Corps de l’article

La recherche s’appuie sur des données inédites produites lors de la réalisation d’un portrait de l’économie sociale au Bas-Saint-Laurent (voir annexe). L’intérêt de présenter et d’analyser ces données tient au fait qu’elles décrivent des pratiques créatrices dans le champ de l’économique et du social. Les actions dont il s’agit sont celles d’acteurs de la société civile mobilisés dans un mouvement d’expérimentation sociale qui participe, estimons-nous, du renouvellement des liens économiques et sociaux.

Aussi, présentons-nous d’emblée la définition de l’économie sociale que nous avons retenue. Il s’agit de celle dont s’inspire le Chantier de l’économie sociale du Québec, définition reprise par les partenaires présents au Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996. Le domaine de l’économie sociale regroupe l’ensemble des activités et organismes, issus de l’entrepreneuriat collectif, qui s’ordonne autour des règles et des principes suivants :

  • l’entreprise de l’économie sociale a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité plutôt que de simplement engendrer des profits et viser le rendement financier ;

  • elle a une autonomie de gestion par rapport à l’État ;

  • elle intègre dans ses statuts et façons de faire un processus démocratique impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs ;

  • elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition de ses surplus et de ses revenus ;

  • elle fonde ses activités sur les principes de la participation, de la prise en charge et de la responsabilité individuelle et collective[1].

Une première partie de l’article sera centrée sur le cadre conceptuel de notre réflexion à travers lequel nous remettrons en perspective la distinction classique entre communauté et société. Les limites de cette distinction, la crise contemporaine de la modernité s’accompagnant d’une crise de la solidarité et des liens sociaux nous amèneront sur le terrain de l’émergence possible de nouvelles formes de liens sociaux et communautaires. En deuxième partie, en nous appuyant sur les données empiriques de recherche, nous décrirons comment l’économie sociale produit elle-même des liens sociaux et économiques. Enfin, et ce sera la troisième et dernière partie, les pratiques contemporaines d’économie sociale seront envisagées comme le terreau de l’apparition de nouvelles formes de liens sociaux, économiques et politiques.

1. Le cadre conceptuel

Les sciences sociales nous ont habitués à considérer communauté et société dans une relation d’opposition. Ceci est vrai de la distinction entre communauté et société par Tönnies et entre communalisation et sociation chez Weber. Laville résume en ces mots le rapport qu’entretiennent les concepts de communauté et de société :

L’opposition de la communauté et de la société est donc aussi vigoureuse que celle de la volonté organique et de la volonté réfléchie. La communauté est surtout un être organique où les individus sont étroitement liés. La société est un groupement où l’individu, véritable « sujet-force », est séparé des autres et réalise les échanges et transactions qu’il estime à son avantage.

(Laville, 1997, p. 54)

L’assimilation entre sentiment communautaire et sentiment traditionnel fut induite par Tönnies. Cette assimilation a perduré jusqu’à nos jours et, lorsque nous parlons de communauté, nombreux sont ceux qui la prennent dans un sens purement traditionnel : collectivité dont les liens entre les individus et les groupes tiennent avant tout de l’héritage ; collectivité dominée par des rapports en face-à-face, par un contrôle social s’affirmant à travers des relations interpersonnelles, de même que par un rapport à l’espace restreint ou au territoire immédiat. La société, elle, s’affiche sous le sceau de la modernité avec des rapports sociaux indirects et médiatisés et la primauté de la raison et de l’instrumentalité dans la constitution de ces rapports. La communauté traditionnelle deviendra l’apanage de la campagne et la société, celui de la ville. En fait, il ne s’agit là que de types idéaux, ces deux configurations sociales se retrouvant souvent plus ou moins imbriquées l’une dans l’autre.

La question que pose la modernité est celle du sort qu’elle réserve à la communauté en son sein. Comment peut-on dépasser la dichotomie classique entre communauté et société ?

La modernité ne signifie pas la disparition de la communauté mais la possibilité de nouvelles communautés, partielles, puisque ne régissant que certains aspects de la vie. À côté des communautés traditionnelles dont subsistent de nombreuses manifestations, les communautés modernes prennent la forme d’un lien social reliant des individus indépendants et séparés ; elles ne s’opposent pas à la liberté mais cherchent à la conforter.

(Laville, 1997, p. 65)

Nous cherchons à voir comment les pratiques d’économie sociale peuvent être illustratives de liens socioéconomiques s’instaurant entre les individus qui participent à la production de biens et services propres à ces entreprises et associations.

Cela nous apparaît d’autant plus approprié comme réflexion que les deux dernières décennies des sociétés industrielles avancées ont été profondément marquées par une crise de la modernité (Guillebaud, 1995), et par celle des rapports sociaux : crise des rapports de travail de type taylorien, crise des rapports technocratiques et bureaucratiques, que ce soit dans les grandes organisations publiques ou privées, crise de l’État-providence et du fordisme, crise des liens sociaux et, enfin, montée de l’individualisme. N’assistons-nous pas par ailleurs à l’émergence de nouveaux liens sociaux ou communautaires (Maffesoli, 1979, 1993) ? Les mouvements sociaux, les nouvelles « tribus », l’économie sociale ne peuvent-ils pas être saisis comme des lieux d’expérimentation de nouvelles manières de vivre ensemble ? À cet égard, Edgar Morin affirmait, lors d’une conférence prononcée au Congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française en juillet 2000, que la société ne peut se passer de la communauté ; plus, en temps de crise, les liens de fraternisation, de solidarité propres à la communauté sont essentiels pour ouvrir des voies de dépassement.

