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Introduction

S’interroger sur l’espace dans la littérature utopique, fût-elle seulement celle de la fin du XVIIe siècle, c’est s’engager dans un voyage en terres paradoxales où les lieux sont ceux de nulle part, où les frontières sont celles d’un livre, où la description mimétique du monde réel n’est que la projection d’une géographie mentale, où la structure territoriale et urbaine relève de l’extension spatiale d’un schème archétypique unitaire dans une harmonie géométrique préétablie, où la construction sociale réécrit celles qu’ont supposées meilleures des philosophes politiques antérieurs tout en reproduisant à l’envers, pour les critiquer spéculairement, celles qu’ont expérimentées les sociétés historiques contemporaines, où la décoration se nourrit de réemplois de modèles symboliques très anciens et de formes esthétiques mythiques, et où l’animation véritable n’est dans le fond que celle du trajet qui conduit chaque lecteur qui l’explore, par l’itinéraire de la composition narrative, de ce lieu imaginaire à l’espace de sa propre représentation fantasmée de ce que devrait être une cité idéale.

On ne peut donc que se perdre dans ce dédale vertigineux où chaque direction d’analyse en croise une autre, où chaque repère devient point de fuite, où chaque image se multiplie en miroir, où les références s’empilent pour ne plus rien signifier, où chaque constat vacille dans un jeu anamorphique permanent selon la multiplicité des points de vue envisageables, et le découragement gagne l’imprudent qui s’aventure dans l’insularité fallacieuse de ces espaces austraux où s’ouvrent des abîmes d’ambiguïtés qui se projettent sur des horizons infinis de questionnements insolubles.

Mais, comme le voyageur qui est conduit, après un naufrage coupant ses attaches avec le monde sécurisant du connu, dans ces parages mystérieux par la dérive inexorable d’une planche de salut, il me faut bien tenter de survivre à l’épreuve que m’impose Patrick Dandrey, véritable Providence maligne en la matière, en essayant de m’orienter à vue au gré d’un parcours qui restera nécessairement aléatoire, chaotique et erratique.

Et en vous embarquant dans celui-ci pour tenter de vous faire découvrir l’espace des utopies littéraires de Gabriel de Foigny (La terre australe connue, 1676), de Denis Veiras (L’histoire des Sévarambes, 1677-1679), de Fontenelle (La république des philosophes ou l’histoire des Ajaoiens, écrite en 1682, publiée en 1768), de Claude Gilbert (L’histoire de Calejava ou la république des hommes raisonnables, 1700) et de Tyssot de Patot (Les voyages et aventures de Jacques Massé, écrite en 1710, publiée en 1712 ou 1714)[2].

Pour ce faire, j’ai bâti un itinéraire arbitraire, mais qui tente de parcourir les différents champs où la notion polysémique d’espace peut s’ancrer dans une pertinence relative par rapport aux possibilités de sens qu’offre la lecture de ces milliers de pages où s’inscrivit l’inventivité déviante d’auteurs en mal de reconstruction de la société des hommes. Et pour ne pas étirer cette analyse, j’ai choisi de ne prendre, dans chacun des champs considérés, qu’un seul des éléments constitutifs de l’espace utopien, même si tous auraient pu être examinés sous les éclairages successifs que je vais projeter sur eux.

Je proposerai donc de considérer d’abord cet espace dans une optique narratologique, en examinant les relations des voyages qui conduisent les découvreurs vers les territoires utopiens et les récits qui content leur retour en Europe, mais aussi le trajet de lecture qui nous amène, dans l’organisation livresque, à épouser leurs pas, et encore les stratégies d’authentifications qui produisent l’effet de réel qui nous convainc de la réalité de leurs périples.

Je proposerai ensuite de considérer cet espace dans une optique géographique, en m’attachant à l’analyse du lieu utopien, dans sa localisation, dans ses frontières, dans sa nature physique, dans sa topographie et dans son onomastique.

Je proposerai encore de considérer cet espace dans une optique politique comme extension du corps social, en m’attachant cette fois à l’exemple de sa structure urbanistique et de son architecture collective pour mettre en lumière sa fonction de visualisation de la perfection politique, qu’elle soit projetée dans l’horizontalité par la multiplication du même figurant l’unanimité, par l’isométrie et la circularité figurant la plénitude et l’harmonie de la loi, ou qu’elle soit projetée dans la verticalité par une gradation mimant la légitimité de la hiérarchie des dignités et des pouvoirs qui en assurent la cohérence et la pérennité.

Je proposerai, enfin, de considérer cet espace dans une optique symbolique et esthétique, à partir de l’exemple des palais ou des temples. Ces monuments publics donnent d’abord à voir la structure mentale qui a présidé a leur élaboration, c’est-à-dire la rationalité envahissante ou l’imagination délirante de l’utopiste, que l’on peut déceler à l’oeuvre dans certains détournements ou retournements de symbolismes numériques, géométriques ou chromatiques, d’origine antique ou biblique. Ils permettent ensuite de constater l’aporie créative du genre utopique que révèlent la pseudo-invention de poèmes inouïs ou la feinte réalisation d’oeuvres d’arts inimaginées, montrant que, dans ce domaine surtout, les mondes autres n’arrivent pas à se déprendre de l’univers culturel du même.

L’espace narratologique : voyages maritimes et trajets textuels

Comme Michel Butor l’a posé, dans le manuel d’itérologie portative dont il a tracé l’ébauche dans ses textes théoriques sur la littérature viatique, et comme il l’a mis en pratique dans Mobile, l’écriture est une progression spatiale qui engendre un mouvement consécutif de lecture, traversant l’espace livresque, de l’ouverture par le titre à la clôture de la table des chapitres finale.

Sans avoir, et pour cause, médité les exemples de stratégies paratextuelles brillamment analysés par Genette dans Seuils, les utopistes qui nous concernent n’ont pas manqué d’utiliser les ressources didactiques et programmatives déjà employées, en la matière, par leurs prédecesseurs qui, à la différence de More présentant son Utopie dans l’espace du Logos (Discours du très excellent homme Raphael Hythloday sur la meilleure constitution d’une République), situaient d’emblée l’objet décrit dans une spatialité plus ou moins concrète, des Mondes d’Antonio Francesco Doni (1515) au Monde flamboyant de Margaret Cavendish (1666), de la Cité du soleil de Campanella (1623) à L’île flottante de Frank Careless (1673), de la Nouvelle Atlantide de Bacon (1627) à la Nouvelle Solime de Samuel Gott (1648), et ceci, jusqu’aux plus vraisemblables Royaume de Macaria de Samuel Hartlib (1661) ou Commonwealth of Ocean de James Harrington (1656). En outre, dès 1613, la Terre Australe toujours inconnue du Mundus alter et idem de Joseph Hall[3], entraînait déjà son lecteur dans les contrées antipodiques que nos auteurs évoqueront en exergue de leur ouvrage comme des signes de la matérialité réelle des espaces qu’ils donnent à contempler.

Foigny inscrit ainsi sa Terre australe connue dans cette mouvance en conférant d’emblée, publicitairement, à son titre un statut de relation de découverte, alors que Veiras use de l’implicite et ménage pour la fin cette revendication, non sans l’avoir fait précéder par un sommaire qui affirme l’exactitude de sa restitution d’une découverte empirique véridique : Histoire des Sévarambes, peuples qui habitent une partie du troisième continent, communément appellé la Terre Australe ; contenant un compte exact du gouvernement, des moeurs, de la religion et du langage de cette nation jusques à aujourd’huy inconnüe aux peuples de l’Europe.

