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Treizième de la collection Régions du Québec lancée par l’IQRC il y a plus de vingt ans et troisième consacré à la Montérégie après Histoire du Piémont des Appalaches (1999) et Histoire du Haut Saint-Laurent (2000), cet ouvrage collectif porte sur des lieux où s’est joué plusieurs fois le sort de ce qui devait devenir le Québec et où se sont façonnés bien des traits. Certains diront que c’est la plus ancienne région du Québec. À cela, d’autres répondront qu’il faut s’entendre sur le sens du mot région.

Prenons prétexte de ce débat pour rappeler brièvement ce que l’équipe dirigeante de la collection entend par ce mot « région ». Un tel retour convient d’autant plus que Jean-Charles Fortin lui-même a jugé bon de le préciser en introduction au moment de justifier le découpage de la Montérégie administrative en trois régions historiques.

En bref, l’IQRC n’a jamais songé là inscrire ses histoires régionales dans le cadre des dix puis des seize régions administratives. Déjà la première publiée, Histoire de la Gaspésie (1981), ne respecte pas les frontières de la région administrative de l’époque. Je crois même qu’il n’existait pas au départ de définition précise applicable à l’ensemble des régions retenues. Je dirais que la région de l’ IQRC est celle que l’on reconnaît de l’intérieur et de l’extérieur. Dans les mots de Fortin, « La région historique, c’est d’abord la région d’appartenance, celle que l’on nomme à demande, celle que l’on sait faire partie de l’univers mental de notre interlocuteur : l’Abitibi et la Beauce, la Gaspésie et le Saguenay, l’Outaouais et la Côte-Nord. […] Les régions qui possèdent le plus fort pouvoir d’évocation ne sont pas les plus anciennes : ce sont souvent celles qui ont été nommées dès leur ouverture par les propagandistes de la colonisation, avant La Première Guerre mondiale […] » (p. 14). Alors, est-ce trop simplifier que d’écrire : les régions des histoire régionales de l’IQRC sont des espaces d’histoire commune qui demeurent dans l’esprit des populations ? Quoique vraie, leur appellation peut varier. Ainsi en Montérégie, le Richelieu-Yamaska-Rive Sud pourrait s’appeler la « Montérégie du vieux terroir seigneurial » ; le Haut-Saint-Laurent, la « porte du Continent » ; le Piémont-des-Appalaches, la « Montérégie-des-cantons ». Comment délimite-t-on de tels espaces ? Nécessairement dans un dialogue entre des équipes locales de chercheurs et les responsables de la collection en tenant compte des avis de représentants des populations. Finalement, la qualité du découpage se vérifie dans la richesse et la cohérence du donné historique que l’on peut reconstituer. Pour ce qui est de la Montérégie, la division en trois régions s’avère excellente si l’on veut tenir compte des grandes variables que sont la géographie, l’histoire, le peuplement, le développement socio-économique et la culture.

Au-delà des thèmes particuliers, l’histoire du Richelieu-Yamaska-Rive Sud se confond avec celle du rôle joué par les eaux qui la limitent ou la structurent : Saint-Laurent, Richelieu, Yamaska, lac Champlain. Quelle que soit la période, quel que soit l’objet du chapitre, toujours apparaît l’influence directe ou indirecte de cet axe hydrographique que renforcent canaux, routes et chemins de fer. C’est la grande constante régionale, la structure porteuse de l’histoire. Sur cette base s’implante et se développe une société, se déroulent des évènements. Les auteurs ont eu l’heureuse idée de ne pas suivre une chronologie trop rigide : des seize chapitres, aucun n’est circonscrit par deux années, le titre de chacun renvoie aux réalités caractéristiques d’une période, et celle-ci croise ses voisines. Il n’apparaît de dates limites que dans certaines sections. Le lecteur peut suivre les changements qui se multiplient sans perdre de vue les continuités.

Un court chapitre, « Le milieu naturel », situe la région, en esquisse les grands traits et donne déjà à voir les effets de l’occupation humaine, ce qui se précisera tout au long de l’ouvrage. Suit une incursion dans le passé indéfini, dans « l’Histoire avant l’Histoire », où l’on évoque la vie et la culture des Amérindiens de la région : ce que les premiers Européens ont vu et décrit à leur façon et ce que les historiens, archéologues et anthropologues nous ont permis de mieux comprendre ou de découvrir d’un passé plus lointain. Vient ensuite l’entrée dans l’Histoire : guerre entre Français et Iroquois, guerre entre Amérindiens, guerres entre Français et Anglais ou Américains. Tous ces conflits ont profondément marqué la région. Chacun veut contrôler la grande voie de passage entre le lac Saint-Pierre et le lac Champlain. Viendra plus tard la guerre entre le Canada et les États-Unis.

Les premiers habitants suivent les routes et sentiers des militaires qui, eux, suivent la rivière. Ils s’établissent près des forts et points stratégiques par souci de sécurité et aussi parce que les soldats ont besoin de leurs produits et de leurs services. À la faveur des accalmies puis de la paix, on a pris possession de nouveaux espaces de part et d’autre du Richelieu et de la Yamaska. Viendront s’ajouter aux Amérindiens et aux immigrants français, des soldats français qui décident de demeurer au pays et à qui le roi accorde certains privilèges, des Anglophones venus des Îles britanniques ou des États-Unis, des Acadiens et, au cours du dernier demi-siècle, des immigrants de diverses origines.

