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La construction européenne demeure la plus grande ambition, le plus grand rêve politique de notre temps. En 1945, notre continent était détruit et presque exsangue. Aujourd’hui, nous sommes toujours considérés comme un vieux continent, une gloire du passé. Mais ce n’est pas le cas.

Guy Verhofstadt (2001) [1]

« Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement les remplacera [2]. » La prédiction qu’Ernest Renan faisait le 11 mars 1882 en Sorbonne est-elle sur le point de se réaliser ? Au-delà des institutions politiques, juridiques et économiques de l’Union, perçoit-on les prémices d’une identité européenne ? Si oui, sur quel passé commun se fonde-t-elle ? D’aucuns considèrent que l’Europe n’est pas une invention récente née d’un caprice de politiciens, mais le produit d’une maturation multiséculaire qui remonte aux trois berceaux d’Athènes, de Rome et de Jérusalem [3]. C’est dans cette perspective que maints représentants officiels se réfèrent à la mémoire de l’Europe. Pour l’ancien chancelier allemand, Helmut Kohl, c’est « depuis toujours », qu’il s’agisse du Royaume franc de Charlemagne, du Moyen Âge symbolisé par Albert le Grand ou encore de l’époque des Lumières, que les points communs entre les peuples européens sont plus marquants que les heurts qui les ont divisés [4]. Dans la même lignée, le président français, François Mitterrand dépeint l’histoire du continent comme une « étrange, cruelle, belle et forte aventure de ces peuples frères auxquels il aura fallu plus d’un millénaire pour se reconnaître tels qu’ils sont, pour s’admettre, pour s’unir, pour revenir ensemble à leur propre source [5] ». Quelques années plus tard, le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, affirme à son tour que « l’identité européenne est une réalité historique et culturelle [6] ». Bref, tous soulignent l’existence d’un patrimoine commun au sein de l’Union.

La multiplication de ces références ne suffit toutefois pas à créer une « mémoire européenne » dans laquelle chacun peut se reconnaître. De plus, l’évocation émue du passé et les serments réciproques de fidélité ne font-ils pas figure de pure rhétorique au regard d’intérêts largement contradictoires ? La représentation cristallisée des discours officiels peut-elle atténuer une réalité faite aussi de désaccords, de brouilles passagères et de conflits d’intérêts ? Qu’il s’agisse de commerce ou d’agriculture, de politique monétaire ou de défense, les gouvernements ne parviennent pas toujours à dissimuler leurs différends sous le masque d’une solidarité à toute épreuve. Force est de constater que la notion de mémoire européenne constitue un projet politique et non une réalité sociologique.

La polémique suscitée par l’éventuelle reconnaissance d’un héritage chrétien dans la future Constitution européenne révèle les difficultés liées à toute intervention politique dans le domaine de la mémoire. Les résultats d’un sondage récent à propos de l’existence d’un patrimoine mémoriel commun sont tout aussi révélateurs [7]. Le but de l’enquête menée dans six pays — Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie et Pologne — était de déterminer si les Européens partagent des souvenirs communs et de déceler les éventuelles figures historiques associées à l’idée d’Europe. Les résultats de ce sondage montrent qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de « panthéon européen », chaque pays entretenant l’image des personnages historiques de son propre panthéon national et occultant les personnalités étrangères. Ainsi, près d’un demi-siècle après le début de sa construction, l’Europe est caractérisée par une cohabitation de mémoires nationales, plutôt que par une intégration de celles-ci [8]. Or, comme le souligne l’historien Philippe Joutard, « si nous voulons une Europe, il lui faut un côté mémoriel et pas seulement une addition d’histoires nationales [9] ».

Alors qu’un élargissement historique sans précédent fragilise l’équilibre institutionnel de l’Union européenne (UE), l’enjeu est de taille [10]. En effet, l’une des composantes essentielles de toute identité collective réside dans l’interprétation qui est donnée de l’histoire du groupe. Au fil des siècles, l’identité de chaque peuple paraît se forger selon les souvenirs qu’il entretient, qu’il assume ou qu’il perd, voire qu’il refoule [11]. L’organisation des souvenirs et des oublis devrait dès lors également conditionner l’existence d’une identité qualifiée d’européenne [12]. Pour citer l’un des membres du Parlement européen, il s’agit à présent de « montrer qui nous sommes en disant d’où nous venons [13] ».

