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Depuis plus de dix ans, une politique de régionalisation de l’immigration, destinée à faciliter l’établissement durable d’immigrants hors de Montréal, a été définie au Québec. Mise en place en 1992 après plusieurs années de discussions et de réflexions[1], cette politique voulait répondre à la préoccupation de l’État quant à la répartition interrégionale peu équilibrée de l’immigration sur le territoire québécois. La concentration spatiale de la majorité des immigrants dans le Montréal métropolitain[2] risquait, notamment, d’intensifier le clivage entre un espace montréalais multiethnique et pluriculturel et le reste de la province monoethnique et homogène. Les questions d’attraction et de rétention des immigrants en région sont au coeur de cette politique, outre celles du développement des régions et de l’intégration à la majorité francophone. En fait, une pluralité d’enjeux complexes et interreliés – territorial, démographique, politique, économique – se dégagent à l’analyse (Simard, 1996). Un des défis majeurs de cette politique est de favoriser l’enracinement durable des immigrants dans les régions d’accueil puisque, après seulement quelques années de séjour en région, on constate un certain nombre de départs[3].

Quelques études ont été faites sur des expériences concrètes de régionalisation de l’immigration au Québec. Elles ont principalement porté sur des groupes spécifiques d’immigrants tels que les réfugiés indochinois, les entrepreneurs agricoles, les femmes, les travailleurs agricoles saisonniers, les familles (Deschamps et Lebel, 1981 ; Dorais, 1989 ; Klein et Boisclair, 1993 ; Lafortune et Piotte, 1980 ; Mimeault et Simard, 1999, 2001 ; Simard, 1994, 1995a, 1995b, 1997b, 1999b ; Tremblay et Bonneau, 1993 ; Vatz-Laaroussi et al., 1996 ; Vatz-Laarousi, Simard et Baccouche, 1997 ; Vatz-Laarousiet al., 1999). Toutes concernent la première génération d’immigrants. Ces études ont mis en évidence, outre le caractère principalement « familial » de l’immigration régionale, la complexité des facteurs d’attraction et de rétention en région : emploi adéquat, compétence linguistique, capacité d’accueil et de soutien des régions, disponibilité de services variés, comme les écoles, les transports, les loisirs. L’absence de noyaux des communautés culturelles en région ne semble pas être un obstacle structurel décisif alors que la qualité de travail et de vie pour l’ensemble de la famille paraît déterminante. Malheureusement, il n’existe aucun outil récent de compilation des divers travaux sur l’immigration en région permettant d’en dégager les grandes tendances, les difficultés majeures vécues par les immigrants, les limites de la politique et même les convergences ou divergences avec l’ expérience d’autres pays[4].

Pour cerner l’impact réel de la politique de régionalisation de l’immigration en termes « d’enracinement durable », il faut adopter une approche diachronique afin de donner une vision à long terme de l’immigration en région au-delà de la première génération des parents. Qu’arrive-t-il des jeunes issus de ces familles immigrantes ? Quels sont leurs parcours migratoires ? Ont-ils l’intention, à leur tour, de s’enraciner en région et d’y élever une famille ? Si oui, à quelles conditions ? Or, nous savons peu de choses sur ces jeunes. À ma connaissance, aucune étude sur le processus d’insertion globale (scolaire, économique, sociale, politique, culturelle) des jeunes d’origine immigrée en région n’a été réalisée, hormis celle qui est ici rapportée. Quel est leur rapport au travail et à la région ? Développent-ils un sentiment d’appartenance au territoire régional ? Participent-ils à la vie locale et régionale ? Quel est leur rapport à leur héritage culturel diversifié ? Leurs trajectoires sont-elles différentes de celles des autres jeunes régionaux non immigrants ? Poser ces questions permet autant de réfléchir sur les parcours et les appartenances multiples de ces jeunes, et le sens qu’ils y rattachent, que d’amorcer – dans une perspective diachronique et intergénérationnelle – un examen critique des facteurs d’attraction et de rétention de la population d’origine immigrée en région.

L’objectif est de traiter certains résultats de ma recherche sur les jeunes régionaux d’origine immigrée, s’attardant plus particulièrement sur leurs rapports à l’espace – tant local que mondial. Après un examen des écrits sur la jeunesse immigrante, je présenterai le cadre comparatif de l’étude et ferai quelques remarques méthodologiques. Puis, suivra une analyse des divers processus liant ces jeunes à l’espace. L’héritage familial d’une culture dite « transnationale », les pratiques de migrations internes jumelées à une mobilité externe pendant l’été ainsi que l’attachement au territoire régional seront tour à tour scrutés afin de mettre en évidence le bricolage « territorial » original de ces jeunes.

1. Études sur la jeunesse immigrante

Un examen de la recherche nationale et internationale sur la jeunesse immigrante fait apparaître des lacunes et des insuffisances : peu d’études ont exploré le processus d’insertion des jeunes immigrés en contexte régional. Les analyses se concentrent, en effet, sur le contexte urbain. Ce sont les métropoles et les banlieues des grandes villes qui ont été, comme en France, examinées plus particulièrement. Certains sous-groupes sont davantage ciblés : maghrébins, asiatiques, hispaniques, mexicains, noirs américains, alors que peu d’études comparatives entre groupes et entre pays ont été menées. Les travaux sont nombreux et diversifiés (Aronowitz, 1984 ; Aubertet al., 1997 ; Charbit et Perotti, 1985 ; Costa-Lascoux, 1985 ; Elbaz et Morin, 1993 ; Jazouli, 1986 ; Lapeyronnie, 1987 ; Llaumett, 1984 ; Malewska-Peyre, 1984 ; Portes et Zhou, 1993 ; Roulleau-Berger, 1991 ; Rumbaut et Portes, 2001). Cependant, les concepts utilisés pour désigner les jeunes d’origine immigrée sont imprécis et réducteurs : jeunes d’origine étrangère, jeunes migrants, générations issues de l’immigration, deuxième génération, génération zéro… Ils risquent de masquer l’hétérogénéité et le dynamisme de ces jeunes en les enfermant dans un étiquetage caricatural et globalisant porteur d’exclusion et de marginalisation, tel que souligné par certains auteurs (Bastenier et Dassetto, 1982 ; DeRudder, 1997 ; Galap, 1985 ; Grabmann, 1997). J’ai déjà, dans un précédent article, examiné ces difficultés et critiqué le concept de deuxième génération en raison de la vision pathologique qui y est associée (Simard, 1999a). Cette discussion ne pouvant être reprise, il importe toutefois de rappeler que l’approche privilégiée dans mon étude met davantage l’accent sur le potentiel innovateur du jeune – vu comme un acteur créatif – plutôt que sur les divers problèmes susceptibles de frapper la jeunesse (délinquance, échec scolaire…).

On peut constater les mêmes lacunes dans les écrits québécois, les jeunes d’origine immigrée étant examinés quasi exclusivement dans le contexte de la métropole montréalaise et en fonction de situations souvent problématiques, que ce soit à l’école, dans le quartier, dans les interactions avec d’autres jeunes ou les forces policières. C’est la question de l’insertion scolaire qui attira d’abord l’attention des chercheurs, l’adoption de la loi 101 en 1977 créant un nouveau contexte pour les écoles francophones de Montréal appelées à recevoir une clientèle pluriethnique. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut observer qu’ont émergé de nombreuses recherches consacrées à des thèmes aussi variés que la performance linguistique et scolaire des jeunes immigrants (Conseil des communautés culturelles et de l’immigration (CCCI(, 1990 ; Mc Andrew, 1993 ; McAndrewet al., 2000), les relations interethniques à l’école ou dans le quartier (Beauchesne et Hensler, 1987 ; Laperrière, 1989, 1991 ; Laperrièreet al., 1994), les relations entre parents immigrants et personnel scolaire (Hohl, 1996 ; Mc Andrew, 1988 ; Morin, 1989 ; Ouellet, 1988). D’autres études furent également réalisées – mais plus tardivement – sur l’identité des jeunes et la transmission des valeurs par la famille (Elbaz, 1993, 1994 ; Meintel, 1992 ; Meintel et LeGall, 1995 ; Méthot, 1995). Enfin, d’autres études ont été plus directement axées sur les difficultés des jeunes immigrés face aux services sociaux et judiciaires (Douyon, 1982, 1995 ; Rambally, 1995 ; Symons, 1999 ; Tourigny et Bouchard, 1994) ainsi que sur les problèmes de santé mentale de ces jeunes (Alvarado, 1993 ; Rousseauet al., 1989, 2000). Dans ces recherches aussi, certains sous-groupes sont davantage étudiés, en raison des difficultés qu’ils éprouvent. Quelques facteurs explicatifs, comme la pauvreté, le racisme, les conflits d’acculturation, l’histoire migratoire et les stéréotypes des instances policières et judiciaires ont été mis de l’avant.