Quelle est l’importance de l’économie sociale au Québec ? Un récent portrait global dépeint dans le dernier bilan du Chantier de l’économie sociale (2001) indique que les entreprises et associations d’économie sociale représentent :

  • 4 764 entreprises et associations (2 303 coopératives et 2 461 organismes sans but lucratif) ;

  • 49 450 emplois (17 342 dans les coopératives et 32 108 dans les organismes sans but lucratif) ;

  • 4,2 milliards de dollars de chiffre d’affaires (2,9 milliards pour les coopératives et 1,3 milliard pour les organismes sans but lucratif).

Recensées sur la base de l’entrepreneuriat collectif ayant des activités marchandes et créant des emplois durables, ces données excluent les coopératives financières, ainsi que les deux plus grandes coopératives agricoles québécoises Agropur et la coopérative Fédérée. La contribution des entreprises et des associations d’économie sociale (plus de 4 milliards de dollars) au PIB du Québec se compare avantageusement à celle d’autres secteurs importants de l’activité économique ; par exemple, 1,2 milliard pour les industries minières et 6,6 milliards pour les communications (Chantier de l’économie sociale, 2001, p. 5).

Pour comprendre cet essor important de l’économie sociale au Québec, il faut le resituer dans le contexte du modèle québécois de développement issu de la Révolution tranquille (Bourque, 1999, 2000). L’unité de ce modèle fut assurée par des compromis sociaux s’articulant autour des éléments suivants (Bourque, 2000) :

  • un interventionnisme étatique et le soutien à la grande entreprise ;

  • une gouvernance hiérarchique et centralisatrice ;

  • un nationalisme économique et politique offensif ;

  • une forte influence du mouvement coopératif ;

  • une démocratisation des services collectifs ;

  • une modernisation sociale, notamment dans les champs de la santé, des services sociaux et de l’éducation ;

  • un développement des régions, impulsé par une approche de développement par le haut.

Dans ce modèle, le développement régional visait à favoriser le rattrapage des régions en retard et donc à aider principalement les régions en difficulté.

Ce modèle a prévalu jusqu’à la fin des années 1970. Dans sa foulée, les secteurs coopératifs tels que l’agroalimentaire, l’épargne-crédit et le secteur forestier ont poursuivi leur structuration et leur développement grâce à l’interventionnisme économique de l’État pour la constitution d’une économie francophone. Le Bas-Saint-Laurent est exemplaire de ce point de vue, les secteurs coopératifs s’y étant fortement implantés. De plus, d’importants mouvements québécois de contestation tels les nouveaux mouvements sociaux régionaliste, écologiste, féministe et communautaire se sont mobilisés pour contrer les effets pervers de l’approche technocratique et centralisatrice de l’État. C’est dans la mouvance de cette contestation sociale que se déploient les Opérations-Dignité, les premières initiatives de la nouvelle économie sociale et de développement endogène dans la région du Bas-Saint-Laurent.

Tout en ayant marqué profondément l’évolution de la société québécoise, le modèle de la Révolution tranquille serait en voie de dépassement et de transformation. Des bouleversements sont à l’oeuvre depuis le début des années 1980. La contestation du modèle de développement par le haut s’accélère et, en contrepartie, de nouvelles pratiques de développement régional et local s’affirment. Le développement endogène devient vers la fin des années 1980 un « modèle » de référence, y compris pour l’État dont les crises financière et de légitimité ont pris des proportions considérables. L’État québécois parle de déconcentration administrative, voire de régionalisation et de décentralisation. Des initiatives allant dans ce sens se déploient avec la réforme Côté créant les Régies régionales de la santé et des services sociaux. Les Conseils régionaux de développement (CRD) sont mis à contribution avec de nouvelles responsabilités dont témoignent les plans stratégiques régionaux. Prise en charge accrue par les collectivités locales et régionales, concertation des acteurs sociaux dans des stratégies communes, voilà des leitmotiv que l’actualité ne dément pas : l’adoption de la Politique de soutien au développement local et régional (1997), la mise en place des Centres locaux de développement (CLD) et des Centres locaux d’emploi (CLE) qui a suivi, et l’adoption de la Politique nationale de la ruralité (2001) témoignent de ces changements récents.

