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Pour le chercheur qui s’intéresse au quatrième pouvoir, c’est toujours un grand plaisir de saluer la parution d’un ouvrage sur le monde de la presse, car la production québécoise dans ce domaine est infime. L’auteur allie expérience en journalisme – il a été pendant neuf mois correspondant parlementaire à la Tribune de la presse de l’Assemblée nationale du Québec pour Le Journal de Québec – et expérience en recherche puisqu’il est maintenant professeur au Département de communication de l’Université d’Ottawa.

Cette analyse des sources anonymes vient à point et, sauf erreur, elle est inédite au Québec. Tous ceux qui s’intéressent à la politique et aux médias ont été fascinés, marqués même, par le fameux scandale du Watergate dans lequel deux reporters du Washington Post, Carl Bernstein et Bob Woodward, ne se sont pas seulement contentés de l’information officielle, mais ont entrepris une enquête minutieuse auprès d’une source anonyme, à ce jour encore inconnue, « Deep Throat », qui a conduit à l’inculpation du président Nixon et à sa démission en 1974. Il n’y a qu’à suivre l’actualité québécoise et canadienne où la presse est encore largement alimentée par des sources anonymes pour saisir l’importance de cette pratique.

Au premier abord, le titre, Les fantômes du Parlement, surprend avec en toile de fond une illustration de l’Hôtel du Parlement qui lui donne l’allure d’un château hanté. Mais tous ceux et celles qui raffolent des histoires un peu mystérieuses ou qui s’intéressent aux histoires surnaturelles avec fantômes et revenants seront déçus. S’agit-il d’êtres imaginaires ou de personnages du passé qui hantent notre mémoire et les édifices parlementaires plus que centenaires ? De ces personnages enfermés dans les oubliettes du Parlement, les Olivar Asselin ou les John Roberts ? Des assassins de Blanche Garneau ? De ses prétendus secrets de l’imagination populaire sur les dessous du Parlement qu’on nous a toujours cachés, nenni. L’auteur s’intéresse à des personnages bien vivants, les informateurs anonymes, qui renseignent les courriéristes parlementaires sur les agissements des hommes politiques. Le titre, un peu accrocheur, entretient hélas la confusion entre le pouvoir législatif, le Parlement, et l’exécutif, le gouvernement. Certes ces informateurs anonymes déambulent parfois dans les corridors de l’Hôtel du Parlement, mais, le plus souvent ils ont leurs habitudes dans les restaurants de la Grande Allée ou du Vieux-Québec, ou dans les bureaux gouvernementaux, à l’édifice Honoré-Mercier en particulier où siège le conseil des ministres.

Ce court mais fort dense ouvrage est l’adaptation d’une thèse de doctorat rédigée sous la direction de deux professeurs de l’Université Laval, Vincent Lemieux et Jean Charron. On connaît la qualité de la production de ces deux chercheurs. L’auteur était donc fort bien guidé. Tout l’appareillage méthodologique de la thèse a été enlevé. Le texte a été enrichi d’exemples provenant d’événements récents tirés de l’actualité québécoise, canadienne, américaine ou française, commentés par l’auteur et complétés par des commentaires des acteurs pour illustrer l’utilisation des sources anonymes comme tactique visant à influencer l’opinion publique. Dans son analyse stratégique, l’auteur s’est avantageusement inspiré de travaux en sociologie de l’information et des théories qui en découlent. Par source anonyme, il entend : une personne à qui un journaliste attribue des opinions, des prises de position et des informations sans révéler son nom aux lecteurs à qui il s’adresse.