Toutes ces études, réalisées presque exclusivement en contexte montréalais, présentent certes un intérêt puisqu’elles constituent une source riche de données pour comparer les jeunes d’origine immigrée de Montréal à ceux vivant dans des territoires différents. Mais, elles présentent souvent l’inconvénient d’être reliées à un contexte trop particulier – métropolitain – pour pouvoir s’appliquer à d’autres types d’espace. Aucune n’explore vraiment l’insertion des jeunes d’origine immigrée hors de Montréal. Leur situation dans les régions éloignées et majoritairement rurales est passée sous silence. Pourtant, plusieurs auteurs ont, à maintes reprises, souligné d’importantes différences régionales au Québec, certaines régions étant plus dévitalisées que d’autres par le chômage, le déclin de leur économie, la diminution des services, le vieillissement de la population, le départ des jeunes (Conseil des Affaires sociales (CAS(, 1989 ; Côtéet al., 1995 ; Dugas, 1988 ; États généraux du monde rural, 1991 ; Julien, 1994 ; Leclerc et béland, 2003 ; ministère des Régions, 2001 ; Office de la planification et du développement du Québec (OPDQ(, 1988 ; Proulx, 2002 ; Secrétariat aux Affaires régionales (SAR(, 1992 ; Simard, 1997a). De plus, plusieurs réalités de Montréal, telles que la concentration ethnique et les tensions raciales au sein de certaines écoles ou encore la diversité culturelle et religieuse ainsi que les quartiers multiethniques et les activités de « gangs ethniques » demeurent étrangères aux régions. Le défi du pluralisme ethnoculturel se traduit différemment selon le contexte étudié. Il en résultera donc des pratiques et stratégies différenciées de la part des acteurs sociaux. La prudence est donc de mise afin d’éviter de tirer des conclusions et des généralisations trop hâtives.

En définitive, malgré que plusieurs études se soient intéressées à l’immigration au Québec, les questions soulevées au début de l’article sur les jeunes régionaux d’origine immigrée ont rarement été abordées. On sait peu de choses du processus d’insertion globale et à long terme des immigrants – adultes et jeunes – en région alors que les efforts de l’État pour augmenter le pourcentage d’immigration en région continuent à s’accentuer, comme notamment le dernier plan stratégique (ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI(, 2001). Ce paradoxe m’a donc incitée à faire une étude spécifique sur les jeunes régionaux d’origine immigrée afin d’approfondir, dans une perspective diachronique et intergénérationnelle, leur processus d’insertion et d’apporter ainsi de nouvelles connaissances sur cet enjeu crucial au Québec.

2. Repères méthodologiques

Cette étude s’est inscrite, dès le départ, dans le cadre des travaux du Groupe de recherche sur la migration interne des jeunes Québécois (GRMJ[5]). Lié à l’Observatoire Jeunes et Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), ce groupe fut formé en 1995 afin d’examiner la question de la migration interne des jeunes des régions au Québec, notamment ses causes et ses significations (Gauthier, 1997 ; Gauthier et Bujold, 1995 ; Gauthier et Guillaume, 1999). Associée à l’équipe à partir de 1997 pour y apporter un volet complémentaire de « l’immigration régionale », j’ai démarré une étude qualitative portant spécifiquement sur l’insertion et la migration de la jeunesse régionale d’origine immigrée en m’arrimant, autant que possible, aux mêmes interrogations.

Tout en offrant un lieu fécond de réflexions et de discussions, la collaboration avec ce groupe présentait un double avantage pour l’approfondissement de la problématique de l’immigration en région. En premier lieu, elle a ouvert la voie à une approche intergénérationnelle en ciblant, cette fois, les jeunes immigrés tout en permettant de s’attarder sur un des enjeux majeurs de la politique de régionalisation de l’immigration, à savoir leurs pratiques migratoires. Dans la perspective de l’enracinement durable des immigrants en région, la réalité de la migration interne ne peut être ignorée, et ce, d’autant plus qu’elle se situe dans un contexte de dévitalisation et de développement régional inégal, comme on l’a déjà mentionné. Les questions sur l’attraction, la rétention et la migration ainsi que sur la qualité d’insertion des immigrants en région se posent donc avec acuité, aussi bien pour les enfants que pour les parents. D’où l’importance d’examiner à quel point le départ – qualifié souvent d’« exode » par l’État et les médias – des jeunes des régions du Québec affecte également la jeune population immigrante régionale. De plus, les conditions de vie de ces jeunes en région et leurs possibilités d’avenir se doivent d’être analysées, aspects sur lesquels le GRMJ avait déjà une expertise et des données en ce qui concerne la jeunesse non immigrante.

Ceci conduit au deuxième avantage, à savoir la possibilité de comparer ultérieurement mes résultats avec ceux du GRMJ[6], et de dégager ainsi les convergences ou divergences entre les deux sous-groupes de jeunes – immigrés ou non. Ayant d’abord dû mettre l’accent sur la collecte et l’analyse de mes propres données, cette comparaison est à peine amorcée. Néanmoins, au gré de l’analyse dans cet article, certains éléments pourront déjà être présentés. Cette approche comparative permet de mieux mettre en perspective certaines pratiques inédites, sans risquer des conclusions ou généralisations trop hâtives. En outre, elle permet d’enrichir la vision d’ensemble de la jeunesse en région, en y apportant nuances et distinctions.

Avec cette double perspective, combinant l’immigration hors des métropoles et le départ des jeunes des régions, des entretiens semi-directifs ont été réalisés en 1998 auprès de 66 jeunes d’origine immigrée[7] arrivés en région avec leurs parents à l’âge scolaire ou préscolaire, ou bien nés ici[8]. La moitié d’entre eux sont nés au Québec, alors que les autres sont nés à l’étranger. Ces jeunes issus de parents immigrés en région proviennent, dans une proportion égale, de trois régions centrales (Mauricie, Centre du Québec, Estrie), de deux régions éloignées (Bas-Saint-Laurent et Abitibi-Témiscamingue) et, enfin, des deux principales villes de migration, Montréal et Québec. Un peu plus de la moitié sont d’origine européenne (55 %) alors que les autres sont d’origines diverses – africaine, asiatique, latino-américaine et haïtienne. Âgés de 18 à 29 ans, la plupart des jeunes se partagent à peu près également entre deux groupes d’âge (20-24 ans, 42 % et 25-29 ans, 46 %), en raison de critères de sélection privilégiant les plus vieux pour avoir une expérience migratoire plus étendue. Seuls 12 % sont âgés de 18 et 19 ans.

Parmi ces jeunes interrogés, se trouvent un peu plus de garçons (56 %) que de filles (44 %). Le groupe comporte un niveau de scolarité élevé, 35 % ayant un niveau d’études universitaires – principalement de premier cycle – et 39 %, des études collégiales. Moins du tiers (26 %) n’ont qu’un diplôme de niveau secondaire. Ceux-ci sont, pour la plupart, des étudiants. Le groupe se divise également entre travailleurs (50 %) et étudiants (48 %) afin de bien refléter la réalité de tous les jeunes. Seuls 2 % sont chômeurs. La majorité (56 %) sont célibataires. La moitié des personnes mariées ou en union de fait ont elles-mêmes des enfants en bas âge (22 %).

Leur statut de migration[9] se répartit comme suit : 35 % sont des non-migrés, c’est-à-dire qu’ils n’ont jamais quitté la région où se sont établis leurs parents ; 36 % sont des migrés de retour, c’est-à-dire revenus vivre dans leur région après un séjour à l’extérieur ; et enfin 29 % sont des migrés demeurant à Montréal et à Québec. Le pourcentage élevé des « migrés de retour » fut un résultat inattendu de la recherche. Enfin, 80 % ont une durée de séjour en région de plus de 10 ans, de sorte que leur évaluation de la vie régionale s’appuie sur une bonne connaissance du milieu et sur un recul suffisant.

Ces jeunes proviennent de familles immigrantes qui ont continué de vivre en région et qui y ont connu une intégration réussie tant professionnelle que sociale. Les parents occupent un emploi stable surtout dans l’enseignement, la santé et l’agriculture, à la faveur d’expertises en demande à la suite des réformes de la Révolution tranquille dans les années 1960. Il faut donc garder présent à l’esprit le statut socioéconomique relativement élevé des parents et le fait que le cheminement d’autres jeunes issus de familles venues en région pendant quelques mois ou quelques années, puis réparties ailleurs (au Québec, au Canada, aux États-Unis par exemple), demeure inconnu. En outre, il faut faire attention de généraliser trop rapidement puisque les jeunes à l’étude sont surtout issus des premières vagues d’immigration en région, lesquelles étaient constituées principalement d’Européens indépendants. Il reste à savoir, pour une vision d’ensemble, si les immigrants récents en région et leurs enfants – dont les origines et statuts d’immigration sont plus diversifiés – partagent les mêmes expériences ou éprouvent des difficultés particulières.

