Corps de l’article

Bon nombre d’oeuvres narratives de Claire Martin, même de celles qui sont qualifiées de romans, appartiennent peu ou prou au genre nouvellistique. Lancée dans la carrière littéraire par « la porte étroite [1] » de la nouvelle, avec la publication du recueil de nouvelles Avec ou sans amour [2], Martin y est revenue comme dans son espace privilégié après un silence de près de trente ans. Elle avait pourtant « déposé sa grande plume tendre et ironique [p]our toujours [3] », après une série de romans purement fictionnels ou autobiographiques et surtout une ultime nouvelle, elle-même autobiographique, La petite fille lit [4] (1973). Poussée entre autres par Gilles Dorion, elle se remet à l’écriture et donne en 1999 Toute la vie [5], un recueil de nouvelles anciennes et inédites, dont « La petite fille lit ». Puis, coup sur coup, elle fait paraître trois nouveaux romans, qui ont tout de la forme de la longue nouvelle ou novella, L’amour impuni [6] (2000), La brigande [7] (2001) et Il s’appelait Thomas [8] (2003). Le phénomène de ce retour au « roman nouvellistique » tient au fait que l’imaginaire de Martin est travaillé par un cas de figure obsessionnel et antithétique, l’amour et son contraire, le non-amour, et que chacune de ses oeuvres formalise de manière différentielle cette véritable hantise. Les mises en espace varient, de même que les complications existentielles et leurs résolutions, mais une bonne partie des textes narratifs brefs martiniens répond aux exigences propres de la nouvelle : un « personnel [9] » réduit, un discours narratif qui tourne autour d’une ou de quelques idées fixes et une économie certaine de l’information qui parvient malgré tout à créer des climats de tension dramatique intense, l’objet principal du discours — l’amour et son contraire, le manque d’amour ou la haine — se prêtant bien à cette dramatisation. Robert Vigneault l’a bien vu qui souligne que « [l’]oeuvre de Claire Martin, consacrée à l’amour, serait ainsi plus justement un témoignage émouvant sur la difficulté d’aimer. Le lecteur [10] tourne constamment autour d’un secret redoutable : comme si quelque chose, dans cette oeuvre, bloquait le contact réel, rendait insoutenable la communication amoureuse [11] ». C’est là évidemment le point aveugle autour duquel s’articule le discours nouvellistique martinien.

Pour faire ressortir la richesse aussi bien que l’économie [12] nouvellistique de l’imaginaire que Martin déploie en dépit de ce qui semble relever du procédé de la répétition obsessionnelle ou de la variation thématique, je me propose de mettre en relief le fonctionnement du discours narratif en analysant les façons dont l’espace (le décor) et l’acteur (son apparence, ses sentiments, ses actions, ses idées…) sont mis en discours dans un certain nombre des quelque quarante textes narratifs brefs qu’elle a fait paraître de 1958 à 2001.

