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L’« humanisme » est une glose philosophique qui enrobe les enjeux de pouvoir au coeur de la notion d’humanité. En tant que question philosophique, l’humanisme est un discours éthique, même s’il se présente bien souvent comme un discours ontologique. Ce discours s’intéresse explicitement à la « nature humaine » en tant que propriété commune à tous les membres de l’espèce. Toutefois, le fait même de définir « la » nature humaine est aussi un geste d’inclusion ou d’exclusion : c’est une façon de séparer ceux qui en font partie de ceux qui n’en font pas partie en traçant une frontière entre « l’humain » et « l’inhumain ». En d’autres termes, il s’agit de donner un sens à la frontière politique – qu’elle soit déjà tracée ou en devenir – entre « l’humain » et « l’inhumain » (ou encore les « inaptes à être humains », les « indignes d’être comptés parmi les humains », ceux qui ont « besoin d’être humanisés »).

Les enjeux de pouvoir au coeur de la notion d’humanité se constituent autour de ces frontières, à travers les pratiques qui s’efforcent de les tracer, de les déplacer et de les retracer. Ce sont ces pratiques que le discours de l’humanisme enrobe d’une glose philosophique. Il s’agit en fait de gérer la question de l’éthique : pour dresser la carte de « l’univers de l’obligation morale », il faut d’abord en définir les limites d’application. Quiconque cherche à mieux comprendre le lien étroit qui existe entre l’humanisme philosophique et les enjeux de pouvoir propres à la notion d’humanité ne perdrait pas son temps à relire L’île des Pingouins d’Anatole France et Zoo ou l’Assassin philanthrope de Vercors.

Certes, la philosophie traite des vérités éternelles (ou les rend éternelles parce qu’elle en traite), mais à chaque étape de cet effort perpétuel pour donner sens à l’expérience humaine, elle reflète les « thématiques pertinentes » de son temps. Une histoire de la philosophie éclairée par la sociologie montrerait une succession de « pertinences changeantes » issues en grande partie des rapports politiques de chaque époque. Il n’est pas étonnant de constater que les thèmes que l’on tend à classifier aujourd’hui sous la rubrique de l’« humanisme » sont apparus dans les débats philosophiques à maintes et maintes périodes avant de retomber dans un arrière-plan indistinct. Ils émergeaient chaque fois lors de débats légèrement différents et conservaient alors l’empreinte de cette origine. Leurs résurrections successives présentaient néanmoins la même particularité : chacune était suscitée par un changement dans l’actualité politique de l’époque. C’était surtout l’apparition de nouveaux problèmes, desseins ou projets politiques qui rendait absolument nécessaire de renégocier la définition de la « nature humaine » et les frontières de l’humanité.

Il est donc permis de croire que la réapparition récente du débat sur l’humain ne fait pas exception : il recycle des préoccupations philosophiques séculaires en les situant sur la carte des thématiques pertinentes définies par les enjeux politiques contemporains. Tout en s’appuyant largement sur la relecture des savoirs accumulés lors de ses apparitions précédentes (surtout pendant l’Antiquité et la Renaissance), ce débat y découvre de nouvelles interrogations que lui suggèrent des impératifs politiques de très récente origine.

C’est sur ces nouveaux impératifs politiques que je souhaite me concentrer dans le présent article, en ne me référant que marginalement à la querelle[1] philosophique contemporaine et encore moins à sa préhistoire. Cet essai est conçu comme un exercice d’herméneutique sociologique : c’est une tentative pour rendre intelligible la résurgence actuelle du débat « humaniste » en le reliant aux réalités sociales de notre temps, telles qu’elles se reflètent dans les univers de vie de quelques catégories spécifiques d’êtres humains, ainsi que dans les stratégies politiques qui répondent à cette expérience.

Contradictions de la mondialisation

Pour certains analystes (dont moi-même), il va de soi que la mondialisation est un processus unilatéral ou, au mieux, un agrégat de développements qui se font à des rythmes différents ; cette observation est cependant vivement contestée ou rejetée par d’autres. De nombreux faits montrent que ce qui se globalise à une vitesse sans cesse croissante, c’est le réseau des dépendances (la « figuration » de Norbert Elias) et que cette forme de mondialisation est loin d’être suivie par des transformations semblables dans d’autres sphères sociales, politiques ou culturelles. Les dépendances sont effectivement globales : tout ce qui se fait localement peut avoir des répercussions sur le plan mondial et bien peu de ce qui est entrepris localement peut légitimement se dire indépendant des pressions mondiales.

Une conséquence de ce « dé-couplage » d’aspects de la condition humaine qui étaient autrefois imbriqués les uns dans les autres est que, contrairement aux espoirs de la modernité, l’écart continue de s’accroître entre ce qu’il faut faire et la capacité de le faire. Les conditions dans lesquelles « les humains fabriquent leur histoire » sont désormais pleinement gérées à l’échelle mondiale, au détriment de la capacité de choisir des acteurs sociaux. Les outils dont ces derniers se servent pour fabriquer leur histoire restent toujours locaux, si bien que leur portée est étroitement circonscrite et que leurs conséquences sont gérables. L’impact des actions humaines ne se fait global qu’au niveau de leurs conséquences imprévues. Dans le cas des institutions politiques, des instruments d’intervention sociale et des moyens orthodoxes d’intégration culturelle, les forces qui parcourent les réseaux mondiaux d’interdépendances pourraient aussi bien être situées dans l’espace intersidéral.

Se sentir balayé et secoué par des forces désespérément imprévisibles et obstinément incontrôlables, qui résident dans un « ailleurs » mystérieux et impénétrable, constitue une nouvelle expérience pour l’esprit moderne. Après tout, la modernité a signifié jusqu’ici que la vie se déroulerait sous l’égide d’un ordre construit par les humains, que les conditions de la vie humaine seraient progressivement apprivoisées et gérées rationnellement. La mondialisation fait entrer les humains modernes dans un monde qu’ils n’ont pas encore visité. Ulrich Beck l’exprime ici de façon poignante : « l’idée même de la contrôlabilité, de la certitude et de la sécurité, si fondamentales dans la première modernité, s’écroulent. […] La base de la logique classique du risque s’est éparpillée ; des dangers difficilement gérables apparaissent au lieu des risques quantifiables » (Beck 1999 : 3 et 36).

Pendant quelques siècles, on imagina la « société », cette entité abstraite à la fois au-dessus et en arrière-plan des visées individuelles éparpillées et apparemment aléatoires, sous la forme d’un cerveau collectif, d’un bureau de direction ou d’une tour de contrôle. Puis vint une époque où les pouvoirs en question furent visualisés un peu comme le Dieu du bas Moyen Âge qu’avaient défini les Franciscains (particulièrement les Fraticelli, faction des « Frères mineurs ») et les nominalistes (dont le plus connu est Guillaume d’Occam). Selon le subtil résumé qu’en fait Michael Allan Gillespie, ce Dieu franciscain-nominaliste était « capricieux, redoutable par ses pouvoirs, inconnaissable, imprévisible, non contraint par la nature et la raison, et indifférent au bien et au mal » (Gillespie 1999). Par dessus tout, il se tenait fermement hors de la portée des capacités intellectuelles des humains et de leurs savoir-faire pragmatiques. Les humains avaient beau s’ingénier à trouver des manières de lui forcer la main, ils ne pouvaient rien y gagner. Comme toutes les tentatives en ce sens étaient destinées à échouer, elles prouvaient une fois de plus la vanité et l’orgueil des humains et, pour cette raison, étaient condamnables tout autant qu’indignes d’être tentées. Dieu ne devait rien à ses créatures humaines. Après les avoir mises sur pied et leur avoir dit de trouver leurs propres solutions, il se retira et cessa toute intervention directe dans les affaires de ce monde, laissant les humains à eux-mêmes. S’ils désiraient une tour de contrôle pour faire régner l’ordre dans l’aléatoire de leurs existences, ils devaient la construire ensemble par leurs propres moyens (bien que l’histoire de Babel les eût prévenus de la futilité et des grotesques conséquences d’une telle tentative).

