Corps de l’article

Les thérapies moléculaires ciblées (TMC) soulèvent un grand espoir en cancérologie car elles agissent en principe sur des anomalies biologiques spécifiques des cellules tumorales, avec pour avantages théoriques un meilleur index thérapeutique et un ciblage rationnel des cellules tumorales. L’une des voies de signalisation les plus étudiées actuellement en cancérologie est celle de la famille des récepteurs du facteur de croissance épidermique (EGFR) [1] dont plusieurs inhibiteurs sont testés, en particulier en cancérologie bronchique.

Biologie de l’EGFR

EGFR (ou HER1) appartient à la famille HER, composée de quatre récepteurs à activité tyrosine kinase. Ses ligands naturels sont variés et comprennent le facteur de croissance épidermique (EGF) et le facteur de croissance transformant α (TGFα) qui peuvent participer à une boucle autocrine. Après fixation du ligand, les récepteurs forment un homo- ou un hétérodimère avec un autre membre de la famille HER à la surface de la cellule. Les domaines intracellulaires sont alors trans-autophosphorylés, ce qui permet le recrutement de protéines comme GRB2, SH et SOS, puis la transduction du signal et l’activation en cascade de Ras, Raf et les MAP-kinases aboutissant finalement à la traduction de divers gènes impliqués dans la prolifération cellulaire, l’inhibition de l’apoptose, l’angiogenèse et le processus métastatique. L’EGFR est exprimé notamment sur les cellules tumorales de l’ovaire, du sein, de la vessie, des voies aérodigestives et du poumon (forme non à petites cellules) et constitue potentiellement une cible thérapeutique de choix dans ces cancers [2]. Quatre stratégies sont explorées pour bloquer les fonctions de ce récepteur: la neutralisation de l’EGFR par un anticorps monoclonal; l’inhibition spécifique de l’activité tyrosine kinase de l’EGFR par des petites molécules; l’utilisation de toxines associées au ligand ou à un anticorps anti-EGFR, des oligonucléotides antisens. Les deux premières sont actuellement en phase II ou III (voir Encadré) de leur développement, alors que les deux dernières en sont à des stades précliniques.

Le ciblage de l’EGFR en thérapeutique

Les anticorps monoclonaux

Les anticorps monoclonaux dirigés contre l’EGFR (dont le C225 [cetuximab]), se lient au domaine extramembranaire du récepteur avec une affinité supérieure à celle des ligands naturels et bloquent ainsi la transmission des signaux activateurs. Bien tolérés, utilisés seuls ou en association avec la chimiothérapie, ils sont efficaces dans les cancers colorectaux et sont actuellement testés dans le cancer bronchique avec des résultats prometteurs [4]. Cependant, l’EGFR peut parfois être muté dans sa partie extramembranaire et ne plus être reconnu par l’anticorps. C’est le cas dans 16 % des cas de cancer bronchique non à petites cellules [5].

Les inhibiteurs de tyrosine kinases

Ces molécules empêchent la trans-autophosphorylation de la tyrosine-kinase du récepteur EGFR et parfois celle d’autres récepteurs de la famille HER. Les agents dont le développement est le plus avancé sont l’Iressa® (ZD1839 ou geftinib), anilinoquinazoline de synthèse qui s’administre par voie orale, et le Tarceva® (OSI574 ou erlotinib). In vitro, le ZD1839 inhibe la croissance de diverses lignées tumorales humaines exprimant l’EGFR, en particulier celles qui sont issues de cancers bronchiques autres que ceux à petites cellules [6], y compris si elles expriment le gène de résistance multidrogues (MDR) [7]. L’effet inhibiteur est très rapide (2heures) et durable (24 heures au moins). Il ne provoque pas l’apoptose des cellules, mais leur retour en phase G0/G1 du cycle cellulaire. Des études de phase I, menées dans différents types de cancers, montrent la bonne tolérance des inhibiteurs de l’EGFR administrés par voie orale.

Résultats cliniques du ZD1839 dans le cancer bronchique non à petites cellules

Deux essais de phase II ont testé le geftinib en monothérapie: essais IDEAL1 et IDEAL2 [8, 9]. Ces essais ont porté sur 210 et 216 patients respectivement. Tous les patients étaient au moins en deuxième ligne thérapeutique après échec du cisplatine. Les taux de réponses objectives observés ont été de 19 % dans IDEAL1 et de 12 % dans IDEAL 2. Le taux de réponse observé dans IDEAL1 est tout à fait comparable à celui observé avec la chimiothérapie standard de deuxième ligne (le docetaxel). Le taux de réponse dans IDEAL2 (malades en troisième ligne) est meilleur que celui que l’on observe avec les chimiothérapies standard en troisième ligne (de l’ordre de 3%). L’amélioration symptomatique (qui survient rapidement) était l’un des principaux bénéfices observés dans IDEAL1. Elle a été observée chez 78 % des répondeurs, 53 % des patients stabilisés et seulement 13 % des patients dont la maladie progressait. C’est sur la base de ces résultats que l’Iressa® a obtenu au Japon une autorisation de mise sur le marché en deuxième ligne dans les cancers bronchiques non à petites cellules en monothérapie.