Des vies mises en espace…

Le monde fictionnel de Claire Martin est marqué par le mouvement de la chute, de la verticalité, descendante surtout, et de la séparation. La communication — horizontale — entre les êtres se fait difficilement ; tout les sépare, et cela, de manière révélatrice, surtout à l’intérieur du couple, qui a souvent de la difficulté à se former et qui se défait — physiquement et psychologiquement — presque aussitôt fait. Si l’on prend les textes dans leur début, leur gestation première, l’on se rend compte que le narrateur des nouvelles de Claire Martin voit d’abord le monde de haut ou de loin, bien que ce soit souvent pour décrire ou représenter une chute imminente. À ce titre, la première nouvelle publiée en revue en 1959, « Toute la vie [13] », immédiatement après la parution du recueil Avec ou sans amour, est emblématique d’une tendance de l’imaginaire de Martin : dans un avion, au cours d’un vol transatlantique, deux êtres tombent littéralement amoureux l’un de l’autre. Lui, rêve à la vie, toute la vie qu’il mènera avec elle, pendant qu’elle dort. Soudain, un moteur prend feu, l’avion tombe. Elle se jette dans les bras de l’homme, qui lui dit : « Toute la vie, tu vois toute ta vie » (TV, 47), jouant sur la double prémisse qu’ils projettent de passer toute leur vie ensemble, et qu’au seuil de l’amour — également dans ce cas-ci le seuil de l’amour et de la mort, de la fin tragique —, nous revoyons toute notre vie en un flash. Puis l’avion s’écrase. Pour tout dispositif descriptif [14], il y a presque seulement la nomination et une nomenclature minimale des acteurs et de l’appareil : soit un « avion », sa position dans l’espace (« travers[ant] l’Atlantique [15] », donc entre l’Europe et l’Amérique) et, détail non négligeable, « une flamme énorme [qui] jailli[…]t des moteurs » et dont la « lueur dans[e…] » sur les « joues blanches » (TV, 47) de la femme. Nous décelons dans ce passage une mise en équivalence (en abyme littéralement) entre le feu qui provoque la chute de l’avion et ce que l’on devine être un coup de foudre qui vient de se produire. Dans les deux cas, la mise en espace fort « économique » de l’avion et des acteurs mène à une chute irrémédiable, mais magnifiée, embellie par le mariage de la matière, des corps, véritables noces tragiques, sanglantes : « ils attendirent le choc, l’explosion qui allait mêler leurs deux corps étrangers, leurs os, leur sang, comme l’amour jamais n’aurait pu le faire » (TV, 47). La chute sépare et met en morceaux à jamais ce qui venait à peine de se conjoindre.

La mise en discours de l’espace aérien se répétera dix ans après ce texte dans « Montréal-Paris [16] » (1969), mais cette fois sur un mode plus léger, presque comique : de retour de Paris après deux mois passés avec son amant, une femme bougonne dans l’avion qui la ramène à Montréal. C’est qu’elle tenait à rentrer pour s’occuper de sa fille qui, croit-elle, aura toujours besoin d’elle, car elle n’est pas très jolie. À son arrivée, elle est accueillie par sa fille et… son fiancé, un Australien qui lui annonce qu’ils iront vivre en Australie. Ironie de la situation : c’est la mère qui se retrouve seule. L’avion, ou le voyage transatlantique, sert dans cette nouvelle encore une fois — moins brutalement toutefois — à ramener littéralement un personnage sur terre, mais plus encore à le désillusionner quant à l’amour que sa fille peut lui porter. Il est notable aussi que c’est sans aucun doute l’avion qui va séparer à nouveau la mère de la fille, cette dernière devant s’envoler vers l’Australie, ce qui achève de décourager la mère, de la plonger dans la tristesse de sa solitude, elle qui avait abandonné son amant en Europe pour retrouver un amour filial apparemment inexistant ou impossible.

Les amants se séparent aussi dans « Le risque d’être dupe [17] » (1959), nouvelle publiée la même année que « Toute la vie », dans un scénario où l’espace se trouve tout aussi intensément « pathétisé » qu’il est « tragifié » dans « Toute la vie », car le train et la chambre d’hôtel — où la femme, « elle », se réfugie dans l’espoir de revoir son amant avant son départ définitif pour Londres — sont chargés émotivement : « le train […] l’amène vers sa dernière joie » (écho de l’avion qui tombe) :

[L]’hôtel enfin […] C’est donc ici que nous nous dirons adieu. La chambre est pareille à toutes les autres. […] Il fait froid dans la chambre. […] Ascenseur. Corridor. Le cube impersonnel où son parfum est déjà installé. […] Se met au lit. […] Le verre d’eau est tout près de la table de nuit. Deux comprimés, ça ne sera pas de trop. Dans un quart d’heure, elle aura fini de souffrir. […] je ne veux plus voir cette chambre.

