Corps de l’article

Le départ d’un nombre important de jeunes vers les capitales régionales et les principaux centres urbains de Montréal et de Québec est un phénomène qui, depuis quelques années au Québec, n’est pas sans compromettre l’avenir socioéconomique des localités et des régions les plus éloignées des grands centres urbains (Côté, 1987 ; Conseil des affaires sociales (CAS), 1989 et 1990 ; Gauthier et Bujold, 1995 ; Tremblay, 1997). C’est dans le but de mieux comprendre les causes pouvant inciter les jeunes Québécois à partir de leur lieu d’origine de même que les conditions dans lesquelles ils s’insèrent dans leur lieu d’accueil que les membres du Groupe de recherche sur les migrations des jeunes (GRMJ)[1], en 1997-1998, ont mené une enquête de type qualitatif auprès de 67 jeunes de 15 à 29 ans ayant migré de leur village ou ville d’origine vers l’une ou l’autre des villes suivantes : Montréal, Québec, Hull (Gatineau depuis), Trois-Rivières, Rimouski, Chicoutimi (Saguenay depuis) et Rouyn-Noranda.

Par migration, il faut entendre l’installation résidentielle, depuis au moins six mois, d’un jeune dans une autre localité ou une autre région que celle où il habitait avec ses parents à l’âge de 15 ans. La jeunesse est une période de la vie qui se caractérise par des tâtonnements et des expériences répétées d’insertion dans la vie professionnelle et matrimoniale (Galland, 1991 ; Gauthier, 1997a). Les jeunes sont donc appelés à d’éventuelles mobilités géographiques, à retourner dans leur lieu d’origine tout comme à s’établir ailleurs au Québec et même hors de la province. La migration est considérée ici comme un processus dynamique et réversible et non comme un phénomène statique et définitif.

C’est dans le cadre d’une maîtrise en sociologie[2] que nous avons joint le groupe de recherche afin de nous pencher, à partir d’un échantillon restreint[3], sur le rapport que les jeunes entretiennent à l’espace. Plus précisément, nous nous sommes intéressée à la signification qu’ils accordent aux différents territoires locaux et régionaux du Québec qu’ils habitent et ont habité dans leur vie et à l’effet que peut avoir sur cette signification l’expérience de la migration.

Cet article a pour objectif de présenter une partie de notre recherche[4]. Il expose d’abord la problématique et le cadre conceptuel qui ont orienté notre étude. Cette partie est suivie d’une description de l’échantillon qui a servi à constituer les données. La présentation des résultats qui s’ensuit donne lieu, en terminant, à quelques hypothèses et pistes d’interprétation qu’il conviendrait d’explorer plus avant dans l’éventualité d’une étude plus approfondie sur la migration et l’appartenance territoriale.

La question du territoire ou le territoire en question

Notre intérêt pour le rapport à l’espace des jeunes provient de la remise en question actuelle du sens du territoire dans le contexte de la « globalisation »[5] et du développement des moyens de transport et de communication. Alors que, pour certains auteurs, la circulation transnationale des hommes, des capitaux et de l’information tend à amoindrir le sens accordé par les individus et les collectivités au territoire en tant que lieu d’ancrage identitaire, pour d’autres, ce phénomène entraîne au contraire un renforcement des appartenances locales et régionales[6].

Giddens (1994, p. 70) définit la globalisation comme « l’intensification des relations sociales planétaires, rapprochant à tel point des endroits éloignés que les événements locaux seront influencés par des faits survenant à des milliers de kilomètres et vice versa ». Selon lui, cette interpénétration du « local » et du « global » entraînerait l’affaiblissement des relations sociales et des pratiques typiquement locales et réduirait par conséquent l’importance accordée au territoire comme ressource d’identification au profit d’autres identifications sociales plus larges, transcendant tout type de frontières. L’étirement des relations sociales à l’échelle planétaire s’accompagnerait, certes, de la réaffirmation d’identités culturelles locales et régionales, mais cette identification des individus à un lieu reposerait autant sur des relations délocalisées et imbriquées dans un réseau plus vaste que sur les caractéristiques spécifiques de ce lieu. Pour Giddens, si le lieu procure aux individus un sentiment de sécurité par sa stabilité et sa familiarité, il est désormais quelque chose de « fantasmagorique » de par sa forte interrelation avec le global.