Forts de ces résultats, deux essais randomisés de phase III (INTACT) ont testé l’intérêt de l’Iressa® en première ligne thérapeutique en association avec la chimiothérapie. Des patients inopérables ont reçu une chimiothérapie de référence associée à la prise continue soit d’Iressa® soit du placebo. L’Iressa® a été poursuivi après la fin de la chimiothérapie. Chacun de ces essais a inclus plus de 1000 pa-tients. Malheureusement, les résultats présentés au congrès de l’ESMO 2002 [10, 11] ont montré l’absence de bénéfice en termes de survie de l’association chimiothérapie-Iressa® par rapport à la chimiothérapie seule. Une interaction négative entre chimiothérapie et Iressa® ou bien une mauvaise séquence thérapeutique (administration concomitante plutôt que séquentielle) ont été proposées pour expliquer ces résultats décevants.

Le ZD1839 impliqué dans des pneumopathies interstitielles aiguës ?

Les médias de vulgarisation ainsi que certains journaux scientifiques (dont Nature, mai 2003, vol. 423, p. 209) et médicaux se sont fait récemment l’écho de décès par pneumopathies interstitielles survenues sous ZD1839 (Iressa®). Il est regrettable de constater que le plus souvent seul le dénominateur (nombre de décès observés) était fourni sans aucune référence au numérateur (nombre de patients traités)… Quels sont les faits ? La seule publication médicale référencée sur le sujet rappelle que sur 17500 patients japonais traités, il a été recensé finalement 291 cas de pneumopathies interstitielles, soit 1,7% des patients [12]. L’incidence de ces pneumopathies se situe à hauteur de 0,7% pour les patients non-japonais traités dans le reste du monde (données fournies par les laboratoires AstraZeneca). Plusieurs points méritent d’être précisés. Premièrement, soulignons que dans la plupart des pneumopathies interstitielles imputées à l’Iressa® au Japon, les autres grandes étiologies (infection, progression tumorale, embolie, défaillance cardiaque, toxicité pulmonaire des autres agents anti-cancéreux…) n’ont pas été éliminées et que l’imputabilité de l’Iressa® s’est faite sur la seule prise du médicament. Un argument important en faveur de la faible fréquence des pneumopathies interstitielles à l’Iressa® est l’existence des essais randomisés comparant l’Iressa® au placebo. Aucun n’a rapporté de différence dans l’incidence de pneumopathies interstitielles observée entre les groupes Iressa® (1,1%) et placebo (0,9 %) alors que plus de 2000 patients ont été traités [11, 12]. Deuxièmement, tous les traitements du cancer bronchique (chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie) ont une importante toxicité pulmonaire. Les cytotoxiques standards peuvent être responsables de pneumopathies interstitielles avec des incidences atteignant 5 % - voire 7 % en cas de radiothérapie - supérieures à celle de l’Iressa® [13].

Conclusions

Le développement des thérapies ciblées et en particulier des inhibiteurs d’EGFR suscite donc beaucoup d’espoir en cancérologie. Les essais de phase II avec l’Iressa® dans les cancers bronchiques non à petites cellules en deuxième ligne confirment l’efficacité thérapeutique de cette molécule. Néanmoins, les résultats négatifs des essais INTACT1 et 2 soulignent à quel point le développement et le positionnement de ces molécules dans notre arsenal thérapeutique reste difficile, d’autant que la polémique sur les pneumopathies interstitielle a freiné transitoirement le développement de cette molécule. Il est important de garder à l’esprit que tous les traitements du cancer bronchique (chirurgie, radiothérapie et chimiothérapie) ont une toxicité pulmonaire, et que c’est le rapport bénéfice-risque qui doit toujours être le guide décisionnel des cliniciens. Ce rapport bénéfice-risque reste favorable à l’Iressa®. En effet, ce médicament permet d’obtenir 10 à 20 % de réponses objectives dans des cancers bronchiques avancés et réfractaires avec un bénéfice symptomatique chez 40 % des patients [8, 9], et avec un risque potentiel de pneumopathie interstitielle de l’ordre de 0,7 à 1,7 %. C’est d’ailleurs sur ces bases que l’Iressa® a récemment obtenu l’AMM aux États-Unis et en Australie.