D’une durée moyenne de près de deux heures, chaque entretien abordait six aspects couvrant l’historique de l’immigration et de l’établissement de la famille en région, le processus d’insertion scolaire, professionnelle et sociale du jeune, ses pratiques et projets migratoires et, enfin, son rapport à la culture d’origine et à la culture de la société d’accueil. Une analyse thématique des entretiens a été faite selon une perspective multifactorielle (Simard, 1999a). Je me limiterai à énumérer ici les sept facteurs – individuels, familiaux, conjoncturels, structurels – qu’il faut considérer lors de l’analyse des trajectoires de la jeunesse d’origine immigrée en contexte régional : 1) naissance à l’étranger ou pas ; 2) âge à l’arrivée au pays d’accueil ; 3) durée de séjour en région ; 4) contexte historique de l’immigration ; 5) contexte spécifique du pays d’accueil ; 6) projets et expériences migratoires des parents ; 7) origine ethnique des jeunes et leurs rapports à la culture d’origine et à la culture d’accueil. L’ensemble de ces facteurs interagissent sur le processus d’insertion globale de ces jeunes en région, en plus de ceux habituellement examinés, tels la scolarité et le genre (Mimeaultet al., 2001 ; Simard, 2003 ; Simardet al., 2001).

3. Rapport à l’espace

Une analyse approfondie du rapport à l’espace des jeunes régionaux d’origine immigrée ne peut ignorer ses diverses facettes ainsi que les modalités variées les rattachant à des espaces allant bien au-delà des frontières du pays habité. C’est dire que pour saisir toutes les complexités et subtilités du processus liant ces jeunes à l’espace, il faut déborder les niveaux habituellement examinés – soit local, régional, provincial et national – pour inclure aussi leurs rapports à l’espace international. Également, il faut scruter leurs histoires familiales pour y cerner le rôle joué par les parents dans la transmission d’une culture dite « transnationale ». Il en ressortira une vision dynamique et ouverte du processus caractérisé par la richesse et la diversité des pratiques et trajectoires des jeunes.

La hiérarchie spatiale adoptée exigerait, bien sûr, des raffinements surtout dans le contexte de la mondialisation, alors que le découpage habituel, « local/ national/global[10] », suscite de nombreux débats (Hannerz, 1996 ; Kearney, 1995 ; Sassen, 2001). Mais ceci n’est pas l’objet de l’article. Il suffit de préciser que, sous l’influence de Giddens (1985) et de Pries (1999), la notion d’espace retenue renvoie à divers lieux géographiques, généralement bien délimités, traversés par des rapports sociaux et des pratiques sociales[11]. L’analyse du processus complexe liant les jeunes régionaux d’origine immigrée à des espaces diversifiés sera principalement conduite par l’examen de trois aspects, à savoir l’héritage familial, les expériences de migration et de mobilité des jeunes ainsi que leur attachement au territoire régional.

A. Héritage familial : ouverture et culture transnationale

Le rôle capital de la famille immigrante dans le processus de socialisation et d’insertion de ses membres dans la nouvelle société d’accueil est de plus en plus reconnu dans les études au Québec. Qu’il s’agisse d’offrir un espace solidaire et sécurisant dans un contexte de changements, ou des ressources transnationales grâce aux réseaux de parenté et autres connexions dans le pays d’origine ou la diaspora, ou encore un cadre de vie valorisant une culture transnationale, les familles immigrées en région transmettent à leurs enfants des valeurs, attitudes et pratiques qui s’avèrent primordiales pour comprendre les rapports ultérieurs de ces jeunes à l’espace. Soulignons rapidement trois des principaux éléments de cet héritage familial : 1) l’ouverture au monde et, son corollaire, les appartenances multiples ; 2) le multilinguisme ; 3) une culture « transnationale ».

Il convient de rappeler que la majorité des parents se caractérisent par un statut socioéconomique relativement élevé en raison de leurs compétences recherchées (en agriculture, santé, enseignement) au moment de leur arrivée et de leur intégration professionnelle et sociale assez aisée en région. Ils ne sont pas centrés sur leur communauté d’origine, mais orientent plutôt leurs stratégies en fonction d’une intégration globale à la société québécoise. Ceci se reflète dans les principes et valeurs transmis aux enfants. En outre, ils attachent beaucoup d’importance à la réussite scolaire de leurs enfants, leur assurant appui financier, aide intellectuelle et soutien moral tout au long des études.

À l’encontre d’une conception – encore trop largement répandue – de la famille immigrante comme traditionnelle, repliée sur elle-même et fermée à la modernité, ces familles ont marqué leur éducation par des discours et des pratiques d’ouverture au monde. Ceci ressort de tous les entretiens, les jeunes affirmant qu’ils furent exposés à des contacts précoces avec des pays et cultures diversifiés, par l’entremise d’événements variés ayant ponctué leur enfance, tels les voyages d’été familiaux et les relations fréquentes avec la parenté restée dans le pays d’origine ou établie ailleurs dans le monde :

L’ouverture d’esprit, le respect des autres, je pense que je l’ai appris d’eux [de mes parents]. Considérer la personne en fonction de ce qu’elle vaut, de ce qu’elle est, et non d’où elle vient, de la façon qu’elle parle, de la couleur de sa peau. (Fille de 25 ans, origine latino-américaine, migrée à Montréal.)
J’ai une ouverture d’esprit. Dès mon jeune âge, j’étais ouvert sur le fait que mes parents venaient d’ailleurs. Ils ne venaient pas du patelin chez nous. Puis, ils voyageaient beaucoup quand même. Ils rentraient là-bas. Ils avaient l’audace de faire ça, de venir ici. Cela m’a donné une ouverture d’esprit sur le monde en général. J’ai eu ça tôt. (Garçon de 20 ans, origine européenne, migré à Québec.)
Il y a cinq ans, je suis allée faire le tour des États-Unis avec mes parents, ma famille. On avait une « van » […]. Il y a trois ans, je suis allée passer trois mois et demi en République dominicaine pour apprendre l’espagnol et connaître la culture aussi. […] Bien sûr, je suis allée [dans le pays d’origine de mes parents] souvent pour voir ma famille, voir qu’est-ce qui se passe là-bas […] [Je cherchais à] apprendre. C’est juste d’avoir une meilleure culture, un esprit plus ouvert, comprendre les gens plus facilement. C’est ça, je pense, que j’ai acquis. (Fille de 19 ans, origine africaine, non-migrée.)
Tu voyages, ça c’est la vie ! Puis c’est de la connaissance. Tu apprends tellement à aller voir ce que les autres font puis, de quoi ils vivent, et tout ça [...] Mes parents nous ont payé le voyage deux fois. Après ça, j’y suis retourné une fois ou deux à mes frais [...]. Je pense, un petit peu ma façon de penser, ça revient un petit peu à mes parents, à la manière que mes parents m’ont enseigné. (Garçon de 29 ans, origine européenne, migré de retour.)

En plus de ces voyages et parfois de courts stages d’études à l’étranger, certains jeunes mentionnent également que leur participation dans des associations internationales – encouragée notamment par leurs parents – a contribué à forger leur ouverture au monde :

[J’ai participé] à Amnistie internationale, à Jeunes du Monde. J’ai participé avec mon père au Club Rotary à plusieurs activités […]. C’est une grosse partie de ma vie, là. Ce n’est pas moi qui suis membre [du Rotary], c’est mon père mais j’ai toujours été à ses côtés. Cela fait que j’en connais pas mal plus que tout le monde. […]. Le Rotary, c’est eux autres qui m’hébergent le plus souvent dans les autres pays parce que c’est international. […] Mon père, il fait un petit contact, il appelle les rotariens là-bas : « Ma fille aimerait visiter votre coin de pays », puis ils te prennent pour une certaine période. C’est surtout ça qui aide, parce que je n’ai pas de la famille partout dans le monde non plus. (Fille de 19 ans, origine africaine, non-migrée.)
Je me sens vraiment Québécoise, mais en même temps je suis Québécoise, mais plutôt comme on dit, citoyenne du monde [...] [Mon père], il m’avait abonnée, moi, à Greenpeace et à Amnistie internationale. Peut-être que ça a l’air ridicule, mais c’est lui qui payait la cotisation. (Fille de 25 ans, origine latino-américaine, migrée à Montréal.)
Mes parents voulaient que je m’implique […]. Para Mundo, c’est un organisme que j’ai fait en secondaire V, qui sensibilise l’école et la ville [où j’habite] en faisant un voyage à l’extérieur dans un pays défavorisé. On allait constater les problèmes là-bas pendant 3 à 4 semaines, puis après on revient ici et on dévoile ce qu’on a vécu. En fait, c’est une chance, [… car] je suis allé au Mexique, dans le fin fond du Mexique à faire le tour des petites communautés. (Garçon de 20 ans, origine européenne, migré à Québec.)