Pour d’autres auteurs, le territoire tend au contraire à acquérir, en réaction à des systèmes socioéconomiques de plus en plus anonymes et instrumentaux, une importance significative aux yeux des individus et des collectivités. Dans certains pays, les individus et les agents de développement régional revendiquent, face à l’ouverture des marchés et à l’internationalisation de la main-d’oeuvre, le droit de refuser la mobilité afin de travailler et de vivre dans leur région (Bassand et Brulhardt, 1980). Touraine (1998) avance l’idée que le repli sur l’origine et sur l’appartenance ethnique, culturelle et nationale serait une stratégie des individus afin de sauvegarder une identité personnelle menacée par des échanges économiques à l’échelle mondiale, c’est-à-dire par le monde de plus en plus artificiel et abstrait de la technique et de la production. Pour sa part, Maffesoli évoque l’émergence de certains particularismes liés à la vie quotidienne et à la proximité spatiale comme moyen, pour les individus, de résister à la globalisation et à l’uniformisation des modes de vie :

C’est parce qu’il y a saturation des phénomènes d’abstraction, des valeurs surplombantes, des grandes machineries économiques ou idéologiques que l’on peut observer, sans que celles-ci soient contestées (ce qui serait encore leur attribuer trop d’importance), un recentrage sur des objectifs à portée de main, sur des sentiments réellement partagés, toutes choses qui constituent un monde, de coutumes, de rituels, accepté en tant que tel (taken for granted).

(Maffesoli, 1988, p. 60)

Il considère que le ciment de la communauté dans les grandes villes des sociétés contemporaines provient de la « proxémie », c’est-à-dire de la proximité et du partage d’un même territoire, réel ou symbolique.

Si la question des identités régionales ne se pose pas dans la société québécoise de la même manière qu’elle peut se poser à l’intérieur de certains États-nations – comme c’est le cas, par exemple, du Québec au sein du Canada, du Pays basque au sein de l’Espagne ou encore de la Corse en France, dont les provinces et les régions sont dotées d’une culture et d’institutions qui leur sont particulières – il n’empêche que les régions du Québec se distinguent les unes des autres. Elles possèdent en effet des histoires de colonisation propres ; elles se caractérisent par des environnements naturels particuliers ; certaines possèdent des activités économiques spécifiques, et quelques-unes sont plus urbanisées que les autres (Bouchard, 1990)[7]. En d’autres termes, bien qu’une migration à l’intérieur de la province n’occasionne probablement pas un bouleversement des appartenances identitaires aussi profond que celui vécu par l’immigrant qui se retrouve dans une société différente de sa société d’origine sur les plans culturel, linguistique et social, nous avons posé comme postulat de départ qu’il existait des identifications et des appartenances locales et régionales chez les jeunes Québécois et que la mobilité géographique était susceptible d’engendrer leur remaniement ou un changement de leur forme. Notre étude nous semblait d’ailleurs d’autant plus pertinente que les différentes recherches réalisées au Québec sur le départ des jeunes des régions ont noté la faiblesse, ou l’absence, d’un sentiment d’appartenance territoriale comme l’un des principaux facteurs d’exode (Roy, 1991, 1992 ; Lemieux, 1992 ; Camiréet al., 1994 ; Côté, S., 1995)[8]. Ces résultats d’études antérieures – menées auprès de jeunes n’ayant pas encore quitté leur lieu d’origine – venaient ainsi appuyer notre intérêt pour la question du sens du territoire et nous incitaient à aller voir ce qu’il en était des jeunes ayant effectivement migré.

Nous avons donc cherché à connaître la signification que pouvaient prendre les territoires locaux et régionaux chez les jeunes Québécois avant et après la migration. Plus précisément, nous avons voulu voir, d’une part, si les jeunes éprouvaient un sentiment d’appartenance envers leur lieu d’origine avant de le quitter même si les moyens de transports et de communication leur permettent depuis leur tout jeune âge d’être en contact de manière plus ou moins directe, réelle ou virtuelle, avec l’extérieur. D’autre part, nous avons cherché à étudier l’évolution de leur rapport à l’espace tout au long de leur trajectoire migratoire et des territoires habités afin de déceler l’effet que pouvait avoir l’expérience de la mobilité géographique sur leur sentiment d’appartenance locale ou régionale – à supposer qu’il existe – et sur leur rapport à l’espace en général.

Sur les notions d’espace et de sentiment d’appartenance territoriale : quelques précisions conceptuelles

L’espace est « traversé » par un ensemble de liens sociaux, de pratiques et de coutumes, de caractéristiques géographiques, d’un patrimoine et d’histoires (Bassand, 1991). Il renvoie moins à un territoire bien circonscrit qu’à une modalité pratique, à quelque chose de l’ordre du sensible qui sert de référent à l’individu afin qu’il puisse orienter sa conduite et ses comportements dans la vie de tous les jours (Dressler-Holohanet al., 1986). Étant donné que l’espace auquel se réfère l’individu est à l’image d’une poupée russe, c’est-à-dire qu’il s’élargit ou se rétrécit selon la situation sociale et la sphère d’interaction dans lesquelles il se trouve (Dressler-Holohanet al., 1986), nous avons choisi, dans l’analyse, de tenir compte indifféremment de l’espace local et régional. D’abord parce que les jeunes de notre échantillon ont vécu des trajectoires migratoires différentes : certains ont connu une migration intrarégionale, d’autres une migration interrégionale, et d’autres encore les deux. Ensuite, parce que nous avons voulu respecter la conception de l’espace à laquelle la personne fait elle-même référence dans son discours et qui se meut d’ailleurs souvent entre le local et le régional au cours d’un même entretien. L’espace sera donc le plus souvent désigné à l’aide des expressions territoire ou lieu d’origine et d’accueil.

