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Le vieillissement de la population au travail et la montée de l’absentéisme ramènent à l’avant-plan certaines préoccupations pour la santé et la sécurité du travail (SST), montrant les limites et les effets pervers des stratégies des entreprises ayant misé sur la gestion de l’indemnisation pour en réduire les coûts, sans consentir les efforts nécessaires à la prévention. De plus, les risques industriels « classiques » ne sont pas disparus et les troubles musculo-squelettiques, la violence, de même que les problèmes de santé psychologique reliés au travail ne peuvent plus aujourd’hui être balayés sous le tapis.

L’ouvrage dirigé par Denis Harrisson et Camille Legendre situe la problématique du risque professionnel dans le contexte des transformations du travail. Il faut saluer cette initiative qui, en regroupant les contributions de chercheurs québécois ayant en commun l’appartenance au monde des sciences humaines, rend accessible des travaux dont certains ne l’étaient autrement qu’à travers des actes de congrès ou des rapports de recherche. Le tout atteste de l’importance de la recherche en SST au Québec, de même que de son caractère original, à la croisée entre une tradition anglo-saxonne et des approches dont les origines proviennent plutôt de la France, comme pour la psychodynamique du travail.

Un premier groupe de textes traite des facteurs sociaux et organisationnels structurant la SST. Celui signé par Lucie Laflamme est à la fois une revue de questions magistrale et une contribution théorique importante : il s’agit de comprendre le fondement des différences dans la distribution sociale des risques pour la SST, alors que ces écarts ont survécu à bien des « progrès » et que « les blessures par accidents ou intentionnelles représentent la cause de mortalité ayant le plus fort gradient social (soit la progression d’une classe sociale à l’autre) et la plus forte association avec la position sociale » (p. 28). L’auteure passe en revue les explications individuelles et contextuelles, et propose un modèle intégrant tant l’exposition aux risques que la position sociale, à l’échelle individuelle, que le contexte social, à l’échelle collective. Elle propose deux réflexions : l’une porte sur les défis méthodologiques de ce type d’étude, soit les risques de sophisme (attribuer les caractéristiques d’un groupe à un individu, ou l’inverse) et de simplification injustifiée de mécanismes sociaux complexes ; l’autre concerne les enjeux propres à la mesure de la position et du contexte socioéconomiques.

Quatre autres contributions examinent les pratiques organisationnelles qui peuvent expliquer la production des lésions professionnelles. Michel Grant explore la relation entre un mode de gestion (l’orientation qualité) et la SST dans l’industrie de la construction. Les résultats renforcent la thèse générale qui se dégage de l’ouvrage, à savoir que la santé et la sécurité au travail sont largement le produit de choix organisationnels, plutôt que d’abord des problèmes techniques. C’est également ce qui ressort des études signées par Camille Legendre et Denis Harrisson, de même que par Normand Laplante. Les premiers établissent une relation entre le mode de gestion des changements technologiques et organisationnels et la performance en SST. Normand Laplante, s’appuyant sur une enquête dans des entreprises du secteur du textile, relie la performance en SST (mesurée par les lésions, y compris celles qui ne génèrent pas d’absence, donnant lieu à une assignation temporaire du travailleur) au mode de gestion de la SST (traditionnel ou moderne) et à l’intégration de la SST aux changements organisationnels qui traversent ce secteur.

Dans le même sens, en s’appuyant sur la psychodynamique du travail, Jean-Pierre Dupuis illustre avec brio l’intérêt des études de cas en profondeur, ici pour comprendre l’influence de l’organisation du travail (la sous-traitance) sur les risques et sur les stratégies développées par les individus et les collectifs pour y faire face, sans toutefois arriver à le maîtriser. L’auteur analyse ainsi la culture professionnelle de mineurs à l’emploi de compagnies minières ou de leurs sous-traitants, ces derniers étant affectés à des opérations plus à risques. Il met en évidence des différences qu’il associe à la nature de la relation d’emploi. Cette étude montre ainsi les limites des approches centrées sur le comportement, auxquelles les entreprises font de plus en plus appel.