Les termes « ouverture », « citoyens du monde », « curiosité de l’inconnu », « goût de découverte et de dépaysement », « facilité de bouger et de s’adapter » reviennent sans cesse dans les entretiens, les jeunes déclarant qu’il s’agit là du bagage hérité des parents et qu’ils souhaitent eux-mêmes transmettre éventuellement à leurs propres enfants. Parmi les valeurs familiales prioritaires pour eux figurent des éléments découlant étroitement de cet héritage, comme le respect mutuel, la liberté, la capacité d’adaptation, l’autonomie, l’ouverture d’esprit. S’y rajoute le maintien de liens solidaires avec la parenté établie ailleurs[12], aspect qui reviendra quand seront examinées les expériences de mobilité. Leur cadre de référence s’élargit et devient, à la limite, international. Grâce à cette socialisation dans plusieurs univers culturels et à cette familiarisation avec la différence, les jeunes acquièrent des compétences diversifiées, autant linguistiques que culturelles et sociales. Il en résulte non seulement un métissage culturel et identitaire inédit (Mimeaultet al., 2001), mais aussi des appartenances multiples à des espaces variés tant locaux que nationaux et internationaux.

Parmi les compétences acquises grâce à cet héritage familial, il faut souligner le multilinguisme des jeunes interrogés. La langue d’origine, le français, l’anglais et l’espagnol sont les plus fréquemment mentionnés. Cette maîtrise de plusieurs langues figure, dans le contexte de mondialisation, non seulement comme savoir utile pour trouver un emploi intéressant, mais aussi comme « porte d’entrée » pour découvrir de nouveaux pays, côtoyer d’autres cultures et élargir son réseau d’amis. En ce sens, le multilinguisme semble être un des fondements de l’ouverture des jeunes sur le monde, étant présenté comme « richesse » et « source de fierté »[13] :

La langue, c’est très important. Ma mère, elle, nous parle juste arabe pour ne pas qu’on l’oublie. Mon père, c’est le français, pour apprendre plus vite quand on est arrivé […] C’est déjà deux langues toutes seules comme cela gagnées, sans avoir eu besoin vraiment de les apprendre. C’est venu tout seul. La culture, c’est toujours bon d’avoir de la culture. Cela t’ouvre l’esprit pas mal. Cela t’apprend toutes sortes de choses. Cela te fait vieillir, c’est incroyable ! (Fille de 19 ans, origine africaine, non-migrée.)
J’aimerais les transmettre à mes enfants […] Je voudrais qu’ils parlent polonais parce que je crois que n’importe quelle langue serait une richesse. Mais, je ne voudrais pas qu’ils s’emprisonnent dans cela, qu’ils s’empêchent de découvrir autre chose. (Garçon de 22 ans, origine européenne, non-migré.)
[Mes parents], ils me l’ont dit : « Il ne faut pas que tu oublies ton pays d’origine, ta famille. » Ils ont toujours insisté pour que je garde mon espagnol. Je suis très contente aujourd’hui de l’avoir gardé. (Fille de 25 ans, origine latino-américaine, migrée à Montréal.)

La combinaison de ces divers apprentissages acquis lors de la jeunesse produit une culture dite « transnationale », transmise par les parents, qui traverse les frontières. Base de la socialisation de ces jeunes régionaux d’origine immigrée, cette culture s’apparente, avec certaines distinctions toutefois, à la culture internationale léguée par les cadres supérieurs expatriés en France à leurs « héritiers », que décrit Wagner (1998)[14]. Valorisation de la connaissance des langues et des cultures étrangères – dont celle d’origine –, autonomie et débrouillardise, capacité d’interagir avec des étrangers, tolérance, souplesse et aptitude à s’adapter rapidement, goût de mobilité internationale, réseau relationnel étendu sur plusieurs cultures, telles sont quelques-unes des compétences culturelles que les « héritiers » semblent partager avec les jeunes régionaux d’origine immigrée. Mais là s’arrête la comparaison puisque les jeunes expatriés en France sont socialisés dans un contexte fort différent des jeunes immigrés régionaux au Québec : statut d’exception de ces migrants de haut niveau social, réseau d’institutions réservées aux expatriés, telles les écoles internationales privées, mode de vie enclavé par rapport aux nationaux, normes de sociabilité élitiste. Il serait intéressant de poursuivre cette comparaison en relevant notamment les distinctions majeures entre culture « transnationale », culture internationale et culture cosmopolite[15].

En somme, le capital social et culturel – au sens de Bourdieu (1979, 1984) – transmis par les parents aux jeunes régionaux d’origine immigrée touche à divers aspects de la vie, tout en s’étendant sur plusieurs espaces géographiques. Il contribue à placer de façon favorable ces jeunes dans le contexte de mondialisation ainsi dotés de compétences pertinentes. En outre, il offre des opportunités aux jeunes tant de développer des rapports ramifiés et « réticulaires » au-delà de leur espace régional – pour reprendre la métaphore utilisée par Kearny pour caractériser l’âge de la globalisation (1995, p. 558) – que de mobiliser des ressources diversifiées transnationales. De là surgit leur rapport « élargi » et original à l’espace, plus perceptible encore dans l’analyse des migrations internes et de la mobilité de ces jeunes.

B. Expériences de migration et de mobilité

Outre l’expérience d’immigration internationale que ceux qui sont nés à l’étranger ont nécessairement connue en accompagnant leurs parents, les jeunes régionaux d’origine immigrée ont eux-mêmes une expérience de déplacements multiples, internes ou externes, au Québec. Ces jeunes ne sont pas enfermés dans un espace régional clos et hermétique, sans aucun contact avec les autres régions ou même les divers pays. Au contraire, leur jeunesse et leur socialisation se sont produites dans un espace régional étroitement relié à d’autres espaces nationaux et internationaux. Les caractéristiques du système scolaire québécois les obligent, en effet, à quitter souvent leur région pour poursuivre leurs études collégiales et universitaires dans une autre région du Québec où s’enseigne le programme spécifique qu’ils ont choisi. À une étape de la vie où les besoins de « faire sa vie », de « voler de ses propres ailes », de « voir autre chose », pour employer leurs termes, se font intensément sentir, les jeunes sont attirés par les grands centres urbains et leurs possibilités d’émancipation et d’« expérimentations » variées, au sens de Dubet, alors que se manifestent l’individualisation et la diversification des parcours (Dubet, 1996).

Sous le couvert d’un motif officiel – celui de poursuivre les études – et d’une motivation officieuse de s’autonomiser par rapport à la famille, près des deux tiers des jeunes interrogés ont vécu une migration interne, tout comme les jeunes étudiés par le GRMJ. Ils s’établissent principalement dans la métropole montréalaise, puis plus rarement dans d’autres centres urbains de moindre densité tels Québec et Sherbrooke. Rares sont ceux qui vont étudier en Ontario ou à l’étranger. Curieusement, cet éloignement semble provoquer chez les jeunes une prise de conscience de leur attachement ou non à leur région. Cet attachement différencié se traduit, pour la moitié des jeunes migrés, par un engouement pour la vie urbaine trépidante de Montréal et, plus secondairement, de Québec, au point de vouloir y travailler après les études et s’y enraciner de façon permanente. Le rapport à l’espace régional devient plus distant. Il s’agit de jeunes de diverses origines, parmi lesquels se retrouvent autant de filles que de garçons. Parce qu’ils ont pour la plupart terminé leurs études, ils sont aussi les plus âgés du groupe (25-29 ans). Près des deux tiers ont un diplôme universitaire, surtout de 1er cycle. Leur rapport à l’espace montréalais[16] est fortement positif, la métropole détenant à leurs yeux des attraits et qualités que la région n’offre pas : services nombreux et d’accès facile, activités variées, opportunités professionnelles abondantes, diversité ethnique, possibilité d’y être non conformiste, anonymat. Les témoignages suivants sont révélateurs de leur attirance pour la métropole montréalaise :

Au niveau culturel, je m’éclate ici. [Dans ma région], c’était un peu moins possible. Et cela m’a ouvert l’esprit sur bien des choses. Je ne pensais pas qu’un jour, j’allais « tripper » autant sur les musées, des choses comme cela […]. J’ai pris un intérêt pour cela ici. Le théâtre, c’est accessible, c’est là, c’est partout… Il y a plein de choses gratuites aussi. Il suffit de chercher un peu et tu trouves plein d’activités. C’est cela que j’aime. Je m’amuse terriblement. Je trouve que je profite de la vie, c’est incroyable ! C’est sûr que cela coûte un peu plus cher à Montréal. Mais, là, je suis heureuse ici. (Fille de 23 ans, origine européenne, migrée à Montréal.)
C’est justement l’ambiance, le fait qu’il y a du monde. Tu sors dans la rue, tu vois du monde. Puis, le fait de voir du monde d’autres ethnies aussi. J’aime cela […]. J’aime la diversité de Montréal, il y a de tout pour tous, de tout pour tous les goûts. (Garçon de 23 ans, origine européenne, migré à Montréal.)
Ce qui peut être intéressant dans mon cas, c’est que tu es à Montréal, tu as l’occasion d’être dans l’anonymat total si tu veux […] alors que dans ma région c’est impossible. C’est trop petit, tout le monde se connaît. Tout le monde sait où est-ce que tu restes. Les gens vont s’inquiéter s’ils ne te voient pas […] D’un autre côté, ça peut être bon […] alors qu’à Montréal l’entraide est moins facile. (Garçon de 24 ans, origine haïtienne, migré à Montréal.)

