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Le club d’échecs de Collège, dont je faisais jadis partie, réunissait des joueurs d’origines sociales et d’intérêts les plus divers, qui deviendraient plus tard anthropologue, professeur du primaire, éditeur scientifique, policier, gardien de sécurité, acteur, etc. Pourtant, une culture commune les unissait. Comme l’illustre bien l’ouvrage de Wendling, les différences de classes, de religions, d’âge, de sexe ou d’origine sont, aux échecs, estompées au profit d’un esprit égalitaire et communautaire, où la seule hiérarchie, celle-là évidente et claire, est celle du classement officiel. L’auteur prouve ainsi les limitations d’une approche sociologique à la Bourdieu où la préférence pour une activité constitue le reflet d’une position de classe.

Bien conscient du problème épistémologique provoqué par l’absence de distanciation d’un ethnologue, lui-même joueur d’échecs de compétition, l’auteur a cherché en étudiant ses semblables, à multiplier les regards et à doser variablement sur le terrain l’importance de l’observation et de la participation. Cette multiplicité des perspectives (il alternera entre les statuts d’observateur, de joueur, d’animateur ou d’arbitre et exercera différentes responsabilités au sein de la Fédération française des échecs) confère une grande crédibilité à l’étude.

L’auteur y dresse un panorama complet de la culture échiquéenne en France, nous montrant tout ce qu’il faut savoir pour en faire partie. Les joueurs étudiés font partie de clubs et prennent part à des tournois. Ils participent, à des degrés divers car il s’agit d’un ensemble flou, d’une culture marquée par une étrange particularité : tous sont en grande partie autodidactes.

Bien que l’auteur évoque à plusieurs reprises la dimension sportive que les joueurs confèrent aux échecs, il cherchera plutôt à situer son étude au sein des différentes perspectives sur le jeu. On peut regretter que la relation entre jeux et sports ne soit pas problématisée. Les réflexions de Wittgenstein sur les sports et les jeux auraient été ici éclairantes. Construisant son approche du jeu, l’auteur critique les approches mystique, définitionnelle et du reflet qui respectivement mythifient, réduisent et simplifient le jeu. Il préconise plutôt une approche anthropologique du jeu qui devra considérer la règle comme une construction sociale, admise par un groupe social possédant une culture ludique.

L’exploration du monde des échecs se fait d’abord à travers l’ethnographie des lieux qui le constituent, toujours appuyé adéquatement par une riche perspective historique. Le tournoi qui amène le joueur à se déplacer hors de son lieu de pratique habituelle, est le lieu par excellence de socialité et de reconstruction de l’histoire et de la culture échiquéenne. L’auteur y montre l’articulation entre éléments divers, tels le nom des ouvertures ou l’usage du pendule d’échecs, à travers lesquels les différents acteurs récréent en permanence la culture échiqué-enne, entremêlant les dimensions sociales, culturelles et cognitives. Les clubs sont les points d’entrées locaux dans la culture échiquéenne et les pierres fondatrices de la fédération française des échecs. Bien que la compétition inter-clubs soit au coeur de l’identité des clubs, l’existence de clubs structurés qui diffusent les idées du centre assure une certaine uniformité dans le monde (français) des échecs.

Il nous a paru çà et là que la position centrale et officielle de l’auteur le poussait à exagérer l’uniformité de la culture échiquéenne. S’il convainc en affirmant le cosmopolitisme des joueurs d’échecs et leur ouverture face à l’étranger, il laisse sceptique lorsqu’il avance l’universalité du système de notation algébrique, qui certes règne en maître en France et constitue le système officiel de la Fédération internationale, mais n’a pas pour autant éliminé les autres systèmes de notation, particulièrement dans le monde anglo-saxon, ce dont le lecteur pourra se convaincre rapidement par une recherche sur Internet.

La seconde partie de l’ouvrage offre une analyse systématique de la communication orale et écrite au sein du monde des joueurs d’échecs qui disposent d’une langue et d’une écriture particulière. L’auteur explore également la manière particulière qu’ont les joueurs d’échecs de penser le temps, la matière et l’espace et d’associer ces concepts.

L’auteur reconnaît en conclusion que malgré la nature profondément cosmopolite du jeu d’échecs et les actions unificatrices de la Fédération internationale, il existe sans doute de grandes variations régionales et internationales susceptibles de faire l’objet de plus amples études. Il suggère également, afin de compléter le panorama de l’univers échiquéen, une étude sur les grands maîtres, objet constant de conversations des joueurs plus ordinaires.

L’auteur mérite tous les éloges d’avoir osé ouvrir un nouveau champ de représen-tations pour l’anthropologie, trop souvent rétive à s’intéresser au ludique. Il serait cependant intéressant et productif qu’un non-joueur, bénéficiant du regard éloigné traditionnel de l’ethnologue, s’attaque également à cet univers.