C’est maintenant au tour de la société de suivre l’exemple du Dieu des Franciscains-nominalistes et de se retirer. Peter Drucker résume cette nouvelle sagesse avec une formule choc, bien dans l’esprit de notre époque : « No more salvation by society » [« La société ne sauve plus »] (1989 : 15). Il revient maintenant à chaque être humain individuel de plaider sa cause, d’en prouver la valeur et d’en faire la promotion contre vents et marées, tout en combattant les promoteurs des causes rivales. Dans ce combat, invoquer le verdict de la société (à laquelle, il y a quelques siècles, le Deus absconditus transféra ses prérogatives) est devenu inutile. En effet, ce type d’argument ne sera pas cru, car celui qui « tient les cartes » dans « l’espace intersidéral » cache bien son jeu, à la manière du Dieu des Franciscains-nominalistes. Par suite, le verdict, s’il y en a un, est inconnu et ne pourra que rester tel. En deuxième lieu, nous savons que les verdicts de la société ne sont jamais valides pour longtemps et qu’il est impossible de prévoir leur future orientation. Troisièmement, tout comme le Dieu du bas Moyen Âge, la société ou, du moins, la nouvelle totalité occupant la place qui lui était autrefois attribuée (s’il existe une telle totalité), semble « indifférente au bien et au mal » et ne prononce pas de jugements unanimes en cette matière.

En somme, par rapport aux normes traditionnelles des « totalités systémiques », la figure mondiale qui est en train de se construire est gravement distordue, unilatérale, incomplète et souffre des conséquences de l’inégalité flagrante de son développement. Aucune grille politique et culturelle parallèle ne réussit à contrôler et encore moins à réguler, réglementer et structurer les réseaux hypertrophiés des dépendances économiques. Les institutions démocratiques qui se sont développées au cours des deux cents ans de l’histoire moderne restent locales, tandis que les pouvoirs qui définissent les limites de leurs ambitions et leur capacité d’agir ont pris une envergure mondiale, bien au-delà de leur portée. Le « saut » du droit international inter-étatique classique vers le droit cosmopolite de la société civile globale  – saut que Jürgen Habermas (1999) considérait comme étant à la fois urgent et imminent au moment où il réfléchissait sur l’expérience traumatisante de l’intervention militaire de l’OTAN contre la Yougoslavie – ne s’est pas encore produit. Et la « société civile globale », sorte de catapulte nécessaire à un tel « saut », n’est pas non plus près d’advenir. De l’avis même des plus optimistes, son incubation semble se poursuivre à un rythme infiniment plus lent que celui de l’extension et de la prospérité du « capitalisme global ». Si on la compare à la séquence de faits entourant la création des États-nations modernes, la formation des « totalités » semble aujourd’hui procéder dans un ordre inverse.

Il y a une immense distance entre les forces mondiales du capital et du marché, qui sont de mieux en mieux coordonnées, et les forces politiques, qui restent dans l’ensemble locales et qui sont visiblement en manque de coordination. C’est dans l’intervalle entre ces deux catégories de forces, dans une sorte de vide institutionnel, que se déroulent les contestations les plus vigoureuses du niveau actuel de mondialisation. Ces séries d’initiatives ponctuelles, fonctionnant par essais et erreurs, réussissent parfois partiellement, mais constituent, pour la plupart, des expériences ratées sur le plan de la collaboration et de la résistance.

C’est dans ce même espace qu’il faudrait entreprendre et lancer la renégociation et le remodelage de la signification d’« humanité ». Dans une telle situation de sous-institutionnalisation, les questions « que faire? » et « dans quel but? » viennent après la grande question « qui peut le faire? ». Le processus de mondialisation place au premier rang des enjeux sociaux, politiques et culturels le problème de l’action collective.

Une souveraineté en décomposition

La mondialisation nous donne en général l’impression d’un jeu dont les règles sont trop instables pour qu’il vaille la peine de les apprendre et de les mémoriser, ou d’un voyage en avion sans personne dans la cabine de pilotage. C’est la conséquence d’une situation où des pouvoirs immenses sont devenus complètement hors de portée des moyens collectifs habituels de gestion et de contrôle, à savoir des institutions politiques qui ont été créées, implantées et mises à l’épreuve pendant les deux siècles de démocratie moderne.

Lorsque nous parlons de commerce mondial, de finances mondiales, de capital mondial et même d’économie mondiale, nous nous référons à des entités qui ont passé tous les tests de ce qu’Émile Durkheim appelle la « dure réalité ». Toutefois, lorsque nous nous servons d’expressions comme « gouvernement mondial », « droit mondial », « société mondiale », « culture mondiale » ou « communauté mondiale », nous ne parlons que de postulats, sinon d’illusions. De telles expressions tirent leur semblant de signification d’une conception de la similarité qui repose sur une erreur logique, bien que plausible sur le plan psychologique […]. Si une société mondiale vient à exister, elle ne sera pas « similaire » à la société que nous avons connue à l’ère moderne et qui équivaut à l’« État-nation » souverain, capable de coordonner les systèmes autarciques de l’économie, de l’armée et de la culture et faisant reposer sa souveraineté sur cette triade de pouvoirs. Ce ne sera pas « la même chose en plus grand ». À propos du degré actuel de dys-coordination des pouvoirs, Eric Hobsbawm affirmait ce qui suit :

Ce que nous avons aujourd’hui est un système double : il y a, d’une part, le système officiel des économies nationales des États et, d’autre part, le système largement officieux des unités et des institutions transnationales […]. À la différence de l’État, qui est doté d’un territoire et d’un dispositif de pouvoir, les autres éléments de la « nation » peuvent être et sont facilement balayés par la globalisation de l’économie. L’ethnicité et la langue en sont deux exemples évidents. Si on exclut le pouvoir de l’État et sa force coercitive, leur relative insignifiance devient claire.

Hobsbawm 1999 : 4

Le « pouvoir de l’État et sa force coercitive » sont en effet de plus en plus exclus. Comme l’écrivait récemment Christian Delacampagne, l’État-nation moderne a grandi (ou a été cultivé) sous l’égide du principe qu’« il n’y a sur terre aucun pouvoir supérieur à celui de l’État » (2000 : 165). Ce pouvoir sans aucun autre au-dessus de lui, c’est la souveraineté, que Jean Bodin (dans le 8e chapitre du premier volume de ses Six livres de la République) a définie en 1576, au seuil de l’ère moderne, comme « le pouvoir absolu et perpétuel », c’est-à-dire un pouvoir dont les prérogatives, les objectifs ou la durée ne sont pas limités. Cette souveraineté des États-nations s’est affermie tout au long de l’ère moderne sur deux fronts : à l’intérieur, contre le droit à la rébellion, et à l’extérieur, contre le droit à l’interférence. Mais il aurait été inconcevable de mener cette lutte et de remporter quelque succès sans la triade des autarcies de l’économie, de l’armée et de la culture. Il n’y a pas de souveraineté de l’État-nation sans cette triade : mais celle-ci n’est plus nécessaire lorsque la souveraineté, du moins la souveraineté au sens où Bodin l’entend, n’est plus la propriété de l’État-nation et qu’elle ne s’exerce plus à son niveau.

La souveraineté de l’État-nation s’érode rapidement de l’extérieur autant que de l’intérieur, mais cette érosion par elle-même n’invalide pas nécessairement le principe qu’« il n’y a sur terre aucun pouvoir supérieur à celui de l’État ». La souveraineté des États-nations peut se désagréger sans que rien de tangible ne la remplace. Et le vide de pouvoir qui se crée dans le sillage de cette érosion est d’autant plus évident et paraît d’autant plus abyssal que, désormais, la capacité de réunir cette triade d’autarcies a cessé d’être l’épreuve que doivent absolument réussir les candidats qui veulent devenir des États.

Le fait que cette épreuve soit plus facile (la réussite est devenue en effet quasi certaine pour tout candidat possédant suffisamment d’opiniâtreté, même si ses autres ressources sont pauvres et insuffisantes) conduit à accélérer la « balkanisation » de la planète. Comme l’autosuffisance et l’aptitude à équilibrer le budget ne sont plus débattues, un processus de fragmentation des pouvoirs, dont la vigueur s’accroît chaque année, s’est mis en branle. À l’exception des États voisins qui sont capables de se mobiliser pour défendre leurs intérêts divergents, aucun argument ne permet de rejeter les prétentions d’une communauté locale qui réclame à grands cris sa part de ce qui subsiste de la souveraineté qui, autrefois, l’englobait. Les États autoproclamés et nouvellement reconnus peuvent bien remplir à craquer les édifices des Nations Unies, mais le fait d’être un État compte bien moins qu’auparavant. La somme des pouvoirs d’action de ces nouveaux États plus petits et plus faibles est bien loin du pouvoir d’action du grand État dans lequel ils vivaient autrefois.