Par contre, pour l’autre moitié des migrés, il s’en dégage un rapport à l’espace diamétralement opposé. L’espace régional est valorisé principalement pour sa « qualité de vie » : les bonnes relations interpersonnelles, les conditions favorables pour élever une famille, la beauté physique du cadre physique et environnemental. Le témoignage suivant exprime bien le sentiment dominant chez ce second groupe de migrés :

Ce que j’aime ici, pour une famille, c’est la campagne, l’accès très rapide à la campagne. Pour moi, c’est de plus en plus important. J’aurais jamais cru cela. Parce que quand je suis partie [pour Montréal…], c’est parce que j’en avais assez de la campagne, des petites fleurs et puis des vaches. Et puis, à Montréal cela m’a manqué sur la fin. La pollution, je n’en pouvais plus. (Fille de 29 ans, origine européenne, migrée de retour.)

Ce rapport positif est assez puissant pour susciter le retour de ces jeunes en région, à la fin de leurs études, surtout dans celle où ils ont vécu avec leurs parents. Ces jeunes « migrés de retour » sont d’origines diverses, comprenant toutefois une surreprésentation de jeunes non européens, notamment asiatiques. Comparativement aux jeunes migrés du premier groupe qui ont préféré demeurer à Montréal pour s’y établir définitivement, ils sont légèrement moins âgés et moins scolarisés. Il y a, en effet, autant de jeunes de 20 à 24 ans que de jeunes de 25 à 29 ans. Par ailleurs, les diplômés sont répartis à peu près également entre les niveaux collégial et universitaire et il y a autant de filles que de garçons. Bien que leur migration interne ne soit pas évaluée négativement, puisqu’elle a permis de s’affranchir et de vivre de nouvelles expériences, le rapport à l’espace métropolitain demeure ambivalent. Il comporte à la fois des éléments attractifs et répulsifs pour tous ces jeunes « de retour ». Cependant, les attraits qu’offre Montréal d’une plus grande disponibilité d’emplois, de services et d’activités culturelles, d’une diversité des cultures ainsi que d’une ouverture d’esprit n’arrivent pas à compenser les effets négatifs d’une grande ville, tels le manque d’espace et de verdure, le rythme de vie stressant, le bruit, la forte criminalité, la pollution et les embouteillages, les coûts élevés des biens et services, la piètre qualité des relations humaines. L’indifférence et la « froideur » des Montréalais sont particulièrement déplorées de même que, à un moindre degré, l’existence de « ghettos d’immigrants ». Les propos suivants mettent bien ces aspects en évidence :

Ce qui m’a déçue [à Montréal], c’est de voir que les gens sont… Par exemple, je pense au plan ethnique, je dirais qu’il y a des ghettos. Je ne pensais pas que c’était comme cela : Côte-des-Neiges, noir… Aussi, ce qui m’a déçue, c’est en fait que c’est facile de faire des contacts avec des gens de Montréal par le biais du travail ou par le biais des études. Mais, par contre, c’est très difficile d’entrer dans les maisons. D’être invitée par les gens, c’est très, très difficile. (Fille de 29 ans, origine européenne, migrée de retour.)
Ça a été difficile [à Montréal]. Ça a été l’enfer […]. Là, c’était beaucoup plus froid et [les immigrants] étaient vraiment en petits groupes, tandis qu’ici, tout le monde s’intègre à tout le monde. Puis là-bas, c’était les Juifs avec les Juifs, les Italiens avec les Italiens […]. C’était beaucoup ghetto. (Fille de 27 ans, origine africaine, migrée de retour.)
Quand tu es immigré à Montréal, tu es plus automatiquement classé dans une espèce de ghetto […]. Parce qu’à Montréal, il y a plus d’immigrés, tu es plus catégorisé comme immigré. À Montréal, t’es plus typé. (Garçon de 18 ans, origine africaine, migré de retour.)

La distance sociale des Montréalais, que plusieurs déplorent, est aussi ressentie chez les migrés qui se sont établis dans la métropole. Ceux-ci évoquent avec nostalgie lors de leurs entrevues les contacts « plus chaleureux » et « humains », les échanges « plus faciles » et « profonds », les « relations de confiance » et « l’entraide » dans leurs régions d’enfance. Tout comme les jeunes migrés non immigrants étudiés par le GRMJ, ils affirment s’être constitués un réseau social d’amis beaucoup plus parmi les autres migrés que parmi les Montréalais eux-mêmes.

Cette vision évoquée par les jeunes de retour, à la fois positive de l’espace régional mais plus ambiguë quant à l’espace métropolitain, est également partagée par les jeunes « non-migrés » n’ayant jamais quitté leur région. En somme, il en résulte globalement un rapport différencié à l’espace opposant les migrés établis définitivement à Montréal et à Québec aux deux autres groupes des migrés de retour et des non-migrés.

En plus de cette migration interne vécue par la majorité des jeunes interrogés, des expériences d’outre-mer ont déjà contribué à façonner leur rapport particulier à l’espace au-delà du Québec. Voyages familiaux, stages d’études à l’étranger, apprentissage d’une troisième langue (espagnol, anglais), séjours d’entraide humanitaire font voir leur ouverture sur le monde. La plupart ont vécu des expériences de mobilité[17] depuis leur enfance, débutant généralement avec les vacances d’été passées presque à chaque année dans le pays d’origine des parents. Ce sont les jeunes d’origine européenne qui semblent en avoir profité davantage, nul doute de la relative proximité des pays. Par la suite, certains sont allés explorer d’autres parties du monde lors de voyages d’aventure, durant 6 mois à 1 an. Leur curiosité les a menés notamment vers l’Europe, mais aussi vers l’Amérique centrale et du Sud et quelques fois vers l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Inde. Les témoignages de ces jeunes voyageurs illustrent bien ce désir d’aventures et de découvertes ainsi que leur facilité à s’acclimater rapidement :

Après mes études [de bac], je suis revenu pour ramasser des sous parce que moi, cela faisait longtemps que je voulais voyager […] Quand j’ai ramassé assez d’argent, je suis parti en Europe pendant 10 mois à peu près. J’ai fait le tour de l’Europe, puis je suis allé voir la famille […] Je suis allé en France, Hollande, Belgique, Italie, Grèce, Turquie, Espagne […] [Après mon retour au Québec,] je suis allé dans l’Ouest canadien pendant trois mois pour planter des arbres […] Ensuite, je suis parti en Afrique [où] j’ai enseigné un an là-bas. Cela [l’Afrique] a été la plus belle expérience de ma vie. (Garçon de 28 ans, origine européenne, migré de retour.)
Ce qui arrive avec moi, c’est que je suis capable de m’adapter n’importe où dans le monde. J’ai voyagé tellement que, peu importe où je vais, que je reste une journée […] ou un an, je me sens comme les gens qui sont là-bas […] Cela fait que je n’ai pas de problèmes avec cela. (Fille de 19 ans, origine africaine, non-migrée. A fait plusieurs voyages, dont un d’études de 3 mois pour apprendre l’espagnol.)
[Pourquoi être parti en Suisse pour étudier ?] On découvre plein de choses. Les valeurs que je dirais, c’est de faire l’expérience. C’était peut-être une aventure de vivre à une autre place pour voir ce que cela a l’air ailleurs, pour découvrir autre chose. C’est quelque chose que je voulais, de vivre avec d’autre monde aussi. Ce n’est pas parce que je n’étais pas satisfait [ici]. Je voulais voir comment les autres sont […] J’ai aimé l’expérience. (Garçon de 23 ans, origine européenne, migré de retour. Il est allé 3 ans en Suisse pour des études et 2 mois en Californie pour apprendre l’anglais.)

