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Introduction

Face aux conséquences de la crise économique et au ralentissement des mouvements migratoires, les pays d’émigration, à la recherche de devises fortes, ont adopté des mesures destinées à inciter les émigrés à transférer la plupart de leur épargne. Les transferts de revenus sont devenus dans certains pays d’émigration la variable clé du financement de l’équilibre extérieur, voire un élément important du développement économique. L’analyse de la nature et des déterminants de ces transferts revêt en conséquence une importance cruciale, au même titre que celle des déterminants des migrations de départ et de retour.

On distingue dans la littérature économique sur les transferts des émigrants les motifs individuels des motifs relevant d’une décision familiale[1].

Lorsqu’il s’agit des motifs individuels, le transfert est souvent envisagé comme l’élément d’un contrat intergénérationnel (Lucas et Stark, 1985; Hoddinott, 1994). La perspective d’héritage pourrait occuper également une place de choix dans la justification des envois de fonds. Ces deux premiers motifs entrent dans la catégorie des échanges de services où les sommes rapatriées représentent par exemple le prix de l’attention portée par le bénéficiaire au patrimoine local de l’émigré.

À cette catégorie, on oppose traditionnellement le motif altruiste qui peut en outre motiver une décision de migration qui viserait à obtenir sur un autre marché un revenu individuel supérieur au revenu maximal qu’il est possible d’espérer sur place, et qui autoriserait donc des transferts importants (Coate et Ravaillon, 1993).

À ces deux motifs s’en ajoute un troisième qualifié de stratégique : en présence d’information imparfaite sur la productivité des candidats à l’embauche, les employeurs du pays d’accueil rémunèrent les travailleurs immigrés sur la base de la productivité moyenne du groupe qu’ils constituent. Dans ce contexte, le transfert a pour but de subventionner les moins productifs pour les maintenir au pays afin de modeler la composition du groupe et d’accroître la rémunération (Stark, 1995b).

La dimension familiale du motif de transfert se justifie dès lors que l’on abandonne l’hypothèse de complète transférabilité des utilités. La migration est alors analysée selon un modèle de portefeuille d’actifs et résulte soit d’une décision concertée de l’ensemble des membres de la famille ou du groupe, soit d’une décision imposée par une hiérarchie reconnue. Dans ce contexte, la migration tout comme le transfert sont deux instruments complémentaires mis au service de la réduction du risque de variabilité du revenu (Stark et Levhari, 1982; Stark, 1991, 1995a; Taylor et Wyatt, 1996).

L’objectif de cet article est de comprendre pourquoi certains migrants envoient relativement plus de transferts que d’autres. En prenant appui sur les résultats d’une enquête se rapportant aux émigrants tunisiens, on tente de tester la validité d’une conjecture selon laquelle le montant des fonds envoyés dépend négativement du niveau de qualification de l’émigrant.

Dans ce modèle, les émigrants les moins qualifiés, de par les mécanismes de révélation de l’information concernant leur niveau de qualification, envoient relativement plus de fonds afin de mieux préparer leur réinsertion dans le pays d’origine. Les transferts s’assimilent alors à la contrepartie d’un service qui sera fourni par les membres de la famille de l’émigrant lorsqu’il sera de retour chez lui. Il s’agit d’une forme de contrat d’assurance.

1. Le cadre théorique

On considère le choix relatif au transfert grâce à un modèle simplifié à deux périodes et à deux agents : le migrant et sa famille. Le migrant a une certaine qualifi­cation ou habileté θ avec θ ∈ equation: 007258are001n.png Celle-ci est une variable aléatoire de fonction de répartition F(θ).

On retient l’hypothèse d’asymétrie d’information dans le pays d’accueil où la productivité ou la qualification des migrants n’est pas observable immédiatement. Durant la première période, le migrant est supposé être rémunéré à la productivité moyenne du groupe de migrants avec lequel il est associé par l’employeur (Stark, 1991 et 1995a et b).

Si la migration réussit, la consommation en première période sera :

equation: 007258are003n.png désigne le salaire moyen dans le pays d’accueil; h représente le montant d’aide familiale accordé à l’émigrant pour faciliter son installation dans le pays de migration et T le montant de transfert envoyé à la famille.

En seconde période, l’émigrant révèle un signal sur sa productivité. Selon l’exigence de l’employeur, qui peut être estimée par un score minimal à réaliser, le migrant évalue ses chances de reconduction de son contrat de travail dans le pays d’accueil. Le signal de productivité révélé par l’émigrant peut s’écrire :

où ε est une variable aléatoire de fonction de répartition G(ε) et de fonction de densité de probabilité g(ε). Si le score minimal exigé par l’employeur est SF de distribution Γ(SF), alors la probabilité de renouvellement du contrat de travail du migrant est donnée par[2] :

soit encore

avec

L’équation (3)′ signifie que les chances de reconduction du contrat de travail dans le pays d’accueil augmentent avec la qualification du migrant.