Afin de définir de manière aussi opératoire que possible ce que nous entendons par « rapport des individus à l’espace », nous nous sommes inspirée de la définition suivante du sentiment d’appartenance territoriale : un lien difficilement « mesurable » car de l’ordre de l’affect, qui unit subjectivement un individu à un groupe et qui est médiatisé par l’espace (Moquay, 1997).

Cette définition nous a amenée à considérer trois dimensions dans l’étude du rapport des jeunes au territoire. La première consiste en l’idée que le rapport à l’espace est de l’ordre du sensible et qu’il est par conséquent plutôt difficile à objectiver et à traduire. C’est pourquoi nous avons cherché à connaître le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques et comportements. Nous avons, autant que possible, tenté de donner toute l’importance nécessaire à leur discours et au vocabulaire qu’ils emploient eux-mêmes pour décrire leur rapport aux lieux d’origine et d’accueil. La seconde dimension est celle du caractère social de l’appartenance. Nous avons distingué deux formes de rapport à autrui pouvant être vécues sur un territoire donné. La première est le rapport aux êtres concrets qu’un individu côtoie dans la vie de tous les jours. Il s’agit en fait de ses relations interpersonnelles, par exemple avec les membres de sa famille, ses amis, ses voisins, etc. La seconde renvoie quant à elle au rapport à l’autrui-généralisé[9], c’est-à-dire à la communauté à laquelle il appartient « de fait »[10] et aux institutions qui l’entourent. Le rapport des jeunes au territoire sera plus ou moins positif selon qu’ils s’identifient ou non aux personnes concrètes et à l’ensemble des attitudes de la communauté avec qui ils partagent ce territoire. Enfin, cette définition nous amène à considérer la dimension même d’espace. L’individu identifie certaines expériences personnelles et périodes de sa vie aux traits physiques caractéristiques de l’espace qu’il habite et qui façonnent les activités, les pratiques quotidiennes et le mode de vie de la collectivité. Dans le cas de notre étude, il s’agit des caractéristiques propres à l’espace local ou régional, des « instituants symboliques de l’espace » (Dressler-Holohanet al., 1986), soit l’environnement naturel et urbain (le climat, les montagnes, le fleuve, les bruits de circulation, etc.) et les lieux physiques (les immeubles, l’architecture, la maison d’enfance, une rue, etc.). L’environnement spatial et les lieux ont un effet structurant sur l’identité individuelle du fait que les rapports à autrui et les expériences personnelles se cristallisent, prennent appui sur le monde matériel et peuvent offrir une forme de sécurité (Halbwachs, 1950 ; Proshanskyet al., 1983 ; Dressler-Holohanet al., 1986). Ils sont la représentation visuelle, olfactive et sonore des événements qui ponctuent l’histoire personnelle des individus et des formes qu’ont prises leurs relations et pratiques sociales[11].

Les jeunes à l’étude

Compte tenu de la taille relativement importante de l’échantillon du GRMJ, soit 67 entretiens, et s’agissant d’une étude effectuée dans le cadre d’une maîtrise, nous avons fait le choix d’en sélectionner un certain nombre[12]. Cette sélection s’est effectuée à partir de deux critères principaux. Le premier est celui de la qualité des informations contenues dans l’entretien sur le rapport à l’espace et le sens qui lui est attribué par les jeunes. Bien qu’il en fasse partie, ce thème ne constituait pas le centre de la problématique du groupe de recherche, et par conséquent les informations qui lui étaient relatives n’étaient pas aussi riches d’un entretien à l’autre[13]. Le second critère est celui de la durée de la trajectoire migratoire : nous avons fait l’hypothèse que le temps écoulé depuis le premier départ risquait d’influer sur le rapport du migrant à son milieu d’origine et sur la manière dont il s’identifie aux différents espaces sociaux et territoriaux vécus[14]. Nous avons ensuite cherché, au fur et à mesure de la constitution de cet échantillon restreint, à faire varier l’âge des migrants ainsi que leurs régions d’origine et d’accueil[15] afin de nous assurer d’une certaine diversité des informateurs. Notre échantillon s’est arrêté à 13 entretiens, car c’est à ce moment que les informations recueillies relativement à notre problématique de recherche ont atteint le « point de saturation »[16].