2. Un portrait de l’économie sociale au Bas-Saint-Laurent

Une « région ressource » où l’économie tertiaire est très développée

La région du Bas-Saint-Laurent couvre un vaste territoire, borné au nord par le fleuve Saint-Laurent, à l’ouest par la région Chaudière-Appalaches, à l’est par la région de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine et au sud par le Nouveau-Brunswick et les États-Unis. Une superficie côtière de 320 kilomètres de long et de 50 à 100 kilomètres de large où 134 municipalités sont regroupées dans huit MRC. Le recensement de 1996 révèle que 206 064 personnes habitent les basses terres du Saint-Laurent, les contreforts appalachiens et les vallées du Témiscouata et de la Matapédia. Une population active de 93 460 personnes y trouve de l’emploi dans les différents secteurs d’activités économiques. Les chiffres de 1996 révèlent des revenus annuels d’emploi moyen de 16 438 $ pour les femmes et de 24 669 $ pour les hommes, pour un taux de participation à la main-d’oeuvre de 49,5 % chez les femmes et de 65 % chez les hommes[2].

Parmi les activités économiques encore liées à l’exploitation et à la transformation des ressources naturelles, l’agriculture avec sa production laitière, ses exploitations ovines et porcines et la production bioalimentaire qui est en plein essor occupent encore une place importante. Par ailleurs, la région se classe au premier rang des régions productrices de tourbe avec 45 % de la production québécoise. De son côté, l’industrie de la forêt constitue un secteur clé de l’économie bas-laurentienne avec les nombreux emplois qu’elle procure dans l’exploitation forestière et dans la production du bois d’oeuvre et du papier. La vocation industrielle de la région se diversifie comme en témoigne également l’important secteur de fabrication de matériel de transport. Enfin, la vocation maritime du Bas-Saint-Laurent est connue avec sa production halieutique, ses ports de mer, ses chantiers maritimes et l’effort de recherche et développement dans le domaine de l’océanographie.

En 1996, 71,7 % de la population active travaillent dans le secteur tertiaire, 18,0 % dans le secondaire et 10,3 % dans le primaire. Le secteur tertiaire est de loin le plus important ; c’est d’ailleurs le cas pour l’ensemble du Québec. Le commerce et les différents services sont bien développés : les services sociaux et de santé de même que les services éducatifs et de communication se déploient sur tout le territoire, mais sont surtout regroupés dans les centres urbains de Rimouski et de Rivière-du-Loup. C’est dans le secteur des services que se trouvent la majorité des organismes et des entreprises d’économie sociale.

Afin de saisir la contribution de l’économie sociale au développement régional et local, examinons les pratiques des acteurs bas-laurentiens sous quelques aspects : premièrement, l’ancrage historique des entreprises et associations d’économie sociale et leur capacité à mobiliser leurs membres ; deuxièmement, la nature des projets et des activités mises de l’avant pour répondre aux besoins économiques et sociaux des collectivités ; troisièmement, la capacité des acteurs à mobiliser des ressources financières pour atteindre leurs objectifs et l’autonomie de gestion de ces acteurs par rapport à l’État ; quatrièmement, la vie associative et démocratique des organisations ; enfin, les caractéristiques des emplois d’économie sociale.

Ancrage historique et mobilisation des membres

Les entreprises et associations d’économie sociale du Bas-Saint-Laurent mobilisent des dizaines de milliers de membres, précisément 175 593[3]. Lorsque nous distinguons les organismes selon leur statut juridique, nous trouvons 162 429 membres dans les coopératives et 13 164 dans les organismes sans but lucratif (OSBL), soit 92,5 % des membres dans le secteur coopératif. L’implantation du mouvement coopératif dans cette région remonte au début du siècle, alors que les organismes sans but lucratif oeuvraient sur le territoire depuis quelques décennies. La moyenne d’âge des organisations ayant répondu au questionnaire est de 12,1 ans pour les OSBL et 43,6 pour les coopératives. Les coopératives sont pour la plupart des groupes de grande taille et le nombre moyen de leurs membres est de 1 867 personnes. Les organismes sans but lucratif sont de taille plus restreinte ; la moyenne des membres par OSBL est de 106 personnes.

Les organismes sans but lucratif sont d’origine plus récente que les coopératives. Ils se sont développés dans la foulée des nouveaux mouvements sociaux associés, au cours des années 1970, à une vision autogestionnaire et à une conception de l’exercice du pouvoir proche de la démocratie directe. La majorité des coopératives sont plus anciennes et procèdent d’une conception de la démocratie à la fois représentative, mais aussi de délégation de pouvoir, compte tenu du nombre de membres souvent élevé de ces organisations. Les entreprises et associations d’économie sociale ont donc une pérennité et ont fait la preuve de leur capacité à mobiliser des personnes autour d’objectifs et de projets précis. Il s’agit là d’un trait significatif, car la mobilisation des « troupes » suppose, sur le long terme, des liens de confiance forts entre les acteurs impliqués.