TV, 70-73

L’économie discursive des détails descriptifs n’enlève rien à l’intensité verbale et à l’expression du sentiment de désillusion : des phrases syncopées, hachurées, elliptiques servent à amplifier le désarroi, le déplacement de la femme, simple « elle », vers une « dernière joie ». Cette dernière fait figure d’arrêt (comme une mise au tombeau) dans une chambre décrite comme un « cube impersonnel », sorte de cachot aussi, où des drogues sont avalées pour faire plonger la femme dans l’inconscience. Enfin, le discours met en relief le refus de la femme de voir cette chambre, marquant un retour à la nomination de l’espace, mais d’un espace pathétisé où la femme ne veut plus être et qui connote donc la représentation de l’attente souffrante. Nous aurions la figure à la fois similaire et antithétique de ce qui est donné à voir dans « Toute la vie » : un espace où une femme se déplace en pure perte, où rien ne se produit parce qu’au départ l’un des « amants » a abandonné la partie, déserté l’espace amoureux. Tout est inutile, froid, et même les déplacements en train, dans les corridors et les ascenseurs ne servent qu’à mettre en relief la fin de l’amour, la séparation irrémédiable. Dans la chambre où elle attend (et enterre l’idée de) l’amant qui ne viendra pas, la femme est déjà tombée de haut.

Dans cette perspective d’économie descriptive spatiale et actorielle, la première nouvelle d’Avec ou sans amour, « La portion congrue », est révélatrice, puisque ce qui constitue un des moments forts de la nouvelle (et de la vie du personnage de Valérie) est la chute d’un homme, le mari de Valérie qui venait d’essayer de la tuer en la poussant en bas d’un escalier de leur maison :

Un soir […] Valérie s’apprêtait à descendre l’escalier quand son mari, ivre, avait surgi derrière elle. Il avait essayé de la pousser, mais elle s’était prestement agrippée à la rampe. Emporté dans son élan, il avait piqué une tête jusqu’au bas des marches. […] Quand ils [Valérie et son « amant » Casimir] étaient revenus dans la chambre, après la soirée, pour le déshabiller et le mettre au lit, il était froid.

AS, 11

Dans cette nouvelle, escalier et chambre ont la même fonction : mener à la fin non pas de l’amour, mais du mariage et, dans ce cas-ci, de la vie, l’amour étant déjà bien mort depuis longtemps entre Valérie et son mari. La chambre autrefois nuptiale sert dorénavant de réceptacle à la mort, au cadavre froid du mari. Tout paraît néfaste à l’amour chez Martin, le mouvement (entre les hommes et les femmes) comme la fixité (au sein du couple). Mais, si l’amour paraît néfaste, certains personnages sont toujours à sa recherche, comme dans « Le risque d’être dupe ». Ainsi, une fois séparée pour de bon de son mari, libérée grâce à la mort de ce dernier, Valérie cherche à se remettre en mouvement dans l’espace réel et amoureux : elle cherche à plaire à un autre homme, Casimir. C’est d’ailleurs sur la relation (impossible) avec ce dernier que porte surtout la nouvelle [18], qui commence avec le contact entre Valérie et Casimir, cet homme que le mari avait d’ailleurs amené avec lui un jour à la maison, pour embêter sa femme, mais qui était reparti après la mort du mari : dans la séquence d’ouverture, la veuve est en émoi sur le seuil de la porte de sa maison, car l’homme « lui avait pincé la fesse, [et] y avait appliqué une grande claque sonore, puis il était parti, sans même la regarder au visage » (AS, 8). Aussitôt le lien créé, la séparation s’installe, dirait-on. La femme devient alors obsédée par une seule idée fixe : revoir cet homme. Pour cela, elle essaie de se faire belle, se maquille outrageusement, ne mange plus pour maigrir, et dépérit au lieu de s’embellir, devenant « tous les jours plus hagarde, plus décharnée, la peau jaune et l’orbite noire » (AS, 14). Pendant un temps indéfini, elle effectue le va-et-vient entre sa maison et celle où habite l’homme, et, lorsque ce dernier l’aperçoit, « dissimulé derrière les rideaux » (AS, 14) de sa fenêtre, il est « atterré » et décide de ne plus jamais la revoir. « Cette pauvre femme » s’en va « avec, comme viatique, le pauvre souvenir de ce que l’amour lui avait donné. Une grande claque et un poinçon » (AS, 14) : sa portion congrue de la vie et de l’amour. Nous pourrions dire qu’elle aussi, séparée de tout, tombe de haut, car le rêve amoureux est bien ce qui peut exister de plus élevé, mais qui demeure inaccessible chez Claire Martin.