Notre échantillon se compose de sept femmes et de six hommes. Deux des informateurs sont âgés de 19 ans, six ont entre 20 et 24 ans et cinq, entre 25 et 29 ans. L’âge moyen au premier départ est de 18 ans : ceux qui ont quitté la maison familiale les plus jeunes étaient alors âgés de 16 ans et ceux qui ont quitté le plus tardivement, âgés de 21 ans. Trois des migrants ont quitté leur lieu d’origine depuis moins de deux ans, sept depuis quatre à sept ans et trois depuis au moins dix ans. Cinq des 13 répondants ont migré une deuxième fois depuis le premier départ de leur localité d’origine, tous les autres s’étant déplacés une seule fois. Un seul des jeunes a effectué une migration à l’intérieur de sa région administrative, les autres ayant tous migré, la première ou la deuxième fois, vers une ville d’une autre région. À l’exception d’une seule jeune femme, partie de Montréal pour Québec, tous les migrants ont effectué une mobilité vers une ville de plus grande taille que leur ville d’origine[17]. Quatre des migrants occupent un emploi régulier au moment de l’entretien, huit sont étudiants et un autre est sans emploi. Enfin, six jeunes terminent ou ont terminé un diplôme de 1er cycle universitaire, deux sont inscrits aux 2e et-3e cycles, trois étudient dans un cégep ou ont obtenu un DEC, et deux autres ont entrepris des études secondaires[18].

Le rapport aux territoires à travers la trajectoire migratoire

Nous avons choisi d’étudier le rapport à l’espace des jeunes migrants en respectant l’ordre chronologique de leur trajectoire migratoire, c’est-à-dire en étudiant d’abord la signification qu’ils accordent au lieu d’origine avant la migration, puis le sens qu’ils donnent à leurs lieux d’origine et d’accueil après la migration (au moment de l’entretien). Cela permettait de tenir compte de l’effet du temps sur le rapport des jeunes à l’espace.

Le rapport au lieu d’origine avant de partir

Parmi les 13 jeunes de notre échantillon, quatre semblaient ne nourrir aucun sentiment d’appartenance envers leur lieu d’origine avant de partir. Les neuf autres sentaient au contraire qu’ils y avaient une place, bien qu’à des intensités différentes.

1) L’absence d’un sentiment d’appartenance

Les jeunes qui ne se sentaient pas appartenir à leur lieu d’origine au moment de le quitter ne semblaient aucunement s’identifier à autrui, ni se sentir reconnus par lui. Ils disaient y être de plus en plus mal à l’aise du fait qu’ils ne partageaient plus le mode de vie, les attitudes, les modèles de comportements de leur communauté. S’ils affichaient leurs convictions, leurs préférences et leurs valeurs, s’ils choisissaient de s’affirmer tels qu’ils souhaitaient être, ils craignaient de ne pas être reconnus et de subir le jugement d’autrui. Le contrôle social dont ils se sentaient l’objet dans leur petite communauté leur était devenu totalement insupportable : « Moi, ce qui me pesait beaucoup, c’est le phénomène de micro-société. Le fait que les gens sont très au courant de ta vie » (Femme, 22 ans, o : Gaspésie, f : Montréal)[19]

Certains jeunes entretenaient également des relations conflictuelles avec un ou plusieurs membres de leur famille, ce qui les a amenés à se déprécier et à nourrir une image négative de soi. Enfin, quelques jeunes femmes ont fait référence à l’environnement géographique pour exprimer leur rapport négatif à la région d’origine, une, par exemple, parce que le « contexte rural » ne lui convenait plus et une autre parce que sa ville n’était pas assez dynamique et ne lui offrait pas suffisamment d’activités et de divertissements. Le départ devenait alors le moyen de s’affranchir d’un lieu qu’elles trouvaient sinon « étouffant », du moins sans grandes possibilités de réalisation personnelle. Ainsi, trois jeunes parmi ces quatre, deux jeunes hommes et une jeune femme, ont choisi de partir dans l’espoir de se trouver du travail. La dernière jeune femme, bien qu’elle eût pu terminer ses études secondaires dans le village où elle les avait commencées, a choisi – avec l’accord de ses parents – de partir au Petit Séminaire de Québec. Ces jeunes migrants, s’ils appartenaient de fait à leur localité et à leur région, ne ressentaient pas subjectivement cette appartenance.

2) La présence d’un sentiment d’appartenance

Les autres jeunes de notre échantillon avaient quant à eux pleinement le sentiment d’appartenir à leur communauté d’origine : ils s’identifiaient à ses valeurs et à ses manières de vivre, ils savaient qu’ils y étaient reconnus pour ce qu’ils étaient et qu’ils y occupaient une place bien à eux. Ils n’entretenaient d’ailleurs aucune relation conflictuelle avec les membres de leur famille ni avec les amis. L’environnement géographique et les caractéristiques de l’espace urbain, selon le cas, leur convenaient également : les uns disaient apprécier la vie calme et paisible de la campagne, alors que la jeune fille originaire de Montréal appréciait son multiculturalisme. Si deux jeunes femmes se sont senties contraintes de partir, car elles désiraient poursuivre des études postsecondaires et qu’il ne se trouvait aucun cégep ou université près de leur village natal, les autres souhaitaient au contraire, et malgré leur appréciation de leur milieu de vie, quitter leur lieu d’origine : « […] il fallait absolument que je trouve une discipline qui ne se donne pas dans le cégep où j’étais. […] c’était le prétexte pour quitter le noyau familial, faire l’apprentissage de la vie, de la vie en société, tout seul » (Homme, 29 ans, o : SLSJ, f : Montréal). Ils disaient sentir que le moment était venu pour eux de partir à l’aventure, d’élargir leurs horizons, d’acquérir leur autonomie loin du domicile familial.

