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La dyskératose congénitale (DC) est une maladie humaine héréditaire dont les symptômes apparaissent dès l’enfance et qui conduit au décès entre 16 et 50 ans. Elle se caractérise par des atteintes cutanées (troubles de la pigmentation de la peau), une dystrophie des ongles (réduction du volume des ongles ou leur absence), la présence d’ulcérations buccales précédant l’apparition de plaques de leucokératose (plaques blanchâtres) pouvant devenir cancéreuses. Les complications incluent une fibrose pulmonaire, des atteintes intestinales, une aplasie souvent à l’origine du décès, et l’apparition fréquente de cancers (peau, muqueuses, oesophage, lymphomes). La DC touche donc essentiellement des tissus à renouvellement rapide ((→) m/s 2000, n°4, p.562 et 2002, n°1, p. 39).

Plusieurs formes de transmission de la maladie ont été décrites. La forme la plus courante, qui est aussi la plus sévère, est due à des mutations du chromosome X. Il existe également des formes à transmission autosomique, dominante ou récessive. Le gène du chromosome X qui est affecté code pour la protéine dyskérine [1]. L’orthologue de la dyskérine chez la levure de boulanger (S. cerevisiae), la protéine Cbf5p, a été caractérisé en tant que composant de petits complexes formés d’ARN et de protéines, dénommés «snRNP H/ACA» [2]. Chaque complexe contient un petit ARN dit de type «H/ACA», l’appellation désignant deux éléments de séquence conservée appelés boîtes H et ACA. Ce petit ARN est associé à quatre protéines, Cbf5, Gar1, Nhp2 et Nop10. Selon la nature de leur composant ARN, ces complexes jouent des rôles divers. La plupart catalysent la conversion d’uridine en pseudo-uridine au sein des ARN ribosomiques alors que d’autres sont requis pour certaines étapes de maturation du pré-ARN ribosomique conduisant à la libération des ARN ribosomiques matures. Ces données ont initialement conduit à la conclusion que la dyskératose est due à un défaut quantitatif et qualitatif de production des ribosomes.

Cette hypothèse a toutefois rapidement été remise en cause essentiellement par les travaux de l’équipe de K. Collins à l’université de Californie à Berkeley. Cette équipe a tout d’abord mis en évidence que la télomérase humaine est en fait apparentée aux particules de type H/ACA [3]. La télomérase est un complexe d’ARN et de protéines qui assure la réplication des extrémités des chromosomes, les télomères, lors de la division des cellules ((→) m/s 2000, n°4, p.473 et p.481). Une partie de la région amont du composant ARN (dénommé hTR) de la télomérase est utilisée comme matrice pour la synthèse d’un brin d’ADNc ajouté aux extrémités télomériques. L’équipe de K. Collins a proposé que la partie aval de hTR adopte la structure canonique des petits ARN de type H/ACA. Cette équipe a en outre démontré que cette partie de hTR contient les boîtes H et ACA, dont l’intégrité est requise pour l’accumulation normale de hTR, et qu’elle est associée à la protéine dyskérine (Figure 1). La majorité des cellules somatiques saines sont dépourvues de télomérase active. En revanche, une forme active de la télomérase est synthétisée dans certaines cellules de tissus à renouvellement rapide, ces tissus mêmes qui sont atteints chez des patients souffrant de DC. Les données obtenues par K. Collins et al. les amenèrent donc à suggérer que la dyskératose est avant tout due à un déficit de télomérase active engendré par des modifications de la dyskérine, et non pas à un défaut de synthèse des ribosomes. De fait, l’équipe de K. Collins a ensuite montré que dans des cellules issues de patients souffrant de DC, la quantité à l’équilibre des petits ARN H/ACA testés et des ARN ribosomiques matures 18S et 28S n’est pas altérée. De même, la conversion de certaines uridines en pseudo-uridines au sein des ARN ribosomiques ne semble pas diminuée dans ces cellules. En revanche, la quantité de hTR est diminuée d’un facteur cinq et les télomères sont plus courts dans les cellules issues de patients atteints de DC que dans des cellules de même type provenant d’individus sains d’âge identique [4].

Figure 1

Structure secondaire schématique de l’ARN de la télomérase et des ARN H/ACA.

