car illusion signifie alors conscience du passage d’un état à un autre (discontinuité) et incapacité ou impossibilité de saisir l’intervalle, le « noir » où tout se joue.

C’est pourquoi Eisenstein, comme Nekes, refuse le lexique de l’enchaînement, voire de la substitution pour parler de « superposition » — « chaque élément successif n’est pas disposé à côté mais par-dessus » —, superposition qui permet la tension, la contradiction, la non-congruence, etc. des éléments en jeu (Eisenstein 1990, p. 68 [13]).

Dessiner une cartographie du « montage » au temps de Marey tant au sein des discours et des pratiques techniques et scientifiques qu’au sein des discours du spectacle ou de la représentation, s’impose pour tâcher de comprendre comment notre fixation sur la notion de mouvement restitué, voire effectué comme continu, hypostasie une attitude esthétique et philosophique (Bergson) étrangère au problème « de base ».

Dans La Dialectique de la durée (mais aussi dans L’Intuition de l’instant), Gaston Bachelard polémique au sujet du préjugé bergsonien de la continuité [14]  :

C’est donc toujours et partout la même idée fondamentale qui guide la pensée bergsonienne : l’être, le mouvement, l’espace, la durée ne peuvent recevoir de lacunes ; ils ne peuvent être niés par le néant, le repos, le point, l’instant ; ou du moins ces négations sont condamnées à rester indirectes et verbales, superficielles et éphémères.

[…] La continuité immédiate et profonde du bergsonisme […] ne peut se rompre que superficiellement, par l’extérieur, par l’aspect, par le langage qui prétend la décrire. Les discontinuités, le morcellement, la négation n’apparaissent que comme des procédés pour faciliter une exposition ; psychologiquement ils sont dans la pensée exprimée, non point au sein même du psychisme.

Bachelard 1993, p. 6-7

Cette critique du bergsonisme — que Deleuze a contournée dans son Cinéma [15] — s’appuie sur le constat expérimental suivant :

Sur le plan des fonctions, dans l’échange des fonctions, la discontinuité est la première donnée. Nous montrerons de maintes façons que l’adjonction de l’idée de continuité à l’idée de succession est une adjonction gratuite, sans preuve, dépassant toujours et partout le domaine de l’expérience tant physique que psychologique. Si l’on veut bien n’étudier la continuité que lorsqu’on la constate, on s’aperçoit qu’elle n’intervient que d’une manière factice, tardive, récurrente. Ce n’est qu’un engourdissement de l’action qui donne cette impression prétendument primitive de continuité. Mais l’expérience fine et l’intuition du désordre mental nous ramènent au rythme des oui et des non, à la vie essayée, éphémère, refusée, reprise. Autant dire qu’à travers diverses transpositions nous retrouverons étalée sur le temps la dialectique fondamentale de l’être et du néant.

Bachelard 1993, p. 24-25

La philosophie des « flux » (Deleuze) a opéré un retour à Bergson et une relativisation de cette position bachelardienne [16], mais le cinéma nous semble appartenir à un espace conceptuel moins « fluide » et « fluent » qu’intermittent, mécanique, même si la réception perceptive mêle et confond.

Le cas Le Gray

On a parlé plus haut de superposition à propos du mécanisme de certains jouets optiques et on a constaté qu’Eisenstein théorisait le passage d’un photogramme à l’autre en recourant à ce terme qu’il distingue clairement de ceux de succession ou de juxtaposition. Ce terme de superposition mérite qu’on s’y arrête, car il permet une première distinction au sein même du champ élargi du « montage ». La succession-juxtaposition se situe du côté de l’assemblage, de l’enchaînement linéaire ; la superposition indique une complexité, une hétérogénéité, éventuellement un mélange.

Prenons le cas du photographe Gustave Le Gray qui inaugure, en 1856, des « montages photographiques » (le mot n’apparaît pas sous sa plume) de deux ou trois négatifs dans ses marines et ses paysages.