Mais il convient de s’interroger à cet égard. Comment les représentants des États membres peuvent-ils parvenir à atténuer les interprétations divergentes, sinon contradictoires du passé ? Comment peuvent-ils établir une perspective commune qui permette de décloisonner les mémoires nationales ? La mise en exergue de souvenirs partagés signifie-t-elle pour autant une homogénéisation totale des représentations du passé ? Comme ces questions le suggèrent, l’objectif de cette réflexion n’est pas de décrire le contenu de la narration du passé que font les représentants de l’UE à travers leurs discours et les commémorations. Il vise plutôt à décortiquer les principaux mécanismes mis en oeuvre par cette narration. L’étude du cas européen tente de mieux cerner les ambitions et les limites de toute intervention politique dans la mise en scène de l’histoire.

Ambitions d’une trame historique européenne

« L’Europe a besoin plus que jamais d’une identité. » C’est en ces termes qu’en 1996, Bronislaw Geremek ouvre un article consacré à la notion de mémoire européenne [14]. Ce constat n’est pas seulement celui d’un historien médiéviste. C’est aussi celui d’un homme politique, d’un ministre des Affaires étrangères, animé d’un souci éminemment pragmatique. Sept ans plus tard, l’Europe semble toujours, sinon davantage, avoir besoin d’une identité, certains allant jusqu’à déplorer le déficit flagrant du sentiment européen. La crise qui a divisé les membres de l’UE au moment de l’intervention des troupes américaines et britanniques en Irak le rappelle à satiété. Mais avant de s’interroger sur les raisons d’un tel constat, il est utile de s’arrêter sur le concept même d’identité européenne et sur ce qu’il recouvre.

L’identité européenne peut se définir comme la représentation par laquelle l’UE fonde son unité par différenciation vis-à-vis des autres. Cette définition comprend deux aspects essentiels. Le premier est lié au fait que l’identité européenne n’est pas une vérité objective, mais le résultat d’une construction. A l’instar de l’identité nationale, souvent décrite comme une « communauté imaginée », l’identité européenne constitue un imaginaire et une stratégie politiques [15]. Ce caractère ne signifie pas qu’elle soit par nature fictive, mais qu’elle est relativement « modelable » et sans cesse réactualisée en fonction des intérêts présents [16]. Le second aspect qui mérite d’être souligné concerne le double mouvement qui est à la base de toute identité. Celle-ci apparaît comme un processus dynamique qui se construit par rassemblement et par opposition. Elle résulte d’un mouvement d’assimilation et de différenciation, d’identification par rapport à certains et de distinction par rapport à d’autres. L’identité apparaît ainsi sous l’angle d’un rapport et non d’une qualification intrinsèque. La question n’est alors plus seulement « qui suis-je ? », mais plutôt « qui suis-je par rapport aux autres ? » Le concept d’identité ne peut donc être séparé de celui d’altérité.

Ces deux aspects — identification et distinction — permettent de structurer le double défi auquel l’Europe est aujourd’hui confrontée : l’un en son sein, l’autre en dehors de ses frontières. A l’intérieur de l’UE, il paraît primordial de rapprocher les institutions européennes du citoyen. A l’extérieur, il s’agit de se positionner sur la scène internationale. Or parmi les instruments susceptibles de consolider une identité encore relativement théorique (que ce soit sur le plan interne ou externe), la mise en évidence d’un héritage commun occupe une place de choix.