En revanche, si le seuil minimal de productivité SF n’est pas atteint, le migrant est supposé être contraint de retourner dans son pays d’origine où la probabilité de sa réinsertion dans le marché de travail domestique sera donnée par :

Il s’ensuit le résultat suivant :

equation: 007258are008n.png et equation: 007258are009n.png sont les distributions respectives de ε̃ et SH, et est la fonction de densi­té de ε̃.

Compte tenu de ce qui précède la consommation en seconde période s’exprime de la façon suivante :

w1(θ) désigne le salaire du migrant ayant réussi le test et w0(θ) le salaire perçu dans le pays d’origine, avec vraisemblablement w1(θ) > w0(θ). I(Th) représente le support d’insertion familial avec I′(Th) > 0 et I″(Th) < 0.

L’utilité instantanée du migrant est décrite par une fonction V(.) qui remplit les conditions V′(.) > 0 et V″(.) < 0.

Le montant optimal de transfert est alors solution du programme de maximisation suivant :

où δ désigne le facteur d’escompte.

Proposition[3]

Le montant optimal de transfert dépend négativement du niveau de qualification du migrant :

Les migrants moins qualifiés redoutent à la fois le chômage dans le pays d’accueil et les difficultés d’intégration sur le marché de travail du pays d’origine : un θ faible rend plus vraisemblable la situation de chômage tant au niveau du pays d’accueil qu’au niveau du pays d’origine, d’où une probabilité (1 – ρ1(θ)) (1 – ρ0(θ)) élevée de devoir recourir à l’aide de la famille dans le pays d’origine I(Th). Dans ces conditions les transferts sont assimilés à une forme d’assurance contractée auprès des membres de la famille.

Le risque de chômage accroît les transferts et inversement. En outre, une aide familiale élevée induit un montant important de transferts :

2. Transferts et qualifications des émigrés tunisiens

L’évaluation empirique de l’impact du niveau de qualification prend appui sur une enquête d’envergure nationale riche d’informations sur la mobilité internationale des travailleurs tunisiens, réalisée au début de l’année 1987 par l’office des travailleurs tunisiens à l’étranger (OTTE, Ministère des affaires sociales).

Cette enquête vise quatre préoccupations fondamentales :

  1. Évaluer le volume de l’émigration internationale au moment de l’enquête avec comme point de départ l’année 1974 qui constitue un tournant très important dans l’histoire de l’émigration tunisienne.

  2. Dégager les caractéristiques démographiques et socioprofessionnelles des émigrants et préciser la nature du mouvement migratoire (temporaire, définitif, circulaire, déclarée, clandestin, ...).

  3. Étudier les conséquences socio-économiques de cette émigration et les conditions de vie (emploi, logement, accompagnement, santé, relation avec les autorités administratives et les citoyens du pays d’accueil, relation avec les missions tunisiennes au pays d’accueil, expérience et qualification acquises pendant le séjour) de l’immigrant dans le pays d’accueil.

  4. Évaluer le volume des transferts des revenus et leurs utilisations alternatives.

L’échantillon étudié comporte 681 travailleurs immigrés majoritairement de sexe masculin dont l’âge au moment de l’unique ou dernière migration internationale est compris entre 15 et 55 ans. Seules les expériences de migration survenues pendant la période 1970-1986 ayant donné lieu à un séjour d’une durée d’au moins égale à six mois ont été retenues.

Parmi ces 681 travailleurs immigrés interrogés dans le cadre de cette enquête, 69 % déclaraient transférer des revenus vers leur famille en Tunisie, les transferts étant entendus au sens large[4].

L’étude économétrique des déterminants du comportement de transfert se base sur l’estimation d’un modèle Tobit généralisé. Ce modèle suppose un comportement séquentiel de la part de l’immigré : dans un premier temps, l’individu i va décider s’il envoie des fonds ou non; cette première décision peut être décrite par un modèle Probit dichotomique basé sur un critère equation: 007258are014n.png

Il fixe ensuite la proportion de ses revenus p̃ri qu’il va envoyer dans son pays d’origine. La variable observée premiti s’écrit alors sous la forme suivante :

Cette formulation permet notamment de faire apparaître la plus ou moins grande corrélation existant entre les deux décisions (Gourieroux, 1989 : 202-216).

L’investigation économétrique, dont les résultats sont détaillés dans l’annexe 3, montre qu’à côté des variables économiques traditionnelles, telles que le niveau de revenu (WAGE1 et WAGE10), d’autres variables relatives sont susceptibles d’avoir des effets significatifs sur le comportement de transfert des immigrés tunisiens[5].