Les contraintes techniques liées aux temps d’exposition, différents selon les zones d’un paysage (ciel et terre, ciel et mer), qui respectivement reçoivent et réfractent tout autrement la lumière, conduisent Le Gray à dissocier ces zones et ces temps d’exposition pour les monter ensuite en une seule image composite. Le temps d’exposition du ciel et des nuages laisse la mer sans détail, floue, car elle demeure insuffisamment exposée ; à l’inverse, le temps de pose de la mer, si l’on veut saisir le détail des vagues, l’écume, le déferlement sur les rochers, laisse le ciel blanc car trop longtemps exposé. La dissociation des zones permet de les réunir en une image construite qui conjoint deux moments distincts. Par la suite, Le Gray dissocie également les localisations en combinant des ciels méditerranéens avec des paysages de l’Atlantique ; ou encore, il réutilisera les mêmes ciels nuageux dans plusieurs situations différentes. Il fait du montage. Le temps de la prise de vue — ici il y en a deux, dissociés — se distingue du temps du montage et de la lecture par le spectateur — là il n’y en a qu’un seul. On ne me montre pas deux instants ou deux moments, mais un seul accompli au moment du montage et qui ne permet pas de percevoir les deux moments de la prise de vue. Pourtant ce « montage » n’est pas fusionnel, il ne confond pas ces deux moments et ces deux lieux, car leur association implique un mouvement différentiel dont la division entre un haut-bas est la condition première et où la ligne d’horizon, d’autant plus rectiligne qu’elle procède de la juxtaposition bord à bord des deux négatifs, sépare plus qu’elle ne suture. On a peu de commentaires — d’après les spécialistes de ce photographe — sur la réception de ces prouesses techniques, mais on peut faire l’hypothèse que l’égale netteté des deux parties dut faire sens, étonner même et qu’elle induisit, chez le spectateur, une perception allant de l’une à l’autre partie plutôt que globale. La déhiscence de la composition est donnée à percevoir, on a affaire à la superposition — comme on le dit en géologie — de deux strates. Ce phénomène de superposition que Galton poussera plus loin dans ses « portraits composites » et dont le photomontage dadaïste fera éclater toute l’ambivalence en rendant les proportions totalement discordantes, fait fond sur des ressources techniques, quoique Le Gray les envisageât dans une perspective « artistique », celle du travail de la main.

Les spécialistes de ce photographe utilisent à son propos le terme « montage » dans son sens contemporain, sans autre justification. Il conviendra cependant de trouver quels sont les termes employés par l’intéressé et ses commentateurs de l’époque. Selon Sylvie Aubenas (2002, p. 228), le modèle pictural dans lequel Le Gray inscrit sa démarche de photographe explique ce type de pratique. Loin de fétichiser le moment de la prise de vue — l’instant fixé, voire l’empreinte —, Le Gray accorde une importance décisive à ses interventions en atelier, où il recourt à la chimie et procède à des combinaisons. Cette prégnance du modèle de l’« artiste peintre » sous-tend certainement la démarche de Le Gray et trace le cadre imaginaire à l’intérieur duquel il mène à bien son entreprise. Cependant, on ne peut se contenter de l’inscrire dans la lignée qu’Eisenstein se plaisait à construire à travers toute l’histoire de l’art, où une place centrale était accordée au Greco comme on le sait (lequel recopiait des motifs d’un tableau sur un autre tout en variant leurs tailles : les montait). En effet le « montage » en peinture peut se situer dans une a-chronie — c’est alors un fait de structure — ou impliquer le temps de la perception, la temporalité spectatorielle, donc le mouvement.

D’autre part, la question des instruments techniques paraît importante à relever. En un sens, Le Gray pratique, au laboratoire, comme Canaletto pratiquait sur le motif quand il combinait des parties de paysages urbains vénitiens sur ses toiles. Mais il paraît décisif de relever que l’un et l’autre recourent à un instrument optique : Canaletto utilise la camera oscura [17] pour effectuer ses « montages » tandis que Le Gray utilise l’appareil photo et l’agrandisseur. La notion de montage n’est-elle pas solidaire de cette dimension de « prise », de « prélèvement » en quelque sorte automatique, et de cette capacité technique à combiner, en raison d’une appréhension de la réalité moins globale que fragmentée en unités distinctes ?

Le lien entre la démarche de Le Gray et les panoramas dont il s’inspire sans doute montre bien par ailleurs que les « nouvelles technologies » induisent ces pratiques nouvelles dans l’ordre de la représentation. On pourrait aussi alléguer l’usage des projections à double lanterne permettant de combiner décor et figure en surimpression ou par insertion grâce à une « réserve » noire, dont l’initiateur fut Robertson.

Le cas Méliès

Sans doute par identification à son maître Robert-Houdin, Méliès se plaît à apparaître comme un « mécanicien » dans ses Mémoires, ou lorsqu’il inspire à Maurice Noverre en 1929 les lignes qui le concernent. Il veut apparaître comme étant parvenu à fabriquer lui-même dans son atelier un « kinétoscope Robert-Houdin », d’après les données de W. Paul : « Mécanicien de précision, versé dans la fabrication des pièces mécaniques et des automates qu’on exhibait à son théâtre », écrit-il de lui-même [18]. Au-delà de la vanité, il faut voir avant tout dans cette volonté d’allier magie et mécanique un indice de l’appartenance de la pratique mélièsienne à un environnement technique voire industriel, que d’ailleurs la thématique des films évoque à plus d’une reprise (le savant expérimentateur de L’Homme à la tête de caoutchouc, Le Voyage dans la lune, À la conquête du Pôle, etc.).