Tyssot de Patot, dont le protagoniste traverse des lieux multiples, de Lisbonne à Goa ou Alger, par delà son séjour dans le royaume utopien de Bustrol situé dans les espaces austraux, du côté des Kerguelen, privilégie, pour obtenir le même intérêt de curiosité, la référence viatique dans ses Voyages et aventures de Jacques Massé. Gilbert et Fontenelle, qui placent leurs écrits dans le registre, tout aussi porteur de vraisemblance, des Histoires et qui indiquent d’emblée leur prétention philosophique, ne manquent pourtant pas de sacrifier à la titulature géographique grâce au motif de l’île. L’île de Calejava (« Terre d’Hommes » en langue avaïte) porte, en effet, un nom à consonnance orientale, tandis que l’île où habitent les philosophes ajaoiens, proche du nord du Japon, bénéficie également d’un exotisme langagier qui prend par ses sonorités, comme les toponymes de Zola, de Proust ou de Giono, une valeur de couleur locale.

Les titres l’annoncent donc déjà, mais c’est au paratexte préfaciel comme à l’introduction de nombreux indices de réalité dans la narration qu’est dévolu l’essentiel de l’ancrage de ces textes du non-lieu dans une réalité spatiale existante. Je le montrerai à partir des exemples de Foigny et de Veiras, les plus complets en la matière.

Foigny a, en effet, tenté d’authentifier son invention prodigieuse en renforçant la crédibilité du cadre romanesque dans lequel il l’inscrivait, pour lui conférer, non une indubitable réalité de fait, mais une cohérence discursive apparente, la seule essentielle en matière littéraire.

Sa relation de voyage imaginaire est donc présentée d’abord comme un document matériel. La description précise d’un livre fait de feuilles et de rouleaux aux dimensions particulières, marchandé pour quinze pistoles, et les difficultés de lecture dues au mauvais état du texte terni et taché par l’eau de mer, sont en effet des imperfections qui constituent des « petits faits » vrais transformant le dérisoire et le sordide en preuves d’existence, comme l’essoufflement du héros vieilli, qui doit ménager des poses dans son récit, fera de la faiblesse un signe fort de vérité.

L’insistance sur la simplicité et sur la « naïveté » du style d’un récit rédigé, non par un littérateur mais par un voyageur cultivé, la mention des scrupules de l’adaptateur qui tente globalement d’être fidèle à la suite du discours de Sadeur, tout en reconnaissant honnêtement en avoir « détaché la plupart des matières purement philosophiques » (donc avoir substitué un ordre thématique et logique à un récit brut) : tout plaide pour l’authenticité de la relation présentée. D’autant que des marques de cette « naïveté » sont inscrites dans les propos même du héros qui, s’auto-commentant, souligne naturellement l’impact du vécu sur l’écrit. Au sujet des oiseaux monstrueux qu’il nomme « bêtes volantes », il explique l’imprécision de sa désignation par l’effet conjugué de la peur et de la surprise (« Je parle comme je pensai alors »), et, ailleurs, il n’hésite pas à avouer la restriction de champ qu’opère la subjectivité de son point de vue (« autant que j’ai pu en juger »). Les indices à référence viatique envahissent jusqu’à la relation de son sauvetage : son instinct de survie lui a fait tirer des leçons des précédents naufrages et ses doigts sont recourbés pour être si longtemps restés agrippés à une planche ; l’effet de réel est donc inscrit dans sa chair même !

Les faits narrés sont en outre recoupés par des événements réels, tels les retombées de la lutte hispano-lusitanienne pour la souveraineté portuguaise ou le développement d’une présence européenne à Madagascar, dotant ainsi l’invention d’une véracité de contiguité. Ils sont encore cautionnés par la tactique hypercritique de Foigny (vis-à-vis du témoignage de Gonneville ou de l’affirmation de la présence de crocodiles au Congo, par exemple), révélatrice d’un esprit critique qui n’eût pas manqué de s’exercer à l’égard du récit de Sadeur, si celui-ci eût été le moins du monde discutable. Attaquant les autres voyageurs qui « n’affectent presque que des fictions » et dénonçant leurs monstres, il peut ensuite présenter les siens en étant disculpé du péché d’affabulation, d’autant que sa « Préface » les a légitimés par avance en affirmant l’existence profuse du merveilleux dans un univers naturel qui relève de l’infinie fécondité d’un Créateur dont on ne peut mesurer « la Toute Puissance avec les bornes de [nos] imaginations ». Rendu ainsi recevable dans sa dimension réaliste par l’établissement méticuleux d’une illusion référentielle qui est mimétique du réel, le roman de Foigny est complémentairement justifié, dans ses merveilles, par l’affirmation que l’extraordinaire est possible dans l’ordre du monde créé.

La plupart de ces stratégies d’authentification visant à intégrer l’espace utopique dans l’espace réel exploré par les voyageurs du temps se retrouvent chez Denis Veiras : j’évoquerai donc brièvement celles qu’il exploite le plus efficacement, non sans avoir mentionné d’abord l’Épistre dédicatoire au baron Riquet de Bonrepos, constructeur du Canal du Midi. Celle-ci, par delà le clientélisme languedocien, permet en effet d’inscrire la relation de Siden dans la pragmatique colonialiste des développements de conquêtes rentables, territoriales, économiques ou technologiques, à l’image de celles, amérindiennes, narrées par Garcilaso de la Vega dont Veiras s’inspire autant que de ses propres inventions hydrauliques pour donner à voir les canaux, les jeux d’eaux et les merveilles aquatiques qui tiennent tant de place en pays Sévarambe.

Sinon, dans son « Avis-au-lecteur », il pose en termes de probabilité rationnelle, et non, comme Foigny, en termes de puissance téléologique, la possibilité de l’existence de choses inouïes dans l’espace antipodique tout en dénonçant aussi bien la tradition patristique qui niait l’existence de celui-ci, par delà la zone torride, que les fabulations des imposteurs vérifiant l’adage « A beau mentir qui vient de loin ». Il fonde ensuite sur la durée du séjour, en ces lieux d’un héros mû par une curiosité naturelle appuyée sur une rationalité méthodique et sur la véracité des récits confiés, in articulo mortis, à un médecin de bord, la légitimation de sa réécriture fidèle de ces « feuilles détachées, en diverses langues », simplement remises « dans l’ordre et dans la clarté dont elles avaient besoin ».

Il utilise surtout, avec maestria, la confirmation par croisement événementiel. Le navire de Siden, parti du Texel comme tous les navigateurs hollandais Le Maire, Tasman, Schouten, Van Diemen ou Bontekoe, est en effet logiquement attaqué par un vaisseau anglais, essuie ensuite une terrible et quasi inévitable tempête dans les mers du Sud qui permet l’analogie avec un vaisseau naufragé, le Dragon d’or, au sujet duquel Veiras cite la correspondance de Van Dam, avocat de la Compagnie des Indes, sa propriétaire, avec Thomas Skinner, le gouverneur de Batavia, récupérant ainsi, par un tour de passe-passe illusionniste, une véritable fortune de mer pour en faire le sceau d’une authenticité quasi juridiquement officialisée.

Ainsi le lecteur, s’il est de bonne volonté (mais il y en eut, comme les chroniqueurs du Journal des savants[4] qui, à la différence de Pierre Bayle dans son Dictionnaire[5], classèrent les Aventures de Jacques Sadeur, l’édition édulcorée de l’utopie de Foigny, dans les récits de voyages réels), sera-t-il persuadé, avant même d’avoir pénétré dans l’espace de la fiction utopique, de bientôt participer à la découverte d’une autre terre appartenant au monde réel nouvellement connu.

La structure des ouvrages tend à lui en apporter confirmation.

