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Les chercheurs se plaisent volontiers à rappeler le grand débat qui, dans notre littérature, quelque part entre Nelligan et Saint-Denys Garneau, a opposé régionalistes et « exotiques». Non pas « exotistes», le mot n’existe pas, et puis il est réconfortant de ne pas être défini par un isme, une consigne idéologique, d’être exotique comme on est bipède ou basané. Soulignons toutefois qu’« exotique» n’est pas un substantif, ce qui semble avoir échappé à la rectitude linguistique des champions du mouvement.

Il y en a quatre, à qui Sylvain Campeau consacre une belle anthologie [1]. Ils sont très copains, souvent depuis le collège, et mordus de poésie — parisienne, d’abord et avant tout. Ils méprisent les muses locales qui chantent les hauts faits de notre histoire et les cossins de nos chaumières ; ils essaient de penser et d’écrire à la hauteur de Verlaine, de René Ghil, d’Anna de Noailles et autres divinités du moment. Symbolistes, décadents, et même parnassiens chenus sont à l’honneur. Ils se réclament de tout sauf des romantiques, n’ayant d’autre objectif que la beauté de la forme et l’évasion hors du réel. S’il n’y avait eu Nelligan, on pourrait saluer en eux les premiers adeptes de la pure écriture, et donc nos premiers modernes.

Guy Delahaye est un fieffé original qui écrit tout un recueil, Les phases, en vers de neuf syllabes [2]. Les poèmes, composés de trois tercets, se regroupent encore en triptyques (mot de 3x3 lettres…). L’originalité va jusqu’à orthographier ainsi le mot : « tryptique », comme quoi un brin d’ignorance peut accentuer l’effet de gai savoir.

L’obsession ternaire procède sans doute de quelque obscure métaphysique qui nous entraîne bien loin des rives du Saint-Laurent. Hegel ou Péladan ont pu inspirer le poète. Quant au vers de neuf syllabes, il crée une forte impression d’anti-versification, comme le recommandait Verlaine au nom de la musique. Le sens s’y perd en même temps que la cadence. On pourrait tout de même y traquer une thématique du corps ramené au nerf, et de la névrose qui sublime la substance animale en génie :

La névrose dépouille le nerf

Qu’engluait une pesante gaine,

Et l’harmonie en produit son serf.

L’Univers y module ses airs,

Le Bien son hymne, le Mal sa haine,

Mais le Médiocre grimaçant,

S’y cherche et n’entend pas ses accents ;

Voilà pourquoi — trop heureuse peine ! —

Le Génie est haï des passants.

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Discours passablement hermétique, on le voit, et tout imbu de son auteur. Y grouillent les obsessions du futur psychiatre. Malgré ses contorsions, il peut induire au rêve. On y trouve, comme chez Nelligan dont Delahaye sera le médecin à Saint-Jean-de-Dieu, et comme chez tous les symbolistes français, l’idée du poète qui a une compréhension supérieure du monde, qui se réfugie dans l’Idéal et qui est en butte à l’hostilité des médiocres.

Entiché de paradoxes, Delahaye fut aussi, dès l’époque où il écrivait Les phases (1910) et « Mignonne, allons voir si la rose… » est sans épines (1912), sorte de pochade débridée où l’esprit critique met à mal l’inspiration, un ardent catholique qui passera le reste de sa vie d’écrivain à rédiger un petit chemin de la croix, L’unique voie à l’unique but : quatorze pages de piété, d’une parfaite orthodoxie. Il est difficile d’imaginer plus de conformisme succédant à un rejet plus décidé de toute tradition littéraire.

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Paul Morin est, sans conteste, le plus connu des « exotiques ». Sa stature égale celle de Robert Choquette ou d’Alfred DesRochers, poètes estimables mais qu’on ne lit plus guère hors des anthologies. Il a le culte de la forme belle, de la littérature classique ainsi que des lieux communs touristico-culturels. Il fabrique des cartes postales verbales (« Quatre villes d’Orient », « Turqueries »…) où l’on trouve de froides élégances de langage. Un paon, tel est bien l’auteur du Paon d’émail (1911) et de Poèmes de cendre et d’or (1922) [3], qui se mire narcissiquement dans son emblème préféré : « Je vous aime tant, Paon familier des Dieux, / Que sous votre égide j’écris mes poèmes » (79). Le cliquetis des mots et des rimes tient lieu de tout. Quand on a fini d’admirer la roue, il reste une aigrette sur deux pattes et des trémoussements de col. Curieusement, chez cet auteur qui publie son chef-d’oeuvre à vingt-deux ans (ces « exotiques » sont fort précoces), la langue n’est pas toujours aussi irréprochable qu’on l’a dit. Par exemple, ces vers de « Cicéron à Paetus » :

Je voue au vieux Pluton l’État et ses soucis,

Car n’ai-je pas assez pleuré sur ma patrie

Plus qu’aucun fils aimant sur sa mère chérie ?