La chute a déjà eu lieu depuis longtemps pour la femme dans « Le visage clos », d’entrée de jeu confinée au décor dénudé d’une chambre et surtout d’un lit — en principe le lit conjugal, mais qui tient lieu ici d’univers tout à fait vide, celui du sommeil, car il est refuge, lieu de chute, pour oublier la vie, surtout l’époux. Cette mise en espace et ce dénuement actoriel servent essentiellement à illustrer le drame d’une femme qui se réfugie dans le sommeil pour être à l’abri d’un mari qui la trompe et la fait souffrir au point où elle se laisse mourir d’inertie : « Quand Brigitte était encore parmi les vivants, le sommeil avait été son refuge, son havre, sa feinte. […] Elle n’était pas très intelligente et n’avait que de toutes petites armes. Le silence, l’inertie. » (AS, 49 ; je souligne) Mais ces armes se retournent contre elle, même si c’est ce que la femme désirait : mourir dans ce havre soporifique nourrie de morphine et dans cette chambre d’où l’on sort meubles et objets avant même qu’elle ne meure : emboîtement gigogne de l’espace où une femme mal-aimée s’enfonce, tombe, chute, et désemboîtement de l’espace de la vie que l’on vide, voilà les deux pôles spatiaux de cette nouvelle qui, ce faisant, rejoint la figure du vertige saisissant les autres personnages martiniens privés d’amour, séparés les uns des autres à l’intérieur même du couple : la vie se remplit de vide encore plus grand dans lequel le personnage s’enfonce, puis s’anéantit. Nous avons bien ici, comme dans la plupart des nouvelles de Martin, le contraire de la représentation du couple marié tel que l’orthodoxie morale de l’époque voulait qu’il soit [19].

Le vide que, de son côté, Joseph Jacob trouve au bout de sa vie, dans « L’inventaire [20] », est lié à sa solitude après la mort de sa femme, mais aussi à son identité : comme la plupart des personnages martiniens, il croyait ne pas avoir été aimé, il l’avait été ; il pensait avoir été cocu et « père » d’un bâtard, mais il découvre une lettre dans laquelle il apprend que sa femme lui était restée fidèle ; ce dont il ne se doutait pas, et qu’il découvre aussi dans un des papiers trouvés dans l’inventaire des biens de la boutique, après la mort de sa femme, c’est qu’il n’est pas celui qu’il croyait être : sa mère avait trompé son père et « [l]e bâtard de la famille, c’était lui » (AS, 43). Cette nouvelle baigne dans une atmosphère funèbre non seulement à cause des circonstances (la femme de Joseph Jacob vient de mourir), mais en raison des lieux mêmes, du décor de cette boutique remplie de « drap noir » accumulé au fil des années qui était devenu du « stock mort […] dorma[nt] sur les tablettes depuis trente ans [dans] un relent de poussière [qui] avait été […] l’odeur du malheur même » (AS, 39). Les images de drap noir, évoquant le linceul, de poussière et de malheur, voilà bien qui renvoie à l’isotopie de la mort, d’une vie remplie de mort, séparée de la vie même, sans compter que la « boutique » fait office de tombeau où gisent les restes symboliques des femmes qui y ont travaillé, comme enterrées, en plus d’être le lieu où Joseph Jacob découvre sa non-existence en tant que fils légitime : il est littéralement hors-la-loi, selon l’orthodoxie de l’époque, aussi par conséquent hors de soi, séparé quasi tragiquement de l’identité qu’il avait crue sienne jusque-là dans sa vie presque achevée. L’inventaire [21] sert à déterrer, à dévoiler, à découvrir des documents enfouis entre les couches accumulées de draps noirs et rédigés par des fantômes du passé. Mais des fantômes qui révèlent la fausse identité de celui qui cherche sa vérité, et qui ne trouve que son vide identitaire. Tout est, psychologiquement et spatialement, descente aux enfers : ultimement, Joseph Jacob « redescend […] à la boutique » (AS, 43) et trouve le « secret » sur son identité dans une « lettre » dénichée dans une « cachette » située comme une couche — véritable palimpseste — « sous les dernières pièces de drap » (AS, 43). Différemment du couple dans l’avion, dans « Toute la vie », il tombe tout de même de haut et se retrouve pour ainsi dire en morceaux, avec une identité éclatée, autre, qui le met hors du jeu social, tombé, séparé à jamais de tout.

