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L’ouvrage comprend des articles présentés dans le cadre d’une rencontre du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (GIRA). Une partie des articles présente et analyse les résultats d’un sondage fait en 1997 par les chercheurs du groupe sur l’américanité auprès de 2 204 Québécois. Par ailleurs, les auteurs s’interrogent tous sur la pertinence de faire passer la réflexion sur l’identité et la francophonie, notamment au Québec, à un niveau d’analyse dont l’objet est devenu, au fil des ans, l’Amérique dans son ensemble. Ainsi, l’ouvrage adopte une perspective multidisciplinaire et panaméricaine. Les articles sont publiés en français et en anglais avec des bribes d’espagnol dans certains cas, un signe que l’américanité se conjugue avec le multilinguisme. L’ouvrage est divisé en trois parties. Une première, qui se veut théorique, aborde le concept d’américanité. Une deuxième, plus empirique, présente des données sur la question de l’intégration des Amériques depuis l’adoption de l’ALÉNA et propose quelques analyses de son impact sur l’identité des Québécois. Une troisième et dernière, nettement la meilleure, cherche à penser une identité américaine élargie.

Dans la première partie, Jean-François Côté cherche à aller au-delà des perceptions de l’américanité des Québécois évoquées dans les sondages afin d’en saisir davantage le processus de formation. Selon Côté, la réflexion sur l’identité américaine au Québec remonte à une quarantaine d’années, bien qu’elle représente l’aboutissement d’un processus entamé depuis la Confédération. Le discours sur l’américanité serait contemporain au débat constitutionnel canadien. Pour Côté, l’incorporation d’une logique américaine au sein du nationalisme québécois vient fonder sa revendication politique. Ainsi, il se trouve à remettre en question l’idée soutenue par une certaine élite penchant surtout à gauche selon laquelle le discours sur l’américanité marque « l’effacement du sujet québécois ». Nous l’encourageons à poursuivre sa réflexion.

Le texte de Cuccioletta permet de comprendre pourquoi l’américanité est potentiellement une référence féconde. L’auteur cherche plus particulièrement à proposer des points de repère en vue de penser l’histoire que partagent les Amériques. Il insiste, notamment, sur l’héritage républicain commun à l’Amérique du Nord et du Sud. Cuccioletta cherche ainsi à inscrire l’histoire québécoise et canadienne dans la continuité avec l’expérience démocratique et républicaine qu’il associe à un trait distinctif de l’américanité. En d’autres mots, l’américanité politique renvoie à un héritage marqué par la référence démocratique. Par contre, il manque à ce texte une profondeur théorique que la lecture des travaux de John Pocock, de Bernard Bailyn et de Gordon Wood sur le monde atlantique aurait pu lui apporter. Pour Pocock, le républicanisme civique s’inscrit dans la continuité avec un héritage qui remonte aux Anciens en passant par la Renaissance italienne, l’Angleterre du XVIIIe siècle et ensuite les États-Unis. Il vaudrait la peine, il me semble, de situer le discours sur l’américanité dans cette continuité.

Pour leur part, les textes de Louis Dupont et de Patrick Imbert insistent sur les liens entre américanité et modernité. Reprenant tous les clichés disponibles sur le sujet, Dupont considère que le Québec depuis la Révolution tranquille, c’est-à-dire depuis qu’il est moderne (?), se projette dans les Amériques, d’une part parce qu’il rejette la tradition mais aussi parce qu’il cherche à se définir sans passer par la référence canadienne. Tout comme dans le texte de Patrick Imbert, les références de Dupont à la modernité renvoient à un idéal-type de la rupture qui n’a pourtant rien à voir avec l’expérience que les différents peuples, même ceux qui sont apparemment les plus modernes, en ont faite. On voit bien, dans ces deux textes, les difficultés d’un discours campé sur une compréhension stéréotypée de la modernité. Enfin, pour clore la première partie, on pourrait dire que le texte de Imbert cherche aussi à penser la possibilité d’une américanité bien assumée, marquée du sceau de l’identité hybride. Or, si les propos de l’auteur nous sont sympathiques, il n’y est pourtant question que de manipulation et de contrôle, notamment du peuple par les élites. Qui plus est, le style de l’auteur est d’un hermétisme et d’une prétention tels que l’on se demande si la manipulation ne vient pas plutôt de son écriture que des rapports sociaux dont il cherche à se faire l’interprète.