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où « assez » et « plus » se marchent sur les pieds. L’abus des adjectifs est également fréquent :

Je serai le Guerrier tendre qui bercera

Votre langueur ardente, inconsolable et lasse ;

Vous serez une infante en robe nacarat

Et nous écouterons — pendant que la lagune

Mystérieuse, calme et proche mêlera

Aux parfums des jardins fleurissant sous la lune,

Ainsi qu’un innombrable et furtif encensoir,

L’âpre arome marin des eaux vénitiennes

Tinter, carillons bleus et fluides du soir,

Les campanes lunaires et magiciennes.

81 ; je souligne

Il y a tout de même une justification à cette orgie d’épithètes, qu’on rencontre chez tous les « exotiques », notamment chez René Chopin. Contrairement aux régionalistes dont la vénération pour la terre sacrée s’exalte devant chaque objet, si humble soit-il, déterminant le culte des substantifs (Adjutor Rivard, en prose guindée, chante le ber, ses planches, ses poteaux dont l’extrémité est façonnée en quenouilles, ses chanteaux…), l’exotique vit dans un monde d’adjectifs, de formes, de qualités, où rien « ne pèse ni ne pose », comme disait Verlaine. Les substances, dès qu’effleurées, sont rapportées à tout un monde de suggestion, un délire, une névrose qui s’épanouit en l’air. C’est Wagner, plutôt que Verdi. Le sujet, l’action se diluent dans une féerie de sons et de couleurs, un jeu chromatique qui attend longuement sa résolution.

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René Chopin [4] peut sembler plus proche de la tradition que ses camarades. Son goût pour les sujets tirés de la nature évoque parfois le romantisme, voire le régionalisme — un régionalisme précieux, qui s’enchante de « la saveur acidule / de la fameuse rousse aux branches des pommiers ! » (135), et une certaine surcharge descriptive grève l’envol du lyrisme. Mais en examinant de plus près le fouillis des épithètes et des mots rares, on voit s’affirmer les thèmes symbolistes : « Royaume du Mystère et de l’Inconscience, / Limbes où vous passez, Ombres en somnolence ! » (« Invocation au sommeil », 156). Ce qui affaiblit sans doute le discours du poète, c’est une hésitation entre la tradition, insuffisamment détestée, et la terre promise de la Chimère ; ou encore, un écartèlement entre les contraires : paysages glacés (« Fleurs de gel », « La ville de cristal »…) et splendeurs ensanglantées de la nature d’été ou d’automne. Les affections de Chopin vont à tout ce qui brille, sans discernement. L’auteur du Coeur en exil ne manque certes pas de ferveur, mais il masque ses audaces derrière un romantisme qui le distingue de ses amis plus novateurs.

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Des trois mousquetaires (qui sont quatre, selon la très vieille blague), Marcel Dugas est peut-être celui qu’on relira, ou lira, le plus volontiers aujourd’hui. Il pratique, l’un des tout premiers chez nous, le poème en prose [5] et manie le langage avec beaucoup d’aisance et de subtilité. On peut parler vraiment, à son sujet, d’un travail de l’écriture, forme et contenu ensemble. Certes, son propos manque de consistance et se satisfait le plus volontiers de paradoxes. Comme l’indique le titre de son recueil le plus connu, Psyché au cinéma, les humanités grecques et latines nouent un accord étonnant, chez lui, avec la modernité.

Ses morceaux de prose peuvent être plus ou moins brefs, mais ils ne sont jamais longs sans danger car, malgré les éléments récurrents, ils n’obéissent guère à un développement soutenu. L’ampleur à laquelle ils atteignent parfois est l’effet de rallonges passablement artificielles. Tel est le cas dans un beau texte dont les inconséquences, heureusement, ne tuent pas l’intérêt, « L’homme dans le champ de carnage » (205-212).

Le texte commence par une sorte de quadrillage du champ du vécu, mais s’emploie d’abord à expliquer son titre :

Ce champ, c’est nous-mêmes !

Théâtre en chair et en os ; réalité soumise à la joie, à l’enthousiasme et à la dépression ; substance qu’habitent à la fois le plaisir, la douleur, la vérité et le mensonge ; oeuvre vivante qui n’est jamais terminée et se poursuit sous l’inspiration des génies contraires. Tout cela, véracités de l’esprit, possibilités du coeur, et ce que peuvent engendrer — au sens de l’éternel — des vitalités méconnues ou méprisées ; tout cela se lève, produit un reflux d’émois et de concepts qui s’affaissent, aussitôt dressés dans la lumière.

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L’homme (au sens générique) accueille en lui tous les contraires, mais vie de l’esprit et vie du corps sont rêvées ensemble comme un théâtre, fondent une scène où se produit et se joue la réalité humaine. Tant d’abstraction concrète est nouvelle dans notre littérature, et elle est soutenue par une prose qui n’a plus pour fonction de décrire, mais plutôt d’évoquer, à traits précis, l’irreprésentable de la conscience.