Les destinations de voyages de ces jeunes issus de l’immigration semblent se démarquer de celles des jeunes régionaux non immigrés étudiés par le GRMJ. Ceux-ci s’orientent en effet davantage vers l’Ouest canadien (surtout Vancouver, Banff en Colombie Britannique) et vers les États-Unis. Pour expliquer ce choix, on peut faire appel à des facteurs de proximité, d’inexistence de réseaux de parenté à l’étranger et, éventuellement, de socialisation et de classes sociales différentes. Cela resterait à approfondir, bien qu’il semble manifeste que les enfants d’immigrants soient privilégiés en raison de leur héritage familial comparativement aux autres jeunes Québécois, comme le remarque ce jeune : « Moi, je me trouve avantagé par rapport aux autres personnes. J’ai connu tellement de choses à cause de mes origines. En fait là, si j’avais eu des parents québécois, je ne suis pas sûr que je serais la même personne. Et, je ne suis pas sûr que j’aurais voyagé. » (Garçon de 28 ans, origine européenne, migré de retour.)

Par le biais des liens transnationaux entretenus avec la parenté dans le pays d’origine et la diaspora, la plupart de ces jeunes peuvent profiter d’une « fenêtre sur le monde ». Cette parenté sert à la fois de point d’arrivée, de relais sécurisant et de plaque tournante lors de leurs voyages. Elle constitue un espace social de ressources multiples destinées à faciliter leurs déplacements dans divers lieux géographiques. Elle n’est aucunement mobilisée pour favoriser un retour nostalgique aux sources lors d’une quête identitaire. Au contraire, les jeunes préfèrent vivre de nouvelles expériences et découvrir le monde. À lui seul, le témoignage suivant montre l’importance de ce réseau de parenté à l’étranger qui offre, en plus d’un hébergement gratuit, un refuge chaleureux et réconfortant :

Une chance qu’ils [parenté dans le sud de la France] étaient là […] Je suis allé chez ma tante parce que je vais tout le temps là. Elle a un fils de mon âge, mon cousin. On est resté un mois, on s’est promené un peu autour, mais c’était notre point d’attache. C’était bien mieux qu’un hôtel […] On était logés, nourris. On prenait un gros coup […] Cela a été bon pour la réinsertion, puis c’était pas trop dur […] C’était la première chose de positive qu’on avait en fin de compte, d’avoir un bon lit […] puis des lits sans puces et tout cela […] C’est le luxe, puis voir la famille, parler français […] Cela a aidé […] aussi pour décompresser un peu. (Garçon de 28 ans, origine européenne, migré de retour. Il revient d’un voyage d’un an en Afrique.)

Cette mobilité commune à presque tous les jeunes répondants est, assurément, un atout dans le contexte de mondialisation puisqu’elle permet l’acquisition de nouveaux savoirs et le développement d’aptitudes – telles la débrouillardise, l’ouverture et la souplesse d’adaptation – pouvant être utiles lors de l’insertion professionnelle et sociale. Elle figure comme un « avantage » aux yeux des jeunes eux-mêmes, leur ayant permis de voyager, d’apprivoiser de nouveaux lieux, d’accroître les frontières de leur univers social et territorial et de construire ainsi de nouvelles interconnexions entre individus et pays variés.

En outre, cette mobilité démontre à quel point la vie des immigrants et de leurs descendants n’est pas limitée à un seul espace comme le fait remarquer Alain Tarrius avec son concept de « territoires circulatoires » (1992a, b). Tarrius élabore une anthropologie du mouvement en considérant le migrant comme un nomade qui se déplace dans des espaces ne correspondant pas aux frontières nationales. Acteurs de changements, ces migrants créent, par leur mobilité, de nouveaux territoires se superposant aux territoires existants. Tarrius se penche sur les rapports entretenus par les migrants tant à la société d’origine et à la société réceptrice qu’à d’autres lieux traversés dans leurs itinéraires. Bien qu’il ait surtout examiné des groupes de commerçants ou de professionnels internationaux en Europe et qu’il n’ait jamais étudié les jeunes, son approche est éclairante. Elle aide à comprendre le jeune comme « acteur de circulations et d’échanges » qui bâtit des ponts, réduit les distances par les liens de proximité sociale et forge des identités nouvelles et des rapports originaux à l’espace. Dans cet univers du mouvement, Tarrius fait observer comment les « migrants circulants » valorisent des espaces – maison dans un village, quartier… – qui se rattachent à une histoire familiale ou à une activité sociale intense et qui apparaissent comme « d’inébranlables lieux de stabilité » (1992a, p. 124).

D’autres auteurs qui ont étudié le « transnationalisme » se sont également intéressés à la mobilité et aux multiples déplacements des immigrants. Ainsi, GlickSchilleret al. (1999) se sont penchés sur la migration transnationale et les transmigrants et Hannerz (1996) a examiné les connexions transnationales. Bien que ces études se soient surtout attardées sur les pratiques transnationales de la première génération d’immigrants, et rarement sur celles de leurs enfants, certains résultats peuvent fournir de nouvelles pistes. Il convient donc de s’y arrêter. Situées dans le contexte de globalisation, de révolution technologique dans les moyens de communication et de transport (Internet, câble, télé par satellite, jet) ainsi que de mobilité accrue de populations et de biens tant matériels que symboliques, ces études se sont développées dans les deux dernières décennies surtout aux États-Unis, et un peu en Europe (GlickSchilleret al., 1999 ; Pries, 1999)[18]. Malgré que les relations transnationales ne soient pas complètement nouvelles, elles augmentent, disent les auteurs, en intensité et visibilité dans le cadre de la mondialisation, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’intégration des immigrants et la formation de leur identité, tout comme sur la cohésion et le pouvoir des États-nations.

En réaction au paradigme « assimilationniste » classique américain et à sa vision de l’immigrant comme un être « déraciné » (uproot), qui a dû effacer tout lien avec le pays d’origine dans son insertion aux États-Unis, plusieurs chercheurs tentent de nuancer ce processus en démontrant que, au contraire, de tels liens sont maintenus. Ces liens, particulièrement évidents avec les récentes migrations transnationales, marquent l’expérience des immigrants – appelés « transmigrants » – puisque « leur vie quotidienne dépend de multiples et constantes interconnexions au delà des frontières nationales », c’est-à-dire avec le pays d’origine et la diaspora (GlickSchilleret al., 1999, p. 73). Ces relations transnationales contribuent à forger une identité hybride. Il est apparu, alors, une abondante littérature, provenant de plusieurs disciplines et comportant une grande variété d’approches[19]. Plusieurs concepts ont été créés : migration transnationale, espace social transnational, communauté transnationale, transmigrant, déterritorialisation. Les débats sont nombreux, concernant notamment l’ambiguïté de certaines définitions conceptuelles, le statut vague et incertain du local en rapport avec le global, le sens de la globalisation et de la culture, etc.[20].

Le point essentiel à retenir de ces travaux sur le transnationalisme est l’existence d’un rapport à l’espace « élargi », bien au-delà du pays d’accueil. On peut observer un tel rapport chez les jeunes régionaux d’origine immigrée, car ils conservent un contact avec le pays d’origine des parents lors des vacances d’été et de voyages d’aventure. Ce contact, issu de l’héritage familial, ouvre les jeunes à de nouveaux horizons. Une réponse partielle à une des questions posées dans ce nouveau champ d’études, malgré le peu de recherches sur les jeunes à ce sujet, serait que non seulement les parents immigrants, mais aussi leurs enfants adoptent des stratégies transnationales. Certaines études le montrent, telles celle de Alund (1991) sur les jeunes immigrés à Stockholm et celle de Charbitet al. (1996, 1997) sur les jeunes immigrés d’origine portugaise en France. Également, la recherche de Meintel sur les jeunes Montréalais d’origine immigrée souligne qu’ils continuent à maintenir des « liens concrets et symboliques importants avec le pays des parents » (1993, p. 66).

Certes, les jeunes opèrent différemment de leurs parents à ce sujet, si ce n’est qu’en raison du contexte distinct dans lequel se situent leurs pratiques transnationales. D’une part, les jeunes bénéficient d’un accès à des technologies de communication et de transport que les parents n’avaient pas. Il leur est plus facile d’établir des liens dans une plus grande variété d’espaces, sans compter le cadre propice à de tels échanges offert par la mondialisation[21]. D’autre part, les pratiques transnationales chez les jeunes paraissent moins structurées que celles de la « première génération d’immigrants ».

