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Dans un article synthétisant l’essentiel de son enseignement sur le postmodernisme, Yvan Simonis (1996) propose de nuancer l’idée que la postmodernité signifie seulement chaos, fragmentation, ère du vide, domination du marché, etc. – faits de société considérés par de nombreux intellectuels comme des signes de la déshumanisation croissante des sociétés postindustrielles. Il suggère plutôt de lire dans les « incertitudes » de la post-modernité une ouverture à une possible réhumanisation de notre monde, à condition toutefois de renoncer à l’utopie moderniste du « tout organisable », de la gestion parfaite de la ressource humaine et de la production de sociétés uniformisées, fonctionnelles et rationalisées. La réhumanisation passe au contraire par le «  retour des apparences », des images bricolées, du « composite », mais aussi « du subjectif , du ressenti » (ibid. : 241) ; elle engendre un « monde où se retrouvent coprésentes des insertions sociales variées et irréductibles les unes aux autres [qui] ont elles-mêmes à accepter leur coprésence les unes aux autres » (ibid. : 250) ; un monde qui renonce à « l’espoir déshumanisant d’en finir avec la perplexité », avec le non-maîtrisable, le non-gérable. Cet optimisme éclairé et prudent, redéployé dans l’entretien accordé par Yvan Simonis aux fins de ce numéro a inspiré de magnifique façon les auteurs réunis dans ces pages. Plusieurs de leurs textes ont d’ailleurs nourri le désir d’Yvan Simonis d’approfondir certains aspects de cette ligne de fond dans le cadre de l’entretien.

Confrontée traditionnellement à la diversité des formes d’humanité imaginées par différentes sociétés, l’anthropologie semble bien placée pour réfléchir à ce thème dont le traitement est loin d’être univoque, car il renvoie inévitablement au plan des valeurs : qu’est-ce qu’être humain? Comment se construit et se détruit ce qui fait la qualité d’humanité des sujets humains?

Dès le début de son article, Zygmunt Bauman rejette l’idée qu’il est possible de construire une définition de l’humanité qui soit à l’abri de tout enjeu politique ou idéologique : chaque définition est en même temps un geste d’inclusion ou d’exclusion qui est révélateur de l’agenda politique de son époque. Analysant les effets de la globalisation de l’économie de marché sur les formes d’humanité tolérées et promues à notre époque, cet article explique avec brio que le nouveau pouvoir du capital « nomade », mobile et fluide, qui refuse de s’engager dans et pour une quelconque collectivité humaine, entraîne de nouvelles formes d’assujettissement des travailleurs, parfois aux limites des conditions reconnues jusqu’alors comme dignes de l’humanité. Dans cet exercice d’« herméneutique sociologique », Zygmunt Bauman fait un lien troublant entre cette stratégie du désengagement et la rhétorique multiculturaliste du droit à la différence, forme de renoncement à certaines valeurs universelles qui prétendaient jadis fonder ou unifier le genre humain ; comme si seuls les biologistes avaient désormais la capacité de définir l’espèce humaine, que ce soit comme « une construction de notre psychisme qui s’appuie, nécessairement, sur un substrat cognitif dont les origines remontent au-delà du dernier ancêtre commun que nous partageons avec les chimpanzés » (Picq 2003 : 63) ou comme « un vivant en voie d’auto-évolution » (Serres 2003 : 97).

Mais, tout comme l’article de Gilles Bibeau dans ce numéro, Bauman ne fait pas de la perte possible de l’idéal moral de la personne humaine, hérité des Lumières, une catastrophe ne pouvant déboucher que sur un « humain post-humain » (Lecourt 2003) perdu dans un monde déshumanisé dominé par la science et la technologie ou, plus précisément, par « l’ivresse techniciste des ingénieurs [...] trop exclusivement soumise [aux contraintes] de l’optimisation du rapport coût-bénéfice » (ibid. : 43). La reconstruction d’un projet d’humanité commune est possible, nous disent-ils à la fin de leur texte, faisant ainsi preuve d’un optimisme et d’un espoir extraordinaires, en particulier de la part de l’auteur de Modernity and the Holocaust (Bauman 1989).