Règle générale, les lieux fermés, surtout là où habite le couple martinien (maison, boutique, chambre…), sont des espaces appartenant à l’isotopie de la fin, de la mort, de l’absence, de la non-vie, de la non-identité, du vide. Les espaces du déplacement (avion, train, voiture…) sont plus ambigus. C’est dans un avion que le couple de « Toute la vie » découvre l’amour, mais le destin les ramène vite sur terre ; c’est aussi dans un avion que la mère, dans « Montréal-Paris », revient pour découvrir qu’elle est de peu de poids dans la vie de sa fille.

Ailleurs, dans « Autres temps [22] », c’est dans un train qu’un homme confie à une femme qu’il a songé deux fois à se marier, mais qu’il vit finalement heureux tout seul : « Je mène une toute petite vie bien paisible, entre mes livres, mon piano, mon chien et ma bonne. Depuis ma retraite, je voyage un peu. » (AS, 61) La paix chez Claire Martin se trouve loin de la maison où le couple traditionnel s’empoisonne la vie, se rend la vie impossible, s’assassine mutuellement à petit feu (ou réellement). Yvette, dans « Faux départ [23] », en est un bel exemple, elle qui s’apprête à partir pour de bon, après avoir écrit une lettre d’adieu à son mari. Elle doit rejoindre un autre homme dans un train. Mais, lorsqu’elle arrive à la gare, une autre femme survient, la femme de son amant, qui lui annonce que celui-ci vient d’être victime d’une attaque : il est paralysé et n’en a plus que pour quelques heures. Elle rentre à la maison où elle doit « se remettre à la tâche […] Et puis vivre, vivre tous les jours avec l’ardeur inutile et si lourde à porter de ses quarante ans. » (AS, 74) La maison est littéralement une représentation de l’enfermement et de la vie gaspillée, inutile.

À la limite, l’image du couple est une image spatialisée où la femme doit jouer un rôle de second ordre ; c’est contre cet ordre-là que la femme qui écrit une lettre, dans « Lettre à Werther [24] », traite son destinataire de « cher occupant » (AS, 81 ; je souligne). L’homme, à qui la femme reproche de vouloir la transformer, occupe — comme un occupant militaire — littéralement le terrain de « l’amour ». C’est l’envahisseur, l’oppresseur. Certaines femmes martiniennes démissionnent devant cet état de fait, d’autres s’y opposent catégoriquement, comme la signataire de la « Lettre à Werther », qui refuse l’enfermement dans un espace occupé, c’est-à-dire dominé par l’homme. Certaines se font une carapace, comme la femme, dans « À la fin [25] », qui croit d’abord vouloir se venger d’un amant, mais qui, revenue chez elle, comprend que plus rien ne compte pour elle, « qu’elle n’aimait plus son mari […] qu’elle était incapable de remords et qu’elle était devenue froide et lisse comme une pierre. Ni le bonheur, ni la souffrance » (AS, 60). Autre façon de décrire, c’est-à-dire de qualifier ou de surdéterminer le « foyer » comme un lieu où l’amour est impossible, mort. Lieu de chute et de séparation. Lieu disqualifié.

L’homme, d’ordinaire, joue le mauvais rôle. La première nouvelle, « La portion congrue », avec son homme assassin, et surtout la dernière d’Avec ou sans amour sont éloquentes [26] à cet égard. Dans la nouvelle de clôture, « Confession [27] », un homme de nature paresseuse est forcé par sa femme à s’occuper des travaux de la ferme. Un jour, il en vient à vouloir profiter simplement de la fortune dont sa femme avait hérité. Il la tue froidement, la laisse dans la cave et part pour trois ans au bout du pays. Rongé par le remords, il revient et se rend compte que le cadavre n’est plus à sa place. Sa femme, avant de mourir, avait eu le temps d’écrire sur un mur le nom de son mari assassin. À ce moment, l’homme, ne se possédant plus, sort de la maison en hurlant. Il est bientôt arrêté. Tout rappelle un des aspects de la problématique de l’oeuvre martinienne : au foyer ou au loin, la vie est une prison ou un labyrinthe qui y mène ou y ramène, quoi que l’on fasse pour changer la situation. Y revenir ne fait qu’ajouter du malheur au malheur. La maison du couple est un foyer de discorde, de séparation, de chute, de haine, de mort.