La nature des projets

Les entreprises et associations d’économie sociale interviennent dans de nombreux champs d’activité pour répondre à des besoins économiques et sociaux pas du tout ou mal satisfaits, et exprimés par leurs membres ou par la collectivité dans laquelle ils agissent. Les coopératives sont concentrées dans quelques secteurs d’activité, liés au développement d’une économie québécoise francophone et encore maintenant partie prenante du développement socioéconomique des régions. Ces secteurs sont l’agroalimentaire, la foresterie, la consommation, l’épargne et le crédit. Il existe bien sûr des coopératives dans d’autres secteurs tels le travail, l’habitation et le monde scolaire ; elles y sont toutefois en nombre moins élevé. Les OSBL occupent un éventail plus large de secteurs d’activité. Les plus cités sont les services de garde, les services aux personnes, l’insertion sociale et l’insertion en emploi ; ils renvoient à des secteurs d’intervention répondant aux transformations sociales qu’a connues le Québec au cours des trente dernières années : émancipation des femmes, dualité économique et sociale accrue (Perret et Roustang, 1993), nouvelle pauvreté et exclusion sociale. Nous reproduisons ici un tableau dans lequel est indiqué le pourcentage des organisations selon leur statut juridique et leur secteur d’activité (tableau 1).

Tableau 1

Le pourcentage des entreprises* ou organismes selon leur statut juridique et leur secteur d’activité

Le pourcentage des entreprises* ou organismes selon leur statut juridique et leur secteur d’activité

* Le total des pourcentages par colonne ne donne pas 100 %, car les répondants pouvaient sélectionner plus d’un secteur.

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Les coopératives et OSBL adhèrent fortement aux objectifs de servir leurs membres et leur collectivité ; les coopératives dans une proportion de 88 % et les OSBL de 71 %. Dans le questionnaire, nous avions de plus demandé aux répondants de se situer par rapport à l’objectif de réalisation de profits (surplus). À l’égard de cet objectif, 68 % des coopératives ont déclaré y adhérer moyennement ou fortement et les OSBL dans une proportion beaucoup moindre, c’est-à-dire 14 %. Ce dernier pourcentage révèle néanmoins un nombre d’associations qui répondent par certaines de leurs activités à des besoins socialement exprimés tout en réalisant un surplus. Ce pourcentage est révélateur du virage économique pris par des organismes communautaires depuis le début des années 1990 (Favreau et Lévesque, 1996). Un tel écart entre les coopératives et les OSBL est explicable : les premières sont des entreprises collectives qui vendent leurs biens ou services sur le marché, alors que les secondes n’empruntent pas la voie du marché pour l’essentiel de leurs activités. C’est pourquoi nous parlons davantage d’entreprises d’économie sociale dans le cas des coopératives et d’associations dans le cas des OSBL. L’arbitrage entre la réponse à un besoin social, non ou mal satisfait, et la rentabilité économique des activités déployées pour y répondre n’est pas toujours simple à réaliser. Pour ne prendre que les coopératives de consommation et d’épargne-crédit, des coopérateurs interviewés ont indiqué que la prise en compte du critère de la primauté des services aux membres et à la collectivité sur celui de la rentabilité est complexe dans un contexte de marché très compétitif : concentration des entreprises, mondialisation des marchés et concurrence exacerbée. Les propos de Defourny et Monzon Campos permettent de remettre en perspective cette question :

L’entreprise d’économie sociale est en elle-même, par la nature de son activité, un service (au sens large) rendu à ses membres ou à d’autres personnes et non un outil de rapport financier. Le profit nécessaire aux entreprises qui ne peuvent compter sur certaines formes de subsidiation est alors un moyen de réaliser ce service et non le mobile principal de l’activité.

(Defourny et MonzonCampos, 1992, p. 230)

Quel est le type de clientèle desservi par les entreprises et associations d’économie sociale ? Les données nous révèlent un autre trait marquant. La mixité des clientèles, masculines et féminines, est fortement implantée tant dans les OSBL que dans les coopératives : dans une proportion de 80 % pour les OSBL et de plus de 90 % pour les coopératives la clientèle est mixte. Les groupes desservant une clientèle principalement ou exclusivement féminine représentent 10 % de l’ensemble des répondants et se retrouvent avant tout dans les OSBL.

La mobilisation des ressources financières

Pour qualifier la force financière de l’économie sociale du Bas-Saint-Laurent, nous avons utilisé les deux mesures de « chiffre d’affaires » et de « budget annuel » afin de permettre aux coopératives et OSBL de mieux les comparer. Le chiffre d’affaires fait plutôt référence à l’insertion dans le marché ; les coopératives s’y reconnaissent davantage que les OSBL. Le chiffre d’affaires annuel comprend le total des revenus de vente de produits et services réalisés pendant l’année considérée. Le montant total des chiffres d’affaires et des budgets annuels des acteurs d’économie sociale bas-laurentiens atteint près de 400 millions de dollars canadiens (392 106 314 $). Ce montant représente les données de l’année financière 1997-1998.

Tableau 2

Montant total des chiffres d’affaires ou des budgets des entreprises et organismes (1997-1998)

Montant total des chiffres d’affaires ou des budgets des entreprises et organismes (1997-1998)

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Cette somme doit être interprétée dans le contexte où les répondants au questionnaire forment 41 % des coopératives et OSBL auxquels nous nous étions adressés. Ainsi, l’impact financier de l’économie sociale risque-t-il d’être plus élevé. L’importance du chiffre d’affaires global s’explique par la présence de nombreuses coopératives déclarant des chiffres d’affaires de 1 000 000 $ et plus, des coopératives des secteurs institutionnalisés tels que l’agroalimentaire, l’épargne-crédit et la consommation. Le tableau 3 révèle que 31,3 % des coopératives ayant fourni des données ont un chiffre d’affaires dépassant le million de dollars.