Un des arguments implicites qui donne au discours sur la « société mondiale » une apparence de crédibilité est celui du « décalage temporel » [time-lag]. Selon cet argument (parfois très explicite), le système-monde est présentement en pleine transformation. Or, une transformation a toujours tendance à déséquilibrer le système existant (bien que temporairement) puisque certains de ses aspects changent plus rapidement que d’autres et, de ce fait, minent l’équilibre qui prévalait antérieurement. Toutefois les systèmes qui émergent de ces périodes difficiles sont, la plupart du temps, non seulement indemnes, mais revigorés et mieux adaptés, ayant trouvé un nouvel équilibre qui, dans l’ensemble, est de meilleure qualité. Tôt ou tard, les secteurs retardataires « rattraperaient » ceux qui les auraient devancés et ils en viendraient à un accommodement mutuel à force d’essais et erreurs, de luttes internes et d’ajustements suscités par la réflexion et l’autocritique. Par conséquent, l’inégalité actuelle qui caractérise le mouvement de mondialisation ne serait que transitoire, probablement un irritant de courte durée. Les institutions politiques actuelles, aux prises avec leur territorialité limitative, devront ou bien suivre les forces économiques dans le nouvel espace mondial ex-territorial, ou bien être remplacées par d’autres organisations, plus souples, plus dynamiques et mieux adaptées au nouveau match qui exige précisément de telles qualités. L’économie s’est peut-être échappée du filet du contrôle politique, mais un nouveau filet, plus grand, à la mesure de la globalité économique, sera inévitablement bientôt tissé et mis en place.

Le « décalage temporel » explique peut-être le désordre actuel, mais ce n’est pas certain. La crédibilité de l’hypothèse du « décalage temporel » serait beaucoup plus solide si nous étions sûrs que son premier présupposé – selon lequel le système mondial sera « comme » une société d’État-nation, mais simplement plus grand – était juste ; on ne peut, hélas, le valider en raison de l’imprécision de cette idée de « similitude ».

Selon une autre hypothèse également défendable (ou indéfendable, le cas échéant), la conjonction et la coordination par le pouvoir politique des aspects économiques, militaires et culturels des systèmes étatiques ne constituent qu’un arrangement temporaire et contingent ; ce ne sont pas des conditions préalables à tout système ni l’issue de la tendance de tout système à s’auto-équilibrer. En somme, cette solution classico-moderne aux problèmes de l’autoperpétuation des systèmes n’est ni seule envisageable, ni irrévocable, ni finale. Le rôle du pouvoir politique, sans lequel l’économie capitaliste moderne aurait difficilement pu se développer, pourrait être désormais terminé, tout comme celui de la gestion politique de la culture qui ne sert plus à rien maintenant que son travail d’intégration sociale « par le biais d’une mobilisation idéologique » a été remplacé par la coordination parfaite du comportement des consommateurs soumis à la séduction organisée du marché. Il se pourrait que les institutions de la souveraineté politique, nécessaires à la coordination systémique de l’État-nation, aient été jugées « dysfonctionnelles » par le système mondial en émergence. De fait, cette hypothèse semble partagée par une grande partie de l’opinion générale, appuyée avec enthousiasme par de nombreuses autorités économiques et politiques. On peut la reconnaître chaque fois que les leaders politiques recommandent à leurs sujets de suivre l’exemple des actions et du marché des changes : ils devraient rechercher leur niveau idéal sur le marché du travail et imiter le capital globe-trotter en ne sortant jamais, même à bicyclette, sans leur téléphone cellulaire accroché à la ceinture de crainte de manquer une occasion, les occasions se présentant toujours par surprise.

Hobsbawm suggère un lien possible entre la mondialisation du capital et la fragmentation politique de la planète : « plus l’État est petit, plus il est faible […] et moins il en coûte pour acheter son gouvernement » (1999 : 5). Il est évident que les États petits et faibles ne seront pas en position de résister, encore moins d’endiguer les mouvements erratiques du capital ; mais ce ne sera pas nécessairement à cause de la corruption des ministres : il n’y a aucune preuve que les politiciens des pays faibles soient plus immunisés contre les tentations de la corruption que les têtes d’affiche politiques des grands pays. La mondialisation capitaliste a changé radicalement la nature du jeu. La plupart du temps, ce ne sont pas les capitalistes qui ont besoin de corrompre les gouvernements pour pouvoir entrer dans leur pays : ce sont les gouvernements qui sont obligés de les soudoyer pour les convaincre de s’installer chez eux et d’y demeurer. En somme, c’est maintenant au tour des « administrateurs locaux » d’entrer en compétition les uns contre les autres pour obtenir les faveurs du capital nomade, en particulier en amorçant les négociations, en réduisant les taxes, en subventionnant les projets qui nécessitent beaucoup de capital et en assurant les plus risqués d’entre eux, en gardant la population humble et soumise et en se tenant prêts à nettoyer les dégâts écologiques et sociaux laissés dans le sillage des pérégrinations du capital. Les gouvernements contemporains doivent avant tout s’insinuer dans les bonnes grâces des courtiers en capital itinérant en jurant de suspendre leurs prérogatives traditionnelles et en menant sans relâche une politique de « déréglementation », prouvant par là leur consentement inconditionnel à ne pas regarder de trop près la façon dont sont menées les affaires.

Dans une récente étude, Daniel Cohen (1999 : 60), économiste à la Sorbonne, suggère que la relation entre le travail et la « force de travail », qu’avait décrite Karl Marx il y a un siècle et demi, s’est renversée depuis. À l’époque de Marx, les capitalistes ne payaient jamais leurs employés plus que le coût de la « force de travail » (soit les sommes nécessaires pour que le travailleur puisse continuer à travailler et pour que la génération suivante de travailleurs soit apte à l’emploi), mais en échange, ils poussaient à leur limite la durée et l’intensité du travail que les employés étaient tenus d’accomplir à l’usine. Aujourd’hui, les entreprises payent à leurs employés le prix de leur travail « en temps d’entreprise » (et acceptent de rendre les heures d’emploi aussi « flexibles » que possible), mais, en échange, elles requièrent que toute la personnalité de l’employé soit dédiée au travail, 24 heures par jour et 7 jours par semaine, et que, dans sa vie, celui-ci mette au rancart la distinction entre son temps « personnel » et celui « de l’entreprise ». Ce changement, certes profond, ne constitue que l’un des aspects de l’orientation radicalement nouvelle des rapports de pouvoir.

Ce qui s’est effectivement passé, c’est que le fardeau de « produire des résultats » [« obtenir du rendement »] est passé de la gestion des entreprises aux employés, qui doivent désormais entrer en compétition les uns avec les autres pour prouver à l’entreprise qu’ils peuvent faire le travail mieux qu’un quelconque remplaçant. « La compagnie n’a plus besoin de chercher à contrôler ses travailleurs. C’est maintenant à chaque travailleur de convaincre la compagnie qu’il fait bien son travail » écrit Cohen (1999 : 60). J’ajoute qu’il n’est pas suffisant que le travailleur fasse « bien » son travail : il doit le faire mieux que ceux ou celles qui pourraient prendre sa place. De plus, convaincre la compagnie de son talent et de son dévouement ne se fait pas d’un seul coup. Il faut avoir des résultats à montrer jour après jour, les mérites passés ne comptant pas pour beaucoup si de nouveaux exploits ne leur succèdent pas. Le mérite ne s’accumule pas ; l’employé doit chaque jour reconstruire son statut dans l’entreprise à partir de zéro. Les employés sont réévalués dans chaque nouvelle tâche ou nouveau projet ; c’est leur rendement le plus récent qui détermine leur pointage. Un relâchement momentané de l’effort, un faux pas, et vous pouvez être mis à la porte, quelle que soit la qualité et la longévité de vos états de service.

Ce sont désormais cette insécurité perpétuelle et ce manque d’assurance concernant l’avenir qui maintiennent les employés dans le rang. Par suite, la surveillance méticuleuse de type panoptique et les règlements normatifs et tatillons deviennent redondants. C’est dorénavant le vent glacial de la compétition « réussis ou meurs » qui maintient la forme des employés, les faisant courir sur le circuit de l’entreprise vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept et rendant superflus l’endoctrinement idéologique et la plus grande partie de la supervision d’autrefois.

L’« usine fordiste » orthodoxe (tout comme, de façon plus générale, la domination de type panoptique dont le fordisme est l’exemple et l’incarnation les plus notoires) plaçait sur les épaules du gestionnaire le fardeau de « fouetter les employés jusqu’à ce qu’ils se soumettent ». Ceux qui recevaient le fouet furent ainsi incités à resserrer leurs rangs pour négocier collectivement de meilleures conditions de travail ou pour faire appliquer celles qui existaient déjà. En remplaçant la flagellation par l’autoflagellation, ce déploiement de force de la part des gestionnaires devient moins nécessaire. Mais, du même coup, la solidarité et le « coude à coude » pour résister aux exigences patronales perdent leur sens. Comme l’a récemment découvert Alain Ehrenberg (1998) dans son étude sur la psychologie en milieu de travail, les névroses traditionnelles causées par la peur des « figures d’autorité » ont été en grande partie remplacées par des dépressions nées de la crainte aiguë de rater le feu de l’action, de fournir une piètre performance et de découvrir qu’on n’est pas à « la hauteur ».