À l’exception d’un jeune homme, qui est parti à Québec dans l’espoir de se trouver un emploi, tous les autres jeunes qui se sentaient appartenir à leur lieu d’origine l’ont quitté afin de poursuivre des études au cégep ou à l’université. Pour plusieurs, le début des études collégiales ou universitaires semble être un prétexte non seulement pour quitter le noyau familial et acquérir son autonomie, mais aussi pour connaître d’autres lieux, c’est-à-dire une autre ville, d’autres personnes, un autre mode de vie, généralement plus urbain.

Le rapport aux lieux d’origine et d’accueil après la migration

Nous nous sommes ensuite attardée à la signification que le migrant donnait, avec le recul que l’exercice de l’entretien l’obligeait à prendre par rapport à son histoire personnelle et à sa trajectoire migratoire, aux différents territoires où il a habité et habitait toujours au moment de la rencontre[20]. Nous avons vu que les jeunes accordent de l’importance aux territoires d’origine et d’accueil malgré qu’ils en soient partis, qu’ils y reviennent, qu’ils en repartiront, bref, que les territoires possèdent une valeur sentimentale malgré qu’ils n’y soient pas « enracinés ».

1) Le sentiment d’appartenance au lieu d’accueil

Neuf jeunes éprouvent désormais le sentiment d’appartenir à leur lieu d’accueil[21]. Ceux-là s’identifient pleinement à la communauté de leur nouveau milieu de vie et se sentent reconnus par elle. Ils partagent en effet ses valeurs, ses comportements, son mode de vie et sentent qu’ils y occupent une place et y jouent un rôle, que ce soit en tant que travailleur, étudiant ou simple citoyen : « […] mais j’ai vraiment l’impression que je fais partie de Limoilou, de par mon implication à la garderie – ça y est pour beaucoup » (Femme, 27 ans, o : Montréal, f : Québec).

Ils ont également développé un réseau de sociabilité qui contribue d’autant plus à nourrir leur sentiment d’appartenance qu’ils savent pouvoir compter sur certaines personnes en cas de besoin :

Et là… oui, oui, on a beaucoup d’amis ici, j’ai de bons amis et beaucoup de connaissances. Et effectivement, c’est quelque chose qui me fait énormément plaisir de savoir qu’il y a un paquet de monde avec qui je peux interagir (Homme, 28 ans, o : SLSJ, f : Hull).

Ils se sentent faire partie de la ville du fait qu’ils sont connus et reconnus par d’autres avec qui ils partagent un même territoire. Ils accordent également une grande importance aux caractéristiques offertes par leur environnement : ils se sont emplis des odeurs, des sons, du rythme de la ville, de ses rues, de ses immeubles et de ses monuments en même temps que les lieux se sont imprégnés de leurs émotions, de leurs expériences personnelles et de leurs souvenirs. Par conséquent, l’ensemble de la ville fait désormais partie intégrante de leur vie : « C’est ça, étant donné que je me suis transformée dans la ville de Montréal, à quelque part, grâce à la ville de Montréal […] c’est comme si la ville faisait partie de moi et va toujours faire partie de moi » (Femme, 19 ans, o : Outaouais, f : Montréal). La ville d’accueil a ainsi acquis une valeur sentimentale à leurs yeux, au point que certains la quitteraient vraiment avec tristesse, par exemple s’ils obtenaient un emploi dans une autre ville.

Ces jeunes qui disent avoir « épousé une ville » nourrissent tout de même un attachement vis-à-vis du lieu qui les a vus grandir, principalement en raison de son environnement naturel. Les lieux et l’environnement naturel du lieu d’origine sont en effet devenus une source profonde d’attachement, et cet espace physique semble d’ailleurs avoir gagné en importance avec la distance spatiale et temporelle ainsi qu’au contact du nouvel environnement urbain : « Le fleuve, je te dirais que maintenant [que je suis à Québec], je ne le vois plus de la même façon » (Femme, 22 ans, o : Charlevoix, f : Québec).

Alors qu’ils faisaient très peu référence, pour décrire leur rapport au lieu d’origine avant de partir, aux caractéristiques des lieux et de l’environnement, c’est désormais en ces termes qu’ils en parlent. C’est le plus souvent lors d’un retour dans leur lieu d’origine, après un certain moment d’absence, que les images et les odeurs remontent à la surface comme autant de symboles de leur enfance et des étapes antérieures de leur trajectoire personnelle. C’est comme si l’espace physique et matériel du lieu d’origine devenait le support tangible, le cadre, au sens de Halbwachs (1994), de leur passé :

Ce que je me rappelle surtout, c’est ce que vous venez de dire : la proximité de la mer. Je me rappelle aussi que l’on faisait beaucoup de sport de plein air en famille. Ça c’est le plus beau souvenir que j’ai, qui me rattache le plus à cette région-là même encore aujourd’hui (Femme, 22 ans, o : Gaspésie, f : Montréal).

