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Introduction

Chez les bourdons, toutes les études menées, depuis Bergström et al. (1973) jusqu’à Hovorka et al. (1998), montrent la spécificité des sécrétions exocrines de la partie céphalique des glandes labiales des mâles. Ces sécrétions servent à marquer un territoire pour y attirer les seules femelles conspécifiques (Kindl et al. 1999).

Outre l’intérêt écologique et taxonomique évident de l’étude des phéromones sexuelles des mâles de bourdons, celle-ci pourrait également permettre une redéfinition, voire même établir une nouvelle classification, des sous-genres. En effet, les phéromones comportent de nombreux composés chimiques identiques ou dérivés l’un de l’autre au sein d’espèces regroupées en sous-genre. Par exemple, seules les phéromones mâles des espèces du sous-genre Bombus s.s. comportent de l’éthyl dodécanoate (Bergström et al. 1981). La composition des phéromones fournit ainsi des caractères supplémentaires pour la classification phylogénétique et entre ainsi dans le concept moderne d’analyse phylogénétique globale («total evidence approach»).

L’objectif de cet article vise à mettre en évidence la nécessité d’une redescription détaillée des phéromones sexuelles des bourdons pour leur utilisation en tant que caractères phylogénétiques. Les auteurs collaborent actuellement activement à cette redescription ainsi qu’à la description de nombreuses autres espèces de bourdons.

Matériel et méthodes

Une liste complète des molécules extraites des glandes labiales des mâles d’une espèce de bourdon, y compris les molécules présentes sous forme de traces, est fournie pour la première fois par Bergman et al. (1996). Depuis lors, tous les autres travaux fournissent cette liste complète au lieu de se limiter aux molécules majeures. Les études publiées de 1996 à 2001 sont donc comparées aux études publiées de 1970 à 1985. Seules les études concernant les espèces de bourdons européennes sont prises en compte. Les études concernant les espèces américaines sont en effet anecdotiques. Il n’existe pas d’étude concernant les phéromones sexuelles pour les bourdons du reste du monde.

Les phéromones sexuelles des espèces de bourdons étudiées avant 1996 sont documentées pour la première fois ou synthétisées par les auteurs suivants: Bergström 1980; Bergström et al. 1973, 1985; Cederberg et al. 1984; Descoins et al. 1984; Kullenberg et al. 1970; Svensson et Bergström 1977, 1979; Svensson et al. 1984. Les auteurs qui ont étudié ou réétudié ces phéromones depuis 1996 sont les suivants : Bergman et al. 1996; Bertsch 1997; Kindl et al. 1999; Urbanova et al. 2001; Valterova et al. 1996.

Le tableau 1 résume ces études. Il ne tient pas compte des proportions relatives des composés. Pour les études menées depuis 1996, tous les composés présents dans les sécrétions de la glande labiale ayant été identifiés, un espace vide dans le tableau signifie l’absence réelle du composé dans les sécrétions de la glande. Par contre, pour les études menées avant 1996, un espace vide peut signifier soit l’absence réelle du composé, soit sa présence en quantité faible (traces). Cette faible quantité est définie par les auteurs de ces travaux comme étant celle d’une molécule dont la surface du pic est inférieure à un pour cent de la surface totale de tous les pics du chromatogramme.

D’autre part, différents isomères de composés insaturés ont été regroupés suite à l’imprécision de certaines études. Ils sont indiqués par un «s» entre parenthèses (Tableau 1).

Tableau 1

Composition des phéromones sécrétées par la partie céphalique de la glande labiale des mâles de bourdons d’Europe

Composition des phéromones sécrétées par la partie céphalique de la glande labiale des mâles de bourdons d’Europe

Tableau 1 (suite)

Composition des phéromones sécrétées par la partie céphalique de la glande labiale des mâles de bourdons d’Europe

Tableau 1 (suite)

Composition des phéromones sécrétées par la partie céphalique de la glande labiale des mâles de bourdons d’Europe

Tableau 1 (suite)

Composition des phéromones sécrétées par la partie céphalique de la glande labiale des mâles de bourdons d’Europe

Tableau 1 (suite)

Composition des phéromones sécrétées par la partie céphalique de la glande labiale des mâles de bourdons d’Europe

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Résultats et discussion

La comparaison des études menées avant et depuis 1996 montre une importante différence dans la quantité de molécules décrites (Tableau 2). Ainsi, bien que 35 espèces aient été étudiées avant 1996 pour seulement cinq espèces après cette date, seules 57 molécules différentes contre 101 furent identifiées avant 1996. Leur nombre total s’élève ainsi à plus de 128 molécules différentes (tous les isomères n’ont pas été considérés). Pour les travaux parus avant 1996, on obtient une moyenne de six molécules par espèce, avec un minimum d’une molécule et un maximum de 17 molécules identifiées. Depuis 1996, la moyenne atteint 32 molécules par espèce, avec un minimum de 16 molécules et un maximum de 47 molécules, ce qui est de loin supérieur aux études menées avant cette date. Le cas de deux espèces réétudiées depuis 1996 est évocateur (Tableau 1). Chez Bombus lucorum, 17 molécules furent décrites lors d’une première étude (Bergström et al. 1973) contre 47 lors de sa redescription (Urbanova et al. 2001). Pour B. bohemicus, 7 molécules furent décrites lors d’une première étude (Cederberg et al. 1984) contre 16 lors de sa redescription (Bergman et al. 1996).