Les découvertes de Cohen et d’Ehrenberg sur les transformations des relations de travail ont une portée bien plus grande. Des processus semblables sont à l’oeuvre à tous les niveaux et dans tous les secteurs des systèmes sociaux, et particulièrement dans les relations entre les autorités locales (fixes et stationnaires) et les pouvoirs mondiaux (débridés et mobiles). Toute domination tend aujourd’hui à reposer sur la liberté de se déplacer et, par dessus tout, sur la liberté de s’éloigner. La tendance séculaire favorisant le pouvoir des « sédentaires » sur les « nomades » a été renversée. Ce sont maintenant les nomades voyageant « léger » et se déplaçant rapidement qui sont aux commandes, mais pas seulement à cause de leur aptitude au délit de fuite. Ce n’est pas la menace de représailles rapides, mais la crainte que les maîtres puissent couper dans les pertes, liquider leurs investissements et déménager ailleurs, qui pousse les dominés à garder les rangs. Lorsqu’ils font face à des maîtres superbement mobiles qui ne sont liés en particulier à aucune de leurs encombrantes possessions, les dominés n’ont pas d’autre choix que de s’insinuer dans les bonnes grâces des patrons et de les cajoler pour les amener à rester. Et il n’y a pas meilleur moyen d’obtenir les bonnes grâces du patron que de lui offrir des manifestations répétées de consentement et d’obéissance.

L’extraterritorialité du capital et du commerce mondiaux est un instrument de domination dans la mesure où les forces qui possèdent un potentiel de résistance demeurent solidement territoriales. La stratégie principale de la domination contemporaine est la capacité (et la menace) de désengagement. Houdini a succédé à Big Brother. Et aussi longtemps que les dominés resteront divisés (et, mieux encore, s’ils se sautent à la gorge les uns les autres), ils ne pourront pas grand-chose pour faire cesser le bluff des menaces factices de départ et encore moins pour prévenir, au dernier acte, la mise en scène d’une nouvelle disparition. Comme l’écrit Richard Rorty, « tant que 95 % de la population mondiale est occupée à se déchirer dans des conflits ethniques et religieux qui les distraient de leur désespoir, les super-riches n’auront rien à craindre » (1998 : 88).

L’hypothèse suivante semble donc valide : le fait que la fragmentation politique, culturelle, ethnique et religieuse du monde coïncide avec la consolidation progressive de l’économie globale n’est pas le résultat d’un développement inégal ni le symptôme d’un déséquilibre temporaire qui se rectifiera tôt ou tard lorsque le politique et le culturel se joindront au capital et à la marchandise sur le circuit mondial (par exemple, grâce aux effets magiques d’Internet et des téléphones cellulaires ou à la standardisation des objets de consommation et aux manières de les consommer). Ce fait est au contraire une caractéristique organique et constitutive du système-monde en émergence. Loin d’adoucir les divisions socio-politiques contemporaines, la mondialisation, telle qu’elle existe actuellement, pourrait les multiplier, les exacerber, les rendre plus violentes et souvent plus sanglantes. En ce qui concerne le capital et le commerce mondial, il est parfaitement « fonctionnel sur le plan systémique » que le politique et le culturel soient déphasés par rapport au pouvoir économique. Si Talcott Parsons pouvait voir les changements actuels, il étiquetterait sans doute cette disjonction comme étant un « préalable fonctionnel » du nouveau système mondial.

C’est pourquoi il semble plausible que ceux qui ont à l’esprit et à coeur la mondialisation des « enjeux politiques de l’humain » (ou, plus justement, de « l’humain bien réel »), ne puissent se borner à observer et à enregistrer « les développements », en tablant sur le fait que l’histoire se rangera « de leur côté » et en espérant que, malgré quelques faux pas occasionnels, les choses prendront d’elles-mêmes la direction souhaitée. Il semble plutôt qu’ils aient une lutte à livrer et que les conditions dans lesquelles cette lutte sera menée n’augurent pas bien des résultats.

La mondialisation de l’humanité n’est pas une « donnée » ni le produit imminent de « l’inévitabilité historique » (ou, d’ailleurs, de toute autre inévitabilité : technologique, informationnelle, d’ordre civilisationnel ou autre). C’est à la fois une tâche et une urgence, si on tient compte des conditions qui prévalent aujourd’hui à travers la planète.

Le multiculturalisme ou l’idéologie d’une mondialisation bancale

Le « multiculturalisme » : voilà de nos jours la réponse la plus fréquente des intellectuels et des leaders d’opinion à l’incertitude tout aussi répandue quant aux valeurs qui méritent d’être chéries et cultivées et quant aux orientations dignes d’être choisies et poursuivies avec une détermination farouche. Cette réponse s’est vite transformée en canon de la « rectitude politique » ; elle est même devenue un axiome, un postulat tacite qui n’a plus besoin d’être expliqué, un prolégomène à toute délibération future, la pierre aungulaire de la « doxa ». Pourtant, il ne s’agit pas d’un savoir, mais d’un postulat tacite, peu analysé, qui guide toute la pensée savante.

Lorsque les classes instruites (c’est-à-dire ceux qui incarnent aujourd’hui les intellectuels modernes) invoquent le « multiculturalisme », elles envoient le message suivant : désolés, nous ne pouvons pas vous aider à vous sortir du pétrin dans lequel vous vous trouvez. Oui, il y a de la confusion à propos des valeurs, à propos de ce que signifie « être humain » à propos de la bonne façon de vivre ensemble ; mais c’est à vous de démêler tout ça à votre manière et d’en subir les conséquences si vos réponses échouent à vous rendre heureux. Oui, nous sommes en pleine cacophonie et il n’existe probablement aucune mélodie qui puisse être chantée à l’unisson. Mais ne vous inquiétez pas : aucune mélodie n’est nécessairement meilleure qu’une autre, et si c’était le cas, il n’y aurait pas moyen de savoir laquelle, de toute façon. Alors sentez-vous libres de chanter vos propres mélodies (ou de les composer si vous en êtes capables). Du reste, il est peu probable que vous rendiez cette cacophonie plus intolérable qu’elle ne l’est déjà ; elle est si assourdissante qu’un air de plus n’y changera pas grand-chose.

Russell Jacoby  a intitulé « The End of Utopia » (1999) ses propos tranchants sur la fatuité du credo « multiculturaliste ». Il y a un message dans ce titre : les classes instruites de notre temps sont incapables de formuler un projet d’ensemble pour la condition humaine. C’est pour cette raison qu’elles fuient dans le « multicul-turalisme » cette « idéologie de la fin de l’idéologie » Affirmer que « sous le règne de la multi-culturalité, tout va bien » évite de poser la question à laquelle on n’a ni la volonté ni la capacité de répondre.

S’élever contre le statu quo demande toujours du courage, étant donné la puissance des forces qui le maintiennent. Or, le courage est la qualité que les intellectuels, autrefois reconnus pour leur vision large, leur besoin de transcendance et leur radicalisme tapageur, ont perdu en route vers leurs nouveaux rôles ou « niches » d’experts, de savants universitaires et de célébrités médiatiques. Il n’est pas étonnant que, trop souvent, on soit tenté de recourir à cette version à peine retouchée de la trahison des clercs (Benda [1927] 1977) pour expliquer l’énigme que pose cette humilité, cette résignation et cette indifférence, somme toute nouvelles, des classes instruites.

Il faut cependant résister à cette tentation. Il y a des raisons plus importantes que la frilosité des élites instruites pour expliquer la dérive des milieux intellectuels vers leur équanimité actuelle. Les classes éduquées ne bougent pas toutes seules. Elles voyagent en grande compagnie : avec les pouvoirs économiques de plus en plus extraterritoriaux, avec la société qui invite de plus en plus ses membres à se faire consommateurs plutôt que producteurs et avec une modernité de plus en plus fluide, « liquéfiée », « déréglementée ». Au cours de ce voyage, les élites instruites sont soumises à des transformations semblables à celles subies par leurs compagnons de voyage. Parmi les transformations qui les touchent tous, le désengagement, en tant que nouvelle stratégie du pouvoir et de la domination, mérite la palme de l’explication la plus plausible de la carrière spectaculaire de « l’idéologie de la fin de l’idéologie ».