L’organisation narrative du texte de Foigny est en effet calquée sur la trajectoire circulaire du périple de Sadeur, de larges segments correspondant à son aller et à son retour entourant la longue séquence consacrée à la description de la Terre Australe (ch. 4 à 12). Dans chacun d’eux, une étape est ménagée, au Congo et à Madagascar, servant de support de la crédibilité tout autant que de point de comparaison et de faire-valoir, par rapport à la description de l’utopie, dont ces espaces exotiques offrent des doubles opposés.

Le « sas » congolais est une transition entre le monde de la corruption européenne et le monde de la perfection australe. Si la nature y est bénéfique et préservée, la déchéance originelle y pèse de tout son poids sur les habitants stériles et stupidement passifs. Dans ce faux Paradis, la continence n’a pas, comme en Australie, la pudeur ou la plénitude pour origine, mais la paresse et l’égoïsme d’individus centrés sur la seule satisfaction anarchique de leurs besoins personnels, sans aucun souci de l’avenir de la collectivité. À l’opposé de cette lénifiante abondance africaine, la pauvreté de la terre malgache sert de transition sur le chemin du retour avant la redécouverte des misères européennes. Ses habitants pèchent, à l’inverse des indolents congolais, par une sexualité débridée et par une violence anthropophagique qui en font presque des « animaux », au moins des êtres dominés par l’appétit charnel, à l’inverse des Australiens, modèles d’ataraxie et de rationalité. Si le Congo sert, en partie, de propédeutique pour une entrée en merveilleux, Madagascar constitue une étape clé dans une sorte de chute anthropologique avant le retour dans une Europe dominée par les vices et les passions, et qui est donc vraiment aux antipodes du vertueux univers austral. La rigueur de la construction romanesque crée donc un espace de conviction où les éléments se correspondent dans une cohérence géographique comme symbolique.

Pourtant, Foigny ne se confine pas dans un seul système narratif, et il bénéficie pour cela d’une latitude fournie par la double responsabilité scripturaire du voyageur et de son adaptateur. Puisque l’intentionnalité de la rédaction du récit de Sadeur est référée à des motivations personnelles, la volonté d’instruction et de communication réelle se trouve nécessairement déléguée à l’instance narrative qui est responsable du découpage du roman en chapitres thématiques : le « Foigny textuel » qui assume la fonction d’éditeur.

Ce qui ouvre sur un autre mode d’écriture, engageant un autre procès de lecture « réaliste », puisqu’il relève d’une taxinomie didactique soulignée par l’anaphore du « De » en incipit des titres de chapitres, sauf dans le chapitre « Description de la Terre Australe » où le sème introductif autorise cette économie. Une telle division est fréquente, dans les relations de voyages réels où elle se traduit de la même manière par l’effacement du narrateur comme actant dans la progressivité événementielle, ou même comme objet de description. La désignation des positions de locution et les signes linguistiques de la première personne disparaissent presque dans ces discours rématiques dont l’instance énonciatrice n’est plus que le détenteur d’un savoir qui se transmet par delà le récit fictif et qui prend alors la valeur « scientifique » d’un article de traité ou d’encyclopédie.

On retrouvera dans nos autres utopies le même schéma dédoublant la relation en récit et discours, avec le même effet de saturation de l’espace référentiel par son exploration linéaire comme par son quadrillage analytique, mais sans le même équilibrage.

La construction en plusieurs volumes de L’histoire des Sévarambes offre un modèle plus distendu. Après une longue présentation du voyage entrepris par Siden et son arrivée sur un continent inconnu, après les explorations de son second Maurice et la visite du pays de Sporounde, immense antichambre utopienne, l’entrée en pays sévarambe se réalise au bout de 339 pages ! La préparation narrative a eu la lenteur des voyages du temps !

Mais ensuite la description de l’espace utopien occupe seulement 110 pages, avant des chapitres consacrés à l’histoire du fondateur Sévarias, à celles de ses successeurs, puis des chapitres thématiques et enfin une série de longues histoires d’amour et d’imposture (un volume) qui témoignent de la présence envahissante d’un romanesque mal refoulé. In fine, on trouve, expédié en deux pages, le récit du retour du héros-narrateur, jusqu’à Smyrne où il meurt non sans avoir remis son manuscrit au médecin qui le transmettra à l’auteur adaptateur, Denis Veiras, lequel a donc largement abandonné la structure viatique au bénéfice d’une structure historique susceptible de procurer un autre type de vraisemblance.

L’espace occupé par la description du lieu utopique est encore plus minime chez Gilbert. Après un voyage en Lithuanie des protagonistes (le réformé Abraham Christofile dont le nom unit les deux testaments, l’esprit fort Eugène Alatre qui ne croit en rien, Eudoxe, sa femme, protestante ou catholique un jour sur deux, et le turc Samieski : sans Jésus ?) et l’inévitable naufrage, l’île de Calejava n’est présentée qu’en trois pages au livre III, puis en trois pages au livre V, tout le reste étant occupé par des chapitres thématiques ou des discussions philosophiques et théologiques. La réduction à deux lignes du récit du retour des seuls Samieski et Christophile, lequel, mourant, fait porter une cassette avec « des feuilles volantes, sans suite et sans ordre », rédigées de sa main et de la main du jeune couple resté à Calejava, à des parents qui la remettent au Claude Gilbert-éditeur pour qu’il les « abrége », montre que celui-ci a, de fait, surtout abrégé la part géographique attendue de sa création utopique.

Sur le même schéma, Fontenelle, qui autorise son héros Van Doelvelt à faire l’ellipse de son voyage initial (« je passerai sous silence tout ce que mon journal contient de ce qui s’est passé durant mon trajet »), offre une narration d’autant plus vraisemblable de l’approche d’Ajao qu’elle est fondée sur un récit de voyage de 1643, du Hollandais de Vries, traduit sous le titre de Relation de la découverte d’Eso, au Nord du Japon, publié par Thévenot en 1663. Mais sa description de l’espace utopien ne compte qu’une dizaine de pages éparses : l’essentiel étant encore occupé par des chapitres thématiques sur la société ajoienne, selon le même modèle taxinomique, jusqu’au retour éphémère du héros en Hollande pour transmettre cette « courte histoire » écrite pour satisfaire la curiosité d’un ami avant son nouveau et définitif départ pour Ajao afin de rejoindre ses « concitoyens », femmes, enfants et amis.

Quant à Tyssot de Patot, il conduit, de Lisbonne à Londres, son héros Jacques Massé dans tant de lieux, lui fait vivre tant de voyages aventureux dans tous les sens, que l’espace utopique qu’il nous fait découvrir se réduit à quelques pages des chapitres 7 et 8.

La revue comparative des structures viatiques des cinq fictions narratives que je viens d’esquisser montrant l’inégalité des itinéraires et des espaces dépeints, on comprendra que, quittant le point de vue narratologique de l’organisation du parcours livresque du lecteur en territoire utopique pour envisager celui de la description géographique et urbanistique de cet espace imaginé, je privilégie encore dans mes analyses Foigny et Veiras : les deux utopistes qui ont le plus largement tenté de donner à voir sur le papier ce qui n’existe nulle part.

L’espace géographique : le territoire utopien

L’utopie littéraire met en scène géographiquement la spatialité du non lieu dans un livre où chaque endroit n’est qu’un nom qui prétend dire tout sur cet endroit, où chaque contrée n’est qu’une succession de signes culturellement attendus qui prétendent le décrire mimétiquement, où chaque ville n’est que la projection urbanistique d’une signification : la représentation spatiale utopienne relève en effet plus d’une topique ou d’une rhétorique que d’une topographie.

Et pourtant, comme c’était le cas pour le voyage vers l’utopie, pour décrire ce que nos textes donnent à découvrir d’elle, il convient de s’inscrire encore dans la fiction référentielle à laquelle recourent tous nos auteurs.

