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Chercheur associé à plusieurs centres de recherche, Frédéric Lasserre se propose de nous montrer l’envers du décor des luttes politiques canadiennes survenues ces quelque vingt dernières années. Selon l’auteur, derrière ces combats se cacheraient des « représentations spatiales » divergentes et conflictuelles de l’espace national canadien. Ainsi, il suppose l’existence d’un certain « parallélisme » entre ces images et les idéologies politiques définissant l’État et la nation (p. 22 à 24). Cependant, on aurait aimé en savoir plus sur la « dialectique » existant entre les discours politiques et les représentations (les premiers sont-ils à la remorque des secondes ou est-ce l’inverse?). Quoi qu’il en soit, au Canada anglais, ce serait une représentation unitaire du territoire national qui dominerait, laquelle se traduirait par une conception homogène de la nation canadienne.

S’attachant dans les deux premières parties de l’ouvrage à retracer la genèse de cette représentation, Lasserre montre que pour surmonter les « régionalismes », autant les peintres, les historiens, les géographes que les acteurs politiques ont présenté une image unificatrice du territoire canadien. Par exemple, les peintres du groupe des Sept, « motivés par de puissants sentiments nationalistes », auraient voulu, avance-t-il, « peindre le Canada », à partir de ce qu’ils percevaient comme étant le trait distinctif de la nation, à savoir le mythe du « Nord » (p. 40). Les acteurs politiques étaient quant à eux préoccupés par la menace annexionniste américaine. Or, les « nationalistes canadiens », affirme Lasserre, n’ont pas trouvé de projet original à opposer au régime politique américain. N’ayant pas voulu fonder le pays sur la spécificité culturelle canadienne-française, ils se sont plutôt tournés vers des représentations reposant sur l’immensité et l’homogénéité du territoire (p. 67). « Qu’elles procèdent de géographes, d’historiens ou de l’État, écrit Lasserre, une orientation commune guide ces représentations : le Canada serait pensé de façon analogue à Vancouver comme à Québec, uni autour d’un projet grandiose, soudé par un territoire source d’identité » (p. 136). Mais ces représentations d’un Canada uni autour d’un même territoire font fi des clivages culturels qui traversent la trame historique canadienne, d’où les résistances qui se sont rapidement manifestées (troisième et quatrième parties).

D’une part, avec les Autochtones pour qui, avance Lasserre, le lien à la terre ou « l’occupation du sol » serait un trait culturel fort. C’est ce qui les amène à revendiquer certaines parties du territoire canadien (p. 155-159). Cela conduit à l’entrechoquement de « conceptions frontalières » entre des peuples attachés à leur coin de terre et à leur culture et un gouvernement central promouvant l’image d’un territoire canadien unifié. D’autre part, la « constellation des représentations » francophones du territoire vient aussi heurter de plein fouet cette image. Car l’idée du Canada français, territoire aux limites géographiques imprécises, repose sur la conscience que les francophones canadiens ont de leur particularisme culturel et sur la thèse des « deux peuples fondateurs », ce qui vient ruiner l’idée d’un Canada formant un tout. Le fossé s’est encore élargi quand, au tournant des années soixante, l’idée d’un « nous québécois », avec des frontières bien précises, remplace celle d’un Canada français aux frontières floues. Mais, ironie de l’histoire selon Lasserre, les discours québécois ont copié la logique canadienne, en présentant le Québec comme une entité sans distinctions culturelles entre ses diverses composantes régionales (p. 215). Cette lutte entre la « Nation contre les Nations » amène l’auteur à conclure que si « [l]’idée de Canada » n’est pas morte, elle est singulièrement « malade » (p. 249), le patient refusant de reconnaître la complexité de sa personnalité.

Toutefois, on doit se demander si Lasserre n’en vient pas à trop mettre l’accent sur l’image d’un Canada radicalement opposé au Québec. Après tout, lui-même admet que les représentations canadiennes et québécoises partagent certains thèmes, comme le mythe de la Nature et du Nord (p. 45 et 247). Enfin, si certains chapitres sont fort intéressants à lire (par exemple, « Du Continent à la Terre-Québec », peut-être le plus réussi), la lecture de l’ouvrage est parfois ardue. C’est que le livre est touffu, et de la peinture (groupe des Sept) aux considérations géostratégiques sur la défense du Nord canadien dans le cadre du norad (p. 54-61), en passant par les revendications territoriales amérindiennes, il n’est pas toujours facile pour le lecteur de s’y retrouver. À mon avis, un fil directeur mieux explicité aurait permis au lecteur de naviguer plus aisément d’un chapitre à l’autre, sans trop dériver sur les mers de l’incompréhension, ce qui, je le confesse, m’est malheureusement arrivé à quelques reprises.