En quête de légitimité à l’intérieur

Comment faire naître un « peuple européen » ? Si l’on se réfère au processus de création des États nations, l’homogénéité recherchée a pu résulter de diverses actions (que l’on songe aux plus violentes — telles que l’expulsion ou même l’élimination de minorités — ou à l’inculcation du sentiment d’unité nationale par une pédagogie de masse) [17]. Dans une Europe ne reposant pas sur le recours à la force mais sur le consentement de chaque État, il n’est certes plus question de mesures coercitives ou violentes et c’est plutôt l’enseignement d’une histoire commune qui semble en voie de s’imposer. Dès la fin des années 1980, douze historiens — issus de l’ensemble des pays membres, à l’époque — se lancent dans la rédaction d’un manuel retraçant l’histoire de l’Europe sous l’angle de sa globalité et non plus de points de vue nationaux. Pour ces auteurs, il n’est pas question de rechercher une dimension historique « transcendante », mais plutôt d’objectiver l’histoire européenne afin de « la rendre lisible et acceptable dans tous les pays membres [18] ». Cette perspective ne fait-elle pas songer aux envolées d’E. Renan concernant le « riche legs de souvenirs » et « l’héritage » qui constituent l’âme et le principe spirituel de la nation ? Il est vrai que certaines nuances s’imposent : contrairement à la nation, l’Europe ne peut vraisemblablement pas être présentée comme « l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements [19] ». Mais elle peut sans doute s’enraciner dans un passé désigné comme commun.

Pour s’en convaincre, il est utile de souligner l’évolution des mémoires nationales française et allemande. Pendant près d’un siècle et demi, le rappel incessant des souvenirs d’affrontements alimentent de chaque côté du Rhin des mémoires nationales qui deviennent profondément antithétiques et finalement incompatibles. L’hostilité de l’ennemi est présentée comme ancestrale et relevant de la nature des choses. La construction européenne met radicalement en cause cette perspective. La nécessité d’un rapprochement balaie tout partage moralisant entre les membres du groupe et les autres. Le « nous » ne renvoie dorénavant plus à un peuple unanimement héroïque et les « autres » ne sont plus stigmatisés. Et bien que leur dialogue ne soit pas exempt d’ambiguïtés et de désaccords, les représentants des deux États fondent depuis lors leur rapprochement sur la reconnaissance concertée d’un passé commun qui « remplit de fierté, mais aussi de regrets douloureux [20] ». Une telle démarche sous-entend une conception nouvelle et plus complexe de l’altérité. Les groupes en présence ne sont plus considérés comme des masses identitaires hétérogènes, sans conflits internes et indépendantes l’une de l’autre, mais comme des peuples historiquement liés et réciproquement blessés. Il ne s’agit plus de mettre en exergue une vision martyre ou édulcorée du passé, mais de présenter le passé dans toute sa complexité et ses contradictions [21]. Pour ce faire, les représentants officiels tentent de remémorer le passé en apaisant son sens initial (l’affrontement d’ennemis héréditaires) et en intégrant un sens nouveau (le déchirement de peuples frères). Les méfaits commis ne sont pas gommés, mais réintégrés dans un passé commun de souffrances collectives.

La transformation du souvenir de Verdun constitue l’un des exemples les plus manifestes à ce sujet. Le nombre de victimes — plus d’un quart de million de jeunes soldats — et la nature impitoyable des combats ont profondément marqué les consciences de part et d’autre du Rhin. Dès 1916, une représentation nationaliste de ces événements s’élabore en France et en Allemagne. Quelques décennies plus tard, le contexte du rapprochement franco-allemand ouvre la voie à une nouvelle interprétation du passé et laisse place au témoignage de tous les combattants, français et allemands. Il n’est plus question de condamnations et d’appels à la revanche, mais d’une tribune réconciliatrice. Les soldats des deux camps sont réunis dans un même hommage : « La guerre a laissé à nos peuples ruines, peines et deuils. La France et la République d’Allemagne ont tiré la leçon de l’Histoire. L’Europe est notre foyer de civilisation commun et nous sommes les héritiers d’une grande tradition européenne [22]. » L’évolution est plus que sensible.

La mémoire officielle s’avère, on le voit, largement déterminée par le contexte [23]. Ce sont les circonstances — sur les plans interne et international — qui expliquent que les acteurs politiques modifient progressivement leur manière de représenter le passé. Le caractère sélectif et fluctuant de la mémoire n’est pas un attribut négatif, mais fonctionnel ou inhérent à tout usage du passé [24]. Il découle du fait que la mémoire ne se réduit pas à une répétition ou à un rappel pur et simple d’événements, mais qu’elle s’emploie constamment à réorganiser le passé. La représentation officielle de l’histoire repose tout entière sur ce mécanisme d’ajustement [25]. C’est dans cette perspective qu’il convient d’observer les discours prononcés aujourd’hui par les responsables européens. Plongés dans une période de transition sinon de crise suscitée par l’adhésion de dix nouveaux États membres, les représentants de l’Union jugent primordial de renforcer la légitimité d’institutions souvent décriées et perçues comme lointaines des préoccupations du citoyen. C’est donc à dessein qu’ils insistent sur une expérience historique qui « doit être méditée ». Pour eux, c’est cette expérience qui explique que les jeunes Européens soient devenus « curieux de l’autre » et « avides de découvrir et de s’approprier ce qui est leur patrimoine commun [26] ».