Ces variables ont trait :

  • aux conditions de logement et de vie du migrant dans le pays d’accueil (GOODH),

  • à la présence de la famille directe à charge dans le pays de migration (ACCOMP),

  • à l’acquisition de nouvelles habitudes de consommation (HABCON),

  • à la durée de séjour (DUREE),

  • à la constitution d’un patrimoine dans le pays d’accueil (MIGSAVE),

  • à un sentiment de discrimination subie sur le marché de travail du pays d’immigration (DISCT),

  • à l’espace géographique d’accueil du migrant (EUROPE).

L’allongement de la durée de séjour ne semble pas affecter négativement le comportement d’envoi de fonds. Au contraire, la probabilité de transférer augmente avec la durée de séjour (impact positif significatif de la variable DUREE).

Le prolongement de la durée de séjour, l’acquisition de nouvelles habitudes de consommation et de bonnes conditions de logement et de travail dans le pays d’accueil constituent autant d’éléments susceptibles d’accroître le degré d’assimilation du migrant tunisien. Ces variables semblent avoir un impact significatif positif sur la probabilité de transférer des fonds[6].

L’appartenance du migrant à deux espaces géographiques, culturels, politiques et économiques différents constitue un des éléments déterminants du comportement de transfert. L’ampleur et la régularité des transferts dépendent de l’appréciation que le migrant porte sur les deux espaces dans lesquels il se situe. Les mesures prises dans les pays d’accueil en matière de conditions d’accès des migrants aux professions commerciales et artisanales ainsi que la stabilité politique et économique de ces pays peuvent avoir des effets immédiats sur l’envoi des fonds[7]. Ainsi, toutes choses étant égales par ailleurs, les immigrés tunisiens en Europe consacrent une proportion relativement moins importante de leurs revenus à l’envoi de fonds (impact négatif de la variable EUROPE) que les immigrés tunisiens en Libye[8].

En outre, la décision de placer l’épargne aussi bien dans le pays d’accueil qu’en Tunisie se traduit par une réduction des envois de fonds en proportion des revenus perçus (impact négatif et significatif des variables MIGSAVE et TUNSAVE). Une telle relation pourrait s’interpréter en termes de constitution d’une épargne de précaution qui vient se substituer aux fonds susceptibles d’être transférés vers le pays d’origine[9]. L’émigrant préférerait s’assurer qu’une partie de son épargne est en sécurité et qu’il peut la mobiliser rapidement en devises convertibles ou en Dinars tunisiens.

L’envoi de fonds peut être envisagé comme l’élément d’un contrat intergénérationnel lorsque les migrants remboursent leurs parents pour les frais de scolarité qu’ils leur ont occasionnés. Dans ce cadre, on s’attend à une relation positive entre le niveau d’éducation et les transferts (Rempel et Loddell, 1978). L’investigation économétrique réalisée permet de tester la présence et la significativité d’une telle relation à travers l’introduction de la variable NONEDUC. Celle-ci n’intervient de façon significative qu’au niveau de la décision d’envoyer des fonds[10]. En outre, l’impact positif de cette variable sur la probabilité de transférer ne corrobore pas l’hypothèse d’un transfert motivé par le remboursement des frais de scolarité. En revanche, un tel résultat pourrait trouver une explication plutôt dans le remboursement des frais occasionnés par la migration internationale : les migrants faisant partie de la population non éduquée se verront assez fortement sanctionnés par le marché de travail de leur région ou pays d’origine (chômage ou faible rémunération) en raison de leur faible productivité et ne pourront de ce fait dégager une épargne suffisante pour subvenir aux frais de transport et d’installation dans le pays de migration; ils ont alors le plus souvent recours à l’aide de leur famille qu’ils devraient rembourser ultérieurement.

Les résultats soulignent l’impact négatif et significatif de la variable représentant le niveau de qualification de l’immigré, CADRE, sur la proportion des transferts dans le revenu total. La définition de cette variable fait référence à la catégorie socio-professionnelle et/ou le niveau de revenu du migrant. Conformément aux prévisions du modèle théorique, les immigrés tunisiens les moins qualifiés envoient relativement plus de transferts.

Conclusion

Les transferts sont susceptibles de jouer un rôle non négligeable dans le financement du développement économique des pays d’origine. Ils permettent aux émigrés d’améliorer non seulement les conditions de vie des membres de leurs familles mais aussi de contribuer au financement des projets dans leur pays d’origine. D’où l’importance de toute contribution théorique et/ou appliquée à l’analyse des déterminants du comportement de transfert de fonds.

Dans le modèle théorique partiel présenté, en regard de la complexité du compor­tement étudié, les émigrants les moins qualifiés sont supposés envoyer plus de transferts afin de mieux préparer leur insertion dans leur pays d’origine. Les transferts s’assimilent alors à la contrepartie d’un service qui sera fourni par les membres de la famille de l’émigrant lorsqu’il sera de retour chez lui. L’investigation économétrique semble corroborer une telle conjecture. Elle met aussi en exergue le rôle d’autres variables traduisant la trajectoire migratoire du travailleur, son histoire familiale, son intégration dans le pays d’accueil et sa décision d’épargne.