Ce grand livre, traduit en français en 2002, nous a rappelé de façon magistrale que le risque de déshumanisation par les biotechnologies qui, actuellement, inquiète tant les « biocatastrophistes » (Lecourt 2003), a été précédé par une catastrophe dont les échos n’en finissent pas de se faire entendre, en particulier celui de « l’apparente facilité avec laquelle un nombre considérable d’individus d’une des sociétés les plus avancées du monde industrialisé [a] pu considérer que d’autres individus “tombaient” en dehors de l’humanité commune » (Abensour 2001 : 71). Le fait que le régime nazi ait pu exister et durer malgré le sens et l’impact si destructeur de son action politique, sociale et culturelle pourrait mener à un pessimisme tel qu’il conduirait à renoncer à tout effort pour penser une humanité partagée, laissant ainsi tout l’espace au relativisme désengagé et indifférent décrit par Zygmunt Bauman. Mais telle n’est pas la conclusion qu’il en tire : il nous propose plutôt de revenir aux idéaux de justice sociale et d’égalité des chances pour que l’humanité dont nous pourrions avoir le projet en cette ère de mondialisation fluide (Bauman 2003, 2000) soit de nouveau un projet commun, sans exclus ni laissés-pour-compte. La reconnaissance du droit de chacun à participer à la vie des cités impose alors de garantir à tous un accès égal aux moyens de cette participation.

Le projet de Gilles Bibeau d’imaginer un nouvel humanisme pour notre époque post-génomique s’inspire du travail du philosophe allemand Peter Sloterdijk, qu’il expose avec une grande clarté dans son article. Reprenant la métaphore platonicienne du Parc humain dont il faut prendre soin, Sloterdijk s’efforce d’esquisser un humanisme éclairé qui prendrait acte de la révolution génomique et des nouveaux pouvoirs des biotechnologies. Gilles Bibeau endosse ce projet d’un humanisme scientifiquement informé et cultivé ; il demande d’ailleurs aux anthropologues et aux autres spécialistes des sciences sociales d’aller au-delà de la « guerre des biologies » qui oppose les tenants d’un généticisme programmatique réductionniste à ceux de la théorie émergentiste, encore trop vague. Ces intellectuels pourraient plutôt rappeler de manière fructueuse que le travail des gènes ne peut être pensé indépendamment de celui des cellules, tissus et organes, mais aussi d’une analyse du milieu dans lequel vivent ces organismes, et, pour ce qui est des humains, de la culture et de la société. Mais humaniser ainsi la théorie du gène suppose qu’on la connaisse et qu’on soit capable d’en débattre. Un humanisme informé sera bien plus capable d’encadrer les nouvelles possibilités des biotechnologies qu’une attitude de repli sur une conception rigide de l’humain-sujet autonome, défini par différence avec la technique ou l’animalité : « culture bio-scientifique et pensée pluraliste seront sans doute, dans l’avenir, les principaux antidotes qui protégeront l’humanité contre tous les réductionnismes, ceux qui banalisent la vie en la ramenant à des programmes génétiques mais aussi ceux qui la sacralisent au point de la rendre intouchable, non-transformable » (Bibeau, ce numéro). Au coeur de ce nouvel humanisme figure l’idée que l’humanité est désormais responsable d’elle-même et solidaire de tous les vivants (avec qui elle partage son matériel génétique) : non seulement elle doit respecter la diversité du vivant et des cultures, mais elle devra aussi « les faire fructifier, dans une responsabilité conçue comme un gardiennage, comme un “soin” [...] porté par le devoir de solidarité avec les vivants et appuyé sur une éthique qui prend au sérieux les notions d’interdit et de transgression » (ibid.).