La famille constitue aussi un pôle par lequel les jeunes demeurent fortement attachés à leur lieu d’origine. Le lieu de leur enfance reste gravé dans leur mémoire du fait qu’ils sont appelés à situer, pour eux-mêmes et pour autrui, leurs parents dans l’espace géographique et parce qu’ils y retournent régulièrement en visite. L’importance des liens affectifs maintenus avec certains membres de la famille fait donc en sorte que le lieu où ils se trouvent possède lui aussi une importance affective. Par contre, très peu de ces jeunes disent être demeurés attachés à leur lieu d’origine en raison des amis ou de la communauté. Ils disent au contraire ne plus avoir le sentiment de partager les mêmes intérêts, les mêmes préoccupations et les mêmes attitudes que les habitants de la place. S’ils ont maintenu certaines amitiés, développées autrefois dans le milieu d’origine, les amis concernés sont, pour la plupart, comme eux, partis autre part.

En résumé, les jeunes ayant désormais le sentiment d’appartenir à leur lieu d’accueil y ont développé un réseau de sociabilité ; ils s’identifient pleinement aux attitudes et au mode de vie de leur nouveau milieu social et ont adopté les lieux : « Ici, c’est ma rue, c’est mon supermarché, ma caisse pop… » (Femme, 22 ans, o : Charlevoix, f : Québec). Ils demeurent néanmoins fortement attachés à la « symbolique du terroir », c’est-à-dire au cadre physique et naturel dans lequel se sont cristallisés leurs souvenirs : des souvenirs liés à la famille et aux amis, des souvenirs relatifs aux activités et aux événements passés, des souvenirs de leurs joies et de leurs chagrins, de leurs bonheurs et de leurs souffrances. Le terroir devient le symbole tangible de leur passé, ce grâce à quoi leur mémoire peut se maintenir et se prolonger, voilà pourquoi ils en demeurent sentimentalement attachés :

Je me sens Montréalais à 100 %, mais je n’ai rien oublié (Homme, 29 ans, o : SLSJ, f : Montréal).
Ça, je ne veux pas créer un trop gros fossé non plus entre ma Gaspésie natale qui est en moi quand même. Je ne veux pas renier toutes mes origines… (Femme, 22 ans, o : Gaspésie, f : Montréal).

2. Le sentiment d’appartenance au lieu d’origine

Quant aux quatre autres jeunes de notre échantillon, ils nourrissent toujours un sentiment d’appartenance à l’endroit de leur lieu d’origine malgré le temps écoulé depuis qu’ils l’ont quitté[22] : « Moi je suis d’abord et avant tout un bleuet et je suis fier de l’être. J’ai le coeur bleu, j’ai le ventre d’eux, j’ai du sang bleu comme on dit par chez nous » (Homme, 29 ans, o : SLSJ, f : Montréal).

Ces jeunes n’apprécient pas le mode de vie de la ville dans laquelle ils ont migré ni les traits caractéristiques de la population avec qui ils partagent le territoire. Cette jeune femme, par exemple, déteste le bruit et l’agitation de la ville : « Moi ici, Montréal, les autos tout le temps, partout, je ne suis pas capable. Je suis tannée » (Femme, 22 ans, o : A-T, f : Montréal). Quant au jeune homme suivant, c’est l’attitude des Montréalais qu’il supporte difficilement : « […] c’est une ville qui est trop violente, trop impersonnelle. Tu es juste une personne de plus dans le tas. Tu n’es pas quelqu’un » (Homme, 29 ans, o : SLSJ, f : Montréal).

Le lieu d’origine est demeuré pour eux l’espace de référence tant au point de vue de la qualité de vie que de celui des attitudes et des valeurs de la communauté, auxquelles ils continuent d’adhérer pleinement malgré la distance spatiale et temporelle :

Ça, cette situation-là [anonymat, individualisme, etc.], cette façon de voir, ce n’est vraiment pas, mais vraiment pas ma vision, ça fait pas partie de mes principes. Ça fait pas partie de moi. Moi, je viens d’une place où le monde se parle, le monde se connaît, le monde s’entraide (Homme, 29 ans, o : SLSJ, f : Montréal).

Ces jeunes adultes ont non seulement continué à s’identifier aux comportements et aux attitudes de leur milieu social d’origine – qu’ils trouvent plus solidaire, chaleureux, généreux qu’au lieu d’accueil – mais ils ont également conservé en grand nombre les relations interpersonnelles qu’ils y avaient développées, et ce tant avec les membres de leur famille qu’avec leurs amis, ce qui les différencie du groupe précédent. Même s’ils sont parvenus à construire un réseau de sociabilité dans le lieu d’accueil, ce sont les liens d’amitié développés dans leur milieu d’enfance, qu’ils disent plus anciens et plus solides, qui semblent prévaloir. À l’exception d’un jeune homme, qui est retourné s’établir dans sa région d’origine après avoir connu une année malheureuse en milieu urbain, les autres sont parvenus à adopter différentes stratégies – par exemple la formation d’un réseau d’amis originaires de la même région qu’eux, l’installation dans un quartier dont les caractéristiques sont similaires à celles du lieu d’origine, les retours fréquents dans le lieu d’origine – qui leur ont permis de rendre vivable et tolérable le quotidien hors de l’espace social et de l’environnement naturel du lieu d’origine : « J’ai appris à vivre avec Montréal sans nécessairement l’aimer » (Homme, 29 ans, o : SLSJ, f : Montréal).

