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The taking of medications is a powerful means of both regulating the body and embodying values.

Nichter et Vuckovic 1994

Dans la rencontre entre médicaments et cultures, la complexité et la diversité ne se situent pas que du côté des cultures : les médicaments – que nous définirons comme des produits pharmaceutiques industriels élaborés sur la base de références scientifiques relevant de la biologie, de la biomédecine et de la pharmacie – sont des objets saturés de sens, et très ambivalents. Objets concrets, parfois prosaïques, intégrés dans l’espace privé et le temps quotidien, qui semblent justifiés par une efficacité matérielle sur les corps échappant largement à la conscience de ceux qui les consomment ; objets dont la matérialité est également terriblement efficace, puisque des centaines de millions de personnes ne doivent leur (sur)vie qu’à leur consommation. Ils sont aussi le support d’un investissement idéel, d’interprétations, d’élaborations symboliques, en rapport avec la culture scientifique biomédicale qui les produit et avec les multiples cultures et sous-cultures qui les (ré)interprètent. Ils sont de plus des objets sociaux, véhiculant des rôles, des rapports de savoirs et de pouvoirs plus ou moins inégalitaires, légitimant l’organisation d’institutions, de systèmes, de réseaux. Leur rôle crucial dans le système de sens de la biomédecine, dans la relation thérapeutique, et dans le rapport de l’individu au corps sain ou malade, laisserait penser qu’ils occupent une place centrale dans les travaux en anthropologie médicale depuis ses débuts. Ce n’est pas tout à fait le cas, aussi est-il utile d’ouvrir cette présentation sur une tentative de repérage des travaux portant sur les rapports entre médicaments et culture(s) dans le champ de l’anthropologie médicale.

L’anthropologie médicale a connu au cours des trente dernières années des développements importants tant aux plans théorique et méthodologique qu’empirique (Foster 1976 ; Genest 1978 ; Murdock 1980 ; Kleinman 1980 ; Young 1982 ; Worseley 1982 ; Augé et Herzlich 1983 ; Zempléni 1985 ; Augé 1986 ; Laplantine 1986 ; Retel-Laurentin 1987 ; Massé 1995 ; Benoist 1996 ; Sargent et Johnson 1996 ; Baer, Singer et Susser 1997). Ces développements ont suivi de nombreuses directions, constituant des courants dont certains ont affirmé leur originalité sur la base de références théoriques ou d’institutions propres, alors que d’autres prolongeaient ou « revisitaient » des approches antérieures en les appliquant à de nouveaux objets. Certains de ces courants se situent dans le champ de l’anthropologie sociale et culturelle et portent la marque des réflexions qui ont traversé l’ensemble de la discipline, alors que d’autres se réfèrent à une approche bioculturelle, sensible aux avancées de l’épidémiologie, de la biologie et de la santé publique, souvent dans l’optique d’améliorer l’intervention sanitaire. Sans parvenir à une catégorisation qui fasse l’objet d’un consensus, l’approche taxonomique étant des plus hasardeuses dans un champ très dynamique, les auteurs qui ont tenté de dresser un inventaire de ces courants ont distingué : l’écologie médicale, axée sur les relations complexes entre les systèmes écologiques, la santé et la maladie et l’évolution humaine ; l’épidémiologie socioculturelle, qui compare la prévalence des pathologies dans des populations que distinguent leur organisation sociale et leur culture ; l’éthnomédecine qui traite des constructions socioculturelles de la maladie et des systèmes de guérison ; l’anthropologie médicale appliquée, qui analyse les politiques de santé, la prévention et les stratégies d’intervention afin de les optimiser ; la socio-anthropologie qui s’intéresse plus particulièrement aux rôles, distinctions, inégalités et usages sociaux construits autour de la maladie ; l’anthropologie politique de la santé qui analyse les faits de santé et de maladie en termes de rapports de pouvoir économique et politique ; l’anthropologie médicale critique qui aborde la biomédecine en tant que production culturelle ; l’ethnopsychiatrie qui analyse les rapports entre psychisme, santé mentale et culture, comme le fait l’anthropologie clinique ; l’ethno-pharmacologie qui étudie la construction culturelle des remèdes en articulation avec l’analyse pharmacologique des produits utilisés (McElroy 1996 ; Sargent et Johnson 1996 ; Brown 1998 ; voir également les travaux recensés par Benoist 2002). Parmi ces courants, plusieurs ont abordé récemment, chacun à sa manière, le rapport entre culture(s) et médicaments.