En quête de puissance à l’extérieur

Sur la scène internationale, l’argument est rigoureusement identique. C’est la trame historique de la construction européenne qui justifie « la valeur ajoutée » de l’Union. Pour de nombreux représentants des États membres, la référence à un héritage commun légitime une nouvelle forme de messianisme. Au-delà des affrontements qui les ont déchirées pendant des siècles, les nations européennes se sont donné une vocation particulière : insuffler « un peu de sagesse » dans le monde [27]. L’évocation des deux guerres mondiales permet de justifier le rôle et l’influence qui reviennent aujourd’hui à l’Europe. Fort d’un modèle qui n’a ni précédent ni équivalent, Jacques Chirac considère ainsi que « l’Europe, qui a été longtemps une école de la guerre, est devenue une école de la paix ». L’histoire de la construction européenne est alors présentée comme une « pédagogie, une approche pour faire triompher la dynamique de la convergence et de la solidarité sur les forces de la division et de la rivalité [28] ».

La question est cruciale. Face à la puissance américaine, l’Europe fait plutôt pâle figure. Les propos tenus par les autorités belges lors de la présidence de l’Union [29], en automne 2001, sont révélateurs à cet égard. Le premier ministre Guy Verhofstadt se dit en effet pleinement conscient du fait que l’Europe peut apparaître comme « un vieux continent, avec de splendides vieilles villes et un glorieux passé », et qu’elle est « un continent aux politiques plutôt confuses ». Constatant que l’Europe n’a pas une image claire dans le monde, alors que l’Amérique en a une, il estime que la cause de cette faiblesse relative est historique : « Les États-Unis ont été construits comme un pays neuf, sans le poids du passé et de l’histoire. L’Europe, quant à elle, a été construite sur les ruines de siècles de haine, de rivalités [30]. » L’argument est cependant habilement renversé. Pour le premier ministre belge, l’expérience dévastatrice des deux guerres mondiales et les séquelles de l’holocauste sont précisément la source d’une sensibilité, d’une générosité et d’une compréhension particulières. Après avoir vécu l’expérience de tels ravages, l’Europe se profile comme « une force de paix et d’écoute », « une cathédrale, un haut lieu où reprendre espoir », « une puissance plus douce dans le monde [31] ».

Les séquelles laissées par ces deux guerres dévastatrices expliquent en partie que l’Europe n’ait pu acquérir le statut de grande puissance. Mais loin de demeurer des handicaps, elles sont devenues la source d’atouts spécifiques tels que « le principe associatif plutôt qu’une posture hégémonique, la défense du multilatéralisme, le recours préférentiel à la diplomatie dans la résolution des crises, une approche privilégiant les solutions économiques à long terme, une certaine capacité à intégrer les points de vue des autres acteurs [32] ». De telles dispositions distinguent implicitement l’Europe d’une Amérique qui, depuis le 11 septembre 2001, est souvent critiquée pour son attitude arrogante et unilatérale. L’Europe est dépeinte, quant à elle, comme ayant su tirer les « enseignements d’humilité » des drames passés [33]. C’est ce vécu qui lui permet aujourd’hui de comprendre, dans un mouvement d’empathie, le désarroi de tous les peuples dispersés et dévastés par la violence. La finalité de cette lecture du passé est notamment de « transformer des blessures en possibilités », de mettre en lumière les « promesses inaccomplies du passé [34] ». Mais un minimum de prudence s’impose. De fait, n’est-on pas en droit de se demander si, à force de vouloir se débarrasser de l’image du « petit frère », le vieux continent ne risque pas de verser dans une nouvelle forme de paternalisme ? C’est en tout cas ce que suggère la conclusion — peu empreinte d’humilité — qui découle de ce raisonnement : « Ne sommes-nous donc pas mieux placés, en tant qu’Europe, pour atteindre la nouvelle synthèse à laquelle le monde aspire tant [35] ? »