Les intellectuels modernes avaient l’habitude d’être des hommes habités d’une mission : la vocation qu’on leur avait assignée et qu’ils avaient adoptée avec ferveur consistait à soutenir le projet de « ré-enracinement des déracinés » (ou, selon les termes aujourd’hui chers aux sociologues, « the re-embedding of the disembedded »). À l’origine, cette mission se divisait en deux tâches.

La première tâche consistait à « éclairer le peuple » c’est-à-dire les hommes et les femmes perdus, perplexes et désorientés, car arrachés à la routine quotidienne et monotone que suivaient leurs ancêtres du berceau à la tombe. Éclairer ces hommes et ces femmes, c’était leur fournir des gyroscopes axiologiques et des miroirs permettant à chacun d’eux de naviguer sur les eaux étranges et turbulentes de la « grande société » de ce monde nouveau qui exigeait d’eux des compétences vitales d’un type dont leurs pères n’avaient pas eu besoin et qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion d’apprendre. Ce faisant, les intellectuels esquissaient de nouveaux itinéraires et identifiaient de nouveaux repères, suggéraient de nouvelles raisons de vivre, de nouvelles loyautés et de nouvelles normes de conformité qui se substituaient ainsi à celles d’origine locale, c’est-à-dire de ces groupes auxquels ces navigateurs inexpérimentés appartenaient – dans lesquels s’inscrivait leur vie – mais qui ont disparu sans les avoir soutenus assez fermement ou encore qui sont tombés rapidement en désuétude.

L’autre tâche des intellectuels consistait à apporter leur concours aux travaux des législateurs : concevoir et construire de nouveaux environnements bien structurés et cartographiés qui devaient rendre la navigation non seulement possible mais efficace, régulière plutôt qu’occasionnelle, et ainsi donner forme à la « masse » temporairement informe afin de faire advenir l’« ordre social » ou plus exactement « une société ordonnée ».

Ces deux tâches dérivaient du même projet majeur de la révolution moderne : la construction de l’État-nation, une société « imaginée » mais néanmoins très étroitement intégrée. Ces deux tâches avaient aussi en commun de nécessiter toutes deux le face à face, la confrontation directe de tous ses acteurs avec les corps et les âmes des objets de la grande transformation qui était en cours. Toutes deux requéraient que superviseurs et supervisés, guides et guidés vivent dans une proximité physique quasi panoptique, les premiers étant aussi peu libres de leurs mouvements que les seconds, et aucun d’eux ne pouvant tourner le dos aux autres.

En effet, construire l’industrie moderne consistait, pour l’essentiel, à relever le défi de réinsérer des producteurs tirés de leur train-train traditionnel, familial, paroissial ou corporatif dans une autre routine, conçue et administrée par les propriétaires des usines et les superviseurs qu’ils embauchaient. Construire l’État moderne revenait à remplacer les anciennes loyautés envers les proches par de nouvelles loyautés, de type citoyen, envers la totalité abstraite et distante que formaient la nation et les lois du pays. Ces nouvelles loyautés, contrairement aux anciennes devenues obsolètes, ne pouvaient plus s’appuyer sur des mécanismes spontanés et directs d’auto-reproduction : elles devaient être soigneusement conçues et implantées grâce à un processus organisé d’éducation de masse. La construction et l’entretien de l’ordre moderne exigeaient des gérants et des enseignants. L’ère de la construction de l’État-nation devait être, et fut en effet, une époque de lien direct entre ceux qui dirigeaient et ceux qui étaient dirigés.

Mais, je le répète, ce n’est plus le cas maintenant ; du moins, cela n’a jamais été si peu le cas. Notre époque est celle du désengagement. Le modèle panoptique de domination, avec sa surveillance à bout portant et omniprésente et son contrôle constant de la conduite des dominés, se démantèle rapidement et fait place à l’auto-surveillance et à l’auto-contrôle des dominés, procédés aussi efficaces pour susciter le « bon » type de comportement (à savoir, fonctionnel), mais beaucoup moins coûteux que l’ancienne stratégie de domination, aujourd’hui de plus en plus délaissée.

Je suggère que la meilleure façon d’interpréter l’idéologie multiculturaliste « de la fin de l’idéologie », c’est de la considérer comme une glose intellectuelle sur la condition humaine, née de l’impact d’un nouveau système de domination et utilisée par un nouveau style de pouvoir fonctionnant au désengagement. Le « multiculturalisme » est une façon d’ajuster le rôle des classes instruites à ces nouvelles réalités. C’est un manifeste de réconciliation, une façon d’abdiquer devant les nouvelles réalités sans les remettre en question ni les contester : « laissons les choses – c’est-à-dire, en fin de compte, les sujets humains, leurs choix et le destin qui en découle – suivre leur cours ». Le multiculturalisme est aussi un produit d’imitation ; en effet, le désengagement comme principale stratégie du pouvoir est une transposition de la nouvelle distanciation des acteurs face aux valeurs concurrentes. Puisque ces nouvelles réalités n’admettent ni contestation ni remise en question, de telles transpositions se font facilement : c’est ce qui « vient naturellement », une étape qu’on peut franchir en s’appuyant à la fois sur la rationalité et le sens commun. Et c’est seulement lorsque l’on adopte de telles attitudes que le « multiculturalisme » peut surnager.

En effet, si la « société » n’a pas de préférences, sinon l’inclination pour les humains, considérés individuellement ou collectivement, qui décident de leurs propres préférences, alors il n’y a aucune façon de savoir si une préférence est supérieure à une autre. Commentant l’appel lancé par Charles Taylor en faveur de l’acceptation et du respect des différences des cultures, Fred Constant observe que le fait d’y répondre engendre un effet à double tranchant : la reconnaissance du droit à la différence entraîne du même coup celle du droit à l’indifférence. Mais j’ajoute ceci : en règle générale, ceux qui accordent aux autres le droit à la différence réclament en même temps pour eux-mêmes le droit de rester indifférents, de s’abstenir de juger. Lorsque la tolérance mutuelle se conjugue à l’indifférence, les différentes formes de vie qui sont appelées à coexister sont délivrées de l’obligation de se parler, de crainte que le débat, présumé sans issue avant même de commencer, ne dégénère en querelle. Mais les formes de vie qui n’ont pas l’habitude du débat ou de la remise en question ont tendance à prendre des fusils en guise de téléphone, si bien que le pressentiment prend toutes les caractéristiques d’une prophétie qui s’accomplit d’elle-même. Dans le monde du « multiculturalisme », les formes de vie peuvent coexister, mais il est difficile pour elles de bénéficier de la vie en commun.

Constant (2000) pose une question cruciale : le pluralisme culturel est-il une valeur en soi ou sa valeur dérive-t-elle de la suggestion (et de l’espoir) qu’il puisse améliorer la qualité de l’existence en commun? Cette question est loin d’être rhétorique et ne détermine pas le choix de la réponse, à moins de réfléchir sur ce que signifie le « droit à la différence ». Deux interprétations en sont possibles, qui entraînent des conséquences radicalement différentes. On verra qu’il n’est pas facile d’identifier l’interprétation que préfère le programme multiculturaliste.

L’une des interprétations possibles considère que le fait d’être différent n’est pas seulement un résidu des choix passés ou de l’absence de choix dans le passé, mais une valeur en soi qui doit l’emporter sur toutes les autres lorsque vient le moment de discuter du bien commun. Les différences devraient être conservées ; et elles le seront, à condition qu’aucune coercition n’interfère avec les choix des humains. Cette interprétation comporte un corollaire tacite qui est celui de l’inutilité du dialogue : dans l’hypothèse où les porteurs de différence s’engagent dans une discussion prenant la forme idéale d’une communication non distordue (selon le concept d’Habermas), ils seraient tous d’accord pour se dire différents les uns des autres et ils sortiraient indemnes et intacts de la conversation ; comme, toutefois, la « communication non distordue » est une forme idéale qu’aucun « discours réellement existant » n’a de chance d’atteindre, il est préférable de s’abstenir entièrement de débattre et de ne communiquer qu’à l’intérieur d’une « communauté de semblables ». Selon cette interprétation, le « multiculturalisme » se transforme en « multicommunautarisme » : vivre les uns à côté des autres, mais non les uns avec les autres, chacun des résidents « se tenant avec ceux de son monde ».