Cela conduit à s’interroger sur le sens de cette récente production scientifique : le médicament n’est-il qu’un objet d’étude « classique » mais redécouvert depuis peu, qui focaliserait certaines interrogations particulièrement pertinentes au tournant du siècle, dans le champ de la santé publique ou dans celui de l’anthropologie médicale? Pose-t-il des questions spécifiques, traitées préférentiellement par certains courants de l’anthropologie médicale? Ou « l’anthropologie du médicament » est-elle en passe de constituer un nouveau courant de l’anthropologie médicale, avec son ossature théorique, ses objets et ses méthodes, justifiant l’appellation, proposée par Van der Geest et Reynolds White (1988) d’« anthro-pologie pharmaceutique »? Le propos de ce numéro d’Anthropologie et Sociétés est de présenter, à partir d’études originales suffisamment diverses pour illustrer la multiplicité des thèmes et approches en anthropologie du médicament, un rapide état des lieux qui nourrira la réflexion sur l’épistémologie d’un champ (ou d’un courant) de recherche.

Mais d’abord, il est utile de discuter les facteurs qui ont favorisé la multiplication de ces travaux au cours des dernières années et la constitution du médicament comme un objet pertinent en anthropologie. L’intérêt de l’anthropologie pour le médicament n’a suivi qu’avec retard le développement et l’extension de ses usages. Jusqu’aux années 1980, le médicament n’apparaissait en ethnologie que de manière ponctuelle, essentiellement dans des travaux d’anthropologie appliquée ou au détour d’études ethnomédicales : la majorité des recherches consacrées aux thérapeutiques ne s’intéressaient qu’aux « remèdes » sous leurs formes les plus diverses – des pharmacopées aux objets thérapeutiques. À partir des années 1960, les firmes pharmaceutiques et les organismes scientifiques développent une recherche en ethnopharmacologie portant sur les savoirs thérapeutiques, dans l’espoir de découvrir des substances animales, minérales ou végétales, aux propriétés pharmacologiques susceptibles de fournir le substrat au développement de nouveaux médicaments. Le rôle de l’ethnologue y est limité à l’établissement d’inventaires de taxonomies, de pratiques de transformation ou de conservation des préparations thérapeutiques « traditionnelles », sans aborder les usages complémentaires de médicaments (Fleurentin, Pelt et Mazars 2002). Ces recherches se développent sous l’effet de la politique de l’Organisation Mondiale de la Santé en matière de soins de santé primaire, exprimée par la déclaration d’Alma Ata, en 1978, qui ouvre la voie à l’utilisation des médecines traditionnelles dans les systèmes de soin à la condition qu’elles aient fait la preuve de leur efficacité. Ainsi, parce qu’un « remède » tel qu’une décoction ou un objet thérapeutique préparés selon des prescriptions rituelles est, en première lecture, plus chargé de sens pour l’ethnologue qu’un simple comprimé, et parce que la recherche en ethnopharmacologie promettait tant l’accès pour tous à des médicaments simples et « naturels » attendus par l’OMS, que des trésors pharmacologiques susceptibles d’être exploités par les firmes, le médicament a longtemps été éclipsé, dans la recherche anthropologique, au profit du remède.