L’auteur donne d’abord le mode d’emploi dans ce qu’il appelle « la danse des fantômes », puis il décrit ce processus de négociation entre le journaliste et ses sources. Par la suite, il présente les acteurs et un profil stratégique des courriéristes parlementaires. Il termine avec les avantages, les inconvénients et une critique de cette pratique. Le tout est complété par une abondante bibliographie qui signale un total de 146 titres. L’analyse de contenu particulièrement présente aux chapitres 4 et 6 mérite qu’on s’y attarde par son originalité et sa rigueur méthodologique. L’auteur a recensé 642 articles et 5 303 énoncés provenant des journalistes parlementaires du Devoir, de La Presse et du Soleil durant les années 1994 et 1995. Ceux qui ont eu le malheur ou le bonheur de s’aventurer dans une analyse de contenu la moindrement importante savent le labeur que demande cet exercice et la patience qu’il exige. La tâche la plus ardue est de lire et de coder des centaines sinon des milliers d’articles de journaux. L’effort en vaut la peine, car l’analyse de contenu révèle les propriétés d’un texte qui ne sont pas discernables autrement et qui avaient même échappé à leurs auteurs. Dans le cas présent, l’analyse semble très rigoureuse. Cependant, on s’étonne de l’absence du Journal de Montréal / Journal de Québec, quotidien ayant le plus fort tirage au Québec, représenté pendant plusieurs années par Normand Girard qui a, comme les autres, certainement eu recours à des informateurs anonymes. Dommage également que l’analyse porte sur une si courte période. Il aurait été préférable d’analyser un corpus étalé sur une plus longue amplitude, voire les années 1970 ou 1980 à l’époque de Robert Bourassa ou de René Lévesque. Le choix des années 1994 et 1995 se défend, car c’est, en effet, une période d’activités fébrile. Ces années ne sont-elles pas atypiques pour cette raison même ?

Dans cette analyse du « profil stratégique » de neuf journalistes, ceux-ci, bien que leur production soit publique, ne sont pas identifiés. Attitude paradoxale qui en agacera certains. On sera intrigué par ce « J6 » qui est à l’origine de 53,8 % de tous les énoncés anonymes recensés par l’auteur et le champion incontesté des primeurs, des exclusivités et des « scoops ». Les lecteurs assidus de la presse québécoise auront vite identifié de quel journaliste il s’agit.

Ce type d’analyse universitaire est toujours vu avec suspicion par les vieux routiers de la Tribune de la presse parce que peu conforme ou très éloigné de leur pratique quotidienne. Ces derniers fonctionnent au quotidien et ils ont très peu de recul face à leur pratique journalistique. Mais l’analyse de Bernier n’en montre pas moins que journalistes et hommes politiques agissent en fonction de leurs préoccupations propres. En cela, l’analyse est un complément intéressant aux travaux de Jean Charron et, en particulier, à La production de l’actualité paru en 1994 où il fait une analyse stratégique de relations entre la presse parlementaire et les autorités politiques. Au dire de Bernier, dans le recours aux sources anonymes, l’intérêt public et son droit à l’information ne sont pas toujours placés au premier plan. Le processus crée un phénomène d’autocommunication de groupe, car les informateurs rapportent, supputent ou spéculent, analysent ou expliquent, annoncent ou dévoilent les décisions, les intentions et les stratégies de leur groupe d’appartenance. L’analyse révèle que ces sources anonymes proviennent surtout (46 %) du parti politique au pouvoir. L’auteur considère que l’anonymat est une prime d’exclusivité pour les sources d’information politique qui garantit la diffusion de leur message et leur permet de contourner les contraintes de leur milieu tout en se protégeant d’éventuelles représailles. Il juge durement ce comportement des journalistes : cette pratique sert à « l’avancement de leur carrière et alimente leur notoriété » parce que ce type d’informations a droit aux meilleures pages du journal. Finalement, le recours à des sources anonymes illustre bien la nécessaire coopération – trop grande peut-être au goût de certains – entre acteurs politiques et journalistes. Monsieur Bernier soulève des inquiétudes : un recours trop fréquent, une collaboration trop étroite entre journalistes et sources anonymes diminueraient l’imputabilité des acteurs politiques et contreviendraient aux principes d’éthique et aux règles déontologiques de la profession journalistique. Du coup, il craint un risque de manipulation de l’information au détriment du droit du public à l’information. Selon lui, l’abondance de sources anonymes citées dans les journaux serait un indice de l’existence d’une société autoritaire où les individus se réfugient derrière l’anonymat par crainte des représailles, avec, pour conséquence, un contrôle social trop serré. Le propos est quelque peu expéditif ; on hésite à suivre l’auteur dans cette voie.