La seconde interprétation met en jeu la « solidarité des explorateurs » : même si nous sommes tous, individuellement ou collectivement, engagés dans la recherche de la meilleure forme d’humanité (dont nous voudrions tous éventuellement profiter), chacun de nous explore une avenue différente et rapporte de l’expédition différentes découvertes. Aucune de ces découvertes ne peut être a priori déclarée sans valeur : aucune tentative sérieuse de découvrir la meilleure forme d’humanité commune ne peut être écartée à l’avance comme étant erronée et ne méritant pas d’attention bienveillante. Au contraire, la variété des découvertes diminue les chances que soient oubliées ou négligées nombre de possibilités humaines. Chaque découverte pourra bénéficier à tous les explorateurs, quelle que soit la route qu’ils auront eux-mêmes choisie. Cela ne signifie pas que toutes les découvertes sont d’égale valeur ou que chacune possède une valeur du seul fait qu’elle est différente des autres. Pour évaluer de manière convaincante chacune de ces découvertes, il faudrait un long polylogue (qu’il serait très probablement impossible de conclure), au cours duquel toutes les voix seraient autorisées à parler et des comparaisons bien préparées et bona fide seraient réalisées. En d’autres termes, le fait d’admettre la variété culturelle n’est qu’un début et non une fin : ce n’est que le point de départ d’un processus politique qui, sans doute, promet d’être tortueux et de traîner en longueur, mais qui aura constamment une influence bénéfique sur l’ensemble des acteurs et sur leur solidarité.

Le dilemme qui est ressorti de l’opposition entre deux interprétations possibles du programme multiculturaliste n’apparaît pas dans le concept immensément populaire des droits de la personne, qui sont perçus comme un corollaire naturel et indispensable de ce programme. Il est dans la nature des droits de la personne qu’il faille se battre pour eux et qu’on ne puisse les obtenir que collectivement, alors que chacun est censé pouvoir en jouir séparément ; après tout, ils désignent le droit de chacun de faire reconnaître sa propre différence et ainsi de rester différent sans crainte de remontrances ou de punitions. De là le zèle en faveur de « l’établissement de frontières » : les chances qu’une différence devienne un « droit » s’accroissent si elle est partagée par un groupe ou une catégorie d’individus et devient ainsi l’enjeu de revendications collectives. La lutte pour les droits individuels et leur attribution suscite un travail intense de construction de communautés : aménagement de tranchées défensives, entraînement et armement des unités d’assaut. La différence se change en appel de clairon à s’engager, à resserrer les rangs, à tenir bon ou à marcher au pas. Comme le programme multiculturaliste, le principe des droits de la personne donne lieu à un dilemme politique. Le processus politique véritable, qui consiste à dialoguer et à négocier en vue d’une résolution de conflit consensuelle, serait joué à l’avance et deviendrait presque impossible si l’on présumait dès le début la supériorité de certains candidats et l’infériorité des autres. Mais ce processus serait enrayé avant même de commencer si l’autre interprétation de la pluralité culturelle l’emportait et notamment si l’on présumait que chaque différence existante méritait d’être perpétuée du seul fait qu’elle est une différence (ce que fait la version la plus répandue du programme multiculturaliste, ouvertement ou tacitement).

Le grand philosophe canadien Charles Taylor rejette à juste titre cette seconde interprétation : « Un respect adéquat de l’égalité ne se limite pas à présumer que de nouvelles études nous la démontreront, mais il exige que l’on formule des jugements d’égale valeur sur les coutumes et créations de ces diverses cultures [...]. Ainsi comprise, la demande d’une reconnaissance égale est inacceptable » (1994 : 98-99).

Mais, par la suite, Taylor fonde son rejet sur l’affirmation suivante : la question de la valeur relative des choix culturels est un problème qui relève des experts et qui doit leur être laissé pour approfondissement : « À cette étape, la dernière chose que l’on attend des intellectuels eurocentrés est un jugement positif sur la valeur des cultures qu’ils n’ont pas étudiées intensément » (1994 : 88-89). La reconnaissance de la valeur demeure ainsi fermement du ressort des intellectuels, malgré leur refus actuel de s’embarrasser de ce genre de mission. Étant donné ce qu’est le monde universitaire, il serait aussi faux qu’incongru de s’attendre à ce que les chercheurs formulent un jugement argumenté sans avoir auparavant conçu et réalisé, sine ira et studio, un « projet de recherche » : notre recherche nous permettra ou ne nous permettra pas de trouver quelque chose de grande valeur dans la culture X, dira-t-on. C’est toutefois « nous », les titulaires des postes universitaires, qui sommes habilités à déclarer qu’une découverte est bien une découverte. Taylor reproche aux promoteurs du type de multiculturalisme selon lequel « tout se vaut » de trahir leur vocation universitaire, il devrait plutôt les blâmer de négliger leur devoir d’homo politicus appartenant à une société civile qui se mondialise rapidement et tend à transformer ses membres en potentiels Weltbürger [citoyens du monde].

Taylor poursuit en suggérant que, dans les cas que nous connaissons (ou que nous croyons connaître) d’une telle forme culturelle qui posséderait une valeur en elle-même et mériterait ainsi la perpétuation, aucun doute ne devrait subsister quant à la nécessité de pérenniser cette différence et de la conserver pour l’avenir. Il faudrait alors limiter les droits des personnes actuellement vivantes qui font des choix susceptibles de compromettre l’avenir de cette différence. Grâce à sa décision d’obliger ses résidents à envoyer leurs enfants dans des écoles francophones, le Québec, un cas parfaitement connu et étudié qui n’est en aucune façon exotique et mystérieux, fournit à Taylor le modèle de ce qu’on peut (ou doit) faire dans de tels cas :

Il ne s’agit pas seulement de rendre la langue française accessible à ceux qui voudraient la choisir [...]. Cela implique également de s’assurer qu’il y aura ici à l’avenir une communauté de gens qui voudra se prévaloir du recours au français. Les politiques qui visent la survivance cherchent activement à créer des membres de la communauté, par exemple lorsqu’elles garantissent que les générations futures continueront à s’identifier comme locutrices du français.

Taylor 1994 : 88-89

Le Québec est un cas « simple » (certains diraient banal), ce qui rend l’hypothèse de sa rectitude plus facilement acceptable. Il est manifeste que la validité de ce cas serait beaucoup plus difficile à soutenir si on choisissait un marqueur de différentiation et de séparation autre que le français ; un marqueur que nous, les « intellectuels euro-centrés » (multilingues quoique très attachés à nos propres manies et faiblesses), détesterions et dont nous nous tiendrions éloignés en nous abritant derrière l’argument de pauvreté et de l’insuffisance des subventions de recherche. La légitimité de cette généralisation nous paraîtrait beaucoup moins convaincante si nous nous rappelions que la langue française, dans le cas québécois, est un membre tout à fait bénin – la plupart étant beaucoup plus virulents – de la grande famille des marqueurs identitaires que tendent à utiliser de prétendues communautés partout dans le monde afin de maintenir leurs membres actuels dans les rangs et de « créer de nouveaux membres », c’est-à-dire de prédéterminer les choix de ceux qui seront les nouveau-nés des enfants encore à naître, en les forçant a priori à garder les rangs et à perpétuer leur séparation commune. D’autres membres de cette famille de marqueurs identitaires sont, par exemple, l’excision féminine ou les coiffures à caractère religieux des enfants.

Si nous gardons en mémoire ce qui précède , nous serons peut-être mieux préparés au raisonnement suivant : certes, nous avons en aversion les pressions et les croisades culturelles des administrations étatiques passées visant l’assimilation ou le fractionnement des communautés et nous sommes enclins à respecter le droit des communautés de se protéger contre la répétition de telles pressions. Mais nous devrions aussi respecter le droit des individus de se protéger contre les pressions qu’exercent sur eux les communautés lorsqu’elles leur refusent le droit de choisir. Ces deux droits sont éminemment difficiles à réconcilier et à respecter simultanément, si bien que, constamment, nous nous demandons comment procéder quand ils se heurtent de plein fouet. Lequel de ces deux droits est le plus fort ou en tout cas suffisamment fort pour annuler ou écarter les demandes que formule le second?

En répondant à Charles Taylor et à son interprétation du droit à la reconnaissance, Jürgen Habermas (1994 : 125) introduit dans le débat une autre valeur, « l’État constitutionnel démocratique », en grande partie absente de l’argumentation de Taylor. Si nous admettons que la reconnaissance de la variété culturelle est un point de départ juste et approprié pour toute discussion raisonnable sur la signification de l’humanité, nous devrions aussi reconnaître que « l’État constitutionnel » est le seul cadre possible pour mener un tel débat.