Ils sont néanmoins nostalgiques du temps où ils vivaient dans leur région et caressent l’espoir de retourner y vivre au terme de leurs études :

Là, le trois ans est fait, puis je suis tannée (rires). […] Je ne serais jamais capable de vivre… Je pense même qu’ils m’offriraient un poste ici à temps plein, puis j’aurais un poste à temps partiel en Abitibi puis je prendrais le poste à temps partiel (Femme, 22 ans, o : A-T, f : Montréal).
Ces jeunes, par opposition à leur situation dans le milieu d’accueil, sentent qu’ils ont encore une place dans leur lieu d’origine :
Quelquefois, tu as peut-être une place moins grande que d’autres ou… Peu importe, mais au moins tu sais que, quand tu vas aller chez vous, tu es connu d’une manière ou d’une autre, que tu as une empreinte indélébile qui va rester en toi (Homme, 24 ans, o : Gaspésie, f : Rimouski).

Ils ont continué, contrairement aux neuf autres jeunes présentés précédemment, à s’identifier aux valeurs et aux modèles de comportement de leur milieu d’origine, ce qui semble avoir favorisé le maintien du sentiment d’appartenance à l’endroit de ce territoire.

La signification du territoire : entre l’appartenance et l’attachement

Nous avons cherché, en premier lieu, à déceler la présence d’un sentiment d’appartenance au lieu d’origine chez les jeunes avant qu’ils ne fassent l’expérience de la migration à l’intérieur du territoire québécois. Il s’agissait de voir si, avant de migrer, ceux-ci avaient le sentiment d’appartenir à un espace local ou régional alors que le développement des moyens de transport et de communication, en favorisant l’interconnexion de l’« ailleurs » et de l’« ici », suppose l’affaiblissement des spécificités territoriales, particulièrement à l’intérieur d’un même espace culturel comme celui du Québec. Nous cherchions par là à savoir si l’absence d’un sentiment d’appartenance au lieu d’origine était un facteur favorisant la migration chez des jeunes effectivement partis. Nous avons vu que la plupart d’entre eux (9 sur 13) nourrissaient un sentiment d’appartenance territoriale envers leur lieu d’origine, mais que celui-ci ne les avait pas empêchés de partir afin de poursuivre leur formation scolaire et d’élargir leurs horizons.

Il semblerait que les thèses de Moquay (1997 ; 2001) et de Gauthier (1997b), selon lesquelles la mobilité spatiale serait devenue une norme sociale et ferait partie de la socialisation d’un nombre important de jeunes d’aujourd’hui, trouvent un écho plutôt favorable chez les jeunes que nous avons étudiés. Les migrants de notre échantillon ont effectivement quitté leur lieu d’origine afin de poursuivre des études supérieures et d’acquérir leur autonomie, même s’ils nourrissaient envers lui un fort sentiment d’appartenance. Le fait que les jeunes possèdent une connaissance de l’« ailleurs », en l’occurrence de l’école postsecondaire et de la grande ville, connaissance qu’ils ont acquise par des visites antérieures ou par l’intermédiaire de diverses sources d’information, semble susciter leur curiosité et les inciter à partir à la découverte d’autres lieux. La facilité avec laquelle il leur est possible de se déplacer à l’intérieur d’un même espace linguistique et culturel et le caractère normal et attendu, particulièrement pour les jeunes habitant dans une localité où il n’y a pas d’établissement d’enseignement collégial ou universitaire, concourrait aussi à favoriser la mobilité géographique, malgré la présence d’un fort sentiment d’appartenance territoriale envers sa localité ou sa région d’origine. On sent avoir des racines dans un lieu, mais on ne s’y sent pas enraciné. Au même titre que la nation dans l’étude coordonnée par Jewsiewicki et Létourneau, le lieu d’origine, dirons-nous ici, « c’est le local moins les murs » (Jewsiewicki et Létourneau, 1998, p. 416). Au moment de quitter leur lieu d’origine, les jeunes conçoivent leur espace d’action et de réalisation à l’échelle de la province, voire au-delà, et ce même s’ils se sentent appartenir à une unité plus restreinte.