L’histoire du médicament a débuté au XVIIIe siècle lorsque se met en place un paradigme scientifique, articulé sur une théorisation de plus en plus poussée des mécanismes de fonctionnement de l’organisme et des propriétés pharmacologiques des substances chimiques, naturelles ou synthétiques, qui contribue à la production de traitements plus efficaces (Chast 1995 ; Dagognet 1964). Au cours du siècle suivant, débute la production industrielle de médicaments à partir de techniques d’extraction des alcaloïdes végétaux et de leur commercialisation puis de la fabrication synthétique de composés ayant des propriétés pharmacologiques reconnues et provenant de produits naturels (houille, pétrole) ou synthétiques (benzène ou phénol par exemple). Les progrès dans la chimie des colorants synthétiques seront par la suite à la base d’innovations importantes : les sulfamides qui ont permis de lutter efficacement contre les maladies infectieuses, les anti-histaminiques et les premiers neuroleptiques, comme la chloropromazine, dérivent de ces travaux. La production des premiers antibiotiques comme la pénicilline, découverte accidentellement puis produite industriellement, puis de nouvelles classes thérapeutiques comprenant les corticoïdes, la pilule contraceptive, le facteur de coagulation, les anti-hypertenseurs, etc. qui révolutionneront les stratégies de traitement couvrant un spectre de plus en plus large de maladies, est à l’origine de ce que l’on a qualifié de « révolution thérapeutique » du XXe siècle (Faure 1999). Du fait de leurs retombées économiques très importantes, les médicaments font l’objet d’une compétition féroce menée par les grandes multinationales pharmaceutiques dont les méthodes de recherche et les techniques de production se situent de plus en plus aux confluents de nombreuses disciplines (chimie, biologie, génétique et robotique). La place qu’occupent les médicaments dans la vie quotidienne est essentielle, attestée par l’assimilation de noms commerciaux de médicaments, tels Prozac ou Viagra, dans le vocabulaire courant de populations de plus en plus vastes sur les cinq continents. Les domaines de la vie bouleversés par l’efficacité matérielle des médicaments ne concernent plus seulement le traitement des maladies, mais la gestion de la fécondité, de la nutrition ou des émotions. Les trois dernières décennies ont cependant remis en cause les succès des médicaments, essentiellement pour les motifs suivants : l’apparition de limites dans l’efficacité de traitements tels que les antibiotiques confrontés à l’émergence de résistances bactériennes, la fréquence croissante d’effets toxiques générateurs de pathologies iatrogènes occupant désormais une place importante dans les causes de mortalité, les inégalités sociales dans l’accès aux traitements désormais connues par le public, la visibilité des stratégies de construction sociale par les firmes de « besoins des populations » correspondant aux nouvelles molécules disponibles, et les interrogations sur le sens de la « médicamentalisation » du bien-être. Les antirétroviraux, qui, prescrits en multithérapies, ont transformé le pronostic de l’infection par le VIH, ont cristallisé l’ambivalence des représentations sociales contemporaines et la complexité des questions de santé publique concernant les médicaments. Présentés comme des progrès radicaux dans un contexte de stagnation de l’innovation thérapeutique, ces médicaments, marqués par des effets secondaires importants et des limites étroites au plan de leur efficacité, ne sont disponibles que pour des populations ou des groupes sociaux déterminés – qui ne représentent qu’une minorité des personnes nécessitant ces traitements –, en fonction de leur appartenance à des pays, des catégories sociales ou des systèmes d’organisation sociale et politique. Cette histoire du médicament, marquée par des succès et des échecs d’un point de vue de santé publique, est aussi une histoire sociale, politique et culturelle. Car le médicament n’est pas qu’un produit pharmaceutique médicalement efficace : il est également une marchandise, et un opérateur pour un ensemble de réseaux socioéconomiques, de pratiques, de représentations, de constructions socioculturelles associant le traitement notamment – mais pas seulement – à la maladie socialement représentée.

Il est remarquable que l’anthropologie du médicament ait émergé dans une période de « désenchantement » vis-à-vis de la thérapeutique pharmaceutique, comme si les limites de l’efficacité ouvraient un espace de réflexions jusqu’alors occulté par une approche positiviste du médicament. C’est autour de l’utilisation des médicaments dans les pays du Sud, simultanément à partir d’interrogations appliquées et dans une perspective d’anthropologie sociale et culturelle, que les premiers travaux conséquents en anthropologie du médicament ont été réalisés ou coordonnés par Van der Geest et Reynolds Whyte (1987, 1988), chefs de file de ce champ de recherche, puis par d’autres chercheurs, souvent associés à l’Unité d’Anthropologie Médicale de l’Université d’Amsterdam (Etkin et Tan 1994 ; Nichter et Nichter 1996 ; Tan 1989 ; Hardon 1987). Puis le retour vers une « anthropology at home » a conduit des chercheurs à s’intéresser au médicament dans les pays développés, en tant qu’objet transcendant les espaces, de l’individuel au social, du privé au public, du sanitaire au religieux, et simultanément opérateur technique et symbolique au coeur de la relation thérapeutique (Fain-zang 2001 ; Benoist 1999). L’apparition des multithérapies antirétrovirales dans les années 1990 a également amené des anthropologues travaillant sur le sida à s’intéresser aux dimensions sociales, culturelles et politiques des traitements, parfois à la demande des institutions sanitaires (Farmer et al. 2001, Lévy et al. à paraître, Desclaux 2001). Enfin, les travaux récents sur la construction sociale des pathologies mentales dans les sociétés occidentales ont abordé le médicament comme produit addictif, comme « marqueur social », ou comme thérapeutique (Ehrenberg et Lovell 2002, Haxaire 2002). La multiplication des études réalisées dans de multiples aires culturelles a été attestée au cours d’un colloque international sur l’anthropologie des médicaments tenu à Aix en Provence en 2002[1].

Il serait hasardeux de présenter en quelques pages un inventaire des multiples thèmes de recherche et dimensions d’analyse relatifs aux rapports entre médicaments et cultures. Tout au plus peut-on, en s’appuyant sur les grilles de lecture du champ de l’anthropologie du médicament existantes, et sur les principaux concepts et modèles d’analyse utilisés dans ce domaine, tenter de donner un aperçu d’une ossature théorique, en cours de constitution, visant à aborder ces rapports.