Parfois, rarement, l’homme tient le « beau rôle », et il fuit la prison du couple sans aucune violence ; il peut aussi essayer d’y revenir pour rétablir des ponts apparemment coupés à jamais. Ainsi en est-il dans « Xanthippe » (d’après le nom de la femme de Socrate, femme acariâtre entre toutes). Dans cette nouvelle, Claude Dauroy revient voir Juliette, la femme avec qui il a vécu durant cinq ans, quinze ans auparavant. Il a besoin de faire la paix, éprouve de la pitié pour elle et veut l’aider, car il a de l’argent. Toutefois, la femme qui lui ouvre la porte est demeurée tout aussi amère et intraitable. Elle lui reproche d’être parti sans raison, d’être un coureur et un ivrogne. Dauroy lui rappelle qu’il est entré une seule fois en état d’ébriété, et à peine. Rien n’y fait. Il se rappelle que c’est à cause de cette querelle qu’il est parti. Il rebrousse chemin, bien qu’il se rende compte que cette femme acariâtre l’aime encore, même mal. Il promet donc de revenir, mais n’en fait rien, reprend le train et va vivre sa vie en essayant de metre à profit sa solitude bienheureuse (un des rares bonheurs chez Martin est là, dans la solitude), de ses livres et de ses voyages. Cet homme pourrait presque être le même que le personnage de la nouvelle « Autre temps », qui vit heureux parce que seul.

Fuir l’homme ou la femme, l’être « aimé », s’éloigner des lieux d’enfermement du couple, pour le meilleur et pour le pire, voilà bien une constante dans les nouvelles de Claire Martin. Seuls un certain humour et le jeu de la séduction en dehors de tout cadre, dans la rue même, servent — et cela, une seule fois dans le recueil — à désamorcer la tension entre homme et femme. Ainsi, dans « Suis-moi [28] », une femme, la narratrice, s’adresse en pensée à un jeune homme qui la suit dans la rue, dans un jeu de fuite et poursuite charmant et inoffensif. À la fin, elle entre chez une corsetière, là où elle sait qu’aucun homme n’osera la suivre, mais elle est reconnaissante au jeune homme de lui avoir accordé une heure de sa vie. Dans cette dernière nouvelle, chute et séparation dramatiques n’ont plus aucun sens, et c’est presque là seulement que le bonheur ou une certaine légèreté d’être semblent pouvoir survenir chez Claire Martin.

De la chambre à la rue, il y a toute une série de mondes dans les nouvelles de Claire Martin, et la force de son discours tient à la légèreté avec laquelle le discours descriptif fait jouer ce décor : avec une économie de moyens qui confine à l’épure. Dans le système descriptif spatial romanesque, tout un dispositif nominatif et prédicatif (prédicats qualificatifs, fonctionnels, etc.) est mis en place, mais dans les nouvelles de Martin c’est surtout le nominatif qui est utilisé, avec quelques incidences prédicatives, ce qui n’empêche pas le texte de fonctionner comme texte narratif où le descriptif joue pleinement son rôle, avec toute la richesse des significations possibles. C’est là d’ailleurs que la nouvelle trouve son ancrage et son sens fondamental : dans ce « peu » (cette économie dans le jeu du peu) qui suggère beaucoup plus qu’il ne dit et qui laisse toute sa place à l’interprétation.