La deuxième partie est plus classique, mais les données qu’elle présente permettent de donner un éclairage empirique nécessaire au débat conceptuel en cours. Les textes portent, notamment, sur l’ALÉNA et ses effets sur l’identité des Québécois. Ainsi, Isidro Morales propose une synthèse très utile de l’ALÉNA et s’interroge sur le développement du processus de continentalisation de la production. Selon Morales, la continentalisation remonte au XIXe siècle, mais prend la forme que nous lui connaissons aujourd’hui après la Deuxième Guerre mondiale. Elle est dominée par les États-Unis, mais menacée par un certain nombre de facteurs dont le krach financier de 1995 au Mexique. Par ailleurs, Morales explique que la continentalisation est accompagnée d’un processus de territorialisation des pratiques sociales et politiques. En d’autres mots, bien que l’espace économique soit américain, l’espace sociopolitique obéit à une logique nationale et locale plutôt que continentale. L’ALÉNA s’insère dans le processus de continentalisation comme une nouvelle étape donnant lieu non seulement à la circulation des échanges commerciaux dans les domaines clés du secteur manufacturier, par exemple, mais également dans les secteurs des services et des investissements financiers. Il marque aussi l’engagement des gouvernements à maintenir ouvert un espace continental concurrentiel par l’adoption de procédures, de normes et de codes de conduites. Deux mouvements s’opposent dans ce processus : une coalition visant à accélérer le processus d’union continentale en proposant une union monétaire nord-américaine et une autre, composée d’environnementalistes et de syndicalistes, aspirant à restreindre la portée de la continentalisation.

Pour leur part, James Cpisak et Lise Héroux partent d’une hypothèse de Gérard Bouchard et de Yvan Lamonde selon laquelle les récents traités de libre-échange, même s’ils intègrent davantage le Québec à l’Amérique du Nord, ont également eu pour effet de renforcer son américanité culturelle. Lamonde définit l’américanisation comme un processus d’influence des États-Unis sur le comportement des Québécois, pour qui l’américanité correspond à une idée d’ouverture et de mobilité. Ainsi, Cpisak et Héroux ont tenté de préciser ces questions en procédant à une analyse de données du sondage du GIRA. Ils ont étudié les données sur l’identité nationale des Québécois, leurs perceptions de l’ALÉNA et de sa portée sur le développement culturel du Québec ainsi que « l’indice de consommation ethnocentriste » (level of consumption ethnocentricity) des répondants. Rappelons la conclusion des auteurs : les données du sondage révèlent que les répondants s’identifient comme Québécois d’abord et avant tout, qu’ils jugent leur situation préférable à celle des citoyens des États-Unis et qu’ils se considèrent tout à fait distincts de leurs voisins du Sud. Par ailleurs, une faible majorité de répondants pense que l’ALÉNA serait favorable au Québec, notamment au sein des milieux plus scolarisés où la crainte de l’américanisation est plus faible. Par contre, les répondants ne prennent nullement le mode de vie des citoyens des États-Unis pour argent comptant. Enfin, les auteurs estiment que leurs données vont dans le sens des analyses de Lamonde sur l’américanité des Québécois et concluent qu’il existe une synergie entre le nationalisme culturel et le libéralisme économique, notamment chez les gens les plus scolarisés. Par ailleurs, dans le texte qui suit, également basé sur les mêmes données du sondage, Frédéric Lesemann explique que les Québécois adhèrent néanmoins à l’État-providence. De fait, plus le niveau de scolarité des Québécois est élevé, plus fort est l’appui. Lesemann explique une telle situation en indiquant que les Québécois seraient plus critiques des inégalités en raison de leur histoire particulière et de leur situation minoritaire. Il s’agit d’une attitude collective qui a rendu possible le développement d’une culture égalitariste dominante au sein de la société québécoise. Par contre, Lesemann souligne l’avènement d’une nouvelle élite économique pendant les années soixante qui a tendance à être plus libérale et à avoir moins d’attente à l’égard de l’État que les autres couches de la population.

La troisième partie contient les articles les plus novateurs et les plus intéressants de l’ouvrage. Les deux premiers articles, ceux de Léon Bernier et de Nicolas van Schendel, reprennent les données du même sondage alors que le dernier, celui de Deborah R. Altamirano, présente des résultats d’une enquête effectuée auprès de 75 étudiants vivant en majorité dans l’État de New York.