Je le ferai en replaçant d’abord le lieu utopique dans son rapport aux autres espaces du monde qui permettent de le situer sans le localiser, dans un jeu ambigu d’affirmation de sa réalité et de conservation de son mystère, qui permettent de le définir par similitudes et différences, et qui permettent d’instaurer avec lui une rupture essentielle affirmant son « insularité » et son autonomie, non sans laisser subsister une possibilité de liaison secrète et difficile avec lui.

D’après la description de Foigny, la Terre Australe s’étend du 340e méridien au 160e méridien, selon la géographie de Ptolomée revue par la Cosmographie de Gaston de Renty, ce qui en fait un gigantesque continent allant, en largeur, de l’Océan Indien aux côtes pacifiques américaines, et en hauteur, du pays de Mulg à la latitude du Cap Horn, au pays de Hubc à celle de Sao Paulo. La Terre Australe hyperbolise donc l’immense cinquième continent des cartes ou planisphères d’Oronce Finé, de Davity, d’Hondius, de Mercator, de Nicolas de Fer[6]. Le grand historien de la géographie, Numa Broc, a souligné le tour de force de Foigny en la matière : « Peu d’oeuvres réussissent à donner une semblable impression de vertige géographique par la description minutieuse de contrées inexistantes[7] » ; j’ajouterai même que la cartographie imaginaire de Foigny déborde cette fonction référentielle en faisant fonctionner les symboles géographiques comme des tropes, en saturant l’espace par la signification. Sa concrétisation d’une fiction en territoire transforme, en effet, l’exposé géographique attendu en rhétorique didactique visant à faire adhérer le lecteur aux valeurs utopiennes inscrites dans la configuration naturelle du lieu qui les décore autant qu’il les englobe.

Espace clos et impénétrable assurant le maintien autarcique de la perfection australienne, la Terre Australe bénéficie d’un climat admirablement tempéré qui a impressionné le rédacteur du Journal des savants jusqu’à lui faire reprendre l’explication météorologique de Foigny : « les montagnes qui sont opposées au pôle semblent n’y avoir été mises par la nature que pour arrêter les rayons du Soleil et pour les faire réfléchir contre les extrémités de cette terre, et c’est pour cela qu’elle ne sent ny froid en hiver ny chaud en été. » Les monts Ivads jouent donc un double rôle de pare-soleil et de panneau solaire justifié par un sophisme géographique qui repose sur le mouvement ptoléméen du soleil et des étoiles ardentes qui l’accompagnent. L’absence de pluie ne nuit nullement à la fertilité comme le montre la végétation, profuse, magnifique et utile, dont le fleuron est le fruit de l’arbre du repos, le Balf, qui nourrit, guérit, ou endort pour toujours. Le modèle suivi par Foigny n’est pas celui de l’Arcadie d’Hésiode ou de Virgile, c’est celui de l’Éden, du Jardin des Délices de Bosch. La géographie chez lui, a donc une fonction confirmative de son postulat anthropologique préadamique, négateur de la Chute et de l’exclusion du Paradis.

La quasi-absence de la description qui est, selon Louis Marin, « le mode de discours propre à l’utopie » cherchant à « projeter dans le langage une présence parfaite et totale à l’esprit[8] », dans la représentation de l’espace austral, emblématise par ailleurs le caractère indicible d’une perfection matérielle hors nature. Celle-ci semble, en effet, ne pouvoir être rendue que par la formulation aporétique par laquelle Foigny évoque la variation dans l’identité de tous les lieux austraux parfaits : « ce n’est à vray dire qu’une ressemblance de différence continuelle », et par la réitération phonique de l’onomastique. Les noms de lieux : Burd, Purd, Curd, Burf, Turf, Pulg, Mulg, Hug, Hulg, Hump, Huff, et j’en passe, jouent ainsi sur une combinatoire autour de la voyelle U qui exprime l’élément « terre » dans le langage monosyllabique austral, qui est une autre figure de la perfection unitaire de cette terre paradisiaque où habitent les hommes uns : les hermaphrodites.

La Terre Australe de Veiras est moins fascinante. Située à peu près à 40° sous l’Équateur, du côté de la Tasmanie, elle comporte deux régions qui en sont l’antichambre : Sporoumbe, terre des imparfaits où habitent les utopiens ayant quelque défaut physique, et Sporoumé où habitent les criminels et les femmes infidèles. Ces régions sont séparées par les monts Sévarambes du pays de ce nom, que l’on atteint par un effrayant tunnel osbcur et où l’on ne peut pénétrer qu’en utilisant une sorte de téléphérique. Le narrateur nomme ce chemin le passage par l’enfer et par le ciel, signalant d’emblée la valeur initiatique de la progression géographique.

La nature sévarambe n’est pas décrite non plus en dehors du système horographique où fleuves, lacs et canaux renvoient à la dimension spéculaire de l’imagination de Denis Veiras, l’inventeur de projets hydrauliques qui joue tout aussi narcissiquement sur les anagrammes en faisant visiter à son héros Siden, le pays nommé du nom de son fondateur Sévarias. Là encore, l’espace devient texte codé.

L’île de Calejava de Claude Gilbert, défendue par une muraille enduite d’un poison mortel, n’est pas décrite non plus, mais on apprend que sa terre pierreuse nécessite d’être cultivée, ce que les Avaïtes font avec des machines circulaires en fer qu’ils animent eux-mêmes, refusant d’utiliser des animaux pour collaborer ainsi à la continuation de la Création divine.

À l’inverse, l’île de Fontenelle, défendue par des rochers et des écueils qui la rendent inaccessible en dehors des deux ports fortifiés d’Ajao et de Jaroi, est assez largement décrite. Elle comporte un pays de plaines traversées par le fleuve Ajao à l’Ouest et des montagnes entourant le lac où trône comme une forteresse l’île de Fu à l’Est. Elle est divisée en dix districts, l’abondance y règne partout, l’ordre et la symétrie y sont admirables. Les prairies sont couvertes de bétail « d’une grosseur extraordinaire », les arbres plient sous le poids des fruits de toutes espèces, les montagnes regorgent d’or qui ne sert que de monnaie d’échange pour acheter des poteries à l’étranger, les campagnes sont fertiles en blés de toutes sortes et les récoltes sont facilitées par l’utilisation de sortes de rennes ou d’élans très vigoureux. Cette bonté de la nature n’exclut donc pas la coopération de l’homme à son enrichissement : la géographie permet ainsi d’animer une sorte de programme pré-physiocratique que n’aurait pas renié un économiste contemporain comme Boisguilbert. Mais le nom même de l’île, Ajao, qui comporte un jeu sur le nom grec de Jésus, « Iao », raccourci de Jehovah ou de Yahvé auquel est adjoint le préfixe « a » privatif, et qui signifie donc, en quelque sorte, île d’athées, montre bien que la géographie reste, chez Fontenelle, surtout un masquage du discours philosophique déviant.

Quant à Tyssot de Patot, s’il décrit peu la nature luxuriante du « très beau » pays de Butrol, il nous fait voir des montagnes avec chèvres et chevriers, des campagnes avec des aigles sur les poteaux et des coqs de combat à l’entrée des fermes qui servent tous à des jeux rituels, de nombreux canaux avec chemins de halage et des chevaux d’une taille extraordinaire. Mais il inscrit surtout ses propres biographèmes dans la géographie en décrivant, par exemple, des mines identiques à celles qu’il avait contemplées au Pays de Galles. Et surtout, il pense comme le professeur de mathématiques qu’il a été, disposant géométriquement son territoire imaginaire en cantons qui ont la figure d’un carré parfait — « dont les faces sont environ longues de mille cinq cents pas » — et qui sont séparés d’un canal large de vingt pas (je cite) « tiré à la ligne », et d’un chemin royal « de chaque côté de vingt cinq, avec deux rangées d’arbres au milieu qui font une allée de vingt-cinq pieds ». Et il invente même un système de relais phoniques, avec des poteaux qui indiquent aux hérauts, « trompettes parlantes », où ils doivent se situer pour être entendus des suivants jusqu’à la transmission de l’information dans tout le pays.