Sous l’angle de l’autonomie de gestion par rapport à l’État, la majorité des entreprises et associations se considèrent comme fortement ou moyennement autonomes : 89 % des coopératives et 78 % des OSBL se perçoivent ainsi. Notons que 22 % des OSBL et 11 % des coopératives affirment être faiblement ou pas du tout autonomes à l’égard de l’État. Dans le cas des OSBL, des commentaires émis par les personnes des centres à la petite enfance et des agences de garde familiales déplorent une perte croissante de leur autonomie de gestion face à l’État dans le contexte du dernier énoncé de la Politique de la Famille. Les rapports entre l’État et les groupes communautaires sont régis par des ententes de partenariat. Il semble que pour certains groupes, l’entente partenariale fasse l’objet d’une volonté manifeste de renégociation.

Tableau 3

Pourcentage du chiffre d’affaires annuel (1997-1998) par catégorie et selon le statut juridique des entreprises et organismes

Pourcentage du chiffre d’affaires annuel (1997-1998) par catégorie et selon le statut juridique des entreprises et organismes

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Vie démocratique et associative des organisations

Les données indiquent que le type de gestion démocratique utilisé est comparable entre les OSBL et les coopératives. La combinaison d’instances décisionnelles la plus fréquente dans les deux cas est celle d’une assemblée générale (AG) et d’un conseil d’administration (CA) : cette combinaison fut le choix de 72 % des OSBL et de 83 % des coopératives. Ces données permettent de faire état de la structure formelle de prise de décision des entreprises et associations d’économie sociale. Le questionnaire comprenant principalement des questions fermées ne permettait, toutefois, pas de décrire de manière plus qualitative la participation des personnes au sein de la structure décisionnelle. Les résultats de diverses analyses de cas effectuées auprès d’organisations bas-laurentiennes viennent compléter ces informations[4] ; elles portent sur trois cas : un organisme communautaire de formation de la main-d’oeuvre travaillant avec une approche féministe, une corporation touristique communautaire active en milieu forestier et une coopérative d’utilisation de matériel agricole (CUMA). Le fonctionnement de ces organisations se caractérise par la participation soutenue des membres à la prise de décision, soit en AG, en CA ou en comité de travail. Dans le cas où les travailleurs et travailleuses ne sont pas directement membres de l’organisation, leur participation est d’ordre consultatif.

Au sujet de la vie associative, nous relaterons l’expérience de la première CUMA créée en 1991 dans le Bas-Saint-Laurent ; il s’agit également de la toute première CUMA à se former au Québec[5]. Une dizaine de producteurs agricoles deviennent en 1991 sociétaires de cette coopérative. Les objectifs qu’ils poursuivent sont de deux ordres :

  • se regrouper pour l’achat de matériel agricole afin de réduire les charges élevées de mécanisation de chacun des producteurs sociétaires ;

  • développer des liens de convivialité qui assureront la communauté d’action en substituant aux préoccupations individualistes une nouvelle approche basée sur le respect, l’entraide, la solidarité et la confiance réciproque entre les coopérateurs.

La CUMA connaît un développement considérable et le nombre de ses membres s’accroît au cours des ans. À la fin de la décennie 1990, une quarantaine de producteurs sont sociétaires de la coopérative, ce qui correspond à la quasi-totalité des agriculteurs de la municipalité où la coopérative est en activité. La CUMA est propriétaire de 23 machines dont des semoirs à céréales, des machines à ensilage, des laveuses à pression et des tracteurs.

C’est pour répondre à un impérieux besoin économique des producteurs agricoles que la coopérative est mise sur pied. Ces agriculteurs ressentent la nécessité de réduire leurs charges financières reliées à la mécanisation comme une condition de survie à long terme de leur propre entreprise. Cet impératif nous renvoie à ce que Defourny nomme la condition de nécessité (Defourny, 1995). La coopération est « fille » de la nécessité, mais elle l’est également de la communauté d’intérêt ressentie par les personnes qui deviendront membres. Cette communauté ou encore le sentiment d’appartenance à une condition commune se construit grâce à l’action même des agriculteurs devenus sociétaires. Ceux-ci apprennent au sein de la CUMA à travailler différemment, de manière plus solidaire et conviviale. Ce n’est pas une mince affaire pour des producteurs agricoles habitués à utiliser seuls leur matériel que d’apprendre à organiser autrement leur travail afin de tenir compte du temps dont chacun disposera pour l’usage de la machinerie mise en commun. Les agriculteurs doivent veiller à ne pas dépasser le temps pour lequel ils ont loué l’équipement de la coopérative. Il faut éviter que l’utilisateur suivant ne soit pénalisé. De la même manière, le matériel doit être remis au suivant dans l’état où on l’a soi-même trouvé, c’est-à-dire impeccable. Des coopérateurs vont ainsi redécouvrir l’utilité des corvées pour la récolte des foins.