Au-delà des enseignements de nature technique (quant aux procédés) qu’on peut tirer de Méliès, car il est vrai que les aménagements de ses studios comme ses expériences d’éclairage et de trucage font de lui un inventeur, il y a chez lui une pensée du corps, du mouvement, etc. qui appartient à l’approche « scientifique » de son temps. Le cinéma de Méliès appréhende la figure humaine comme susceptible de dissociation, de démembrement, de manipulation de toutes sortes. Combien de décapitations, de membres arrachés aux corps puis recollés, d’annihilations et de résurrections ?

On peut y voir du « cinématographique » avant tout (Le Forestier 2002, p. 225). Mais d’où ce « cinématographique » tire-t-il ces caractères distinctifs ?

Tout le domaine du truc, du trucage, de l’escamotage, de la disparition-apparition, etc., tous ces procédés et motifs de l’illusionnisme trouvent dans la mécanique cinématographique un relais ou une extension qui les rattachent à un champ commun sinon à des champs en intersection. Le refus de considérer les manipulations mélièsiennes comme relevant du montage lors du premier colloque Méliès de Cerisy en 1984 et par la suite, montre bien à l’oeuvre l’une de ces procédures d’exclusion, de délimitation des discours épistémonomique et épistémocritique.

Le montage chez Méliès ne vise pas la linéarisation du signifiant filmique, il joue sur la référence au corps mécanique, dissociable, superposable. Outre le lien Méliès-Marey dont nous avons déjà parlé, il conviendrait d’établir un lien Méliès-Sade. L’écrivain pratique un montage érotique des corps qui suppose à la fois leur possible démembrement, leur torsion, leur morcellement et la mise en oeuvre de rapports machinaux sinon machiniques dans les figures « coïtales » envisagées [19]. Le réglage des dispositions et des assemblages souvent acrobatiques vise à une sorte de bon fonctionnement du « moteur humain ». La dimension farcesque de Méliès contraste, on en convient, avec la noirceur du marquis — chez qui l’humour cependant est loin d’être absent —, mais les deux ont en commun cette « inhumanité » dans les traitements que les protagonistes s’infligent et surtout cette « horlogerie » des rapports qui conduisait Méliès à disposer un métronome ou à faire jouer du piano afin de rythmer le jeu des acteurs durant les tournages.

Méliès nous ramène sans équivoque du côté de la superposition dont on a déjà parlé. On sait qu’Eisenstein avait retenu comme exemple princeps de montage ce qu’il appelait « l’erreur de Georges Méliès », à savoir la fameuse substitution du fiacre par le corbillard place de l’Opéra pour cause de blocage de l’appareil de prise de vues. On pourra discuter de la véracité de cette anecdote dont beaucoup d’éléments font douter que la scène ait pu avoir eu lieu en ces termes [20], mais on retiendra le paradoxe apparent d’en faire un exemple de « montage ». Pourtant Eisenstein est bien là dans le droit fil de ce qu’il a énoncé en 1929 : le « montage » non pas de deux images qui se suivent (ça, c’est ce qu’on voit sur la bande immobile et continue), mais qui se superposent (mises en mouvement dans l’appareil dont la marche est discontinue) et dont le degré d’éloignement crée un concept. Dans ce cas, celui de métamorphose, de passage de l’insouciance à la gravité, de la vie à la mort, etc. Cette ambiguïté de la « succession » (car dans le profilmique, le corbillard suivait le fiacre à peu distance et la panne les a rapprochés voire confondus), on la retrouve dans la confrontation de ces deux exemples de montage qui, pour leurs locuteurs, vont tous deux de soi — la figure de l’enfant garantissant la spontanéité de la réaction. Le premier est dû à Pierre Reverdy (1918, p. 6) : « Si on montre une femme qui regarde à la fenêtre et, séparément, un ciel de nuages, à côté de moi un tout jeune enfant peut dire : “C’est le ciel qu’elle regarde.” » Le deuxième est de René Clair (1970, p. 215) :

Je me trouvais un jour dans une salle de projection avec un enfant de cinq ans qui n’avait jamais vu le moindre film. Sur l’écran une dame chantait dans un salon et la suite des images se présentait ainsi : Ensemble : Le salon, la chanteuse est debout près d’un piano. Un lévrier est couché devant une cheminée ; Premier plan : La chanteuse ; Premier plan : Le chien qui la regarde. À cette dernière image, l’enfant poussa un cri de surprise : « Oh ! Regarde ! La dame est devenue chien. »

Ces deux enfants, par chance, n’avaient pas entendu parler de « l’Effet-K. » à l’école… Doit-on déduire de leur sérieuse divergence de réaction quant au sens à tirer du montage qu’on est plus enclin à accorder à une femme qu’à un chien la capacité de « regarder » ? ou qu’on connaît par les contes de fée des métamorphoses de femme en chien mais non en nuage (Ixion en sut pourtant quelque chose !) ?