On voit donc que les espaces utopiens, par delà leur analogie référentielle avec le monde connu, reflètent à chaque fois, dans leurs particularités originales, plus qu’une cohérence géographique, mais aussi les expériences, les visions ou les obsessions qui structurent la pensée des utopistes. Loin d’être de simples images du monde, ils sont des miroirs où se contemple la Psyché de leur créateur, dans un jeu spéculaire qui trouvera son expression suprême dans la représentation des espaces urbains imaginés.

L’espace politique : la cité utopienne

Située dans un lieu privilégié du territoire utopien, la ville orchestre une représentation spatiale des contenus politiques, sociaux, économiques, religieux et culturels du monde de l’ailleurs : elle est, comme la Polis platonicienne, une métaphore de la société en laquelle se projettent la rationalité organisatrice et l’imaginaire symbolique des utopistes.

Tout serait à considérer en la matière : l’urbanisme avec la disposition des rues, l’architecture des maisons et des jardins, la répartition des citoyens qui met en tension la morphologie horizontale égalitariste de l’habitat collectif et la hiérarchisation paradigmatique des bâtiments officiels, mais aussi l’histoire de sa fondation et de ses développements qui s’inscrit sur ses murs, la transformant en livre de symboles qui conservent la mémoire du passé, illustrent le présent et anticipent sur un avenir qui doit confirmer la pérennité de sa perfection.

Il faudrait montrer en détail comment chaque ville rationalise l’ordre physique de la nature à partir d’un plan idéal, comment elle cadre la vie dans des structures uniformes et répétitives de façon à développer spectaculairement une exemplaire scénographie du pouvoir qui l’a instituée et qui la gouverne.

Il faudrait évoquer tous les modèles réemployés. D’abord, ceux des villes historiques égyptiennes séparant les lieux de la domination et de la soumission ; ceux des villes grecques imbriquant, à l’inverse, privé et public ; ceux des villes médiévales élevant en surplomb les lieux sacrés ; ceux des villes renaissantes privilégiant plutôt les proportions géométriques et les jeux de perspective, etc. Ensuite, ceux forgés par les créateurs antérieurs : cité d’Hippodamos de Milet décrite par Aristote, modèles antagonistes de l’Atlantide et de l’Athènes mythique évoqués par Platon, cité en damiers de More, ville en étoile de Doni, Thélème hexagonale de Rabelais, Cité du Soleil de Campanella fondée sur une structure astrologique mimant l’ordre de l’univers. Enfin, ceux forgés par des architectes inventifs, comme la ville radiale de Filarete, la ville à l’harmonie ficinienne de Brunelleschi et d’Alberti, la ville de Vitruve ou de Palladio remodelant la nature pour créer une beauté formelle renouvelée, ou la ville du Bernin muée en décor ostentatoire.

Mais ne pouvant ici multiplier les analyses précises, je me contenterai donc de montrer, à partir des cas les plus saillants, comment la ville utopienne s’érige en véritable passerelle entre le réel et l’idée par la projection spatiale du politique qu’elle met en scène.

Je ne dirai donc rien de la Calejava de Claude Gilbert, puisqu’aucune ville n’y est décrite. Dans l’île de Fontenelle, les villes traversées sur le chemin de la capitale ont des rues toutes semblables, orientées vers une grande place où trône le palais. Ajao « est divisée en six triangles, qui forment autant de quartiers : chaque quartier contient entre six à huit cents maisons. Chaque maison loge d’ordinaire vingt familles. » Chaque famille comprenant son chef, ses deux femmes, les enfants qu’il en a âgés jusqu’à cinq ans et ses esclaves, c’est-à-dire une douzaine de membres, Ajao compte donc quelque 50 000 habitants, vivant dans de longs bâtiments d’un seul étage, aux toits en terrasses recouverts de cuir ou d’or. S’y ajoutent deux maisons publiques où des veufs et des veuves éduquent séparément garçons et filles sous la direction d’un magistrat, et bien sûr un palais. La ville en étoile, architecturée comme les fortifications bastionnées de Vauban, n’est ici rien d’autre qu’une compartimentation démographique figurant un ordre équilibré unanime.

À l’inverse, Tyssot de Patot, en maniaque de la mesure mathématique, surenchérit sur les données matérielles au détriment de l’humain. Ses cantons sont coupés par des chemins qui divisent les vingt-deux maisons du village en deux moitiés où chaque maison, abritant une famille, a « plus de cents pas géométriques de front, sur sept cents ou environ de profondeur », où seule la première des onze est surélevée, où celle du Papk ou prêtre et celle du Kini ou juge comportent en outre un appartement qui sert d’Église ou de Sénat. Elles donnent donc à voir, par leur absolu alignement et par l’intégration des lieux d’autorité dans les lieux de vie, une sorte de nivellement correspondant à la structure politique cellulaire de la société campagnarde communautaire. La capitale comporte, outre le Palais du roi Bustrol sur lequel je reviendrai, une extension faite de parcs animaliers, de cultures fruitières et potagères, et de parterres de fleurs ornés de fontaines, tous rigoureusement identiques grâce à la projection d’un plan géométrique dans un cadre naturel qui devient ainsi une sorte d’artefact parfait.

Ce que Tyssot de Patot, en professeur, inscrit dans un espace mathématiquement défini, Denis Veiras, en romancier-ingénieur, le narre dans la diégèse de longues séquences de découvertes qui sont autant d’occasions de faire briller les prestiges de son imaginaire hydraulique. Si Sporounde en a donné une anticipation imparfaite, Sévarinde, située au centre du pays à cent cinquante lieues de chaque frontière, est, selon son découvreur Siden : « la plus belle ville du monde ». Elle est entourée d’une muraille et forme un carré avec, en son centre, le Palais du Vice-Roi du Soleil. Elle est divisée en 267 osmasies, ou maisons communes, également carrées, aux murs de marbre ou de pierre blanche, de cinquante pas géométriques de front (la moitié de celles de Tyssot), mais elles comportent quatre étages qui leur permettent d’abriter mille personnes.

Les rues, droites et larges, comportent des balcons sur pilotis qui forment des galeries permettant de circuler à couvert du soleil ou de la pluie. Chaque maison possède un jardin intérieur carré, dessiné autour d’une fontaine centrale. La même structure se retrouve sur les terrasses, dessinées par les canaux qui nourrissent arbres et fleurs, et où l’on monte l’été, grâce à des poulies, des toiles qui recouvrent les rues, assurant ainsi en ville un climat aussi tempéré que celui de Foigny, mais cette fois grâce à l’ingéniosité technologique humaine. Il y a, autour de la capitale, de nombreuses villes qui totalisent 50 000 osmasies, la population sévarambe dépassant alors 50 millions d’habitants, et qui s’organisent dans une expansion qui accroît circulairement l’espace autour du point originel que constitue l’autel du Palais, véritable ombilic du territoire sévarambe. Mais Veiras ne glose pas la relation entre cette structure urbaine et démographique et la constitution héliocentrique de la société politique sévarambe gouvernée par le Vice-Roi, Grand Prêtre et Lieutenant du Soleil sur terre : il est trop occupé à décrire, pendant des pages entières, l’organisation hydrographique des campagnes qui contiennent un si merveilleux système de polders, canaux, riegas, norias et fontaines, que Siden, en bon alter ego de Denis, le client du marquis de Bonrepos constructeur du Canal du Midi, en recommande l’exportation en Europe.