Bref, la CUMA s’avère une solution à un problème économique vécu par les agriculteurs. Ce qui apparaît tout à fait intéressant, c’est que pour parvenir à cet objectif économique, elle doive transformer les pratiques des agriculteurs. Pour améliorer leur situation financière, les producteurs-coopérateurs doivent apprendre à travailler autrement et plus solidairement. N’est-ce pas là une manière de créer de nouveaux liens sociaux entre les agriculteurs et, ce faisant, d’enrichir leur capital social (Putnam, 1999 et 2002 ; Lévesque et White, 1999) ?

Caractéristiques des emplois d’économie sociale

Les salariés de l’économie sociale sont majoritairement de sexe féminin. Parmi les personnes rémunérées travaillant dans les OSBL, se trouvent 78 % de femmes. Dans le cas des coopératives, le personnel féminin est de 53,5 %. Si les OSBL embauchent une main-d’oeuvre largement féminine, pour les coopératives la proportion des travailleuses est plus faible. En effet, on peut penser que si certains secteurs d’activité recrutent davantage de femmes, tels que celui de l’épargne et du crédit, il en va autrement dans le secteur des coopératives forestières.

L’ensemble des coopératives et des OSBL embauche plus de 2 605 personnes. De plus, 73 % des personnes embauchées travaillent trente heures et plus par semaine, du moins à l’hiver 1998. Le nombre d’emplois générés par les entreprises et associations d’économie sociale, ainsi que le nombre d’heures travaillées illustrent l’une des contributions de ces acteurs collectifs au développement économique de leur territoire.

Un examen de la répartition du nombre de travailleuses et travailleurs selon les municipalités régionales de comté (MRC) révèle une dispersion de ceux-ci sur l’ensemble du territoire bas-laurentien. La masse salariale globale, coopératives et OSBL confondus, est de 27 968 459 $. Concernant les salaires des personnes détenant un emploi en économie sociale, un autre trait marquant ressort des données. L’État est le principal pourvoyeur pour les salaires versés dans les OSBL : il contribue pour 95,9 % de la masse salariale. Ces salaires sont payés à même les revenus provenant de subventions, projets ou programmes. La situation s’inverse dans les coopératives où les salaires sont surtout financés par des sources autres qu’étatiques à 78,2 %, c’est-à-dire par les revenus générés par la vente de leurs produits et services sur le marché.

Finalement, nous avons comptabilisé le nombre de nouveaux emplois à temps plein créés entre avril 1996 et avril 1998 : le total est de 533 ! La très grande partie de ces emplois (81 %) ont été créés dans les OSBL. Cette performance dénote un dynamisme particulier de la composante associative de l’économie sociale eu égard à la création d’emplois. Les données de Statistique Canada, provenant de l’Enquête sur la population active, montrent que le taux de chômage du Bas-Saint-Laurent est passé de 14,2 % en 1996 à 9 % en 1999. Il est raisonnable de penser que la croissance marquée des emplois à temps complet générée par les associations et entreprises d’économie sociale a pu contribuer à la baisse du taux de chômage régional survenue au cours de la même période historique.

Parmi ces nouveaux emplois, plus des deux tiers (67 %) sont occupés par des femmes. Elles sont encore plus nombreuses dans les nouveaux emplois créés dans les OSBL, soit dans une proportion de 90 %, car cette composante de la nouvelle économie sociale oeuvre dans des champs d’activité traditionnellement dévolus aux femmes, notamment les services aux personnes.

Tableau 4

Nombre d’emplois à temps plein créés entre 1996 et 1998 selon le statut juridique des entreprises ou organismes et selon le genre

Nombre d’emplois à temps plein créés entre 1996 et 1998 selon le statut juridique des entreprises ou organismes et selon le genre

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3. Vers un lien social renouvelé ?

La première partie de cet article faisait référence à la crise contemporaine des liens sociaux, mais aussi à l’émergence de nouveaux liens et de manières différentes de vivre en société.

Le concept de communauté et le dépassement de la dichotomie classique entre communauté et société méritent une discussion supplémentaire. Nous convenons avec Dionne et Mukakayumba que la communauté prise dans son sens traditionnel ne permet guère de comprendre le renouvellement actuel des liens sociaux :

Les cadres conceptuels faisant référence à la communauté « traditionnelle » peuvent difficilement rendre compte de la réalité contemporaine. La notion de communauté exprime de plus en plus un « réseautage » de personnes liées par des intérêts et des besoins spécifiques. C’est précisément la territorialité de la communauté qui est questionnée.

(Dionne et Mukakayumba, 1999, p. 21)

La communauté traditionnelle se déploie dans un espace circonscrit donné, très localisé ; elle renvoie au territoire vécu, celui de l’habiter. En ce sens, les liens sociaux au sein de la communauté traditionnelle se tissent sur un espace micro-territorial. La communauté contemporaine ou communauté-réseau se rapporte plutôt au territoire en tant que construit social. Ce territoire serait entendu alors au sens de lieu social puisqu’il est question ici des intérêts communs et des besoins ressentis par les acteurs sociaux. Cette notion de territoire construit, plutôt qu’hérité, invite à concevoir la communauté contemporaine elle-même comme une production sociale. Selon Denieuil et Laville, le territoire constitue un construit résultant de « l’engagement volontaire des acteurs » (Denieuil et Laville, 1997, p. 268). La communauté contemporaine se forme par l’action réseautée d’individus et de groupes partageant ensemble des intérêts et se mobilisant sur une base volontaire pour mettre en oeuvre des activités susceptibles de répondre à leurs besoins. Cette communauté nouvelle est partielle puisque ne recouvrant que certains aspects de la vie. Un même individu ou groupe peut dès lors appartenir à plus d’un réseau communautaire.