Dans le cas des jeunes régionaux d’origine immigrée, il n’y a pas la « double vie » (bi-national living, dual lives) entre le pays d’origine et le pays d’établissement évoquée dans les écrits, ni d’interconnexions aussi systématiques et quotidiennes. Les espaces investis sont plus diversifiés et certains le sont même sans présence d’un réseau de parenté pour les accueillir directement dans les lieux explorés. Mais, à la différence des autres jeunes régionaux non immigrants, les jeunes d’origine immigrée peuvent compter presque toujours sur un réseau parental situé dans une relative proximité et pouvant servir de transition et d’aire de repos entre deux voyages, ou encore de lieu de dépannage quasi immédiat en cas de difficultés. En outre, les longs déplacements à l’étranger n’impliquent pas à chaque fois une migration permanente, dans un sens strict du terme, avec changement dans le statut d’immigration comme pour la génération précédente. Pas plus qu’ils n’impliquent, d’ailleurs, un éventuel projet de retour dans le pays d’origine des parents, alors qu’un tel projet figure dans les propos des jeunes Montréalais d’origine immigrante interrogés par Meintel (1992). Il s’agit bel et bien ici de « mobilité temporaire » destinée avant tout à explorer le monde et à découvrir d’autres pays et cultures, bref, de nouveaux espaces d’expérimentation et d’autonomisation. En résumé, les jeunes interrogés ont certes des liens transnationaux, mais ces derniers paraissent plus fluides et variés que ceux de la génération des parents. Ceci pose la question du sens de telles pratiques pour les jeunes.

Un survol des rares écrits sur la transnationalité des jeunes immigrés révèle une multiplicité de sens. Pour certains, il s’agit d’une stratégie pour résister à la stigmatisation et à la « racialisation », comme chez les jeunes New-Yorkais originaires de Ticuani (Mexique) étudiés par Robert C. Smith[22]. Pour d’autres, il s’agit, outre cette résistance au racisme aux États-Unis, d’une base de mobilisation politique pour alimenter leur nationalisme à distance et venir en aide au pays d’origine, comme dans le cas des jeunes d’origine haïtienne vivant à New York, analysés par Fouron et GlickSchiller (2001). Ces jeunes ne s’identifient aucunement comme Américains, se distinguant ainsi des jeunes régionaux d’origine immigrée au Québec qui, eux, se disent « québécois » tout en tissant des appartenances multiples et en produisant un métissage identitaire original (Mimeaultet al., 2001). Alund (1991) se réfère à la notion de « bricolage culturel » pour exprimer ces nouvelles formes identitaires et culturelles construites par les jeunes Suédois immigrés à la faveur de liens transnationaux et transethniques. C’est cette nouvelle vision « élargie » de l’espace qui explique en partie l’émergence d’identités multiples. De plus, les contextes différenciés laissent des marques : les interactions directes avec la société d’accueil sont plus fréquentes et ouvertes en contexte régional québécois qu’à New York, ou même qu’à Montréal où les jeunes immigrés peuvent avoir du mal à établir des relations amicales avec des Québécois francophones (Meintel, 1992)[23].

Le transnationalisme politique des jeunes d’origine immigrée vivant aux États-Unis et chez des enfants de réfugiés montréalais (vietnamiens, chiliens et salvadoriens)[24] émerge peu dans le groupe des régionaux, hormis chez quelques réfugiés politiques. Il semble, donc, que l’adoption de pratiques transnationales par les jeunes régionaux d’origine immigrée relève davantage d’aspirations personnelles de « réalisation de soi » et d’épanouissement identitaire typiques de ce groupe d’âge dans les sociétés postmodernes (Furlong et Cartmel, 1997) ou encore de bénéfices ultérieurs escomptés dus à l’acquisition de compétences polyvalentes (ouverture d’esprit, multilinguisme, réseaux internationaux). Il faut rappeler que la quête du sens de la vie chez ces jeunes en région déborde l’espace du travail, contrairement aux générations précédentes plus tournées vers la réussite professionnelle, pour investir d’autres espaces identitaires – géographiques ou symboliques (Simard, 2003).

Dans quelle mesure ce désir de liberté et de découverte du monde, cette recherche de modes variés d’émancipation personnelle sont-ils partagés par l’ensemble de la jeunesse québécoise, immigrante ou non ? Décèle-t-on une spécificité dans les pratiques des jeunes d’origine immigrée par rapport aux autres jeunes ? Observe-t-on des stratégies particulières chez les jeunes vivant dans des espaces éloignés et peu peuplés comparativement à ceux vivant dans des espaces métropolitains ? La nécessité de recherches comparatives se fait vivement sentir afin d’amorcer une réponse à ces questions. Déjà, une recherche comparative sur les modes de participation des jeunes régionaux, immigrants ou non[25], permet d’entrevoir qu’ils ont en commun certaines stratégies transnationales, tels l’engagement dans des organismes internationaux d’aide humanitaire et la défense des droits évoluant sous le chapeau de vastes « mouvements sociaux transnationaux » (Cohen, 1998). C’est à travers ces alliances transnationales forgées autour de projets de justice sociale et de lutte aux inégalités que peuvent se déceler les bricolages identitaires et « territoriaux » inédits des jeunes et les significations qui y sont rattachées.

C. Attachement au territoire régional

L’attachement à un territoire relève d’un processus complexe impliquant une pluralité de facteurs. Les dimensions économiques, culturelles, sociales, environnementales, s’entremêlent pour créer un cadre propice à l’émergence d’un sentiment d’appartenance. Les jeunes de l’étude résument bien l’ensemble de ces dimensions par un thème, constamment repris dans leurs propos, à savoir la « qualité de vie[26] ». Avant de conclure, je vais m’attarder sur le cas des « jeunes de retour » puisqu’on y décèle, malgré leur culture transnationale, un véritable attachement au territoire régional. Un examen de ces jeunes permet, de plus, de mieux cerner les conditions de base pour un enracinement durable dans l’espace régional, lequel figure comme un des principaux défis de la politique de régionalisation de l’immigration.

Ce retour dans l’espace régional est, rappelons-le, un résultat inattendu dans la recherche. Une bonne part des jeunes d’origine immigrée – environ le tiers – qui avaient quitté la région pour la poursuite des études, « retournent » dans la région de leur enfance à la fin de leurs études. Cette nouvelle migration interne révèle un sentiment d’appartenance au territoire régional. Elle traduit un rapport positif à la région, bien illustré dans les propos des jeunes au sujet des raisons de leur retour. S’ils reviennent s’établir dans leur région d’enfance, c’est surtout pour y retrouver un « cadre de vie de qualité » : travail intéressant pour bien vivre, réseau social personnalisé caractérisé par des contacts chaleureux et des relations d’entraide, contexte favorable pour élever une famille en toute sécurité et à proximité des grands-parents, attraits de la « nature » où se conjuguent air pur, tranquillité, accès facile aux grands espaces et aux loisirs de plein air. Les témoignages suivants expriment bien, chacun à leur façon, la qualité de vie offerte par le contexte régional :

Je trouve que c’est peut-être un des meilleurs endroits pour élever ta famille […]. Aller en campagne avec des enfants ici, ce serait le paradis parce que, justement, le réseau d’amis se développe assez facilement comparé aux grands centres. C’est bien organisé les loisirs […]. Le jeune va jouer dehors, puis tu le laisses partir. J’imagine que ça se fait moins à Montréal surtout à des bas âges […]. Donc, la qualité de vie des parents, je pense, est meilleure ici, celle des enfants aussi […]. Il faudrait que les services soient atteints bien sérieusement là, comme les hôpitaux, l’éducation. C’est à peu près la seule chose qui pourrait me faire partir, puis que le niveau de vie soit pas mal moins bien qu’il l’est en ce moment. (Garçon de 28 ans, origine européenne, migré de retour.)
J’aime avoir de l’espace […]. C’est une vie moins stressante, pas de trafic le matin. Quand on est dans une ville [régionale], on peut avoir toutes les commodités, cinéma, le plein air. On peut faire plein de choses à l’extérieur. Ce n’est pas bruyant. La qualité de vie, je pense, est de beaucoup meilleure en région que dans une grande ville. Peut-être que tu as moins de choix pour faire quelque chose, pour sortir, moins un vaste choix, mais on a quand même des choix. (Garçon de 22 ans, origine européenne, migré de retour.)
On a de la place. On a de l’espace. On a plus de liberté, moins de contraintes. En étant moins de gens sur tant de mètres carrés, chacun a un peu plus de liberté […]. On a beaucoup de possibilités de plein air. Quelqu’un qui aime la pêche, la randonnée pédestre, le ski de fond, c’est merveilleux ! Il y a des chalets près de lacs reculés où on peut avoir la paix, c’est quelque chose de rare […]. Je m’y identifie parce que j’ai passé une grande partie de ma vie ici. Puis je l’aime. C’est une belle région. On a des richesses, des beaux paysages. Je me sens bien ici avec les gens qui sont là. Ce sont des gens qui sont assez simples, qui sont faciles d’approche, qui m’ont acceptée. Donc, je suis attachée à cela. (Fille de 25 ans, origine européenne, migrée de retour.)
La première raison, c’est au niveau familial […]. Le lien est quand même assez fort là [avec mes frères et soeurs…] d’autant plus que maintenant j’ai un enfant. C’est ma soeur qui garde mon enfant. Les valeurs sont les mêmes. L’éducation est la même. (Fille de 28 ans, origine européenne, migrée de retour. A un enfant.)
L’enfant, cela a été le déclencheur […]. Notre conception d’un enfant était une vie dans un monde tranquille et donc, on s’est dit qu’à Montréal ça ne se peut pas […]. Elle [ma conjointe] c’était plus pour la famille. Elle a des soeurs et ses parents. Ils sont encore unis, une famille québécoise. Les tantes, grands-mères, tout le monde est ici. (Garçon de 25 ans, origine africaine, migré de retour. A un enfant.)