Quelques auteurs ont entrepris de systématiser cette approche. Se fondant sur un corpus important d’études ethnographiques, Nichter et Vuckovic (1994) proposent un agenda de recherche sur l’anthropologie des usages des médicaments, dont ils cernent les principaux enjeux à partir de l’exposition de dix thèmes majeurs couvrant à la fois les niveaux micro et macrosocial, des aspects idéologiques jusqu’aux conséquences de l’usage des médicaments sur les modalités de soins de première ligne. En 1996, Van der Geest, Whyte et Hardon publient une recension des recherches en anthropologie du médicament à partir d’une « perspective biographique » qui ordonne les travaux selon une chronologie, depuis les phases de production des médicaments jusqu’à l’évaluation de leur efficacité et ce, en tenant compte des contextes, des acteurs et des formes de transactions qui leur sont associés à chaque étape. Cette approche contribuera, selon ces auteurs, à saisir la dynamique des systèmes de santé (Reynolds Whyte, 1992) et à « raffiner les théories sur la vie sociale des choses » (van der Geest, Whyte et Hardon 1996 : 171). La valeur heuristique de cette approche a été attestée par le fait qu’elle a souvent été utilisée pour définir et contextualiser des études monographiques portant sur l’une ou l’autre des « étapes biographiques » : production, marketing, diffusion, prescription, distribution, utilisation, efficacité des médicaments.

Les travaux de Jean Benoist, qui s’est beaucoup intéressé à la construction de l’efficacité sociale des médicaments dans les systèmes médicaux, ont recours à une autre modélisation qui distingue, en cercles concentriques imbriqués, les rapports personnels de l’individu au médicament, le niveau microsocial de l’inscription du médicament dans une relation thérapeutique et dans un rapport aux « autres signifiants » appartenant à l’entourage, le niveau mésosocial des groupes, catégories et réseaux sociaux, et le niveau macrosocial de la « société », étroitement articulé à l’échelle nationale du système de soin, lui-même inscrit dans un niveau « mondial » (1999). L’analyse des interactions entre différents niveaux de ce système permet de rendre compte, notamment, des variations du sens du médicament dans un contexte de pluralisme médical (Benoist 1996).

Les études qui ont porté sur la diffusion et la distribution des médicaments montrent combien ces deux aspects s’inscrivent simultanément dans des logiques économiques et politiques complexes, régies par des contextes juridiques localement divers, en cours de modification dans le cadre de la réglementation de l’Organisation Mondiale du Commerce. Dans cette analyse, le modèle de Kleinman (1980), qui décrit un système médical composé de trois secteurs de soins de santé (populaire, biomédical et traditionnel), se révèle fort utile pour appréhender l’implication des acteurs. À condition d’être adapté aux configurations locales, ce modèle théorique permet de montrer comment les médicaments circulent dans et entre ces trois secteurs perméables, lors de transferts entre marchés formels et informels, qui font appel à des entrepreneurs multiples (distributeurs, grossistes, prescripteurs, pharmaciens, commerçants, vendeurs non qualifiés), contribuant à la diffusion des médicaments dans des espaces variés, en compétition et en expansion constante. Cette circulation de produits s’accompagne d’une circulation de significations et de discours sur le sens des médicaments (Kamat et Nichter 1998 ; Okumura, Wakai et Uwenaï 2002). Le concept de « système du médicament » (corollaire du concept anthropologique de « système médical », au sens de système de significations, système social et système opératoire) permet d’en analyser les configurations locales. La distinction, proposée notamment par Kleinman (1980), qui constitue l’un des paradigmes de l’anthropologie médicale, entre illness (qui correspond à la « maladie signifiée », telle qu’elle est perçue et interprétée par le malade), disease (qui correspond à la réalité biologique des troubles), et sickness (qui correspond à la maladie socialisée), fournit également un outil d’analyse pertinent. En adaptant ce concept à l’analyse des variations locales du rapport entre le « médicament signifié et interprété par le patient », la réalité de ses effets biologiques, et le « médicament socialisé », l’on peut aborder des questions relatives au vécu des traitements, aux perceptions de leur efficacité et de leurs effets secondaires (Etkin 1994 ; Sow 2002), aux logiques sous-jacentes à l’automédication, à la sous-consommation ou à la surconsommation médicale, aux réinterprétations de l’ordonnance. Enfin, les dimensions sociales et culturelles d’un médicament ne peuvent être comprises que s’il est situé dans la pharmacopée et parmi les autres thérapeutiques disponibles localement, qui constituent un système dynamique, que Dagognet (1964) qualifie de « phar-macocénose », en écho au concept de pathocénose. La monographie réalisée par Tan aux Philippines (1989) montre la pertinence de cette approche.