Pour caractériser les composantes de cette communauté nouvelle, nous dirions qu’elle s’enracine dans trois éléments fondamentaux dont les deux premiers s’inspirent d’Etzioni :

  • dans un ensemble de liens sociaux, liens de réciprocité et de solidarité qui unissent les individus ou groupes constitutifs de la communauté ;

  • dans une culture partagée par les membres de la communauté et rendant possible le sentiment d’appartenance[6] ;

  • dans un réseau politique ou de pouvoir, qui se nourrit d’une démocratie de participation (Saucier, 1992, p. 171-179).

Réseau social, culture communément partagée et réseau politique, sont trois composantes reliées.

En poussant plus loin l’analyse de l’émergence de nouveaux liens sociaux et économiques à travers la mise en oeuvre de pratiques d’acteurs de l’économie sociale, nous nous référons au courant néocorporatiste et aux modes de gouvernance qui lui sont associés. Nous nous intéressons particulièrement ici au programme du corporatisme sociétal de W. Streeck et P.C. Schmitter, tel que présenté par Lévesque, Bourque et Forgues (2001).

Ce courant propose une conception de la société moderne comme combinaison de quatre « ordres sociaux » : l’ordre de la solidarité spontanée et de la communauté ; l’ordre de la concurrence dispersée et du marché ; l’ordre du contrôle hiérarchique et de l’État ; enfin, l’ordre de la concertation organisationnelle et des associations. À chacun de ces « ordres », correspond un mode de gouvernance propre. À la communauté, correspond la gouvernance communautaire ; au marché, la gouvernance marchande ; à l’État, la gouvernance étatique et aux associations, la gouvernance associative. Les trois premiers modes étaient déjà bien connus et étudiés en sciences sociales. L’intérêt de l’approche du corporatisme sociétal est d’introduire un quatrième mode de gouvernance, celui de la gouvernance associative, et d’établir une combinaison, voire une articulation, entre les quatre types de gouvernance de l’activité économique. Pour le bénéfice de notre réflexion, nous nous concentrerons d’abord sur deux de ces types : les gouvernances communautaire et associative. Ces deux types de coordination des activités économiques s’appuient sur les intérêts collectifs plus qu’individuels. Ils sont en mesure d’aider à comprendre les activités mises en oeuvre par les acteurs d’économie sociale que sont la coopérative (combinaison d’une entreprise et d’une association) et l’organisme sans but lucratif (OSBL).

Avant de définir chacun de ces modes de gouvernance, précisons que la conception sociétale du néocorporatisme comme combinaison et articulation de divers « ordres sociaux » rend possible le dépassement de la dichotomie classique entre communauté traditionnelle et société. Cette conception réinsère l’ordre communautaire au sein même de la société moderne en le définissant comme composante essentielle. De plus, elle distingue et définit un autre ordre, celui des associations, qui devient ainsi l’un des quatre éléments constitutifs de la société. La gouvernance communautaire peut se résumer comme suit :

Les réseaux informels ou les communautés sont un mode de gouvernance à travers lequel les individus ou les organisations sont liés sur la base de la confiance mutuelle et soutenus par des relations préférentielles, particularistes et de réciprocité.

(Lévesque, Bourque et Forgues, 2001, p. 167)

Ce type de gouvernance correspond davantage à ce que nous entendons par communauté traditionnelle. La gouvernance associative est, quant à elle, définie ainsi :

Enfin, les associations (…] sont des organisations collectives formées de catégories spécifiques d’acteurs qui, (…] par la coopération, l’action collective et la mobilisation, définissent et font la promotion d’un bien public au nom des intérêts de leurs membres.

(Lévesque, Bourque et Forgues, 2001, p. 167)

La gouvernance associative est plus appropriée pour comprendre la nature du renouvellement des liens sociaux et économiques auxquels nous nous intéressons. En effet, les éléments principaux caractérisant ces liens peuvent être énoncés ainsi. Les acteurs d’économie sociale, coopératifs ou associatifs, appartiennent à des catégories sociales spécifiques se mobilisant collectivement pour répondre, de manière solidaire, à un ou des besoins que tous ressentent. Des activités, produits et services sont développés pour répondre aux besoins sociaux exprimés. Pour réaliser de telles activités, les membres des coopératives et des OSBL se mobilisent de manière volontaire et librement consentie. Finalement, les liens socioéconomiques qui se tissent entre les membres se déploient dans un espace politique de type démocratique et caractérisé par la démocratie participative.