Pour clarifier ce qu’implique cette notion, je préfère remplacer l’expression « État constitutionnel » par le terme « république », ou mieux encore, à la suite de Cornelius Castoriadis, par l’expression « société autonome ». Une société autonome est inconcevable sans l’autonomie de ses membres ; la république est inconcevable sans les droits bien établis de chaque citoyen. Cette remarque ne résout pas nécessairement le problème des conflits entre droits communautaires et droits individuels, mais elle met bien en évidence le fait que, sans la pratique démocratique d’individus libres de s’affirmer personnellement, on ne peut régler ce problème avec justice. La protection des individus contre les demandes de conformisme faites au nom de la communauté n’est peut-être pas une tâche « naturellement » supérieure aux efforts de la communauté pour survivre dans son identité distincte. Mais la protection de l’individu-citoyen de la république à la fois contre les pressions qui s’exercent sur sa communauté et contre celles que la communauté exerce sur lui est la condition première pour effectuer l’une ou l’autre de ces deux tâches antithétiques et pourtant complémentaires, et l’occasion de trouver une solution optimale.

Comme l’écrit Habermas,

Une théorie des droits bien comprise exige une politique de la reconnaissance qui protège l’intégrité de la personne dans les contextes de vie qui ont présidé à la formation de son identité [...]. Et pour cela il ne faut qu’une chose, c’est une actualisation cohérente du système des droits. Les chances de la voir se réaliser ne seraient qu’infimes, bien entendu, sans les mouvements sociaux et les luttes politiques. [Le] processus d’actualisation des droits est en effet enraciné dans des contextes qui exigent de tels débats comme composante importante des enjeux de pouvoir – des discussions sur une conception partagée du bien et sur un mode de vie désiré que l’on reconnaît comme authentique.

Habermas 1994 : 113

L’universalité de la citoyenneté est la condition préalable à toute « politique de la reconnaissance » significative. J’ajoute que l’universalité de l’humanité est l’horizon vers lequel toute politique de la reconnaissance doit s’orienter pour être significative. L’universalité de l’humanité ne s’oppose pas à la pluralité des formes de la vie humaine ; mais le test d’une humanité véritablement universelle sera son aptitude à s’adapter au pluralismeet à faire en sorte que le pluralisme serve l’humanité, à habiliter et à encourager une discussion continue sur la conception commune du bien. Ce test ne peut être réussi que si les conditions qui rendent possible la vie républicaine sont réunies et en particulier, si non seulement les droits de la personne sont accordés à tous les citoyens à titre individuel, mais aussi si tous ont les ressources nécessaires pour agir en fonction de leurs droits. Comme l’a écrit de façon poignante Jeffrey Weeks, il faut, pour trouver les valeurs communes que nous recherchons, « l’amélioration des chances de tous et la maximisation de la liberté humaine » : « Il n’y a pas d’agent social privilégié qui réalise les fins ; simplement la multiplicité des combats locaux contre le poids de l’histoire et les diverses formes de domination et de subordination. La contingence et non le déterminisme sous-tend la complexité de notre présent » (Weeks 1993 : 208-209).

Constater cette indétermination est sans aucun doute effrayant. Mais cela peut aussi nous mobiliser vers un plus grand effort. Il est vrai que l’une des réponses possibles à l’indétermination est « l’idéologie de la fin de l’idéologie » et la pratique du désengagement. Mais une autre réponse, également raisonnable quoique bien plus prometteuse, est qu’à aucune autre époque, la recherche passionnée d’une humanité commune et de sa mise en pratique n’a été aussi nécessaire et urgente que maintenant.

Mais à quoi ressemblerait cette mise en pratique d’une humanité commune, ou plutôt une pratique pouvant engendrer une humanité commune?

Une stratégie pour la construction de l’humanité

À propos des réactions des minorités ethniques et des immigrants aux pressions culturelles diversifiées auxquelles ils sont exposés dans leur pays d’accueil, Fred Constant (2000) cite Amin Maalouf, écrivain franco-libanais installé en France. Pour Maalouf, plus les immigrants ont l’impression que, dans leur nouveau pays, on respecte les savoirs et les spécificités de leur culture d’origine et moins ils se sentent méprisés, rejetés, menacés ou objets de discrimination, plus volontiers ils s’ouvrent aux offres culturelles du nouveau pays et moins ils tiennent frénétiquement à leurs façons de faire. Dans la perspective d’une humanité conjointe, cette observation est cruciale. Elle indique encore une fois qu’il existe une forte corrélation entre, d’un côté, le degré de sécurité et, de l’autre, la « défusion » de la question de la pluralité culturelle, la possibilité de surmonter la séparation culturelle et la volonté de participer à la recherche d’une humanité partagée.

Cette observation d’Amin Maalouf nous place aussi directement face à la question de la « reconnaissance », un autre de ces concepts endémiques et ambivalents intimement liés à la vision multiculturaliste. Dans son usage populaire, ce concept développe l’opposition, cruciale sur le plan politique, entre ce qu’on peut appeler la reconnaissance « positive » et la reconnaissance « négative », d’une manière parallèle à l’opposition entre solidarité et tolérance ou même entre engagement et désengagement.

La reconnaissance négative consiste à adopter la position du « laissez vivre » (et à s’y limiter le plus souvent) : je vous dis que vous avez le droit d’être ce que vous êtes, que vous n’êtes absolument pas obligé d’être quelqu’un d’autre, et vous promets qu’on n’exercera aucune pression sur vous dans le but de vous « acculturer » ou de vous « assimiler ». Par un contraste très clair avec l’ère de la construction des États-nations et l’époque de la modernité « solide », il n’y a pas de croisade culturelle, pas de prosélytisme, pas de missionnaires, pas de demandes de conversion. En elle-même, cette reconnaissance négative se résume à la tolérance de l’altérité, à une posture d’indifférence et de détachement, plutôt qu’à une attitude de bienveillance sympathique. Elle implique pourtant, sans le dire clairement, que quiconque demande la reconnaissance doit en évaluer les risques : l’insistance sur la différence et le refus de compromis peuvent devoir être payés par un handicap distributif. Dans la compétition pour les ressources et les récompenses, être différent peut très bien s’avérer un désavantage, même si la discrimination est formellement interdite.

Si cette raison n’était pas suffisante pour rendre la perspective de la reconnaissance négative rebutante et, lorsqu’elle est accordée, insatisfaisante, nous pouvons en ajouter une autre qui explique pourquoi les groupes ou les catégories de personnes qui demandent la reconnaissance de leur identité distincte ne se contenteraient pas facilement de la simple reconnaissance négative. En effet, en n’étant que « tolérée », l’identité distincte qu’ils réclament ne serait pas porteuse des facultés de réconfort et de guérison pour lesquelles elle fut d’abord désirée. Le cadre cognitif dans lequel est pratiquée la tolérance serait alors parfaitement discordant avec celui dans lequel elle a été recherchée et reçue. La tolérance est pratiquée dans un esprit relativiste (qu’on aura adopté avec joie ou accepté avec résignation, selon le cas). Ceux qui pratiquent la tolérance considèrent qu’un mode de vie différent du leur n’est pas matière d’importance suffisante pour faire la guerre ; ou ils subodorent que la guerre serait perdue avant même d’être commencée ou encore qu’elle serait trop coûteuse à entreprendre. Pour une raison ou pour une autre, ils « s’entendent pour ne pas s’entendre » même si cette entente est le plus souvent unilatérale (une contradiction dans les termes!), de sorte que la trêve a toutes les chances de n’être observée que par un seul parti. L’acte de tolérance qui ne se prolonge pas par une véritable promotion sociale diminue plutôt qu’il ne grandit l’affirmation de centralité et l’aptitude tant espérée de l’identité distincte à améliorer la vie, ce qui était, pour les militants de la reconnaissance, l’enjeu le plus précieux et le résultat le plus vivement attendu de la lutte, ainsi que la cause première de leur participation. Puisque, comme l’a démontré de façon convaincante Nicholas Lobkowitz (1999), les tolérants sont ouvertement ou implicitement relativistes, le cadeau qu’ils offrent à ceux qui sont en quête de reconnaissance est entaché, peu attrayant et conséquemment non désiré[2].

Contrairement à ceux qui pratiquent la tolérance, ceux qui veulent la reconnaissance sont, franchement ou secrètement, des essentialistes ou des fondamentalistes : quelle que soit la formulation qu’ils utilisent pour s’accorder à l’humeur du jour et ainsi mieux servir leur cause (et, en particulier, les hommages qu’ils rendent du bout des lèvres au principe de l’égalité), la différence qu’il veulent faire reconnaître n’en est pas une parmi de nombreuses autres, toutes égales entre elles. Pour ceux qui cherchent la reconnaissance, l’unicité de leur appartenance est plutôt une qualité, non seulement précieuse en elle-même, mais dotée d’une valeur unique qui manque aux autres formes de vie humaine. Elle est aussi supérieure à ces autres formes de vie qui pourraient être choisies librement et individuellement par les porteurs d’une différence s’il leur était permis de la pratiquer simplement, s’ils en étaient capables et s’ils le voulaient bien. Seule une différence dotée d’un tel statut, au-delà de la négociation et de la compétition, répondrait aux attentes formulées par ceux qui ont postulé cette identité.