La dernière vague…

Dans les dernières nouvelles de Claire Martin, celles qu’elle a publiées dans des revues ou qu’elle a gardées dans ses tiroirs dans les années quatre-vingt-dix et que nous a révélées Toute la vie, la problématique a-t-elle changé ? Si l’on tient ses derniers romans pour des novellas, L’amour impuni marque un tournant important, alors que La brigande exploite la première tendance. Il est tout de même révélateur de constater qu’un des seuls amours réussis de toute l’oeuvre de Martin est celui d’un couple homosexuel, dans L’amour impuni, l’hétérosexualité [29] semblant plus néfaste dans les relations humaines que l’homosexualité. Il y a une autre exception, cette fois entre un homme et une femme dans une nouvelle récente. Dans « Les oignons verts [30] » (inédit rédigé en 1998), une femme va à l’épicerie acheter des échalotes pour préparer une piperade. Le garçon d’épicerie, ancien « professeur de littérature [dont] l’école a fermé » (TV, 22), la reprend, mais de manière amusante, lui disant que ce qu’elle cherche, ce sont des oignons verts, les échalotes étant grises. Puis il lui donne le nom précis — la liste — de tous les autres aliments dont elle a besoin. Il la taquine aussi un peu, mais dans le fond il semble tombé amoureux d’elle. Le soir, la femme prépare sa piperade selon la recette de la mère de son amant, ce dernier trouvant à redire sur les oignons verts. Elle le congédie sur-le-champ de manière légère et cavalière : « Eh bien ! si tu n’es pas content, retourne chez ta mère. Et tiens, rapporte ta recette en souvenir. » (TV, 24) Le lendemain, elle revient à l’épicerie, où le garçon lui déclare son amour. Depuis, ils se chantent « leur Cantique des Cantiques » (TV, 25), en s’appelant « ma fraise » ou en se disant des choses comme « ton souffle sent l’orange, tes mains ont un parfum de pomme et ton front de framboise » (TV, 25).

Il lui a fait la compote de pommes, et la crème vanillée, bien autre chose aussi. Beaucoup d’années ont passé mais ils ne les ont pas vues. Il lui dit toujours : « Ma fraise des bois, ma cerisette, ton visage est frais comme un fruit sous la rosée du matin. » Elle répond : « Et toi, ton souffle sent l’orange, tes mains ont un parfum de pomme et ton front de framboise, là juste au bord des cheveux. » C’est leur Cantique des Cantiques.

TV, 25

Le discours descriptif se fait ici euphorique, exubérant comme rarement dans l’oeuvre de Martin. Ce changement de ton par rapport à la première manière martinienne était perceptible dès la reprise de l’écriture en 1995. Cette année-là, Martin publie une sorte de long essai-nouvelle autobiographique, « Combien j’ai douce souvenance [31] », relatant son séjour prolongé dans le sud de la France. Tout dans cette confession de bonheur n’est qu’état de grâce vécu dans le véritable éden que représente « Cabris, petit village de six cents habitants » (TV, 94) : « Quand on a vécu dans ce lieu idyllique — dans ce “joli lieu” —, il ne se passe pas un jour qu’on y repense, qu’on ne se revoie déambulant, le soir, entre ces maisons anciennes si simples et si belles. » (TV, 96) Outre la mention — la liste — des écrivains célèbres qui ont visité et habité, et, dans un sens, embelli ce lieu (Gide, Camus, Martin du Gard…), Martin exulte littéralement lorsqu’elle brosse des tableaux « champêtres » remplis d’une flore exubérante :

Le bord de la route est piqué de muscaris, de genêts, de lilas d’Espagne et des fleurs de l’ail rose. Au printemps poussent des asperges sauvages, plus fines qu’un crayon, vertes et goûteuses […] la nature n’est pas avare et des fleurs qui, ici [au Québec], sont inodores, comme la violette et le chèvrefeuille sont, là-bas, divinement parfumées.

TV, 96

Au sortir de ce tableau d’un « Cabris […] quitté […] en 1982, après dix années de pur bonheur » (TV, 97), Martin ajoute la seule note dysphorique du texte, en évoquant « cette fin de siècle atroce » dans lequel nous vivons.