Limites d’une mémoire officielle européenne

Il importe à ce stade d’évaluer l’impact d’un tel discours. L’hégémonie de l’acteur politique qui dépeint étroitement « l’historiquement correct » n’est jamais totale. La mémoire officielle est, par définition, une mémoire empruntée, extérieure. Elle ne se compose pas systématiquement de souvenirs partagés par la population, qu’ils aient été vécus ou transmis. Mémoire officielle et mémoire vive sont bel et bien distinctes. La première est certes susceptible d’influencer la seconde. Certains symboles propagés dans les manuels scolaires ou les commémorations publiques peuvent cristalliser des éléments qui s’intègrent peu à peu à l’ensemble des souvenirs partagés par la population. Mais la diffusion d’une interprétation historique ne peut être tenue pour une simple imposition. Les citoyens exposés aux discours politiques fondés sur le passé n’en sont pas le simple réceptacle, comme le démontrent les écarts que l’on peut observer entre ce que la mémoire officielle peut révéler d’un événement et les perceptions qui prévalent au même moment dans la société. L’analyse du cas européen montre que ces écarts surviennent dès que la lecture officielle apparaît comme étant aseptisée, homogène et figée.

Lecture aseptisée du passé

L’élaboration d’une narration du passé qui soit progressivement « partagée » vise à freiner le développement de récits nationaux agressifs, crispés et s’excluant les uns les autres. L’ancien premier ministre français, Lionel Jospin, résume bien cette logique en expliquant qu’il ne s’agit pas d’« une façon de réveiller les anciennes souffrances, mais, sans les oublier, [d’]une manière de faire la paix avec le passé [36] ». Cette perspective, pour opportune qu’elle soit, ne va cependant pas de soi. De nombreuses résistances en témoignent. Songeons, par exemple, aux tensions suscitées par la présentation des guerres mondiales comme des luttes intestines. Le 8 mai 1995, à l’occasion des cérémonies commémoratives du 50e anniversaire de la fin de la guerre en Europe, François Mitterrand s’interroge de la sorte : « Est-ce une défaite que nous célébrons ? Est-ce une victoire ? C’est la victoire de la liberté sur l’oppression […], c’est surtout une victoire de l’Europe sur elle-même. » Dans le même sillage, maints représentants officiels dépeignent les deux conflits mondiaux comme des guerres « fratricides » en Europe. Certains vont même jusqu’à expliquer le caractère particulièrement violent de ces guerres en rappelant « qu’on ne se déchire jamais aussi bien qu’en famille [37] ». Cette interprétation comporte toutefois sa part d’ambiguïté. L’évocation d’une déchirure fraternelle ne risque-t-elle pas de heurter les êtres qui ont été — et qui souvent demeurent — blessés dans leur chair ou dans leur entourage ?

On peut à cet égard rappeler la polémique qu’a provoquée le président Valéry Giscard d’Estaing lorsque celui-ci a renoncé à commémorer le 8 mai 1945. Sans en dire un mot en France, le président français choisit d’en avertir en premier lieu les chefs d’État européens. Le 7 mai 1975, dans un courrier adressé aux membres du Conseil européen, il écrit qu’il est temps « de tourner ensemble nos pensées vers ce qui nous rapproche et ce qui peut nous unir ». Ce faisant, le président français estime pouvoir gommer par décret l’interprétation communément acceptée du passé national. Dans Le Monde du 10 mai 1975, Pierre Viansson-Ponté signe un article qu’il intitule « L’Histoire au Musée ». L’Humanité du même jour déplore « un outrage à la mémoire de ceux qui ont donné leur vie ». De nombreuses organisations politiques, syndicales et de la Résistance descendent en outre dans la rue pour manifester leur mécontentement.