Pour cette raison, seule la reconnaissance positive s’accorde à l’objectif du combat, seule cette reconnaissance peut assurer ceux qui la revendiquent contre les coûts élevés qu’implique le fait de rester différents, et elle seule peut endosser la valeur unique de la différence revendiquée et, de la sorte, confirmer la dignité accordée à ses porteurs. Il faut espérer que la reconnaissance positive remplisse ces conditions (et ainsi re-transforme les handicaps en avantages) en rattachant le postulat de la reconnaissance à la justice distributive. Contrairement à la reconnaissance négative, la reconnaissance positive laisse présager « la discrimination positive », « l’action affirmative » et les subventions pour développer l’identité ; en bref, le droit à un traitement préférentiel et à l’octroi d’une note plus élevée ayant pour tout fondement le fait d’être différent. La justice distributive est la conséquence naturelle de la guerre de la reconnaissance ; cette dernière est incomplète sans son accomplissement dans la première.

Nancy Fraser (1999) avait donc raison lorsqu’elle se plaignait du « divorce généralement admis entre l’enjeu politique de la différence culturelle et l’enjeu politique de l’égalité sociale » et soulignait que « la justice aujourd’hui exige à la fois la redistribution et la reconnaissance » :

Il est injuste qu’on refuse à certains individus et à certains groupes le statut de partenaires à part entière dans les interactions sociales simplement parce qu’ils n’ont pas participé en toute égalité à la construction des formes institutionnalisées de valeur culturelle, formes qui, de plus, dénigrent leurs caractéristiques distinctes ou les caractéristiques distinctes qui leur ont été attribuées.

Fraser 1999 : s.p.

J’ai indiqué plus haut que la logique de la guerre de la reconnaissance force les combattants à concevoir la différence comme absolue ; il est difficile d’éradiquer ce filon « fondamentaliste » de toute revendication de reconnaissance, filon qui confère aux demandes de reconnaissance, dans les termes de Fraser, un aspect « sectaire ». Situer le problème de la reconnaissance dans un contexte de justice sociale plutôt que de « réalisation de soi » produit un effet désintoxiquant : il retire le venin du sectarisme (avec toutes ses conséquences peu engageantes comme la séparation sociale, la rupture de communication et l’hostilité qui se perpétue d’elle-même) du mordant des revendications de reconnaissance. D’un autre côté, il stoppe la reconnaissance de la différence à deux doigts du précipice relativiste. Si la reconnaissance est définie comme le droit à la participation égale dans l’interaction sociale et si ce droit est conçu à son tour comme une question de justice sociale, alors il ne s’ensuit pas (pour citer Fraser une fois encore) que « tout le monde a un droit égal à l’estime sociale » ou, en d’autres termes, que toutes les valeurs se valent, chaque différence étant valable du seul fait de son statut de différence. Il s’ensuit seulement que « tout le monde a un droit égal à rechercher l’estime sociale dans des conditions équitables d’égalité des chances » (Fraser 1999). Coulées dans le moule de l’affirmation de soi et de la « réalisation de soi » et autorisées à y demeurer, les revendications de reconnaissance mettent à nu leur potentiel tragique (ultimement génocidaire, comme l’expérience récente l’a confirmé), alors qu’une fois resituées dans le contexte de la justice sociale auquel elles appartiennent, ces revendications se transforment en recettes pour engager le dialogue et la participation démocratique. L’« État constitutionnel » de Jürgen Habermas apparaît alors comme le cadre communément souhaité de cohabitation.

Tout ce qui précède n’est pas une forme d’ergotage philosophique ; l’élégance philosophique ou la commodité théorique ne sont pas ici seules en jeu. La fusion de la justice distributive et de la politique de la reconnaissance est la conséquence naturelle de la promesse moderne de justice sociale dans un contexte de « modernité fluide » (ou, comme l’a écrit Jonathan Friedman, de « modernité sans modernisme »). Dans le même esprit que Bruno Latour, disons que ce contexte est celui de la réconciliation avec la coexistence perpétuelle et donc une situation qui, plus que toute autre, a besoin de l’art de la cohabitation pacifique et humaine. C’est une époque qui ne peut plus (ou ne souhaiterait plus) entretenir l’espérance de l’éradication radicale et soudaine de la misère humaine, libérant ainsi la condition humaine de tout conflit et de toute souffrance. Pour que l’idée d’« humanité partagée » conserve un sens dans le contexte de la modernité « fluide », elle doit simplement signifier le souci de « donner à chacun sa chance » et de supprimer une par une toutes les entraves qui empêchent de saisir cette chance égale et qui sont mises au jour grâce à des revendications successives de reconnaissance. Toutes les différences n’ont pas la même valeur, certains types de vie commune étant supérieurs à d’autres. Mais il n’y a pas moyen de découvrir lesquels tant que chacun de ces types n’a pas eu une occasion équitable (et réelle) de plaider sa cause et de faire ses preuves.

La mondialisation des dépendances en dehors de tout contrôle politique ne permet pas d’avancer, ne serait-ce que d’un pas, dans la réalisation de ce programme. Au contraire, elle mine la probabilité de son accomplissement, ayant mis en branle un processus global de polarisation sans précédent des conditions de vie qui prive une partie de plus en plus importante de l’humanité de la perspective de transformer son « individualité de jure » (individualité comme nécessité de l’affirmation de soi) en une « individualité de facto » (individualité en tant que capacité de l’affirmation de soi). Arrêter et renverser ce processus de polarisation exige davantage que la reconnaissance de la différence : tout discours sur la dignité reste vide à moins qu’il ne soit accompagné d’une réflexion sur les conditions qui président aux choix des humains ou qui les empêchent de faire des choix. Richard Rorty (1998) donne dans le mille lorsqu’il critique sévèrement la « gauche culturaliste » américaine qui évite toute discussion sur l’argent et l’inégalité des revenus. Les débats les plus sérieux sur la reconnaissance de la différence ne feront pas avancer la cause de l’humanité d’un centimètre si, comme l’évalue Loïc Wacquant (1999 : 69-70), les revenus des directeurs d’entreprises qui, il y a dix ans, étaient 42 fois plus élevés que ceux des travailleurs, sont aujourd’hui 419 fois plus élevés, et si 5 % des Américains les plus riches se sont approprié 95 % des mille cent milliards de dollars générés en surplus entre 1977 et 1996.

À l’ère de la mondialisation, le débat politique sur l’humanité et la cause de l’humanisme font face à la démarche la plus décisive qu’ils aient jamais faite ensemble au cours de leur longue histoire. Pour entreprendre cette démarche, les anciennes questions sur l’égalité entre les humains et la justice sociale doivent être portées à des hauteurs sans précédent plutôt que d’être déclarées nulles et non avenues, tombées en désuétude ou « contre-productives » par la théorie et la pratique du libéralisme de marché. Ces dernières entretiennent ensemble la séparation actuelle entre le pouvoir et le débat politique, ainsi que la nouvelle structure de domination mondiale centrée sur la stratégie du désengagement. La reconnaissance des droits humains et l’égalité des conditions dans lesquelles ces droits se concrétisent sont inséparables.

Richard Rorty (1999 : 203-204) a récemment esquissé mieux que quiconque la route qu’il faut prendre et qu’on ne peut pas ne pas prendre pour que la cause de l’humanité soit à la hauteur du défi posé par l’ère de la mondialisation :

Nous devons élever nos enfants en leur rendant intolérable le constat que nous, qui sommes assis à nos bureaux à taper sur des claviers, nous sommes payés dix fois plus que ceux qui se salissent les mains en nettoyant nos toilettes et cent fois plus que ceux qui fabriquent nos claviers dans le Tiers Monde. Nous devons les amener à s’inquiéter de ce que les pays qui se sont industrialisés les premiers ont cent fois la richesse de ceux qui ne sont pas encore industrialisés. Nos enfants ont besoin d’apprendre, tout jeunes, à considérer les inégalités entre leur sort et ceux des autres jeunes comme n’étant ni la volonté de Dieu ni le prix de l’efficacité économique, mais comme une tragédie évitable. Ils devraient commencer à réfléchir le plus tôt possible aux façons de transformer le monde pour garantir que personne n’ait faim pendant que d’autres sont rassasiés.

Rorty (1999 : 203-204)