Il nous intéressait, en second lieu, d’étudier l’effet que pouvait avoir l’expérience de la mobilité géographique sur la signification accordée aux différents territoires vécus, c’est-à-dire sur le sens que possèdent les lieux d’origine et d’accueil. L’analyse des entretiens nous a permis de voir que les uns continuaient à se sentir en lien avec leur lieu d’origine, malgré qu’ils n’y habitent plus, alors que les autres, s’ils demeuraient attachés à leur patelin, plus précisément à la symbolique du terroir, avaient plutôt développé un sentiment d’appartenance envers leur nouveau lieu de vie. Le principal trait distinctif de ces deux groupes de jeunes réside dans leur choix respectif des repères d’identification. Tandis que les premiers ont toujours continué à s’identifier à leur communauté d’origine parce que ses valeurs et ses modèles de comportements correspondaient à ce qu’ils considèrent vrai et juste (comme les valeurs d’entraide et de solidarité), les seconds s’en sont détachés progressivement de telle sorte qu’ils se sont éloignés de ses intérêts et préoccupations et ne lui accordent maintenant plus aucune valeur sentimentale, sinon minime et très peu apparente à côté de l’importance qu’ils accordent désormais à l’environnement naturel du lieu d’origine. Si la communauté dont ils sont originaires conserve tout de même une certaine importance du fait qu’ils ont grandi en son sein et qu’ils s’orientent en partie, aujourd’hui, par rapport à elle, ils ne s’y reconnaissent plus et s’en sont « désaffiliés » afin de s’« affilier » à leur milieu d’accueil[23]. Nous entendons par là que les jeunes se sont détachés progressivement des valeurs, attitudes et préoccupations de leur communauté d’origine pour adhérer à celles de la nouvelle communauté, qui leur semblent désormais plus significatives.

La proxémie dont parle Maffesoli, c’est-à-dire la proximité spatiale et la quotidienneté, semble jouer un rôle important dans ce phénomène de désaffiliation et de réaffiliation à une communauté. Les contacts fréquents et le sentiment de partager une expérience commune inciteraient les individus partageant cette même réalité à s’identifier mutuellement les uns aux autres, ce qui, du coup, favoriserait l’impression de « faire partie de ». Au contraire, l’absence d’une telle proximité et d’une telle quotidienneté avec un groupe inciterait à s’en détacher progressivement. C’est ce qui s’est produit avec certains jeunes de notre échantillon, qui en sont venus à développer des habitudes et des attitudes propres à leur milieu d’accueil au détriment du partage de la réalité vécue par la communauté d’origine, devenue plus lointaine dans le temps et dans l’espace. Ce serait tout autant par la proxémie, notamment par des retours et des contacts fréquents avec le lieu d’origine, que les jeunes que nous avons qualifiés de nostalgiques auraient quant à eux continué à s’identifier à leur communauté d’origine et maintenu le sentiment d’en faire partie malgré la distance. Le temps passé dans la ville d’accueil à partager les lieux et le quotidien avec d’autres risque néanmoins de jouer en défaveur du maintien d’un sentiment d’appartenance au lieu d’origine.

Ces quelques réflexions sur la signification du territoire de migrants québécois ne demandent qu’à être approfondies auprès d’échantillons plus larges ou dans le cadre d’autres études sur la mobilité géographique[24]. Les jeunes que nous avons étudiés semblent concevoir leur champ d’action à l’échelle de la province, et même au-delà, ce qui ne veut pas dire qu’un retour au lieu d’origine soit impossible ou inconcevable. Ils partent « ailleurs » parce qu’ils désirent poursuivre des études et connaître « autre chose », mais ils peuvent tout aussi bien revenir une fois leur formation terminée et leur soif de découverte assouvie. Il semble en fait que si le sentiment d’appartenance au territoire ne joue pas le rôle de rétention qu’on a pu lui attribuer dans certaines études, il peut néanmoins devenir, s’il est « entretenu » à travers le temps et la distance et si, évidemment, le marché de l’emploi le permet, un facteur de retour en région.

Le « génie du lieu »[25] semble avoir une incidence sur les jeunes migrants en les incitant à s’identifier à la communauté et aux individus avec qui ils partagent le territoire quotidiennement au détriment progressif de l’affiliation à la communauté dont ils se sont éloignés géographiquement et dont ils ne partagent plus la réalité quotidienne. Le lieu auquel ils se sentent appartenir serait l’espace dans lequel les individus trouvent un certain réconfort, une sorte de chaleur humaine, un endroit plus ou moins délimité où ils ont le sens d’une réalité partagée. Si le lieu devient, en théorie et avec le phénomène de la globalisation et de la délocalisation des systèmes sociaux, une pure fantasmagorie (comme le soutient Giddens), les territoires locaux et régionaux ne semblent pas l’être, concrètement, dans l’esprit des jeunes. Quand ils développent un sentiment d’appartenance à l’endroit du lieu d’accueil, les jeunes tendent à accorder au lieu quitté une valeur sentimentale du fait que son environnement physique et naturel constitue le cadre de référence de leur passé. Loin de le renier, ils l’intègrent, en le remaniant, à leur travail de construction identitaire[26]. Que ce soit dans leur vie présente ou dans leurs souvenirs, les lieux habités possèdent un sens et une signification, car ils sont la scène sur laquelle s’est jouée et se joue encore leur histoire personnelle, de même que le décor qui leur rappelle d’où ils viennent et à partir duquel ils se projettent dans l’avenir.