Ce refus lucide du « biocatastrophisme » au profit de l’effort minutieux et patient pour comprendre exactement les risques que notre « société du risque » (Beck 1986) engendre, notamment avec les biotechnologies, traverse aussi le texte de Yolande Pelchat. Dans son article, elle propose une analyse réflexive d’un réel-en-train-de-se-faire : celui de la contraception immunologique, c’est-à-dire de la biotechnologie des vaccins contraceptifs. Elle montre bien que cet objet technoscientifique a un statut très différent dans les différents discours et pratiques qui l’ont fait exister : aux groupes militants de femmes pour lesquels il est potentiellement déshumanisant, car dangereux pour la santé et non fiable, les chercheurs ont répondu que ces craintes trahissaient un manque de connaissances scientifiques. Refusant de trancher ou d’arbitrer, Yolande Pelchat fait appel au cadre d’analyse de l’anthropologie des sciences proposé, entre autres, par Bruno Latour, pour tirer de son étude de cas l’argument suivant : ce qui est déshumanisant n’est pas tant l’excès de technicisme de certains chercheurs ou même l’arrogance de la science souvent dénoncée par les biocatastrophistes. C’est bien plutôt toute prétention, pratique ou discursive, à tracer des frontières claires et à nier ou masquer les zones d’intersections et d’« enchevêtrement » ou de « miscible » qui sont constitutives de notre monde réel ; l’histoire des vaccins contraceptifs elle-même montre bien l’impossibilité de construire un objet technoscientifique hors de toute hybridité. Pour Yolande Pelchat, toute réhumanisation éventuelle passe par « la pratique de la mise en doute » des catégories et concepts trop clairs, trop certains, trop tranchés, et par des tentatives pour imaginer de nouvelles façons de « parler de ces techno-sciences qui construisent [l’humain], qui fabriquent son corps, qui lui donnent cette nature en même temps qu’ils la lui enlèvent » (Pelchat, ce numéro). Le texte de Gilles Bibeau est peut-être une forme de réponse à cette invitation.

Si la réhumanisation passe par l’imagination et la reconstruction, elle doit également prendre acte de ce qui peut y faire obstacle. L’indifférence à l’autre, nous rappelle Bauman (1989), a été élevée au rang d’« arme de destruction massive » par les nazis qui avaient besoin d’une suppression totale de tout sentiment moral tant chez les exécutants de la tuerie que chez les témoins. Ionesco, dans sa pièce Rhinocéros (1959), a mis en scène de façon à la fois terrifiante et grotesque le potentiel de déshumanisation de ceux qui font le choix de l’indifférence envers autrui, qui acceptent qu’il y ait des distinctions entre le degré d’humanité de leurs concitoyens : ils deviennent des rhinocéros – tels les nazis et les spectateurs passifs de leurs massacres de masse.

L’habitude d’être indifférents à tout ce qui n’est pas directement relié à notre sphère d’expérience est un des legs de l’expérience nazie à l’époque actuelle (Bauman 1989 : 192). Critiquer les formes contemporaines de l’indifférence ne suffit pas à la combattre. Il faut aussi comprendre comment, par qui et par quoi, cette forme de rapports aux autres est sans cesse légitimée et justifiée et, en particulier, quel est le rôle de l’État dans ce type de processus. En tant qu’incarnation de la solidarité sociale, l’État, du moins l’État-providence, ne devrait-il pas être sur la première ligne du combat contre l’indifférence? Ma contribution à ce numéro consiste à montrer que les transformations actuelles de l’État dans les démocraties riches et libérales des pays de l’OCDE entraînent l’effet contraire. Une analyse de la rhétorique du Nouveau management public montre ainsi qu’en transformant l’idéal du service public, égal et accessible à tous les citoyens de la même manière, en un idéal du « service de qualité offert à la clientèle», le NMP encourage les citoyens à ne s’intéresser qu’à ce qui les concerne directement et, par voie de conséquence, à se désintéresser du bien commun et du bien d’autrui, y compris des plus vulnérables. L’État contribue ainsi à la production de l’indifférence à autrui au détriment d’un renforcement de l’éthique de la responsabilité politique pour autrui que Bauman appelle à la fin de son essai.