Les concepts qui ont été utilisés pour aborder le rapport entre médicaments et cultures sont, on le voit, essentiellement issus de l’anthropologie médicale, et s’inscrivent dans les approches contemporaines de l’anthropologie sociale et culturelle qu’il serait vain de tenter de recenser ici. Ce corpus d’outils théoriques adaptés à l’anthropologie du médicament doit encore être étoffé pour faire face à quelques particularités du champ, telles que le caractère extrêmement dynamique des objets d’étude.

Le médicament constitue donc un thème important, au carrefour des interrogations contemporaines sur la mondialisation, la santé et les systèmes thérapeutiques. De plus, révélateur privilégié des enjeux socio-politiques et culturels, il permet de saisir de façon originale les transformations dans ces domaines qui touchent à la fois les systèmes socioculturels et les individus dans leur rapport au corps, leurs pratiques de santé et leurs interprétations de la maladie et de la guérison. Les articles colligés dans ce numéro et rédigés par des chercheurs provenant d’horizons anthropologiques ou sociologiques variés (États-Unis, France, Pays-Bas, Danemark, Québec) sont traversés par trois concepts essentiels : culture, système et polysémie du médicament.

Le rôle de la culture dans la détermination des significations, des usages et des institutions construits autour des médicaments est une question centrale. Le médicament est le plus souvent pris dans une relation interculturelle : issu d’une culture biomédicale qui l’a saturé de sens, il est interprété ou réinterprété dans diverses cultures locales ou sous-cultures populaires et professionnelles. L’anthropologie du médicament est donc traversée, comme l’anthropologie médicale, par la problématique du culturalisme en santé publique (Fassin 2001) : les articles d’Arachu Castro et Paul Farmer, et Alice Desclaux montrent que, contrairement aux discours des institutions sanitaires, les patients ne sont pas moins observants dans les pays du Sud du fait de schèmes cognitifs ou d’un rapport au médicament propres à « leur » culture ; leurs pratiques – et donc l’efficacité des traitements – dépendent d’abord de l’organisation des institutions sanitaires et des aspects économiques qui déterminent l’accès au médicament. La culture n’en est pas pour autant absente, mais ces travaux montrent qu’elle doit être abordée en premier lieu d’une part sous l’angle de l’anthropologie économique ou de l’anthropologie politique, d’autre part en considérant les interrelations entre l’insertion du médicament dans la culture des institutions sanitaires et son insertion dans les cultures locales. Ces observations préliminaires ouvrent de vastes pistes de recherche notamment en anthropologie économique du médicament. L’on peut également s’interroger sur les éléments culturels qui déterminent le rapport individuel au médicament. Au-delà des aspects examinés par l’ethnomédecine, de l’ethnophysiologie à l’ethnopharmacologie, les usages du médicament semblent fournir une « fenêtre » sur des aspects fondamentaux de la culture tels que le rapport au savoir, la notion d’ordre ou celle d’autorité, dont l’article de S. Fainzang examine la prédétermination, dans l’espace intime, par l’acculturation à une religion. L’analyse peut également porter sur les changements culturels induits par le médicament bien au-delà de l’espace de soin : comme l’évoque l’article de Sjaak Van der Geest et Susan Reynolds Whyte, le médicament suscite des transformations en termes de marchandisation de la santé et du bien-être, et d’individualisation du rapport à la santé. La portée de ces changements culturels et le rôle qu’y joue le médicament – opérateur ou révélateur – doivent encore être analysés.

Que les médicaments s’inscrivent dans des systèmes de sens ou de rapports sociaux, qui plus est des systèmes dynamiques, les articles de Claudie Haxaire et Alice Desclaux le montrent, comme les publications de référence citées ci-dessus. Un foisonnement de « systèmes » semble d’ailleurs disponible pour l’analyse, au risque d’égarer la réflexion, au-delà des modèles les plus utilisés : la notion de « système du médicament », transposition de la notion anthropologique de système médical, dont les éléments correspondent aux « secteurs de soin de santé » (biomédical, traditionnel/alternatif, populaire) ; celle de « système pharmaceutique », transposition de la notion de système de soin issue de la santé publique, dont les éléments correspondraient aux secteurs public, privé et informel ; celle de « pharmacocénose », dont les éléments correspondraient à des remèdes et des médicaments, chacun qualifié de ses caractéristiques matérielles et idéelles. Les interfaces entre secteurs ou éléments composant un système ont souvent fait l’objet d’études, comme l’article pionnier qui a décrit l’émergence du nouveau rôle social des « injection doctors », situés entre secteurs populaire et professionnel, entre secteurs public et informel (Cunningham 1970). Le turn-over rapide des médicaments et la fréquence de la mise sur le marché de molécules, qui suscitent en permanence un renouvellement du champ thérapeutique, permettent d’observer les dynamiques de ces systèmes, notamment en termes de mise en place des mécanismes de contrôle des savoirs associés et de l’accès aux produits, de réinterprétations et redéploiements des produits et remèdes préexistants, de construction de nouvelles légitimités sociales ou de renégociations des légitimités antérieures. Dans une perspective synchronique, les modèles évoqués ci-dessus offrent aussi un outil d’analyse comparative fort pertinent, encore peu utilisé à cet effet.