Dugas fait surtout la preuve que le poème en prose, dans nos lettres, fut une pratique délibérée et susceptible de personnalisation, en ce qui touche les sujets, le style, la tonalité verbale. On peut juger son exemple plus convaincant que celui de Jean Aubert Loranger (« Le passeur #x00BB;).

L’anthologie de Sylvain Campeau manquait à celui qu’intéresse l’histoire de nos lettres ; mais aussi, à l’amateur de poésie. Ce dernier y trouvera ce qui se prête le mieux à la lecture aujourd’hui, chez ces « exotiques » qui, fuyant le pays et enchantés de langage, ne sont pas toujours passés à côté de l’homme et du monde.

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Il faut dire un mot de Robert de Roquebrune. Nous le connaissons surtout comme romancier et auteur de mémoires, l’un et l’autre remarquables, mais il écrivit aussi quelques poèmes en prose d’un intérêt certain, à l’époque où les « exotiques », ses amis, scandalisaient les bien-pensants. Ils se retrouveront dans la revue d’art Le Nigog, dont Roquebrune fut l’un des fondateurs et qui dura neuf mois, en 1918.

L’invitation à la vie [6] est une prose d’une douzaine de pages, qui eut peu d’échos, si l’on en croit l’excellente présentation de Pierre Barrette. La plaquette, dit celui-ci, se distingue par la continuité qui unit ses divers textes et, sur un autre plan, par un érotisme étonnant pour l’époque.

En effet, l’évocation des corps nus des amoureux, associée à une joie panique, païenne, nous entraîne loin des bons sentiments qui ont cours dans la poésie du terroir. Moins imaginatif que Dugas, Roquebrune manifeste un dynamisme narratif et une sobriété dans le lyrisme qui annoncent l’écriture classique — nullement empesée, du reste — des oeuvres de maturité.

Le Nigog a combattu le repli sur soi des descendants de l’abbé Casgrain, qui se voulaient au service du pays. Mais les vrais artisans de l’universel ne sont pas les « exotiques », qui substituaient simplement à une poétique locale l’esthétique de Paris (souvenons-nous que l’exotisme lui-même était un mouvement puissant, dans la littérature française, au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles). Ce seront plutôt Nelligan, Grandbois, Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, qui diront la condition humaine sans nier leurs racines.

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Belle occasion de signaler la nouvelle édition des Poèmes d’Alain Grandbois [7], qui n’ajoute pas de textes nouveaux à l’édition de 1979, mais en corrige et complète l’appareil critique. Aux trois grands recueils, Les îles de la nuit, Rivages de l’homme et L’étoile pourpre, qui ont fait du poète l’un des principaux héros littéraires du Québec sous la Révolution tranquille et pendant au moins deux décennies, sont joints des Poèmes épars préalablement parus dans les journaux et revues, et rassemblés par Jacques Blais dans son essai intitulé Présence d’Alain Grandbois [8].

C’est dire qu’on est loin de l’intégrale de l’oeuvre poétique publiée par la Bibliothèque du Nouveau Monde [9], avec ses fort nombreux inédits où l’auteur semble souvent se plagier lui-même. Le livre publié par l’Hexagone contient à peu près le meilleur de l’oeuvre et constitue, affirme Jacques Brault dans sa préface, qui date de plus de vingt-cinq ans, « le maître-livre de la poésie québécoise » (9). Ce jugement peut-il être reconduit aujourd’hui ?

Il faudra sans doute redécouvrir le lyrisme puissant et l’intense vérité humaine de cette poésie. La réédition des Poèmes en collection de poche [10] aurait l’avantage de les faire mieux connaître des nouvelles générations.

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Enfin, il faut parler du choix de poèmes d’Émile Nelligan fait et présenté par Yolande Villemaire [11]. La formule qui consiste à disposer des pièces d’un recueil ou d’une oeuvre dans le sillage d’un poème privilégié s’emploie souvent dans le cas d’un poète de deuxième ordre, dont une partie des textes seulement mérite d’être relue. Ce n’est pas le cas ici, et ce qui justifie amplement le procédé auquel recourt Yolande Villemaire, c’est son projet, fort bien réalisé, de donner à relire Nelligan en inventant de nouveaux parcours dans son oeuvre. Des lectures thématiques précises, et fort pertinentes, organisent la matière poétique autour de trois grands motifs : le piano (la musique, si importante pour l’artiste fin de siècle en général et pour Nelligan en particulier), l’animal (chat, oiseaux, boeuf spectral…, toutes incarnations de l’instinct prostré ou sublimé) et « le vaisseau des vingt ans » (symbole d’un destin qui hésite entre l’art, le génie, la névrose, le naufrage).

On retrouvera donc tous les textes importants du poète, mis en perspective et soustraits aux hasards de l’ordre purement chronologique.