Tableau 2.

Comparaison des descriptions des phéromones sexuelles des mâles de bourdons d’Europe pour les espèces étudiées avant et depuis 1996

Comparaison des descriptions des phéromones sexuelles des mâles de bourdons d’Europe pour les espèces étudiées avant et depuis 1996

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Deux raisons majeures expliquent cette importante différence quantitative dans les résultats obtenus avant et depuis 1996. Premièrement, le but avoué des premiers auteurs était avant tout de mettre en évidence la spécificité des phéromones sexuelles des mâles de bourdons (Calam 1969). Pour ce faire, la description des molécules principales s’est avérée efficace et suffisante. On peut également supposer que les molécules présentes sous forme de traces (moins de 1 % de la surface totale des pics) n’ont pas de rôle utile dans le phénomène de reconnaissance intraspécifique puisqu’elles ne déclenchent pas de réponses perceptibles à l’électroantennographie (Bergman 1997).

Deuxièmement, les études menées avant 1996 ne bénéficiaient pas des avancées technologiques actuelles, notamment en ce qui concerne les appareillages de chromatographie et de spectrométrie, mais surtout en ce qui concerne le matériel informatique et les librairies (identification automatique des composés). Depuis les années 1990, l’extraordinaire évolution et démocratisation du matériel informatique permettent une acquisition et une analyse rapide et automatisée des données. L’identification des molécules présentes sous forme de traces s’effectue dès lors aussi facilement que celle des molécules les plus concentrées.

Si le rôle de ces molécules «traces» dans les phénomènes de reconnaissance spécifique n’est pas démontré, il est cependant crucial pour l’étude phylogénétique du groupe étudié. Toute étude cladistique n’est en effet pas fondée sur les caractères autapomorphes, comme le sont les molécules présentes chez une seule espèce, mais bien sur les caractères que partagent les espèces.

Le cas des espèces du sous-genre Bombus est également évocateur. Les travaux menés avant 1996 n’identifient qu’une seule molécule commune (éthyl dodécanoate) aux cinq taxons étudiés pour ce sous-genre (B. lucorum «dark», B. lucorum «blond», B. patagiatus, B. sporadicus, B. terrestris). On sait actuellement que la forme «blond» de B. lucorum correspond bien à l’espèce B. lucorum (Urbanova et al. 2001). Par contre, bien que la forme «dark» de B. lucorum semble appartenir à une autre espèce, ses phéromones ne correspondent pas parfaitement à celles de B. cryptarum (Bertsch 1997). Bombus lucorum «dark» présente en effet deux molécules majeures (géranyl géraniol, géranylgéranyl acétate) absentes chez B. cryptarum. Bombus lucorum «dark» pourrait peut-être correspondre à B. magnus Vogt (1911), taxon présent en Scandinavie, lieu d’étude de Bergström, mais dont le statut spécifique reste contesté (Williams 1998).

Bergström et al. (1973) n’identifient qu’une seule autre molécule commune uniquement à B. terrestris et B. lucorum «blond» (hexadécanol), deux espèces jumelles. Par contre, la comparaison des travaux de Bertsch (1997) et de Urbanova et al. (2001) permet d’identifier au moins cinq molécules (9-heptacosène, nonacosane, 7-nonacosène, éthyl hexadécanoate, acide dodécanoïque) communes uniquement à B. lucorum (correspondant à la forme «blond» de Bergström) et B. cryptarum, deux espèces pourtant morphologiquement mieux séparées que le couple d’espèces terrestris – lucorum (Rasmont 1984). Ces cinq molécules sont présentes sous forme de traces et n’ont donc pas été décrites lors des travaux de Bergström.

D’autre part, deux autres molécules au moins, le tricosane et la pentacosane, sont très probablement présentes chez ces cinq espèces du sous-genre Bombus. Elles apparaissent en effet chez de nombreuses autres espèces ainsi que chez toutes les espèces étudiées depuis 1996. Ces dernières appartiennent pourtant à des sous-genres (Ashtonipsithyrus, Bombus, Confusibombus) phylogénétiquement très éloignés (Ito 1985). La présence de telles molécules chez les Confusibombus, sous-genre proche de la base de l’arbre phylogénétique des bourdons, permet de les identifier comme des caractères plésiomorphes et donc sans valeur pour regrouper les espèces du sous-genre Bombus.

Qui plus est, il semble que les espèces soeurs évitent l’hybridation en sécrétant des phéromones sexuelles dont les molécules majeures sont radicalement différentes, notamment suite à la disparition, chez l’une des deux espèces, de la voie de synthèse des mévalogénines (Bergman 1997). Selon Bergman (1997), il s’agirait des couples d’espèces suivants: B. terrestris et B. lucorum; B. vestalis et B. bohemicus; B. lapponicus et B. monticola. Toutefois, dans le cas du couple B. terrestris – B. lucorum, Urbanova et al. (2001) montrent que la voie des mévalogénines n’a pas totalement disparu chez B. lucorum puisqu’ils détectent la présence de dihydrofarnésyl tetradécénoate sous forme de traces.

Dès lors, l’identification des seules molécules phéromonales majeures ne permet pas une comparaison efficace entre espèces dans un but de reconstruction phylogénétique. Leur seule utilisation apporterait même un biais important, comme ce fut le cas pour leur utilisation en taxonomie numérique (Bellés et al. 1987). La redescription complète des espèces étudiées avant 1996 apparaît donc indispensable.