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Pierre Perrault était un poète, celui qui raconte en s’écartant sciemment du droit fil du récit et emprunte toutes ressources pour communiquer l’émotion au fondement de son oeuvre. Il était un poète du pays, des gens et des espaces.

Peu avant son décès en 1999, Perrault faisait paraître le récit de son voyage de 1991, une croisière qui le mena de Québec au-delà du cercle polaire arctique, déjà racontée, fugaces paroles, au cours d’une série d’émissions radiophoniques. Ne soyons pas étonnés que le récit ne raconte pour ainsi dire rien : ce n’est qu’au tiers de l’ouvrage déjà que le brise-glace largue les amarres et le voyage (aller seulement) se déroule à peu près sans histoire.

Dans le livre comme dans toute l’oeuvre de Perrault, le récit est intérieur. Le voyage procure un fil conducteur autour duquel Perrault réfléchit plus ou moins ad lib. sur l’avancée du monde, étalant sa fascination, ses doutes et sa nostalgie.

L’auteur livre sa fascination pour les grandes oeuvres du monde et de l’Homme. L’immensité du fleuve et des glaces, par exemple, et la capacité du monde d’hier et d’aujourd’hui de s’y mouvoir sans s’y perdre grâce aux moyens qu’inspire chaque époque. Cette fascination révèle un attachement profond pour l’Homme lui-même, et pour le pays dans lequel il incarne son humanité. C’est un Perrault ému de l’amour du pays et de son monde qui écrit, dans un style soudain dépouillé : « Là où je suis, il fait toujours beau » (p. 116). Mais la fascination n’est pas seulement admirative. L’auteur livre également un portrait nostalgique des pertes accusées par l’humanité dans son avancée bouleversante. Pour Perrault, le GPS remplaçant la navigation à l’estime, la balise automatisée remplaçant le phare et son gardien, la cartographie détaillée des grands espaces remplaçant le hasard de la découverte, ne sont pas seulement de formidables progrès qui améliorent les choses. Ils rapetissent l’espace lui-même, c’est-à-dire la toute-puissance de la nature, assujettie au règne technologique ; ils rapetissent l’espace des rapports humains.

Cette angoisse est au fondement de l’ouvrage : tout de son récit et de sa croisière pensive l’y conduit ; rien de ce qu’il voit du présent ne le rassure tout à fait sur le futur. Le titre même de l’oeuvre exprime cette angoisse fondatrice. Le livre aurait pu s’intituler « L’appel du Nord », dont le sens aurait été univoque. Perrault choisit plutôt de livrer toute l’ambiguïté de sa lecture du monde contemporain dans une expression empruntée à René Richard, dont on ne sait trop si elle décrit une maladie incurable ou une fascination. Du reste, cette angoisse face au destin du monde, face à l’oeuvre inachevée, est symbolisée par le voyage lui-même, solitaire malgré l’équipage, incomplet, inachevé. Arrivé à cette destination qui le déçoit, il se rend compte qu’il a voyagé seul, malgré l’équipage qu’il a côtoyé durant quinze jours, discutant avec lui-même seulement de l’isolement croissant des hommes. Puis, il laisse le bateau pour l’avion et ne dit rien du retour. Il gardera pour lui les secrets de l’autre versant du voyage.

Ces thèmes n’étonneront pas ceux qui connaissent un tant soit peu l’oeuvre du poète, puisqu’ils marquent toute son oeuvre. A-t-il voulu livrer un testament révélant délibérément sa vérité intérieure ? Chose certaine, on peut parcourir le récit sans histoire de cette manière ; si la mort de l’auteur n’est que coïncidente à la parution de l’ouvrage, elle ne décourage pas cette interprétation. Tout se passe comme si l’auteur avait voulu laisser parler les préoccupations de sa vie sur le déclin, livrer des réflexions vagabondes, sans y opposer d’ordre absolu comme l’aurait exigé la rigueur d’une série d’essais. Ce livre reprend le genre cinéma-vérité ; ici, le personnage central est Pierre Perrault, témoin du temps qui passe.

Le style même de l’écriture est imprégné de cette vérité du poète, qui empoigne le crayon telle une caméra braquée sur lui-même. Le récit est un écheveau où s’entremêlent les souvenirs de voyages, ceux de ses amitiés, de ses lectures, des objets de sa curiosité et de son affection, avec ces jugements parfois hésitants, souvent nets, sur la destination du monde. La plume de Perrault, tout comme les images de son oeuvre ethnographique, est vigoureuse et crue, spontanée autant que puisse l’être l’acte d’écrire du poète. Il invente des phrases drues, comme si ses mains larges étaient mal à l’aise d’en composer de trop longues. Il reprend quelques vieilles expressions, comme on peut s’y attendre. Mais surtout, le poète forge des mots, principalement des verbes, qui économisent les périphrases. Écriture impressionniste, au service d’un recueil d’impressions.

Testament ? À vrai dire, la question est vaine, puisque le livre possède une valeur propre. Il est le témoignage émouvant de l’un de ces observateurs les plus prolifiques des mutations ayant marqué le Québec de la seconde moitié du XXe siècle. Son oeuvre cinématographique peut être lue variablement, puisque le poète y laisse parler les autres plus que lui-même. Dans ce texte, c’est Perrault qui révèle son émerveillement et son désarroi face au monde qui bascule, une sorte de bilan des profits et des pertes léguées par la modernité inachevée, et un questionnement sans fin ni réponse définitive.

Par la taille et l’ampleur de son oeuvre, Perrault était le miroir du passage du pays à un autre âge, comme Félix Leclerc, dont il était à mon sens le frère spirituel. La portée de l’oeuvre elle-même est telle qu’on se souviendra de lui non seulement comme un miroir, mais encore comme un acteur du changement. Le florilège qu’on lui a adressé immédiatement après sa disparition témoignait bien de ces deux aspects indissociables de l’oeuvre de l’artiste. Le mal du Nord, beau livre publié l’année même de son départ, les renferme tous les deux.