C’est sans doute dans cette logique que, deux ans plus tard, elle publie un autre essai-nouvelle, « Un fleuve [32] », sur le Saint-Laurent cette fois, paysage de son enfance et, sans doute, métaphore du Québec en entier. À des lieues du ton idyllique de « Combien j’ai douce souvenance », Martin y va d’un portrait charge, longtemps retenu, à l’endroit des gens qui ont défiguré et enlaidi les abords du fleuve sur la côte de Beaupré et les rives de l’île d’Orléans et de Québec : « Il y a beau temps que j’ai besoin de dire là-dessus ce que je vais écrire ici. Je veux parler de beauté, c’est le passé ; et de laideur, c’est maintenant. » (TV, 31) Dans ce texte de souvenance amère, les images du passé sont celles d’un paysage où la flore s’épanouissait magnifiquement sur les rives du fleuve, et celles du présent, d’un saccage, entrepris d’ailleurs par son père, figure peu rassurante, terrifiante même dans l’imaginaire de Martin et qui revient hanter ses souvenirs d’enfance, comme si cet homme représentait toujours l’autorité brutale [33] — amplifiée par le manque d’amour pour la nature humaine et la nature tout court — et destructrice massacrant de manière aveugle la nature, tout comme les gens de son époque (la première moitié du vingtième siècle) :

Le saccage de la grève a commencé sur « nos terres » […]. Mon père n’était pas agriculteur, il était ingénieur. Et, même à un agriculteur, la grève était inutile : le sol bourbeux, souvent inondé, fourmillant d’insectes pas tous bienfaisants. Enfin, un jour de 1941, il a vendu tout cela au gouvernement de la province de Québec. Ce qui pouvait avoir repoussé a disparu sous le macadam du boulevard d’Orléans, qui est devenu, je crois, le boulevard Sainte-Anne. Le nom d’Orléans est pourtant bien beau. […] il faut bien constater que, là où il y a du macadam, il ne pousse plus la moindre fougère.

TV, 36-37

En guise de conclusion

Ce long détour par l’essai-nouvelle autobiographique, tel que Martin le pratique depuis son retour à l’écriture, nous ramène indirectement à la constance de son oeuvre : la chute. De « Combien j’ai douce souvenance » à « Un fleuve », on suit en effet un parcours ascensionnel (le paradis terrestre, le jardin quasi céleste en France) et son contraire (la chute dans l’enfer du macadam québécois, créé par l’action des hommes qui détruisent le paradis que devrait rester la terre). On note en revanche que certains hommes et certaines femmes savent parfois vivre en harmonie avec la nature. Ainsi, dans « Les oignons verts », un petit paradis à l’échelle du couple est reconstitué — d’où une chance de bonheur et d’élévation. Il est donc remarquable de constater que les nouvelles « harmonieuses », où les personnages sont heureusement conjoints avec la nature, contiennent un dispositif descriptif beaucoup plus détaillé que ce que l’on trouve dans les nouvelles « dissonantes », celles où les acteurs sont disjoints entre eux et par rapport à leur environnement, d’où l’économie descriptive des premières nouvelles et, au contraire, la relative richesse de certaines nouvelles de la dernière vague de production.

Autre détail à noter : alors que certains des premiers textes étaient campés dans l’espace (en l’air, en avion), les derniers sont presque tous résolument ancrés dans la terre, celle qui crée de la beauté, mais aussi celle que l’on détruit. Dans presque tous les cas de figure, le schème de la chute se trouve problématisé, à l’exception des derniers textes euphoriques et quelques rares nouvelles heureuses d’Avec ou sans amour (« Suis-moi », « Autres temps ») où l’on pourrait presque parler du schème de l’ascension, les acteurs ayant trouvé leur paradis terrestre, sorte de ciel par rapport à l’enfer du couple et à celui créé par la destruction de la nature.

Enfin, si les nouvelles de Claire Martin, première manière, portent la marque de leur époque [34], il semble qu’il en soit de même dans les nouvelles récentes, marquées plutôt par un souci écologique, et donc par un discours critique de l’état du monde présent : l’espace peut être parfait, chacun cultivant son jardin [35], mais il peut aussi être d’une grande laideur si on massacre la nature. Ainsi, les textes « Les oignons verts », « Combien j’ai douce souvenance » et « Un fleuve » renvoient aux deux versants de l’imaginaire martinien : l’amour, de l’humain ou la nature, ou le non-amour, avec leurs effets bénéfiques ou désastreux. Les imaginaires amoureux et spatiaux se rejoignent donc comme dans une seule et unique conception philosophique, à la fois misanthropique et philanthropique, du monde.