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Plutôt que de faire l’histoire des échanges entre dominants et opprimés, l’auteure propose une économie générale des formes oppositionnelles. Sans perdre de vue les méthodes développées sous d’autres modes de colonisation, Sandoval examine la méthode appropriée pour décoloniser les citoyens-sujets subordonnés en Occident. Le livre indique les modalités du passage à un nouveau sujet à l’aide d’une méthodologie de décolonisation et de reconstruction sociale.

Dans le premier chapitre, Sandoval critique la perspective proposée par Fredric Jameson à propos du capitalisme transnational. Cet auteur affirme que l’Occident a fait l’objet d’une transformation culturelle mettant en place une norme hégémonique. Or, les citoyens-sujets n’ont aucun instrument pour faire face à la nouvelle réalité. La prescription de Jameson consiste à faire face en nommant cette réalité et à développer des compétences citoyennes en se déplaçant transversalement à travers la société. Considérant la position schizophrène du sujet et la démocratisation de l’oppression (c’est-à-dire sa distribution à travers la société), Sandoval rejette cette proposition comme inopérante.

Le deuxième chapitre rend compte d’un mouvement social différentiel que l’auteure désigne sous le nom de U.S. third world feminism. Une étude des mouvements oppositionnels durant la seconde moitié du 20e siècle aux États-Unis lui permet d’établir cinq catégories de moyens politiques ayant contribué à transformer les relations de pouvoir : droits civiques, révolution, « suprémacisme », séparatisme et différentialisme. Le mouvement féministe étatsunien illustre l’efficacité de ces moyens qui, selon l’auteure, se résument dans le dernier.

Le pouvoir est un site multidimensionnel (pluriel), énonce Sandoval à la suite de Foucault. Le chapitre trois introduit la méthodologie dont les détails sont ensuite exposés dans les quatre chapitres suivants. Elle resitue et réinterprète ensemble Fanon, Barthes, Derrida, Foucault et Haraway. Mais le noyau de la méthode est issu des travaux de Roland Barthes.

Le chapitre quatre justifie la pertinence de l’instrumentation sémiologique pour contrer les effets de pouvoir. Au moment de la mise en place du nouveau mode de colonisation durant la décennie 1950, Barthes a préfiguré les technologies utiles pour dégager les nouveaux colonisés de leur emprise. Sa double méthode suppose la consommation de l’idéologie par une lecture sémiologique qui se hisse ensuite au niveau d’une déconstruction de l’idéologie-devenue-réalité. Ce travail archéologique à travers le sens et la conscience replace la production du sens (et le sujet) sur un degré zéro.

Dans le chapitre cinq, Sandoval réinterprète les figures qui impriment l’idéologie sur les citoyens-sujets et les empêche de s’inventer eux-mêmes. Cet empêchement est essentiel au projet impérialiste occidental. Il immobilise le monde dans un ordre universel, une hiérarchie et un sens qui ne proposent qu’un seul modèle, celui de la classe moyenne occidentale. L’incapacité de saisir le réel relègue les sujets dans une schizophrénie qui, quoique mobile, est associée à la subordination. Seule la volonté de lire le signe et d’examiner l’ordre dominant pour s’en dégager peut relancer la créativité.

Le mouvement social, dont le mode oppositionnel est concevable comme un jeu d’intersubjectivités différentielles, s’appuie sur un non-lieu (le degré zéro de l’idéologie). La structure de la dérive qui y conduit s’apparente au déplacement d’un amour qui choisit de ne pas choisir. Cette structure, identifiée dans le chapitre six, constitue le point de départ d’une nouvelle chaîne sémiologique : elle permet de nouvelles alliances et, politisée, déséquilibre toute règle. La position mitoyenne du non-lieu déploie une subjectivité dont le propos est la transformation politique, non plus seulement un mode oppositionnel de conscience mais aussi l’exercice d’une action démocratique.

En définitive, générer le nouveau citoyen-sujet résulterait du rejet de l’individualisation comme mode de subjectivation. Tel est le propos du chapitre sept qui s’appuie sur Foucault. Les principes d’un désir politiquement révolutionnaire déferaient le fascisme internalisé qui fait aimer le pouvoir comme on aime ce qui nous domine et nous exploite. Les principes politiques à mettre en oeuvre sont notamment : le rejet d’une action unitaire et totalisante ; le développement de l’action, la pensée et le désir par juxtaposition et disjonction plutôt que par hiérarchisation et subdivision ; l’usage de la pratique politique pour intensifier la pensée et de l’analyse pour multiplier les champs d’action ; la désindividualisation comme mobile d’un collectif dont l’art consiste à contrer les formes de fascisme internalisé ou non.

En conclusion, Sandoval énonce que le mouvement social différentiel est un symptôme du capitalisme transnational et un remède à son mode de colonisation. Le nouveau collectif porte sur de nouvelles pratiques et donne lieu à des échanges de systèmes de sens, des requêtes et des négociations. Depuis le non-lieu que le nouveau citoyen-sujet habite, il met en oeuvre un ensemble de pratiques génératives inspirées par la politique démocratique et la distribution égalitaire du pouvoir.

Il est regrettable que cet ouvrage ne désigne pas la nouvelle ligne sur laquelle le sujet collectif va lutter localement et qu’il n’indique pas les modalités de composition d’une culture politique commune dont il serait partie prenante. Si la méthode proposée est utile pour se dégager d’une colonisation intérieure à l’empire, il est plus difficile de saisir comment se dégager d’une double colonisation telle que peuvent en faire l’expérience des sujets colonisés aux marges de l’empire.