Un deuxième groupe de textes porte sur certains effets des transformations du travail. Lucie Dumais et Angelo Soares illustrent des enjeux posés pour l’une, par l’informatisation du travail et pour l’autre, par l’extension de l’emploi dans les services, ces activités de travail mettant particulièrement en jeu les émotions. Ils font ainsi état de préoccupations plus récentes en SST quant aux risques présents dans les secteurs traditionnellement féminins, à la santé psychologique, et quant à la relation entre les dimensions subjectives et identitaires des activités de travail et la SST. Dans cette dernière perspective, Marie-France Maranda et Pauline Morissette proposent une revue de questions et un cadre conceptuel des plus éclairants sur la problématique de l’alcool et des drogues en milieu de travail. L’intérêt de leur texte est de situer les différentes approches possibles de la question, où l’employé, la relation employé-travail, le travail lui-même ou la culture sont alternativement conçus comme « le » problème. Les auteures mettent en évidence les approches d’intervention qui en découlent et suggèrent les pistes de compréhension du phénomène qui sont issues de la psychodynamique du travail.

Un dernier groupe de textes traite des interventions préventives et de leur évaluation. Romaine Malenfant fait état de réflexions sur les enjeux que pose la conception du risque comme une construction sociale plutôt que comme un objet mesurable, objectivable par la science et les techniques. Elle fait état des limites d’une évaluation des risques qui ne se ferait que sur la base du consensus entre experts, sans prise en compte du point de vue de « l’acteur en situation » ; l’auteure propose en effet que la définition du risque « acceptable » se fait à travers la dynamique des rapports sociaux, illustrant son propos des défis que pose la protection de la santé reproductive des femmes. Romaine Malenfant en appelle ainsi à l’intégration de la dimension subjective dans l’évaluation des risques, suggérant que « Le risque peut se situer non seulement dans l’exercice des tâches proprement dites, mais aussi dans les tensions engendrées par des rapports de travail conflictuels et peu sensibles aux besoins des personnes et à leur contexte de vie » (p. 19). Quant aux transformations du marché du travail, l’auteure souligne que la diversification des formes d’emploi présente des défis aux institutions mandatées pour assurer la surveillance de la santé au travail. Il n’y aurait pas de place pour ces variables comme déterminants de la santé des travailleurs, dans les programmes d’intervention qui les rejoignent entreprise par entreprise, du moins dans leur application actuelle.

Diane Berthelette propose un bref historique de l’implantation d’interventions en SST dans les entreprises, puis un exposé critique des méthodes d’évaluation et de recherche évaluative applicables dans ce domaine. Elle illustre l’une de ces méthodes à partir de l’évaluation d’un programme de formation syndicale en SST. Ce texte constitue une synthèse magistrale qui éclairera tant les étudiants que les chercheurs non familiers avec l’évaluation, et qui en démontre la pertinence comme les enjeux quant aux interventions en SST.

Le grand intérêt de l’ouvrage est de poursuivre l’examen de la santé et de la sécurité au travail comme une question sociale et organisationnelle plutôt que technique, dans la lignée des travaux de Marcel Simard et de ses collaborateurs. Il faut par ailleurs souligner les fortes préoccupations théoriques de plusieurs des auteurs, leur souci de se situer parmi les approches possibles en sciences humaines, dans un champ de recherche qui souffre parfois de sous théorisation. Certains des textes sont des revues de questions étoffées, dont ceux de Lucie Laflamme et de Diane Berthelette. Des études de cas illustrent de façon magistrale l’apport de telles méthodes au développement d’un champ de recherche, en particulier celle de Jean-Pierre Dupuis. L’ouvrage a également le mérite de traiter d’activités de travail se déroulant hors des grandes entreprises et du secteur manufacturier, et d’activités réalisées par des femmes, comme dans le secteur bancaire. Cet ouvrage va ainsi intéresser tant les praticiens que les chercheurs, les étudiants et les enseignants dans le domaine.

Les textes d’introduction, de conclusion et les liaisons entre les chapitres, signées par Denis Harrisson et Camille Legendre, visent à articuler les différentes contributions autour des transformations du travail. On ne peut que souhaiter que l’ouvrage soit suivi de productions cherchant à faire la synthèse de travaux empiriques nombreux et de qualité, pour construire une « théorie » de la production des lésions professionnelles et de leur prévention. Finalement, l’ensemble des travaux rassemblés ici pourrait utilement contribuer au bilan du régime québécois de SST et de la dynamique des rapports entre les acteurs syndicaux, les employeurs, l’État et les salariés eux-mêmes. Une telle réflexion a aujourd’hui cours dans l’ensemble des pays industrialisés, l’objectif étant que les régimes créent les conditions d’une protection efficace de la santé et de la sécurité des travailleuses et travailleurs, avec et souvent malgré les transformations du travail et du marché du travail.