Plus globalement, nous pensons que convergent les caractéristiques liées à la nouvelle communauté ou communauté-réseau et celles des associations, régies par la gouvernance associative. Nous avons démontré précédemment que les entreprises et associations bas-laurentiennes d’économie sociale interviennent dans de nombreux secteurs d’activité, ce qui témoigne de leur capacité d’être à l’écoute de demandes sociales diversifiées et formulées par des individus et des groupes ayant en commun des conditions de vie rimant souvent, bien que non exclusivement, avec marginalité, insécurité économique, domination politique, voire exclusion de la société. Ces secteurs d’activité occupent un large spectre. Ils comprennent des secteurs historiques davantage pris en charge par des coopératives institutionnalisées de l’agroalimentaire, de la foresterie et de l’épargne-crédit. D’autres secteurs d’activité davantage reliés aux services relationnels en font aussi partie : des coopératives plus récentes (coopératives de travail, de solidarité, d’habitation, etc.) mais, avant tout, une large gamme d’organismes sans but lucratif souvent associés dans leur action à des mouvements sociaux contemporains. Ce sont les services de garde, l’habitation coopérative et communautaire, les services aux personnes, l’insertion sociale et en emploi. Ils sont membres de la nouvelle économie sociale (Favreau et Lévesque, 1996).

Les acteurs de l’économie sociale développent des produits et des services qui autrement ne pourraient être pris en charge seulement par le marché ou l’État. Ils tentent de réconcilier l’économique et le social ; ne s’agit-il pas là d’un trait culturel partagé par plusieurs des organisations ? Les travaux de Louis Côté vont dans le même sens. Dans un article récent, Côté (2002) élabore une typologie des régions du Québec selon l’intensité de leur capital social. Le Bas-Saint-Laurent y est classé comme une région à forte intensité de capital social. Or, l’une des trois variables importantes constitutives de cet indice se trouve à être précisément :

1) le nombre de groupes (associations, clubs sportifs et coopératives) par 10 000 habitants de 15 ans et plus – un indicateur révélateur de l’habitude de s’associer pour atteindre des objectifs de différentes natures.

(Côté, 2002, p. 362)

Si la gouvernance associative se prête bien à l’analyse des coopératives et des associations, ces formes organisationnelles ne peuvent être saisies dans toute leur complexité sans faire appel à des formes hybrides de coordination de leurs activités. Comme l’indiquent Hollingsworth et Boyer (1997), les associations et les réseaux sont les formes les plus hybrides parmi les modes de gouvernance. En effet, les coopératives participent à la fois des gouvernances associative et marchande. Ce sont des entreprises associatives vendant leurs biens ou services sur le marché : 68 % des coopératives de notre enquête ont déclaré adhérer moyennement ou fortement à l’objectif de réalisation de surplus. Cette hybridation des modes de gouvernance ne se fait pas toujours sans tension. Nous avons déjà indiqué comment l’arbitrage entre la réponse à un besoin social et la rentabilisation des activités économiques déployées pour y répondre n’est pas chose toujours simple à réaliser. Ainsi des représentants de caisses populaires nous indiquaient en groupes de discussion que la prise en compte du critère de la primauté des services aux membres ou à la collectivité sur celui de la rentabilité économique ne va pas de soi dans un marché très compétitif comme le marché financier.

Les acteurs d’économie sociale, et plus particulièrement ceux associés à la nouvelle économie sociale, expérimentent de nouvelles manières de rendre une prestation de services  ; ils le font en s’appuyant sur l’entraide et la solidarité de leurs membres et travailleurs. À titre d’exemple, les liens de réciprocité et d’entraide sont présents parmi les membres des coopératives d’utilisation de matériel agricole, dans les entreprises d’insertion où l’on travaille tout autant sur l’insertion sociale que l’insertion professionnelle de femmes marginalisées, sur leur projet de vie tout autant que leur projet de travail (Comeauet al., 2001). Enfin, les organisations d’économie sociale ne sont-elles pas des laboratoires d’apprentissage d’une citoyenneté plus active grâce à la gestion démocratique qu’elles mettent en oeuvre ? Laboratoires, puisque les membres s’impliquent, bien que cela puisse être à des degrés différents. Apprendre à gérer ensemble une organisation, c’est faire l’apprentissage des bonheurs et des exigences, sinon des difficultés, du fonctionnement démocratique. Ne serait-ce pas là en oeuvre le réseau politique animant ces organisations ?

Ces liens économiques, sociaux et politiques reliant individus et groupes, participent de réseaux d’action. Il ne s’agit pas d’un réseau unifié auquel adhérerait l’ensemble des entreprises et associations du Bas-Saint-Laurent. Il s’agit de réseaux aussi diversifiés et complexes que les besoins exprimés. Le portrait a permis de « voir » en action le mouvement communautaire, le mouvement des femmes et le mouvement coopératif. Ces mouvements sociaux fonctionnent eux-mêmes en réseaux sectoriels ou intersectoriels et régionaux. Pensons au réseau des Centres à la petite enfance, à la Table de concertation des femmes de l’Est du Québec, au Comité régional d’économie sociale, à la Coopérative de développement régional du Bas-Saint-Laurent, à la Fédération régionale des caisses populaires. Bref, la gouvernance associative s’applique à des acteurs collectifs agissant dans et sur des territoires micro et méso-sociaux.