Les articles de Johanne Collin et de Sjaak Van der Geest et Susan Reynolds Whyte montrent combien un même produit peut être chargé de significations multiples par différents acteurs, en interrelations consensuelles ou conflictuelles. La polysémie du médicament est aussi nourrie par son parcours biographique qui s’accompagne d’un cortège de valeurs en constante évolution et par sa diffusion dans des milieux sociaux et des cultures les plus diverses. Cette multiplicité de sens est bien sûr alimentée par le fait que le médicament traverse de très nombreux espaces – de l’intime du corps individuel au mondia-lisé des institutions internationales. Comme d’autres objets en rapport avec le biologique et abordés par l’anthropologie médicale, cette polysémie a également pour ingrédient une certaine ambivalence matérielle irréductible : les médicaments sont à la fois cure et poison, leurs effets biologiques ne sont jamais totalement bénéfiques ni anodins. Ils imposent aux individus, thérapeutes et patients, de faire des choix qui sont souvent basés sur des représentations simplificatrices, marquées tantôt par l’idéologie, tantôt par l’absence d’accès aux connaissances scientifiques sur les dimensions matérielles de l’effet des traitements, tantôt par une forme d’aveuglement induite par le désir d’efficacité – qui nourrit l’effet placebo. Cette polysémie, doublée d’ambivalence, est sans doute un concept opératoire pour aborder les enjeux de santé publique liés au médicament dans les sociétés contemporaines, tels que la surconsommation médicamenteuse dénoncée par les institutions sanitaires. Si elle crée, pour l’anthropologue, de nombreux objets de recherche potentiels assortis de multiples pistes d’analyse, elle multiplie également le risque d’aveuglements et d’interprétations partielles, voire de surinterprétations.

Le médicament, dans ses rapports avec la culture, apparaît donc, pour l’anthropologue, comme un objet d’étude particulièrement riche, mais également comme un objet très exigeant.

Contributions

Dans leur article sur la tuberculose en Haïti, Arachu Castro et Paul Farmer s’interrogent sur la situation paradoxale concernant le traitement de cette pathologie puisque l’existence de médicaments efficaces n’empêche pas l’augmentation de sa prévalence. Le cas haïtien illustre ce paradoxe. La multiplication des souches résistantes y est due à des facteurs multiples relatifs au niveau international (globalisation et coûts des médicaments) et aux conditions locales (pauvreté, état et limites des systèmes de santé locaux et difficultés d’accès aux soins, amplification des inégalités sociales). Pourtant, mais des méthodes diagnostiques précises et rapides sont disponibles, et il est possible de mettre en place des interventions nécessitant peu de moyens à la condition que les approches thérapeutiques soient arrimées à une aide économique et financière. Remettant en question les hypothèses biomédicales qui attribuent la progression de la tuberculose à des problèmes de non-observance du traitement, mais aussi les hypothèses culturelles trop limitatives, les auteurs mettent l’accent sur la prise en considération des conditions économiques qui constituent « une force pathogène ». L’analyse de la place des médicaments doit donc, selon Castro et Farmer, tenir compte des conditions sociales générales et des investissements nécessaires à l’amélioration des systèmes de soins, de diagnostic et d’accès aux médicaments. Cela les conduit, dans une perspective appliquée, à faire un plaidoyer pour une nouvelle éthique internationale nécessaire pour que l’efficacité biologique des médicaments ne soit plus rendue inopérante par les conditions sociales et économiques.

