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Le livre dresse un portrait de la vie collective des francophones de la ville de Saint-Jean, la plus importante agglomération du Nouveau-Brunswick. L’ouvrage livre les résultats d’une recherche à deux volets, soit une investigation historique (chapitres 1 à 5) menée vers 1995 par Maurice Basque et une enquête sociologique (chapitres 6 à 9) conduite à partir de 1998 par Greg Allain. Ce dernier signe en plus l’introduction et la conclusion du livre.

L’introduction fait ressortir quelques enjeux de la recherche menée par les deux auteurs sur cette collectivité singulière. Il s’agirait tout d’abord de la première étude d’envergure menée sur les francophones de Saint-Jean, ce qui comble une lacune, puisque plusieurs autres communautés francophones minoritaires avaient fait l’objet de monographies au cours des dernières décennies. Le fait de disposer d’un bilan de la vie collective permet aux résidants de la ville de mesurer le chemin parcouru et de saisir les différentes étapes par lesquelles ils sont passés. Greg Allain les distingue sommairement : étape de recherche d’identité et de reconnaissance jusqu’aux années 1970, étape de construction institutionnelle dans les années 1980 et étape de rayonnement (ou visibilité) et d’épanouissement à partir des années 1990.

Dans le volet historique de l’ouvrage, qui comprend cinq chapitres, Maurice Basque établit la longue présence française dans l’estuaire et à l’embouchure du fleuve Saint-Jean, précisément là où se trouve aujourd’hui la ville majoritairement anglaise de Saint-Jean. C’est Samuel de Champlain qui donna son nom au cours d’eau le 24 juin 1604. Le Grand Dérangement et la Conquête vidèrent la zone littorale de ses habitants d’origine française. Assez tôt, des Loyalistes fuyant la Révolution américaine s’installèrent à l’embouchure du fleuve et y fondèrent officiellement la ville de Saint John en 1785. La nouvelle ville devint rapidement un centre commercial et industriel important de la colonie du Nouveau-Brunswick fondée en 1784.

La présence francophone à Saint-Jean est demeurée minuscule de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe. En 1871, on dénombrait 154 personnes d’origine française à Saint-Jean. Ce nombre grimpa à 270 en 1881 pour chuter à 79 en 1891. Les premiers recensements du XXe siècle montrent que le nombre de personnes d’origine française dépasse désormais les 300 : elles sont en effet 380 à Saint-Jean en 1901 et 403 en 1911. La plupart gagnent leur vie dans des emplois manuels, par exemple en tant qu’ouvriers dans le port. Le fait français est mal toléré dans la ville et les francophones, en dehors du cercle familial, ont peu d’occasion de parler leur langue et de vivre leur culture. Malgré tout, quelques événements leur donnent une certaine visibilité. En 1912, un évêque acadien est nommé à la tête du diocèse de Saint-Jean. En 1913, une succursale de la Société mutuelle L’Assomption est fondée dans la ville. En plus de son action économique, cette succursale soutient plusieurs activités sociales propices aux rencontres. Le nombre de francophones est en forte croissance puisqu’il atteint près de 4 000 en 1941, soit 8 % de la population de la ville.

Les années 1950 sont l’occasion de prendre conscience de l’assimilation qui affecte la communauté des Français d’origine à Saint-Jean. Les chiffres du recensement font désormais la distinction entre les personnes d’origine française et celles de langue maternelle française. En 1971, sur les 12 235 habitants d’origine française, seuls 6 925 ont encore le français comme langue maternelle. Pourtant, le nombre des gens d’origine française ne cesse d’augmenter, la prospérité de l’après-guerre amenant de nouveaux migrants à s’installer dans la ville portuaire dont les activités industrielles croissent et se diversifient. On assiste à la naissance d’organismes de langue française : le Cercle Champlain en 1959, le Club Richelieu en 1964, etc.

La partie sociologique de l’ouvrage est consacrée à l’évolution récente de la communauté francophone de Saint-Jean, retracée en détail au fil de quatre chapitres. Le premier de ces chapitres est axé sur les luttes et les revendications ayant conduit à l’ouverture d’une école française à Saint-Jean. L’auteur dresse la liste, fort impressionnante, des mobilisations, démarches, pressions et actions diverses qui ont rendu possible l’obtention de ce service considéré comme essentiel. La solution retenue, soit la formule du centre scolaire-communautaire, nécessitait un site approprié, des immobilisations importantes, le concours financier des gouvernements supérieurs ainsi qu’une bonne capacité d’organisation et de gestion. L’arrivée du centre en 1984 est décrite comme « l’aboutissement de sept longues années de luttes acharnées » (p. 138) qui interviennent à un moment où une combativité et une effervescence plus affirmées qu’auparavant animent la société acadienne aux quatre coins du Nouveau-Brunswick.