Des réticences analogues caractérisent certaines commémorations de la Première Guerre mondiale. En 1998, au 80e anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918, Jacques Chirac insiste sur la nécessité de célébrer « l’histoire commune des nations combattantes [38] », ce qui suscite de vives réactions. Certains se disent scandalisés par un tel hommage. De leur point de vue, la louange des nations combattantes sur le thème du « souvenir partagé » découle d’une vision biaisée de l’histoire. Ils jugent inconcevable d’amalgamer dans une même commémoration les combattants des deux camps, les uns ayant défendu leur patrie avec abnégation, les autres ayant été guidés par une volonté impérieuse de domination. Ils considèrent que, s’il est justifié que la mémoire permette de rappeler les atrocités de la guerre et qu’elle favorise la réconciliation, il est primordial qu’elle ne confonde pas tous les acteurs dans un « même brouillard aseptisé [39] ».

Ces deux exemples montrent que l’utilisation du passé à des fins politiques est inévitablement limitée par le poids de l’expérience vécue [40]. Comme le rappelle tragiquement Jean Améry dans son témoignage, après avoir subi la torture et l’expérience concentrationnaire nazie : « Ce qui s’est passé s’est passé » et « le fait que cela se soit passé ne peut pas être pris à la légère » ; « rien n’est cicatrisé, et la plaie qui était peut-être sur le point de guérir se rouvre et suppure [41]. » Ces paroles mettent en lumière une tension à laquelle ne peut échapper aucune réflexion sur la gestion politique du passé : l’impératif de se tourner vers l’avenir comporte toujours le risque d’éclipser ces vies endommagées à jamais.

Lecture homogène du passé

Le deuxième type de difficultés rencontrées par les responsables européens concerne la délicate intégration des différentes mémoires. Le but du discours européen n’est pas d’imposer une seule lecture de l’histoire, mais de penser les conditions d’une cohabitation d’expériences différentes. Or cette finalité pose d’emblée la question de la cohérence entre des mémoires divergentes, voire contradictoires. Songeons, à titre d’exemple, aux interprétations pour le moins discordantes de la figure napoléonienne. La manière dont Georges Pompidou se réfère à Napoléon, soulignant ses erreurs devant les Allemands et sa grandeur devant les Français, le montre à l’envi [42]. De la même façon, un événement tel que les accords de Munich donne lieu à des connotations différentes en Allemagne, en France ou encore en République tchèque (candidate à l’adhésion européenne). Les responsables politiques des trois États ont été marqués par des expériences qui leur sont propres. En Allemagne, la principale référence historique demeure 1939-1945, c’est-à-dire une guerre partie du sol allemand. La leçon qui en est tirée privilégie une attitude qui, a priori, se veut pacifiste. La référence historique qui frappa davantage les Français reste 1938. Comme le déclare Jacques Chirac, le souvenir de cette « démission honteuse de la démocratie » tend à associer une catastrophe à tout pacifisme bêlant [43]. À Prague ou à Varsovie, la « trahison » de Munich symbolise aujourd’hui encore l’abandon d’un allié dans des conditions déshonorantes [44].

Les exemples d’interprétations diverses du passé et a fortiori d’événements conflictuels pourraient être multipliés à l’infini. Ils indiquent que le but des responsables officiels ne peut être d’élaborer un récit qui soit consensuel. Est-il par conséquent de superposer diverses expériences particulières dans un récit « mosaïque » ? Face à une telle diversité d’expériences, comment le discours officiel peut-il être présenté comme un facteur d’intégration et de cohésion ? Le propre d’une mémoire qui se veut commune n’est-il pas de rassembler le passé dans une unité narrative qui soit porteuse de sens ? L’adoption d’une attitude relativiste — à chacun sa mémoire, à chacun sa vérité — risque de cloisonner des souvenirs incompatibles et peu susceptibles d’apaiser les douleurs passées [45]. Cela étant, les représentants officiels ne peuvent effacer les aspérités nationales, sous peine de gommer l’histoire de l’Europe elle-même [46]. Par ailleurs, l’existence de tensions et de conflits au sujet de l’interprétation du passé démontre d’une certaine manière la vitalité de la mémoire [47]. Une mémoire qui n’est plus conflictuelle n’est-elle pas une mémoire qui ne donne plus de sens ?