Bernier cherche à son tour à préciser ce qu’il appelle « les références américaines » au sein de la population québécoise (p. 177). À l’instar de Cpisak et Héroux, il montre la forte identification des Québécois à leur nationalité, mais aussi à leur identité continentale. Par contre, certains s’identifient également à l’Europe et au monde en général, ce que l’auteur interprète comme une sorte de contrepoids à l’américanisation ou encore « comme un processus de dédifférenciation culturelle par effet de mondialisation de l’industrie culturelle étatsunienne » (p. 183). En somme, les Québécois maintiennent leur sentiment d’appartenance à une société distincte, mais sans exclure la référence à d’autres identités. Le texte de van Schendel abonde dans le même sens. L’auteur présente et analyse des données d’une enquête réalisée à Montréal auprès de migrants relative à leur représentation de la francophonie et de l’identité francophone au Québec. Van Schendel suggère les notions de recommencement et d’émergence (population neuve) qu’il emprunte à Bouchard pour signifier la part de liberté que représente l’Amérique et de francopolyphonie de la parole (affirmation de la condition minoritaire) afin de préciser ce qu’il entend par américanité de la francophonie. Il insiste surtout sur la façon dont le discours sur la francophonie en Amérique permet de penser l’appartenance identitaire et le rapport à la langue pour les migrants, bref d’affirmer que l’on peut être différent sur le continent américain. Van Schendel cherche à positionner la francophonie en marge des discours sur la survivance, car le Québec aurait trouvé sa langue pour faire écho à Gaston Miron, celle de la francopolyphonie. Van Schendel cherche également à donner une certaine profondeur historique à sa réflexion en l’inscrivant dans le rapport entre les Canadiens français et les autochtones. Il explique que cette histoire symbolise la rencontre d’une population neuve avec les peuples autochtones, une situation qui caractérise aussi bien l’immigration d’aujourd’hui que celle du passé.

Le dernier texte, celui de Deborah R. Altamirano, est un des plus originaux et des plus réfléchis de l’ouvrage. L’auteure prend comme point de départ la perspective de jeunes étudiants des États-Unis sur les Amériques. Elle montre bien comment ils se sont appropriés la référence à l’Amérique sans tenir compte de sa longue histoire précédant celle des États-Unis. Elle tente d’expliquer les origines de ce processus d’appropriation comme le résultat de la réinterprétation anglo-protestante de l’histoire des États-Unis et la popularité de la thèse de l’ « exceptionnalisme » américain. Son analyse est non seulement crédible mais, de tous les textes, il est le seul qui cherche vraiment à situer son propos dans le cadre des débats en cours, notamment aux États-Unis, sur la question de l’identité. Ainsi, Altaminaro fait écho à tous ceux qui cherchent à penser l’histoire, dont celle des États-Unis, en fonction d’une approche transnationale et comparative. À l’instar des débats sur la notion de « Britishness » au Royaume-Uni, elle oblige à réfléchir sur les conditions de production de l’histoire, de la mémoire et de l’identité. Il serait à cet effet important de tenter de situer les débats sur la question au Québec dans le même cadre. Cela donnerait une profondeur théorique plus grande au débat, en plus de le situer dans l’héritage intellectuel du monde atlantique. Il n’est pas inconcevable de penser que l’Amérique renvoie à une expérience qui cherche à dépasser les frontières des États-Unis en même temps qu’elle corresponde à un projet de domination économique et culturelle. Pour reprendre le jargon en cours au Québec, il n’y a pas d’opposition nécessaire entre américanité et américanisation. Qui plus est, le monde atlantique est caractérisé par des phénomènes de rupture et de recommencement, que l’on pense aux rapports entre l’Angleterre et l’Écosse ou avec l’Irlande et le Pays de Galles. Par contre, il est vrai que l’idée d’américanité vient complexifier les choses, car elle suggère également de penser la question de l’intégration des Amériques. À l’ère où les sociétés sont en perte de points de repère et que les États-Unis cherchent de plus en plus à maîtriser le monde, il devient impératif de comprendre qu’il y a présentement aux États-Unis et ailleurs, une histoire de l’Amérique comme une réalité qui détermine le présent et qui rend le passé intelligible. Ce n’est pas faire acte de trahison à l’égard du sujet québécois que de vouloir penser le monde atlantique dans toute sa complexité. Il ne s’agit pas de laisser tomber une histoire pour en adopter une autre ou de penser que la question de l’indépendance du Québec n’a plus de sens du fait que l’on se projette dans les Amériques ou encore que la référence à l’américanité ne sert qu’à ne pas penser la référence canadienne. Il me semble qu’il y a lieu de sortir le débat sur le Québec d’un certain nombrilisme ou, encore, de mieux situer les concepts utilisés pour penser l’américanité dans leur héritage intellectuel plutôt que de les réduire à des clichés.

Enfin, l’ouvrage sous la direction de Cuccioletta ne laissera pas indifférent, mais il aurait été cependant utile de fournir une introduction plus étoffée au lecteur. Celle-ci aurait pu lui donner les points de repère historiques nécessaires afin de mieux comprendre les origines du débat sur l’américanité au Québec mais également du GIRA et du sondage dont il est question dans une bonne partie des articles. Malgré ces quelques réserves, cet ouvrage est fort utile et opportun.