Mais c’est encore avec Foigny que le délire démographico-urbanistico-politique va atteindre un sommet vertigineux. Pour en comprendre la logique, il faut se souvenir que Foigny a bâti l’utopie australe à partir d’une projection infinie de son homme archétypique monosexué pour aboutir à la constitution d’une société aux qualités d’unicité, de plénitude et d’achèvement homothétiques de ce modèle anthropologique idéal. Ce développement logique d’un schème unitaire l’autorise à créer une communauté socialement et politiquement indivisible, de façon à évacuer tout principe dichotomique : moi / autre, vouloir / pouvoir, individu / collectivité, gouvernants / gouvernés, loi / désir, autorité / liberté, etc. Il redouble ensuite ce dispositif institutionnel par une imagerie qui en illustre la perfection. Celle-ci repose sur des jeux arithmétiques et géométriques produisant une figure ornementale qui forme un gigantesque miroir où peuvent s’inscrire, incarnées, les silhouettes des êtres théoriques antérieurement définis. Mais cette perfection bénéficie également d’un détournement du symbolisme biblique eschatologique, corollaire de l’interprétation initiale dérivée du verset de la Genèse sur la création de l’homme : homme et femme à la fois.

L’État austral rend en effet superposable l’un et le multiple en faisant coïncider en un même individu, reproduit à des millions d’exemplaires, être rationnel, être naturel et être civique. Un tel processus de création utopique est semblable à celui que pastiche et dénonce Herman Hesse dans Le jeu des perles de verre, où la transparence des uns se mue en reflet des autres pour se réfracter conjointement dans l’éclat d’une brillante unanimité. Le sage australien Suains évoque à ce sujet le credo unanimiste de ses compatriotes : « […] nous faisons profession d’être égaux en tout, notre gloire consiste à paraître partout les mêmes et à être cultivés de la même façon […] », montrant que les seules particularités acceptées (dans le but d’éviter la monotonie) ne peuvent ouvrir sur un quelconque égocentrisme puisque « toute la différence que nous recherchons est dans les exercices communs, afin de trouver quelque subtilité et quelque secret pour l’utilité commune ».

Le portrait global de cette société de l’identité est d’ailleurs donné dès que le voyageur affirme que « c’est assez d’en connaître un quartier pour porter jugement sur tous les autres ».

On peut penser que de telles remarques impliquent un effrayant procès en déshumanisation, anticipant sur la « dystopie » ou sur la « cacatopie » modernes de Zamiatine, Huxley ou Orwell, mais on peut aussi considérer que cette fusion de l’individu dans la communauté est parallèle à la conception panthéiste de la fusion des âmes ignées dans le Génie Universel, et qu’elle s’impose comme la seule forme possible du maintien historique de la perfection androgynique originelle. Elle témoigne alors de la conservation d’un surcroît d’être bien plus qu’elle n’exprime une perte d’être.

La question de la liberté, définie en termes de contenu et non d’essence (elle consiste seulement pour Foigny à agir selon la nature et selon la raison), est alors résolue par un jeu de miroirs du même au même qui permet de passer du plan individuel au plan collectif sans hiatus qualitatif. L’Australien, déterminé par sa perfection originelle, agit en effet librement en se conformant aux lois et aux objectifs d’une société bâtie sur les mêmes principes rationnels. La raison d’État, la raison individuelle et la raison naturelle ordonnatrice de la vie dans l’univers ne sont en définitive que des modes fictivement distingués de la « raison » qui coordonne l’ensemble : la raison envahissante et totalitaire de l’utopiste.

Ainsi l’association totale de l’Australien au vouloir commun comme son agrégation parfaite au corps social s’inscrivent-elles dans le cadre naturel du libre consentement à soi-même. À l’opposé de Narcisse, ce suprême égotiste, l’Australien ne se perd pas dans le miroir social : la redondance ontologique d’une cité à son image confirme et conforte son être propre. Le lien social devient ici un reflet permettant à l’homme naturel de se reconnaître parfaitement dans son double social personnel (lui-même agissant comme citoyen), et indifféremment, dans tout autre Australien accomplissant les mêmes actes, au même moment, dans le même but, librement ; puisqu’en accord avec ce que sa raison juge bon pour lui-même.

On comprend donc qu’il n’y ait nulle mention d’un gouvernement austral ou d’une quelconque volonté supérieure chargée d’imposer un code de conduite, par la force ou par la loi. Chacun agit spontanément comme l’autre parce qu’il pense et veut comme lui, comme tous. Une preuve en est fournie par le comportement des Australiens durant les guerres :

Un chacun a la raison pour guide, à laquelle ils s’unissent tous avec un tel soin qu’on dirait ou qu’ils ne font qu’un même, ou qu’ils sont autant d’admirables conducteurs qui n’ont qu’un même dessein et un même moyen pour l’exécution.

La société australe est donc un concert d’individus totalement unanimes, mais où chacun joue librement sa propre part d’harmonie, en même temps, et de la même manière.

L’urbanisme manifeste pourtant encore plus spectaculairement l’achèvement de la construction unitaire voulue par Foigny, avec une étourdissante utilisation d’images et de symboles qui se substituent en l’occurrence au raisonnement pour assurer l’édification du lecteur. Organisée, non comme mimèsis de l’urbanisme réel, ni comme modèle matériel de simulation dynamique visant à proposer une image des structures urbaines à venir, ni même en référence aux villes célèbres de Platon, More ou Campanella, la cité australe a pour fonction de transcrire dans l’espace le triomphe de l’harmonie unitaire humaine et d’inscrire quasi hiératiquement l’image de la raison souveraine dans la pierre des édifices.

Foigny pense, en effet, sa ville en tant qu’extension de l’humain et non, comme les autres utopistes, en tant que figure spatiale archétypique à l’intérieur de laquelle il suffit d’infuser de l’humain pour obtenir une cité. C’est la répartition démographique qui structure la société australe et qui modèle l’espace dans une combinatoire mathématique et symbolique où nombres, matériaux et couleurs n’interviennent que comme les formes matérielles d’un corps social analogique de l’unité hermaphrodite, achevée comme le cercle, équilibrée comme le carré, indestructible comme la pierre et brillante comme le jaspe.

Deux exemples suffiront à le montrer. La division fondamentale du pays austral est le « quartier », mais le terme bénéficie d’un grand flou sémantique qui lui permet de désigner aussi bien les parties d’une maison, les quartiers d’une ville ou les régions d’une province, tous identiquement définis et mesurés à partir de groupements d’habitants, selon un gigantesque jeu algébrique organisé à partir du chiffre terrestre clé : 4. La population australe est répartie en « seizains » (produit des 4 personnes habitant les 4 appartements d’une maison ordinaire), 16 étant la projection idéale des possibles de 4 et le quart de 64, le carré parfait de l’échiquier. Chaque quartier composé de 25 maisons (100 / 4) compte donc 400 habitants. 4 quartiers entourent une maison d’éducation, « Heb », et 16 quartiers une maison d’élévation, « Hab », le tout formant un grand « seizain » de 6 400 habitants. La réunion des 15 000 « seizains » totalise donc 96 millions d’habitants, ce qui peut sembler rompre la systématique quaternaire antérieure. La raison en est que, contrairement à ce que pourrait laisser supposer une progression logique apparente, Foigny est en fait parti, en sens inverse, du résultat qu’il souhaitait atteindre. Il convient en effet d’ajouter à ces Australiens adultes les 48 millions de jeunes gens rassemblés dans les « Hebs ». Ce qui permet d’aboutir à un total de 144 millions d’habitants, en une prodigieuse amplification des 144 mille élus de l’Apocalypse .