Il convient ici de préciser que la prise en considération de plusieurs points de vue ne signifie pas que toutes les perspectives se valent. Reconnaître la pluralité des lectures du passé ne remet pas en cause l’existence d’une réalité en deçà de ses représentations. La lecture commune et non plus strictement nationale du passé ne se fonde pas sur un quelconque relativisme, mais sur l’idée qu’un passé commun sur le plan factuel se révèle divergent quant aux expériences traversées. Loin de toute intention d’uniformisation ou d’homogénéisation, il s’agit de s’incliner devant l’existence de désaccords raisonnables concernant les réalités du passé. Le travail de mémoire qui peut s’accomplir à l’échelle européenne reste donc toujours un travail des mémoires [48]. Même dans l’exemple franco-allemand, pourtant considéré comme un cas d’école en la matière, l’élaboration d’une narration commune ne permet pas d’effacer les différentes perspectives entretenues des deux côtés du Rhin. Comme l’indique Lionel Jospin, des décalages et des malentendus de mémoire subsistent et subsisteront « tant que nous resterons des Allemands et des Français, tant que nos identités seront différentes [49] ».

Lecture figée du passé

Un troisième type de limite relève du caractère inévitablement inachevé de la mémoire européenne. Ce constat résulte d’au moins deux facteurs. Le premier concerne l’aspect profondément dynamique de la construction européenne. L’UE ne constitue en rien une entité clairement délimitée. Sa nature et sa taille ne cessent d’évoluer depuis la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951. Pour les autorités européennes, l’Union n’est plus réductible à ses aspects techniques et institutionnels. Mais que recouvre ce qui est parfois désigné comme « l’âme de notre maison européenne [50] ? » L’UE constitue une nouveauté qui ne se définit manifestement ni comme État nation, ni comme Empire, ni comme « consociation [51] ». Son devenir est largement à déterminer, comme le prouvent les tensions qui ont émaillé les travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe [52].

La taille de l’Europe est aujourd’hui encore l’objet d’âpres négociations liées au processus d’élargissement. Dans un cadre si mouvant, les autorités européennes ne peuvent espérer créer une identité commune avec des mises en scène du passé prenant la forme de vérités établies de façon officielle et artificielle. La cohésion recherchée n’est pas figée, mais sans cesse remodelée par de nouveaux apports qui viennent la reconfigurer. Comment imaginer que l’adhésion des pays candidats à l’UE ne modifie en rien l’interprétation officielle du passé européen ? Tout élargissement territorial force à poser un regard nouveau sur un passé qu’il faut reconsidérer à un double égard. Il s’agit, d’une part, d’élargir le regard rétrospectif à de nouveaux faits historiques. L’adhésion d’un État comme la Turquie, par exemple, suppose vraisemblablement une prise en compte de l’héritage ottoman. Le terme « élargissement » oblige, d’autre part, à prendre du recul, à faire une relecture des mêmes faits. Dans le cas de l’adhésion de la Turquie, les Européens ne pourront sans doute pas échapper à l’anamnèse critique de leur propre rôle dans le démembrement de l’Empire ottoman [53]. Il est d’ailleurs frappant que l’un des arguments avancés par les opposants à l’entrée de la Turquie dans l’espace européen repose sur « la défense de l’Europe chrétienne [54] ».

L’élargissement ne constitue pas la seule réalité qui justifie une ré-flexion permanente concernant le passé. Les accords de partenariat que les autorités européennes entendent renforcer les obligent à représenter autrement l’histoire, c’est-à-dire à la raconter aussi du point de vue de l’autre. L’approfondissement du dialogue euro-méditerranéen ne requiert-il pas, à terme, la relecture d’épisodes tels que la colonisation ou les croisades ? De la même façon, la politique de coopération avec l’Afrique ne suppose-t-elle pas, à plus ou moins longue échéance, l’assomption critique de l’esclavage ? La conférence de l’ONU contre le racisme, qui s’est tenue du 31 août au 8 septembre 2001 à Durban, est particulièrement emblématique à cet égard. L’objectif affiché par la délégation européenne se voulait optimiste, puisqu’il s’agissait de « clore les chapitres les plus sombres de notre histoire commune, afin de pouvoir bâtir une relation nouvelle basée sur le respect mutuel, la solidarité et le partenariat [55] ». Cet enthousiasme n’a pourtant pas permis de surmonter le blocage entre le groupe africain et les pays européens, ces derniers étant unis dans leur refus catégorique d’ouvrir la voie à des réclamations financières.