En fait, c’est la combinaison de tous ces facteurs – aussi bien économiques que sociaux, familiaux, culturels et environnementaux – qui expliquent le retour de ces jeunes. Pour préserver cette qualité de vie, ils sont prêts à accepter une moins grande variété de services et d’opportunités professionnelles en région. Ils ne sont pas différents des jeunes régionaux non immigrants du GRMJ qui font de cette qualité de vie globale régionale la condition primordiale pour s’établir en région. Cependant, il semble que la proximité des grands-parents soit très significative pour les jeunes d’origine immigrée, reflétant là vraisemblablement le contexte particulier de l’immigration de leurs parents où l’absence de la famille élargie au Québec est compensée par des liens intergénérationnels plus étroits. Ce rôle important des grands-parents relève de l’héritage familial des jeunes dans lequel le maintien de liens solidaires familiaux est valorisé.

Fait inédit, ce sont les jeunes d’origine non européenne qui sont les plus nombreux à être « migrés de retour », et ce, même s’ils représentent une proportion moindre de l’ensemble du groupe étudié. Ce sont également eux qui ont majoritairement trouvé leur intégration en région plus facile qu’à Montréal (Mimeaultet al., 2001, p. 212). On peut faire l’hypothèse que la longue durée de séjour en région, l’arrivée relativement en bas âge ainsi que la qualité de leur intégration en région –comparativement à la stigmatisation plus marquée des immigrants et de leurs descendants ressentie lors de leur séjour à Montréal – expliquent, du moins partiellement, leur retour en région. Cette région serait, en tant que premier lieu de proximité personnalisée avec les Québécois implantés de longue date, un espace propice à l’enracinement et à la construction du sentiment d’appartenance au Québec. Ce retour en région de jeunes issus de minorités dites plus « visibles » vient ébranler l’idée bien ancrée que les régions n’arrivent pas à retenir ce type d’immigration et met en doute le postulat, plus ou moins implicite, selon lequel leurs jeunes risquent de quitter l’espace régional définitivement pour aller dans des villes plus cosmopolites et anonymes. Cette analyse reste à approfondir. Retenons pour le moment qu’une pluralité de facteurs intervient dans la décision de revenir en région.

L’exemple des jeunes de retour est intéressant, car il démontre que la culture transnationale des jeunes n’empêche pas le développement d’un sentiment d’appartenance au territoire régional. Les deux ne sont pas antinomiques et peuvent coexister de façon concomitante. Les appartenances chez les jeunes fluctuent selon les groupes d’âge et les phases successives de la jeunesse, telles que l’adolescence, le début des études postsecondaires, l’entrée sur le marché du travail, l’arrivée du premier enfant. Elles sont loin d’être figées et immuables, reflétant en fait l’hétérogénéité de la jeunesse et de ses trajectoires. Même si la quasi-totalité des jeunes interrogés (80 %) affirment une appartenance québécoise, ceci n’exclut nullement d’autres appartenances simultanées à des espaces diversifiés, notamment au pays d’origine des parents, au monde ainsi qu’à la région où ils ont grandi au Québec.

J’ai déjà soutenu que les principaux facteurs d’enracinement durable des immigrants en région se résumaient par deux mots clés : emploi et qualité de vie globale (Simard, 1999b). Contrairement à l’idée préconçue représentant les immigrants comme des individus totalement fermés à l’établissement en région, certains – adultes ou jeunes – se disent prêts à s’y enraciner à la condition d’y trouver un emploi et un milieu de vie convenables. Ils ne diffèrent pas de la population non immigrante qui partage, avec eux, le désir de vivre convenablement en région, et ce à tous les niveaux. Outre l’obtention d’un emploi satisfaisant, les exigences de base ont trait à l’accès aux services essentiels (hôpitaux, services sociaux, etc.), à la présence d’un système d’éducation de qualité ainsi qu’à la disponibilité d’activités sociales et culturelles diversifiées pour la famille entière. De plus, les propos des jeunes de retour rappellent combien un accueil adéquat en région et des relations sociales avec la population locale allant au-delà de la simple courtoisie sont fondamentaux. L’importance du milieu culturel varié, pourtant souvent négligé dans les mesures incitatives, a été soulignée à maintes reprises. Les immigrants régionaux, faut-il le répéter, ne veulent pas vivre dans un « désert social et culturel » pour reprendre leur expression.

Il est donc urgent qu’une politique de régionalisation de l’immigration s’arrime à une politique vigoureuse de développement, tant régional que rural, pour favoriser un enracinement durable en région de la population immigrante et de ses jeunes. Pour créer une qualité de vie décente, ces politiques devront considérer tous les aspects – autant culturel que social et économique. Sinon, l’établissement d’immigrants en région risque de demeurer une vue de l’esprit, ceux-ci refusant d’aller vivre dans un espace déstructuré et dévitalisé ne répondant pas à leurs exigences minimales (Simard, 1996).

4. Bricolage « territorial » inédit

Les questions de la migration et de l’insertion globale des jeunes régionaux d’origine immigrée sont complexes et exigent une analyse fine et nuancée. À l’encontre d’un parcours standardisé et constant, apparaît plutôt une pluralité de trajectoires et d’appartenances variant selon les aspirations des jeunes, le groupe d’âge ainsi que les diverses étapes les conduisant à la vie adulte. Certains préfèrent demeurer dans une grande ville à la fin des études alors que d’autres choisissent de retourner dans leur région d’enfance, ou encore de partir à l’aventure à l’étranger. Il faut toutefois prendre garde de considérer ces trajectoires comme fixes et permanentes puisqu’il s’agit d’un processus dynamique, ouvert et non linéaire susceptible de changer de nouveau.

Bricolage inédit ? Se disant citoyens du Québec et du monde[27], ces jeunes bricolent un rapport à l’espace original où les apparentes contradictions dans la triade « local / national / international » se dissipent totalement. Ils élaborent une nouvelle synthèse où leurs rapports aux diverses régions québécoises, à la métropole montréalaise, au Québec dans son ensemble, au pays d’origine des parents ainsi qu’au monde s’influencent et s’enrichissent mutuellement.

Véritables nomades de l’espace, ces jeunes explorent divers lieux pour s’émanciper, vivre de nouvelles expériences et découvrir le monde. Ils traversent les frontières avec facilité, développant des interconnexions bien au-delà du pays de résidence. Ils élaborent un rapport à l’espace « élargi » et « transformé » notamment par leurs doubles racines à l’étranger et au Québec, leur héritage familial particulier, leur culture transnationale et métissée ainsi que leur vécu de migrations et mobilités multiples.

Cette vision élargie de l’espace, à la fois locale et transnationale, n’est pas contradictoire. Elle correspond à la nouvelle réalité sociale et migratoire d’une bonne partie de la jeunesse du début du XXIe siècle. Il faut déborder les frontières nationales pour comprendre le processus complexe liant les jeunes, immigrés ou non, à l’espace. Le champ d’action des jeunes régionaux d’origine immigrée n’est point confiné à l’espace régional ou même national, puisqu’il transcende les frontières du Québec, du Canada et même de l’Amérique du Nord. Par contre, l’attachement au local qui accompagne cette expansion d’espaces ne signifie ni un repli, ni une fermeture déphasée. L’espace local ou régional figure plutôt comme une composante de cette ouverture, comme un point d’ancrage connecté à un monde en mouvement et que certains jeunes régionaux d’origine immigrée ont choisi d’habiter surtout pour des raisons de qualité de vie. Le rapport à l’espace est donc à la fois « élargi » à l’univers entier, mais en même temps « ancré » dans des lieux familiers auxquels ils sont attachés dans leur vie quotidienne.