Structure secondaire schématique de l’ARN de la télomérase et des ARN H/ACA.

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La controverse sur la cause de DC sembla close lorsque T. Vulliamy et al. démontrèrent que des patients atteints de la forme autosomique dominante de la maladie présentaient différentes mutations du gène codant pour hTR ((→) m/s 2003, n°1, p.39). Ce résultat semblait établir de manière définitive que la DC résulte d’un défaut de synthèse et/ou d’activité de la télomérase [5]. L’une de ces mutations supprime la partie du gène correspondant au domaine H/ACA et entraîne une perte d’accumulation de hTR. Une autre mutation modifie une région dite en «pseudonoeud» de hTR, qui est cruciale pour l’activité catalytique de la télomérase. Des travaux récents de C.A. Theimer et al. [6] et L.R. Comolli et al. [7] montrent qu’en solution, cette modification déstabilise la structure en pseudonoeud et favorise la formation d’une structure en tige-boucle. Cette modification de l’équilibre entre ces deux conformations inhibe l’activité de la télomérase.

La controverse a néanmoins été très récemment relancée par un article paru dans Science [8]. Ces auteurs ont produit des souris transgéniques dont le gène codant pour la dyskérine a été muté artificiellement. Ces souris (souris Dkc1m) reproduisent dès la première génération tous les symptômes de la dyskératose congénitale humaine: anémie sévère, dyskératose cutanée, anomalies pulmonaires et propension accrue à développer des tumeurs. Les ARN ribosomiques des souris Dkc1m présentent un déficit en pseudouridines, le processus de maturation du pré-ARN ribosomique est retardé et les cellules Dkc1m sont hypersensibles à des drogues qui inhibent la traduction. Par ailleurs, la quantité du composant ARN de la télomérase murine (mTR) est réduite de même que l’activité télomérase. Ce défaut n’entraîne néanmoins une réduction notable de la longueur des télomères qu’à partir de la quatrième génération. Il est important de noter que les télomères de souris de laboratoire sont beaucoup plus longs que ceux des cellules humaines et que par conséquent, lorsque la télomérase est absente ou son activité réduite chez ces souris, une réduction critique de la taille des télomères n’est atteinte qu’après un bien plus grand nombre de divisions que dans le cas de cellules humaines. D. Ruggero et al. attribuent le déclenchement de la dyskératose dans le modèle murin à un défaut de production et d’activité des ribosomes et non pas à une diminution critique de la taille des télomères.

Ces conclusions sont-elles valides et dans quelle mesure les résultats de D.Ruggero et al. peuvent-ils être conciliés avec ceux des auteurs précédents ? De toute évidence, une réduction de la qualité des ribosomes produits va ralentir la prolifération cellulaire et il est donc concevable que les effets constatés sur la synthèse et l’activité des ribosomes dans les souris Dkc1m puissent à eux seuls être responsables de la dyskératose observée. À ce propos, il faut noter que récemment, une équipe a mis en évidence un effet très délétère sur l’activité de traduction de l’absence de certaines pseudo-uridines au sein de l’ARN ribosomique [9]. Néanmoins, les résultats de D. Ruggero ne permettent pas d’exclure que la télomérase puisse être requise pour une division active de certaines cellules épithéliales et du système hématopoïétique, même s’agissant de cellules dont la longueur des télomères n’est pas notablement réduite. Un niveau anormalement bas d’activité télomérase pourrait être détecté par des systèmes de contrôle et limiter la prolifération cellulaire. De plus, la protéine dyskérine fait aussi partie de complexes snRNP H/ACA qui modifient des petits ARN du complexe d’épissage et sont donc requis, indirectement, pour assurer un processus d’épissage efficace [10]. L’existence d’un défaut partiel d’épissage de pré-ARNm dans les souris Dkc1m est envisageable et ce défaut pourrait participer aux phénotypes observés.

En conclusion, les données de T. Vulliamy et al. démontrent clairement que certaines formes autosomiques dominantes de DC sont dues uniquement à un déficit d’activité télomérase. Les résultats de D. Ruggero suggèrent néanmoins que dans les formes de dyskératose engendrées par des mutations du gène codant pour la dyskérine, dont les symptômes sont plus sévères, un défaut de synthèse et d’activité des ribosomes est un des facteurs déclenchant la maladie.