Le second facteur qui mérite d’être pris en compte est, quant à lui, non spécifique au cas européen. Il est lié à l’actuelle remise en question de la légitimité du pouvoir. La citoyenneté, qu’elle soit nationale ou européenne, ne peut désormais plus reposer sur une fresque historique réduite à quelques événements édifiants. En témoignent la désuétude et la remise en question des récits nationaux jadis dominants dans chaque État membre [56]. La progressive désacralisation de l’État et la montée en puissance de l’individu comme acteur politique à part entière forcent les représentants officiels à adopter une attitude critique à l’égard des interprétations du passé. Comme le souligne Jacques Chirac, la capacité de juger lucidement son passé est présentée comme « un signe de maturité des États modernes », et cet examen de conscience s’est « imposé à tous les pays européens [57] ».

Jadis présenté comme transcendant et tout-puissant, l’État est davantage perçu comme un instrument qui s’apparente à un système de régulation et de redistribution. On comprend donc que les responsables politiques soient de plus en plus souvent amenés à justifier leurs décisions et à rendre des comptes. La multiplication des gestes de « repentance », mea culpa et autres aveux des erreurs du passé national le montre [58]. Les leaders européens n’échappent pas à cette évolution. En 1998, lors de la célébration du 350e anniversaire de la Paix de Westphalie, le ministre français chargé des Affaires européennes, Pierre Moscovici, le confirme : « À l’époque de Westphalie, les monarques de droit divin pouvaient encore se fonder sur la distance entretenue avec le peuple et sur le mystère du pouvoir. Les systèmes démocratiques ne le peuvent plus. L’Europe appartient désormais à ses citoyens et c’est à eux que nous devons rendre des comptes [59]. » Une telle conception du pouvoir signifie qu’aucun groupe porteur de mémoire ne peut être exclu de prime abord. Elle suppose une relecture de l’histoire qui puisse présenter une image de l’Europe « par le bas » (tenant compte de la diversité des expériences des acteurs en présence) plutôt que « par le haut » (insistant sur le déroulement lisse et linéaire d’une communauté de destin). Cette évolution ne paraît concevable que si l’on ne perçoit plus la vision officielle comme une vérité une et définitive, mais comme une tension dynamique entre différentes représentations en perpétuel changement.

À l’issue de cette réflexion, on peut être frappé par le développement — parallèlement à celui des identités nationales — d’une conscience historique plurielle en Europe. Loin de se contredire, ces deux types d’identité semblent au contraire susceptibles de se renforcer l’un l’autre. L’analyse des dernières enquêtes quantitatives disponibles montre qu’une identification à la nation constitue, sinon un préalable, du moins une disposition favorable au développement d’une identité européenne [60]. Cela étant, nul ne peut nier le passage d’identités stables et puissantes vers une forme d’identité fragile et mouvante. Comme il est commun de regretter tout ce qui disparaît, nombreux sont ceux qui déploreront l’affaiblissement d’une identité prétendument puissante et stable. Ce constat ne comporte pourtant rien de tragique [61]. Ne peut-on y voir le recul des mythes et la disparition d’images sacralisées ? L’homo democraticus n’a-t-il pas besoin d’autre chose que de commémorations figées ? Ne peut-on se réjouir que des identités jadis basées sur des « certitudes » exclusives soient peu à peu questionnées au profit d’une identité favorisant la cohabitation de diverses représentations ?

L’élaboration d’une mémoire officielle qui ne soit pas hégémonique, mais vivante et génératrice d’un lien social, peut être considérée comme un gageure. Le pari est audacieux : il prend la forme d’un exercice d’équilibriste mêlant pragmatisme et empathie. Les limites de cet exercice montrent que si peu d’acteurs politiques se passent du support qu’ils peuvent puiser dans le passé, ce dernier n’a cependant pas la docilité d’un pur instrument. Ce qui rappelle surtout que la mémoire n’est pas un donné, mais qu’elle constitue un processus. Ce constat — répété au risque de lasser — est une mise en garde contre le risque inhérent à toute représentation officielle du passé : se muer en une description figée, politiquement correcte et dénuée de toute épaisseur sociale. Comme l’écrivait Simon Leys dans La forêt en feu, « les fragments de vérité que nous pourchassons sont comme des papillons : en les fixant, nous les tuons [62] ».