Sans le dire explicitement, l’ouvrage est organisé par cycles qui correspondent en gros à des états pour ne pas dire des types de sociétés. On en identifie trois après les premiers établissements : une société rurale ; une société rurale et urbaine ; une société complexe, rurale, urbaine et banlieusarde. Mais cette séquence simplifiée cache des dynamiques variables. Dans chaque période, c’est par des analyses particulières que l’on parvient à la représentation d’une situation globale nouvelle. En général on passe de la démographie et de l’économie aux faits d’organisation, d’institution, de communauté et de culture. D’un cycle à l’autre le sociétal, le communautaire et le culturel prennent plus d’importance, ce qui correspond à la réalité historique d’une croissance complexe et continue vers une société tout autre.

La conquête du territoire se fait sur une double base économique : agriculture de subsistance et échanges locaux d’une part, commerce des fourrures et du bois de l’autre. Émerge progressivement une société rurale dans le cadre des seigneuries et des paroisses, celles-ci relevant du diocèse de Montréal. Notables, curés et marchands occupent l’avant-scène. La forêt recule partout, rangs et villages se multiplient, la région croît si vite qu’en 1850 on y compte plus d’habitants que dans « tout le Bas-Canada de 1790 » (p. 171). Mais tôt les bonnes terres commencent de manquer et l’émigration prend des proportions inquiétantes.

Les moyens de transport s’améliorant, les agriculteurs diversifient leur production et trouvent à exporter davantage. En même temps, les canaux, les bateaux à vapeur et les trains favorisent le commerce et l’industrie. Les villes, Sorel, Chambly, Saint-Jean, Saint-Hyacinthe grandissent et accroissent leur emprise sur les campagnes. La société s’organise et se complexifie selon les modalités du temps : avec plus ou moins d’aide de l’État, les Églises, la catholique en tête avec ses nombreuses communautés religieuses, s’engagent dans la création d’institutions d’éducation, de santé, d’assistance et de vie culturelle. Le diocèse de Saint-Hyacinthe voit le jour en 1852. (Celui de Saint-Jean-Longueuil sera créé en 1933.) Une bourgeoisie de plus en plus nombreuse et diversifiée (notaires, médecins, avocats, commerçants et entrepreneurs) occupe des positions de pouvoir dans divers secteurs dont les écoles, les fabriques, les cours de justice, la police, la milice, non sans tensions et conflits avec les autorités ecclésiastiques. Finalement l’abolition du régime seigneurial vient confirmer la prise en charge du milieu par les citoyens. Fait caractéristique de cette société en effervescence, et signe de maturité, une culture régionale commence de s’exprimer non seulement dans la littérature, la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi dans le discours politique.

Les auteurs ont heureusement situé dans le contexte de cette évolution locale, le récit des évènements de 1837-1838. On comprend que si la Rébellion a pris là l’ampleur qu’on connaît, c’est que des leaders locaux ont su exprimer et mettre en convergence avec les grandes revendications politiques du temps de multiples insatisfactions et frustrations locales.

La paix revenue, la Montérégie centrale répare les dégâts et se consolide, puis entre dans une certaine stagnation caractérisée par le retard de l’agriculture à se moderniser, une croissance urbaine lente à se concrétiser et une forte émigration vers les États-Unis. S’amorce ensuite une reprise avec le passage de l’agriculture à l’élevage et à l’industrie laitière, la multiplication des industries, services et commerces et l’accès amélioré à la ville de Montréal qui fera s’engager le phénomène de banlieue. Les villes anciennes éclatent, d’autres apparaissent, l’organisation sociale (écoles, santé, assistance) et les structures communautaires se développent sur la lancée qui a conduit à la Révolution tranquille. À la culture en région s’ajoute progressivement une culture régionale, les professionnels supplantant les amateurs, la culture de masse s’infiltre partout. Les frontières régionales perdent leur précision première, mais la Montérégie centrale se distingue toujours des régions voisines.

À première vue, on dira que cette région a suivi la trajectoire générale du Québec. Mais attention, si on y regarde de plus près, on voit qu’elle précède les autres dans presque tous les domaines. Territoire tôt peuplé, immense réservoir de population francophone, n’a-t-elle pas constitué une sorte de laboratoire d’économie régionale, d’organisation sociale et de vie politique et culturelle ? Cela évoque déjà la vision comparative qui devrait inspirer la large synthèse qu’il faudra entreprendre quand on aura complété la série des Histoire de…

Une histoire écrite par plusieurs auteurs, sept dans ce cas-ci, risque toujours de paraître compartimentée, de manquer de liens entre ses parties. N’étant pas un spécialiste des études « montérégiennes », je ne saurais dire que rien d’important n’a été oublié, mais je peux affirmer que Richelieu-Yamaska-Rive Sud offre une synthèse fort bien articulée qui permet une excellente compréhension du développement de cette société régionale pionnière et de ses grandes caractéristiques. Le plan d’ensemble y est certainement pour quelque chose, mais, pour l’essentiel, cela tient à la façon dont chacun des auteurs a relié son sujet aux autres. La cohérence me semble la grande caractéristique de cet ouvrage.