Alice Desclaux analyse les dimensions culturelles de l’usage des thérapeutiques du VIH/sida au Sénégal, autour de trois aspects : l’expérience des traitements par les patients, l’accès aux antirétroviraux et leur impact sur le système médical. Si l’observance est centrale dans les préoccupations médicales, les études menées à Dakar montrent qu’elle ne peut être comprise qu’en la re-situant dans une analyse plus large portant sur l’expérience des traitements. Cette expérience est marquée au Sud par la sélectivité de l’accès aux traitements, et par les dimensions de « marqueur social » du médicament, qui est un substrat de don et de contre-don, et le vecteur d’une individuation pour les personnes vivant avec le VIH. L’accès aux traitements dépend en Afrique de nombreux déterminants d’ordre économique, politique et juridique à la fois individuels et collectifs, locaux et internationaux ; il n’est cependant pas indemne d’une construction culturelle, qui gouverne tant les modalités et critères d’accès aux programmes des services de soin publics que les stratégies individuelles et associatives pour se procurer des médicaments. L’introduction des antirétroviraux a par ailleurs affecté le système de soin biomédical au plan des modes d’organisation et des rôles sociaux ; elle a également eu un impact sur d’autres secteurs du système médical, en suscitant la production de médicaments néotraditionnels que leurs promoteurs inscrivent dans des espaces laissés vacants par les multithérapies, tout en réinterprétant à leur profit l’aura d’efficacité associée à ces traitements. Cette analyse met en relief la multiplicité des stratégies socio-économiques élaborées autour d’innovations pharmaceutiques et leurs répercussions dans le système médical et au-delà de ce système.

L’article de Julie Laplante porte sur les interrelations entre la médecine humanitaire et les savoirs médicaux autochtones en Amazonie. Ces deux modes d’intervention sont inscrits dans des rapports d’exclusion et de métissage, donnant lieu à des formes de « bricolage » auxquels le médicament offre un accès privilégié. L’auteure s’attache à dégager les oppositions entre les caractéristiques des savoirs autochtones et biomédicaux, portés par les tradipraticiens locaux et les intervenants formés à la biomédecine, qui s’organisent respectivement autour du recours aux plantes médicinales et aux médicaments. L’importance du médicament apparaît ainsi dans les programmes de formation des travailleurs autochtones en santé, ce qui induit une dépréciation des pharmacopées autochtones face aux pathologies endémiques, bien que certaines techniques de guérison traditionnelles soient reconnues par les intervenants biomédicaux. Les tradipraticiens qui participent à cette formation acquièrent un certain prestige, et sont susceptibles de jouer un rôle d’intermédiaires entre les deux formes de savoirs, leurs compétences en matière de plantes médicinales étant cependant limitées concernant la « matrice symbolique » dans laquelle s’inscrivait leur usage traditionnel. L’exemple de la malaria illustre cette dynamique. Cette analyse montre ainsi que le médicament se situe, selon l’auteure « aux frontières des savoirs [...] de même qu’il génère les transformations et l’apparition de nouvelles formes de savoirs thérapeutiques ».

L’article de Claudie Haxaire se situe dans une perspective diachronique en analysant l’évolution des représentations des symptômes, des diagnostics et des traitements, relatifs aux infections sexuellement transmises en pays Gouro. Interprétées en fonction de constructions qui associent leur étiologie à des transgressions sociosexuelles, ces pathologies sont traitées au plan des symptômes plutôt qu’au plan de leur étiologie sociale, sous l’influence des praticiens issus de groupes nomades allogènes, les « passants », qui offrent des remèdes à base de plantes mais aussi de médicaments d’origine industrielle comme les antibiotiques vendus sur les marchés informels. Les traitements peuvent aussi être prescrits dans le cadre des dispensaires selon un protocole thérapeutique qui fait une place plus importante aux symptômes mis en avant par les patientes elles-mêmes. Depuis quelques années, des kits MTS ont aussi été introduits pour favoriser l’utilisation de traitements médicalement appropriés dans les services de soin. Ce passage du remède au médicament qui s’est réalisé rapidement indique selon l’auteur que la « pathocénose et la pharmacocénose » forment un système en évolution constante. Ces remaniements ont lieu dans un contexte de transformations socio-économiques qui modifient les contraintes sociales pesant sur les femmes dont les maladies sont extraites de leur matrice sociale pour être traitées dans un cadre biomédical, évolution qui n’a pas encore eu lieu dans le cas du VIH/sida.