L’androgyne unique de Genèse I se devait de trouver un pendant numérique aussi parfait pour dénombrer la totalité australienne, bouclant ainsi la boucle d’une perfection humaine préservée de la temporalité chrétienne définie par la Chute et la Rédemption. Ainsi sont données à voir, en un même moment livresque, l’unité parfaite de l’Adam innocent et la perfection collective sans faille de la communauté des élus, le temps s’épanchant dans l’espace et se faisant mouvement immobilisé, éternisé.

Des constatations identiques peuvent être faites à partir de l’utilisation du chiffre 12 dont l’emploi articule les 12 exercices des Australiens, les 12 allées et les 12 arbres des jardins, dans une nouvelle combinatoire symbolique où l’on retrouve encore la « cité future en or fin » qui repose sur 12 fondements, qui dessine un cube de 12 000 stades de côté et dont le rempart de jaspe a 144 stades de côté.

Ainsi Foigny, prétendant bâtir rationnellement sa cité australe, retrouve-t-il en fait toute une imagerie irrationnelle qu’il détourne à son profit, dans un jeu symbolique où il cherche à opposer, terme à terme et chiffre à chiffre, le triomphe du monde au triomphe de l’au-delà. Dans l’architecture comme dans l’anthropologie australienne, unicité et éternité sont corollaires. Foigny n’oeuvre donc pas selon la logique d’une géométrie rationnelle permettant un développement horizontal de sa cartographie utopique, mais ses emboîtements et ses mises en abyme confèrent à celle-ci une profondeur infinie obtenue par la seule cohérence symbolique d’une imagerie fantasmatique.

On voit donc que l’urbanisme utopique reflète les structures de la société qu’il abrite et qui renvoient — elles-mêmes — au schème structurant la vision d’une anthropologie idéale qu’élabore l’imagination des utopistes, non ex nihilo, mais par détournement ou retournement des modèles d’organisation humaine que leur culture leur a fournis. Cette réécriture déviante est d’ailleurs encore plus sensible dans leur élaboration des fleurons des sociétés imaginées : les temples, les palais et les monuments qui constituent, en eux-mêmes, un véritable espace de symbolisation subversive.

L’espace symbolique : palais, temples et jardins

Nulle visite de monument avaïte n’étant organisée par Claude Gilbert dans son Histoire de Calejava, je l’abandonne pour m’attacher d’abord à la demeure du Souverain d’Ajao que Fontenelle nous décrit assez précisément. Ce grand palais, situé sur la place centrale de la capitale, donne accès, après la montée d’un « magnifique escalier » et le passage d’une vaste salle, à une salle plus petite où se tiennent vingt-quatre hommes âgés assis en rond sur un grand tapis qui forment le Souverain Conseil. Cette salle est d’abord définie par ce qu’elle n’est pas et à quoi le lecteur européen s’attendait, une chambre ornée : « elle n’étoit ni magnifiquement meublée, ni enrichie de sculptures d’or, de marbre ou d’azur. » Ses murs et son plafond, enduits « d’un certain plâtre luisant travaillé dans le pays », sont en effet « d’une blancheur plus propre que tous les ornements » de l’art.

Cette qualification hyperbolique me permet de mettre d’emblée en lumière l’aporie de l’esthétisation de l’espace austral qui ne peut se dire que par différenciation, par rapport aux matériaux connotés comme signes de luxe traditionnels, et par surenchère, par rapport à l’éclat dont doit bénéficier le cadre du pouvoir suprême. D’où l’invention d’une blancheur luisante qui prétend combiner brillance et simplicité, et qui ouvre sur l’artifice par lequel les utopistes tenteront de dépasser l’impossibilité de représenter les beautés utopiennes : la référence à la liaison paradoxale, dans leur création, d’un matériau humble et d’une technique imperceptible qui engendrent une merveilleuse hybridation du naturel et de l’artificiel, seule susceptible de dépasser les charmes de la nature et les ornements de l’art.

Par delà une description qui révèle d’emblée sa finitude dérisoire, le prestige esthétique naît de l’illumination de l’espace contenant par son contenu : les quatre gros livres de la Police, des Jugements & Résolutions, des Finances, de la Guerre, renfermant toutes les lois de l’État, qui trônent au centre de la pièce comme un foyer rayonnant, communiquant l’éclat de sa majesté à la candeur murale, laquelle lui envoie, en retour, la confirmation symbolique de sa transparence. D’ailleurs, le narrateur de Fontenelle, Van Doelvelt, reviendra soixante pages plus loin sur cette salle pour vanter le fonctionnement du Conseil qui y siège, en s’extasiant : « Voilà l’ordre avec lequel toute la République est gouvernée de la manière du monde la plus tranquille. »

L’art, ici, n’est que la visibilité de la justice.

Aux antipodes de cette simplicité citoyenne, le Palais du Roi Bustrol, sage autocrate malgré ses douze femmes et son bonnet à cinq cornes couronné d’un globe de cuivre, offre à Tyssot de Patot l’occasion d’une description qui met en oeuvre, pour illustrer sa magnificence, un autre paradoxe : la liaison entre rigueur mathématique où tout est mesuré en « pas géométriques » et luxe maniériste, où tout est détaillé. En deux pages illisibles, Tyssot peint et mesure, en effet, voûtes, pilastres, lambris ou sculptures, faits de marbres rouges, blancs et noirs, de jaspe ou d’agate. Il détaille le trône « élevé de six pieds sur un marche pied de quatre » qui est surplombé par un immense Soleil en Cuivre, mais aussi la terrasse supérieure : « Plate-forme couverte d’étain », ornée d’un Pavillon rond de « Cuivre massif » si bien poli qu’il aveugle, lui-même surmonté d’un « Globe de vingt pieds de circonférence » sur lequel on a posé « une Pyramide quarrée » de « cinq pieds de haut » portée par douze piliers d’agate.

Mais ici, tout reste décoratif, aucune relation n’est faite entre cette architecture mi-corinthienne, mi-toscane, selon les dires de son découvreur, Jacques Massé, et la structuration d’un pouvoir politique qui n’est jamais défini, illustré ou commenté. En démiurge mathématicien, Tyssot souligne plutôt la vacuité de cette brillance en mettant au centre de l’espace royal, et donc de son récit, l’horloge grâce à la construction de laquelle son voyageur survivra et deviendra favori, comme un Schéhérazade technologique.

Ici, l’art utopien n’est que l’envers de la technique européenne.

Denis Veiras, moins épris de dimensions matérielles mais plus soucieux de cohérence intellectuelle, fait, au contraire, du Palais du Soleil un emblème de l’État héliocratique sévarambe, non sans avoir, par Siden interposé, joué le jeu littéraire de la dénégation : il faudrait des volumes entiers et des écrivains géniaux pour peindre tant de beautés. Il met ainsi en place un autre paradoxe, fondant la relation de l’espace du texte à l’espace utopien, celui de la description de l’indescriptible.

Ce palais gigantesque de « deux mille pas géométriques de circuit » est à la mesure du royaume immense qu’il couronne. Bâti en marbre blanc rehaussé de sculptures de « plusieurs couleurs », ouvert par douze portes « à l’opposite les unes des autres » qui assurent sa visibilité totale, il comporte un grand portail de 244 colonnes de bronze ou de marbre, surmontées par une suite de piliers de tous les ordres : il allie donc, dans son apparence extérieure, harmonie numérique et syncrétisme architectural.