Si, comme l’explique Yvan Simonis dans l’entretien accordé pour ce numéro, « l’humanité ne change jamais, et le mal y est inscrit autant que la recherche du bonheur ou des compromis intelligents », si, selon Ferry (2001 : 282), « c’est dans sa capacité à prendre le mal comme projet que se manifeste le plus sûrement la spécificité de l’humain », si, pour Primo Levi (1989), nous ne pourrons jamais nous désolidariser de l’épreuve vécue par les victimes du nazisme parce qu’elle est une des possibilités qui a été actualisée de ce que l’humanité peut se faire à elle-même, faut-il renoncer à tout projet de réhumanisation? Les auteurs participant à ce numéro ont choisi le camp de ceux qui croient en de « nouvelles possibilités de justice » pour l’humanité (Das 1995 : 20), malgré une claire conscience des formes de déshumanisation qui hantent le monde dans lequel nous vivons. Espérons que les débats que ces textes susciteront donneront une forme toujours plus aboutie à ce renouvellement nécessaire.

Épilogue

Dans une nouvelle bouleversante (Les armes de la nuit, 1946), Vercors, écrivain et résistant français pendant la Seconde guerre mondiale, donne vie à un personnage, Pierre, un résistant de retour chez lui après avoir été interné dans un camp de la mort. Pendant cet épisode tragique, Pierre a dû achever un de ses amis en le jetant encore vivant dans un four crématoire. Depuis, il vit comme un fantôme, car il considère qu’il a perdu à jamais sa qualité d’homme en raison de cet acte ; qu’il est devenu un « tigre » déshumanisé dont la cruauté « est purement celle, informe, insensible et aveugle, de toute viande vivante » – métaphore animale anticipant les « rhinocéros » de Ionesco (1959). Mais, dans la suite de cette nouvelle (La puissance du jour, 1950), écrite à la demande de lecteurs qui ne supportaient pas une telle fin, Pierre découvrit un autre sens à cette expérience :

Ceux qui ont pactisé, les tigres qui ont pactisé, qui ont voulu oublier leur condition d’hommes, ériger l’ordre de la nature et qui s’y sont soumis – comment vouliez-vous qu’ils puissent supporter que d’autres hommes, envers leur maîtresse Nature, continuassent de montrer cette indépendance insolente? Il fallait bien qu’ils nous [les résistants] soumissent à notre tour, qu’ils fissent de nous des antilopes sur lesquels se sentir les droits du tigre, ou du moins des tigres à leur image. Et quand à force d’une opiniâtreté diabolique ils ont réussi, à Hochwörth [Auschwitz] à faire faire à ma carcasse vide un geste de tigre, ils ont obtenu aussi ce qu’ils voulaient : à me faire croire que j’en étais un. Ce n’était pas vrai, grâce au ciel! [...] Il a fallu que nous perdions notre qualité d’hommes, que nous redevenions pour un moment ces carcasses vacantes, ces pauvres singes peureux, ces pitoyables tigres abandonnés, afin qu’il apparût au monde bouleversé que la qualité d’homme n’est pas attachée de naissance à un morceau de viande fût-il en forme de calebasse à guibolles, qu’il faut la gagner ou la perdre. [...] Je sais maintenant que la qualité d’homme réside dans ce refus [refus de la domination des tigres, refus de la docilité].

Vercors 1997 [1951] : 252

Refuser la déshumanisation, en appeler à la résistance et à la reconstruction d’un projet d’humanité, c’est déjà, en soi, une forme de réhumanisation. Tel est un des plus importants enjeux actuels de l’humain auquel ce numéro invite à réfléchir, à la suite d’une proposition inspirante tirée du travail d’Yvan Simonis.