Le Centre Samuel-de-Champlain a une double mission, scolaire et communautaire. Un chapitre est consacré à chacune de ces aires d’intervention. Sur le plan scolaire, le centre est, mis à part les programmes d’immersion pour anglophones, la seule ressource de l’agglomération de Saint-Jean à recevoir des élèves qui souhaitent suivre leur formation en français. L’école a une préoccupation marquée pour la qualité de son enseignement et consacre aussi beaucoup d’énergie à l’animation de la vie parascolaire. L’arrivée à Saint-Jean de centres d’appel requérant du personnel bilingue, tels que ceux de Xerox et d’Air Canada, a attiré de nouvelles familles dans la région et les enfants issus de ces familles comprennent bien l’importance de poursuivre leur formation en français, ce qui augure bien pour le recrutement de futurs élèves.

Avant même la naissance du Centre Samuel-de-Champlain, des mécanismes de coordination entre organismes communautaires francophones existaient à Saint-Jean. Cependant, le Centre n’a cessé de s’appuyer sur les organismes du milieu pour jouer son rôle, que ce soit par le truchement d’un Conseil des organismes (1988-1992) ou par un système de représentation des organismes communautaires au sein de son conseil d’administration. Le Centre s’est donné une stratégie de communications pour rejoindre les francophones de l’agglomération, mais aussi pour augmenter la visibilité de la communauté francophone auprès de la majorité anglophone.

Le dernier chapitre du livre est consacré à la vie associative des francophones de Saint-Jean. Aux associations religieuses et patriotiques des premières décennies du XXe siècle se sont ajoutés des associations et comités éducatifs, culturels, sportifs, sociaux et économiques. Une cinquantaine de groupements sont identifiés en l’an 2000. Certaines activités ont eu beaucoup de retentissement, comme l’organisation des Jeux de l’Acadie en 1996. Les progrès de la vie associative sont salués par Greg Allain comme un signe de vitalité indéniable, mais aussi comme un signe de rayonnement et de maturité.

La conclusion de l’ouvrage signale les défis auxquels fait face la communauté francophone de Saint-Jean : étendre les activités et services présentement disponibles en français, renforcer le sentiment d’appartenance, miser sur des communications plus efficaces (nouveaux contenus et nouveaux moyens) pour rejoindre les francophones, développer de nouveaux partenariats, notamment avec les autres collectivités francophones.

L’ouvrage est vivant, bien documenté, et illustré de nombreuses images et photos. Il signale les progrès considérables accomplis par la collectivité acadienne de Saint-Jean. Il met l’accent sur les initiatives qui ont permis son renforcement et son épanouissement. Le bilan qui en ressort peut être vu comme un exemple et un message d’espoir pour les collectivités minoritaires. Celle de Saint-Jean donne tous les signes d’une communauté en voie de structuration, bénéficiant d’acquis matériels et symboliques importants et disposant d’atouts qui lui permettent d’affronter l’avenir avec confiance.

Le livre pèche-t-il par excès d’optimisme ? Il ne comble pas entièrement l’appétit du lecteur, car il laisse difficilement apercevoir le prochain chapitre de l’histoire de la communauté francophone de Saint-Jean. Les acquis d’aujourd’hui peuvent-ils s’inscrire dans la durée ? La présence française à Saint-Jean au temps de la colonie acadienne et dans le premier siècle de la colonie britannique n’a que peu à voir avec la migration des Acadiens dans la ville portuaire au cours des dernières décennies, migration qui s’est produite à la faveur d’un développement prodigieux de l’industrie de transformation et des progrès rapides de l’industrie des services dans l’agglomération. La communauté acadienne de Saint-Jean est nourrie depuis trois quarts de siècle par l’installation quasi ininterrompue de nouveaux arrivants. Cela a pu contribuer à son dynamisme remarquable et annuler par ailleurs les effets délétères de l’assimilation. Les choses se passeront-elles de la même façon si la migration interne des Acadiens à Saint-Jean diminue ou se résorbe complètement ? Le tissu institutionnel mis en place depuis quelques décennies serait-il alors assez solide pour assurer, au même degré de vitalité, le maintien et l’épanouissement des francophones de ce coin de l’Acadie ?