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La sociologie des professions a connu des hauts et des bas. Un renouvellement de ses perspectives s’est produit sous l’impact des études féministes et de changements sociaux, comme l’arrivée, parfois massive, des femmes dans les professions traditionnellement réservées aux hommes.

Une historienne de l’architecture et une sociologue de l’Université McGill ont fait équipe pour dresser un portrait de la féminisation de la profession d’architecte au Canada. Elles ont toutefois centré une bonne part de leur analyse sur les architectes qui ont quitté la profession. Pourquoi cet intérêt? Elles sont relativement nombreuses à ne plus maintenir un lien formel avec l’ordre professionnel qui les représente et les encadre. Mais attention, les hommes aussi quittent la profession ou, pour être plus précis, décident ne plus rester membres de leur association en ne payant plus leur cotisation. Cet abandon relativement important témoigne d’insatisfactions à l’égard d’une profession que l’on embrasse souvent avec enthousiasme. En outre, en quittant la profession, on se libère de contraintes qui empêchent souvent de donner libre cours à la créativité et à l’innovation. Une des conclusions les plus importantes du livre, c’est que les femmes comme les hommes « désinscrits » ont exploré des voies nouvelles mettant à profit leur formation en architecture.

L’ouvrage est structuré selon les compétences des deux auteures. La partie statistique et l’enquête auprès d’architectes traduisent l’intérêt de la sociologue. Les profils de carrière des femmes architectes pionnières et l’analyse des images correspondent davantage à celui de l’historienne de l’architecture.

Les comparaisons historiques interprovinciales que met en lumière le travail statistique révèlent quelques différences notoires entre le Québec et les autres provinces canadiennes. Alors que la profession s’est ouverte aux femmes plus tardivement au Québec, les architectes québécoises ont vite rattrapé, à partir des années 1970, leurs consoeurs, au point où c’est au Québec que la profession s’est le plus féminisée. Une génération de femmes architectes ont, au Québec plus qu’ailleurs au Canada, fait leur marque dans les grands projets publics et privés. Si le travail des femmes architectes était auparavant surtout confiné à un rôle secondaire, comme la décoration intérieure, la finition, l’habitation, ces femmes qui ont participé aux grands travaux des années 1960 et 1970 ont acquis et conquis un métier et des compétences de premier plan. Les auteures expliquent cette percée féminine par la rapidité du développement au Québec, mais aussi par l’influence de pionnières d’origine étrangère qui avaient déjà acquis une grande reconnaissance. Cependant, les auteures notent, avec raison, que les différences provinciales sont de degré plutôt que de nature. Il y eut des obstacles à l’entrée des femmes dans la profession dans les autres provinces et plusieurs d’entre elles ont réussi à pénétrer le marché des grands projets.

Un chapitre est consacré à l’image de la femme architecte présentée par les revues d’architecture. Ce chapitre est moins convaincant. Certes, on voit les stéréotypes associés à la masculinité (homme maître d’oeuvre, concepteur et chef de projet) et à la féminité (femmes centrées sur l’intérieur, le confort et la beauté), mais les auteures y mêlent représentations sociales sur les sexes largement partagées et celles d’une profession. Plusieurs de ces images sont des publicités de telle sorte qu’on ne sait pas trop si elles représentent les stéréotypes des publicistes ou ceux de la profession.

Les derniers chapitres abordent une question qui a le plus intéressé les auteures. Pourquoi les femmes quittent-elles la profession? Les auteures ont de plus voulu savoir si les hommes qui la délaissent fournissent les mêmes raisons que les femmes. La première enquête, les femmes qui se désinscrivent, couvre tout le Canada, en se fondant sur des entretiens auprès d’un petit groupe (27 en tout), mais assez représentatif de la profession. La comparaison avec les hommes désinscrits s’est limitée au Québec. Des différences apparaissent, mais aussi plusieurs similitudes. Les femmes qui délaissent le rattachement formel à la profession offrent des motifs variés pour justifier leur décision. Trois raisons reviennent régulièrement : l’insatisfaction face à une profession prise dans des contraintes monétaires ; l’incapacité de faire valoir sa créativité dans un travail souvent routinier et peu inventif, soumis aux exigences des clients ; la difficulté de concilier vie professionnelle et vie familiale. Quant aux hommes, des motifs similaires sont invoqués, mais les hommes sont peu enclins à faire valoir les tensions entre travail et vie privée.

Mais quitter une profession ne veut pas dire abandonner l’architecture. Les femmes, comme les hommes, continuent dans un autre domaine : l’enseignement, les arts, l’entreprise, la fonction publique, se servant pleinement de leur formation et de leurs compétences d’architecte. Elles et ils s’y sentent plus innovateurs. Les auteures concluent sur une note positive : l’architecture explore des voies nouvelles grâce au retrait d’architectes qualifiés des cadres officiels. Ce n’est certes pas la seule voie vers l’innovation, mais c’en est une dont la profession pourrait s’enorgueillir.