Sjaak van der Geest et Susan Reynolds Whyte cernent la dialectique qui sous-tend le rapport aux médicaments et qui s’organise autour de l’opposition entre la popularité et le scepticisme. Les médicaments sont perçus comme des substances séduisantes non seulement pour les professionnels de la santé mais aussi pour les consommateurs. Chez ces derniers, les raisons qui expliquent cet engouement sont multiples et comprennent : leur efficacité éprouvée par les populations, leur dimension tangible, qui leur permet d’intervenir de façon significative et matérielle sur le corps malade, et de fournir un moyen de localisation et d’appréhension de la maladie qu’ils légitiment ainsi. Leur origine étrangère contribue aussi à leur plus grande attraction renforcée par les campagnes de publicité, les modes d’emballage et l’apparence des produits. Par ailleurs, les médicaments, signes échangés, contribuent au renforcement des relations sociales au travers de dons et de contre-dons qu’ils impliquent. Leur pouvoir dérive aussi de celui des professionnels de la santé qui les recommandent et les prescrivent. Leur succès est aussi lié au fait qu’ils permettent de court-circuiter certains des contrôles sociaux auxquels les individus sont confrontés, leur usage privé, sinon secret, contribuant à l’autonomie dans les choix de vie et de traitement. L’ensemble de ces avantages n’empêche pas cependant que les médicaments soit également l’objet de perceptions négatives (liées à leur toxicité, leur agressivité et leurs effets secondaires) qui sont aussi l’expression de positions politiques. Les résistances à l’égard des médicaments peuvent aussi s’exprimer par des formes de non-observance, reflet d’un scepticisme face au corps médical et ses prescriptions ou même d’une rébellion contre ses diktats, positions alimentées par les effets iatrogènes des médicaments et la critique de leur commercialisation. Le refus des médicaments est signifié par le choix de médecines alternatives, en particulier dans les pays en voie de développement où il existe des traditions médicales développées revendiquées comme l’expression d’une connaissance spirituelle visant à une harmonie et un équilibre absent dans les thérapies occidentales. Cette analyse confirme donc la polysémie des médicaments et leur statut ambivalent sinon problématique.

Johanne Collin analyse les aspects socioculturels du médicament en relation avec le vieillissement, problématique cruciale dans les pays développés dont la population âgée fait une consommation importante de médicaments. Elle montre comment le médicament renvoie à des fonctions multiples tant physiologiques que psychologiques et fait l’objet, au plan symbolique, de représentations contrastées. Celle du médicament-obligation met en relief les problèmes d’observance des traitements par les personnes âgées et les multiples facteurs qui peuvent en moduler la gestion optimale. La représentation du médicament-concession est associée aux modulations de la relation thérapeutique. L’acte de prescrire fait l’objet de plusieurs interprétations et le médicament apparaît comme l’expression de la sollicitude du médecin et sa compétence, dans un processus de négociation de la prescription dans lequel entrent en jeu les spécificités de l’état de vieillesse au plan de la santé, du rapport au corps et des motifs de consultation. Le médicament devient alors l’expression de concessions de la part de l’une ou de l’autre des parties et des rapports de pouvoir qui sous-tendent la relation. Enfin, la notion de médicament-compassion est associée aux constructions sociales de la vieillesse et à la détérioration de la qualité de vie, corporelle et psychique, que le médicament peut atténuer. Le recours important aux psychotropes chez les personnes âgées est rattaché à cette notion. Ainsi, la perception du médicament ne peut se comprendre sans le situer dans le réseau des valeurs et des attentes sociales face à la vieillesse.

Sur un plan microanthropologique, Sylvie Fainzang s’interroge sur la place des médicaments dans l’espace privé, leurs modalités de rangement et de consommation qui semblent être régies par des référents culturels. Prenant appui sur un terrain auprès de groupes de patients d’origines protestante et catholique du Sud de la France et dont l’appartenance socio-économique et professionnelle est diversifiée, son analyse, qui visait à dégager les usages quotidiens des médicaments en milieu rural et urbain, indique en premier lieu des distinctions entre l’usage individuel ou collectif des médicaments, ainsi que dans les rapports avec les médecins, et dans les stratégies de dosage des médicaments par les patients. Le rangement des médicaments au domicile est aussi révélateur de visions du monde contrastées : les lieux privilégiés obéissent à des choix différents dans les espaces personnels (chambre ou bureau), ou collectifs (cuisine ou salle de bains), ce qui reflète le caractère plus individualisé ou plus collectif, selon les cas, du rapport aux médicaments, ainsi que la relation établie entre médicament et alimentation. L’étude ethnographique fine du rangement des médicaments dans l’espace domestique permet ainsi de comprendre comment s’articulent les conceptions du corps et celles du lieu d’habitation, les espaces collectifs et privés se recoupant dans des espaces intermédiaires, qui sont aussi le reflet des rapports particuliers aux médicaments, au corps et à la « collectivité familiale ».

Quant à Vincent Fournier, il analyse les caractéristiques du discours contemporain sur le vin. Il montre comment cette boisson se charge d’une valence positive, devenant dans la pensée biomédicale contemporaine une substance thérapeutique. Les données épidémiologiques supportent ainsi l’hypothèse qu’une consommation de vin modérée contribue à une meilleure santé, réduisant signifi-cativement les risques de maladies cardio-vasculaires, les cancers et la maladie d’Alzheimer. Ces avantages, fondés sur l’autorité médicale, semblent être de plus en plus acceptés par les différentes populations et ils deviennent un des éléments du marketing vinicole actuel, qui vise à vendre un produit dans un marché international en pleine évolution.