Bref, Bernier montre qu’en contournant les contraintes de leur groupe respectif les courriéristes parviennent à se démarquer de leurs pairs en publiant plus d’exclusivités et de primeurs et que les sources politiques peuvent faire diffuser plus d’informations avantageuses que ne leur permet la déclaration publique conventionnelle présentée dans une conférence de presse, une entrevue ou un communiqué de presse.

Le point de vue est séduisant, mais il ne ralliera pas la majorité des acteurs du monde de la communication politique. L’analyse, si brillante soit-elle, est incomplète. L’auteur parle peu de la difficile situation du monde des médias et des journaux en particulier. Le recours aux sources anonymes ne serait-il pas le résultat ou la conséquence du manque de ressources ? Les journaux sont aux prises avec des problèmes de baisse de tirage et ont du mal à atteindre leur seuil de rentabilité. Pour pallier le recours aux sources anonymes, les journaux n’ont pas toujours les ressources pour lancer de grandes enquêtes, libérer pendant des mois des journalistes sans être certains des résultats au bout du compte. De plus, le travail à la Tribune de la presse est harassant, exigeant, à la fois intellectuellement et physiquement, avec une contrainte inexorable, pressante : le temps, l’heure de tombée. On peut comprendre que les courriéristes doivent faire vite et qu’ils vont aux sources les plus facilement accessibles.

L’auteur porte parfois un jugement sévère sur le recours aux sources anonymes en vertu des principes d’imputabilité et de responsabilité de la classe politique envers les citoyens. Selon lui, le recours aux sources anonymes est une pratique contraire au devoir d’imputabilité des élus et développe une trop grande connivence avec les journalistes. Plus globalement, on peut se demander si le processus est si utile au regard du droit du public à l’information, principe mis de l’avant par les défenseurs de la pratique. Jacques Parizeau disait : « Ceux qui parlent ne savent pas, et ceux qui savent ne parlent pas. » Finalement, l’exploitation de sources anonymes a-t-elle autant d’importance qu’on le dit ? Les prétendus scoops ou spéculations résistent rarement à l’épreuve du temps. Il s’agit souvent d’hypothèses qui n’ont rien à voir avec la réalité des faits et qui se révèlent fausses en bout de ligne. Citons, à titre d’exemple, les habituelles spéculations sur les remaniements ministériels : on essaie d’aller au-devant de l’information, de devancer la concurrence avec une efficacité toute relative. Mais comment s’opposer systématiquement à cette pratique lorsqu’elle sert à révéler des situations carrément inacceptables comme les fraudes, la corruption, les détournements de fonds, etc. L’auteur croit que le droit du public à l’information serait mieux servi si les journalistes étaient plus sélectifs dans leurs recours aux sources anonymes. Les journalistes répondront que le recours aux sources anonymes sert à ajouter de l’information pertinente, à compléter l’information officielle et à mieux renseigner le public.

Une analyse du travail des correspondants parlementaires et des pratiques journalistiques est toujours la bienvenue. Dans le cas présent, l’auteur présente et étaye un point de vue fort intéressant et fort stimulant. Mais cette étude en appelle d’autres sur la Tribune de la presse, une institution fort mal connue qui est à un tournant de son histoire. Les Robert McKenzie, Normand Girard, Gilles Morin et Gilles Lesage ont tous pris leur retraite. Quelques-uns étaient à la Tribune depuis le début des années 1960. Il serait très passionnant que certains d’entre eux publient leurs mémoires. Leurs témoignages feraient le pendant aux études scientifiques comme celles de Bernier et Charron ; nous aurions alors les deux versions d’une même réalité.