Mais son organisation intérieure construit, pour le voyageur, et donc pour le lecteur qui le suit, un parcours symbolique. À la blancheur frontale succèdent, en effet, une première cour de marbre noir poli, ornée de sculptures colorées plus grandes, puis une cour de marbre de diverses couleurs, ornée de sculptures de bronze gigantesques. Celle-ci donne accès à un escalier doré qui conduit à des salles en enfilade, magnifiques mais non décrites, menant à une longue gallerie ornée de statues d’hommes et de femmes « artistement élaborées ». On traverse encore d’autres salles splendides, agrémentées de riches tapis, avant d’atteindre une dernière salle qui surpasse toutes les autres. Au fond de celle-là, un rideau s’ouvre sur un demi-cercle, semblable au choeur des églises, au centre duquel, entouré de deux rangs de trente-six sénateurs vêtus de pourpre avec une écharpe d’argent, puis de douze sénateurs vêtus de pourpre avec une écharpe d’or, siège, sur un trône d’ivoire, Sévarminas, vêtu d’une grande robe de toile d’or, avec, au dessus de sa tête, « une ombelle faite en rayons, & toute éclatante de diamants & d’autres pierres précieuses ».

Ici, dans ce palais-temple, les prestiges de l’art dotent l’espace d’une dynamique initiatique qui ramène toute beauté comme tout pouvoir à son origine solaire.

Puisqu’il n’y a ni hiérarchie ni gouvernement dans la Terre Australe de Foigny, le traitement esthétique de l’espace se diffuse dans l’ensemble des édifices publics, mais sans perdre de sa force évocatrice parce qu’il est relayé par une étourdissante symbolique détournant l’imagerie biblique et évangélique.

Trois types de maisons collectives reproduites à l’identique dans tous les quartiers : le Hab, maison d’élévation, le Heb, maison d’éducation, le Hieb, maison d’habitation, scandent, en effet, une sorte de perfection architecturale illustrant la liaison parfaite de l’humain et du divin dans un ici-bas indissociable de l’au-delà.

Le Hab est construit de pierre, symbole de pérennité, de verre, symbole de transparence, et de ce jaspe qui, dans l’Apocalypse de saint Jean, colore la vision de l’Éternel sur son trône : il symbolise donc la fusion de la créature et du créateur, et le maintien de la Terre Australe dans la jeunesse éternelle de l’Éden. Son pavé, bleu et or, couleurs de la Jérusalem céleste, renforce l’osmose du haut et du bas. Sa structure, avec quatre entrées correspondant aux quatre points cardinaux, sacralise l’espace terrestre en miroir céleste. Elle ouvre sur une terrasse comportant seize grandes tables rouges qui l’inscrivent parfaitement dans le seizain, le territoire des hommes qui sont invités à y communier. Au sommet, une échelle de mille degrés, hyperbolisation de celle de Jacob, mène à une plate-forme où la table est mise chaque jour pour une « cène » de douze convives. L’Adam androgyne y communie donc directement avec Dieu, sans la médiation de la treizième personne, le Christ, nouvel Adam rédempteur, aussi exclu farouchement de ce Paradis terrestre conservé que l’est l’Adam pécheur.

Le Heb, maison d’éducation, a une structure circulaire, dans laquelle s’incrivent quatre carrés abritant quarante personnes, tandis que les vingt-cinq Hiebs (c’est-à-dire 100 /4 par quartier), maisons d’habitation, sont construits en cercles de quatre appartements abritant quatre personnes. Les deux forment donc une croix grecque, aux quatre branches d’égale longueur, symbole du monde terrestre dans sa plénitude achevée.

Les dimensions des édifices relèvent de la même logique de glorification du nombre terrestre 4 et d’effacement systématique du nombre 3, la Trinité, et du nombre 7, le péché.

Entre la base cônique du Hab qui fait 100 pas de diamètre, celle du Heb, 50 pas, et celle du Hieb, 25, s’intercale en effet celle des jardins Huid, 75 pas, reconstruisant, entre la maison de Dieu et les maisons des hommes, ce lien fondamental qu’est le Paradis terrestre. Quant aux circonférences 313 pour le Hab, 153 pour le Heb, 80 pour le Hieb, elles semblent a priori aberrantes dans ce système. Mais si l’on se souvient que le Hieb est la maison des hommes doubles et que l’on remplace 80 par 160, on voit que l’écart avec le Heb, 153, est de 7. Et si l’on refait la même opération à partir du Heb, obtenant 306, on voit que l’écart avec le Hab, 313, est toujours de 7. Foigny exorcise ainsi le nombre du péché, comme il éradique le nombre 3, dans le jardin Huid, dans le rapport du diamètre, 75 pas, à sa circonférence, 300 pas, qui met au coeur du jardin le nombre terrestre 4. Il ramène donc la félicité ici-bas, nous disant que le péché réside seulement dans une fausse image de l’homme qu’il faut extraire de la conscience, comme on doit effacer les nombres 3 et 7 de toute construction idéale bâtie autour de l’humain.

Et donc de cet espace austral qui imbrique dans les villes des jardins, de « figure quarrée », aux douze allées concentriques, semblables au Pardes, le jardin de la connaissance supérieure de la Kabbale où trône l’arbre séphirotique comme ici l’arbre magique porteur du Balf. Ces jardins, unissant les quatre points cardinaux aux quatre fleuves du Paradis, réunissent donc en un même espace double — jardin et ville à la fois, infiniment multiplié et éternisé —, ce que séparent les dichotomies chrétiennes : Ciel / Terre, Avant / Après, Nature / Humanité / Divinité.

Ici, tout est donc bâti sur un gigantesque jeu de miroir qui réunit la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre, affirmant, dans la combinaison de tous ces monuments « d’éternelle structure », que le Jardin d’Éden et la Terre Promise ne sont que la Terre Australe d’où les hermaphrodites préadamites, hommes entiers et pleins comme Dieu, ne sauraient être chassés.

L’espace architecturé des palais, temples et jardins utopiens se révèle ainsi miroir de la visibilité de la loi ajoienne, reflet de l’inventivité technologique bustrolienne, emblème de l’héliocratisme sévarambe ou image du Paradis préservé australien. Il s’agit donc d’un espace symbolique qui donne à découvrir, par delà l’aporie d’un art austral véritablement nouveau, une esthétique du réemploi et du détournement des figures transmises par la culture dont les utopistes prétendent s’affranchir.

Écrire l’autre n’est peut-être ici que réécrire autrement le même.

Conclusion

À l’orée de cette navigation dans les parages austraux imaginés par les utopistes du règne de Louis XIV, j’avais dit que nous allions pénétrer dans des zones plus dangereuses que celles où s’enlisent les calmes plats du Pot au Noir ou que celles où se déchaînent les tempêtes des Quarantièmes Rugissants, parce qu’elles n’existent nulle part, ne sont que de simples mirages livresques, sources de vertige et de désillusion, si nous en faisons le but d’une quête de l’idéal. Mais si nous les parcourons, non comme des modèles programmatiques de simulation politique ou sociale, mais comme des lieux textuels où s’inscrivent les pensées d’auteurs en rupture d’orthodoxie, les reflets des tensions et des aspirations historiques contemporaines, les suggestions des expériences narratives du temps, bref, en fonction de ce qui relève en eux d’une cartographie culturelle, nous pourrons peut-être retirer de cette aventure un savoir sur le passé et un enseignement pour le présent et pour l’avenir : le seul espace que nous explorons jamais est celui de nos représentations.

C’est du moins ce qu’il semblera, après avoir de manière aussi subjective traité ce qui aurait pu vous sembler devoir être un objet scientifique : la question de l’espace dans les utopies littéraires du XVIIe siècle. More l’avait bien compris : notre seul lieu réel est celui de notre langage.