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C’est pour saluer Jean Benoist et son oeuvre que 48 auteurs nous livrent dans cet ouvrage volumineux des réflexions qui concernent pour la plupart les sociétés créoles des Antilles et de l’Océan indien. En suivant Bernabé, Bonniol, Confiant et l’Étang à qui nous devons l’initiative de l’hommage adressé ici, il faut reconnaître que Jean Benoist a grandement contribué au projet de connaissance des sociétés créoles et à la production d’outils théoriques capables d’en saisir les profondeurs et d’en apprécier l’originalité et le dynamisme. Ainsi, après le passage et les interrogations dudit « Visiteur Lumineux » dans des anciennes colonies françaises, on a frayé des sentiers, balisé des pistes et commencé à éclairer des directions de recherche. Ceux qui partagent une préoccupation commune pour les terrains et les populations créoles les suivent, et n’ont d’autre choix que de considérer encore et toujours les travaux de Jean Benoist, de s’en inspirer et de s’y référer pour parcourir ces voies de connaissance.

Cet ouvrage réunit donc de nombreux chercheurs sur le thème très large des îles créoles et des sociétés plurielles dont les plus représentées ici sont la Martinique et la Réunion. Il est resté à ce sujet sur les traces de Jean Benoist en favorisant des terrains sur lesquels il a longtemps travaillé. Mais que le lecteur intéressé par les mondes créoles se rassure, il lira dans cet éventail de sujets des écrits qui concernent les Antilles dans leur globalité, l’île Maurice, la Guyane française, la Guadeloupe et Haïti dans une moindre mesure. Mais rien sur les îles hispanophones et anglophones de la Caraïbe.

Les 48 textes de l’ouvrage sont répartis sous 15 thématiques. Celles-ci sont le plus souvent appropriées si on considère le sujet des textes qui y sont rattachés, bien qu’il soit difficile de satisfaire complètement à cette exigence compte tenu de la variété et de la richesse des écrits. L’ouvrage est donc lui aussi pluriel et les chercheurs en sciences sociales y trouveront des lieux de questionnements familiers. Le foncier et l’économie, le religieux, les ethnomédecines, le biologique et la santé, la langue, l’« oraliture » et la littérature annoncent chacun trois ou quatre textes, alors que l’identité, l’ethnicité et le multiculturalisme en regroupent huit et la famille un seul. Mais d’abord et à l’honneur, le parcours de Jean Benoist, souligné par Bonniol qui ne tarit pas d’éloges pour celui qui l’a dirigé, et à qui l’on doit d’avoir initié une ethnologie des sociétés créoles. De là, Sainton nous précise comment Jean Benoist a su ouvrir des perspectives identitaires aux Antillais en rapportant le concept de « civilisation antillaise » et en stimulant la production locale de recherches scientifiques. Et L’Étang nous invite ensuite à découvrir, dans une analyse de récits, comment s’est construite la représentation du marron. Dangereux cannibale dans certaines îles, cette figure a pénétré progressivement les imaginaires sans qu’on puisse y voir le marron comme un héros de la liberté. Nous voilà alors au sein d’une thématique où l’on se laisse porter par le discours poignant de Curtius qui use des concepts de « désontologisme » et de « réonto-logisme » en soulignant la douloureuse réalité dans la plantation, la chosification de l’esclave et ce nouvel être-au-monde qu’il fallait redéfinir une fois la liberté acquise.

Passons sur certains textes, puisque l’exhaustivité nous est impossible dans ces quelques commentaires, pour arriver dans la singulière Guyane française dont le peuplement n’a pas conduit à une économie de plantation comme dans d’autres sociétés esclavagistes. Et Cherubini de préciser que cette société s’est inventée un profil créole original, influencé par la coexistence de petites habitations. Restons dans la thématique « Lieux, Traces » pour lire Mam Lam Fouck qui partage habilement la manière dont la France a travaillé la mémoire de l’esclavage en arrangeant des lieux de mémoire en Guyane. D’une France condamnable, on retiendra alors une France libératrice jusque dans le paysage urbain de la ville de Cayenne.

Sur la situation économique aux Antilles, Burac nous dresse le portrait d’une économie régionale fragile que les facteurs géopolitiques et économiques internationaux ne manquent pas d’aggraver. Après le déclin de l’économie sucrière, c’est le tour de la production bananière, laissant le destin antillais aux prises avec un endettement toujours plus grand et avec des politiques d’ajustement d’une mondialisation carnivore. Dans ce contexte difficile, Crabot décrit l’éclatement de l’habitation martiniquaise au profit d’un foncier grignoté par l’urbanisation et par un aménagement touristique. Le grand domaine laisse ainsi sa place à des centres commerciaux, à des lotissements, des hôtels et des voies de circulation.

Plus loin dans l’ouvrage, on aborde la thématique du magico-religieux avec le quotidien de deux fossoyeurs interviewés par Confiant. C’est une narration dans l’imaginaire martiniquais qui donne une place au vécu d’individus gérant leur relation avec les esprits et les défunts. Degoul rapporte quant à lui des morceaux d’entrevues sur le sujet du pacte avec le Diable. C’est d’un fait divers qu’il s’agit, repris, traduit et bricolé par des informateurs avec lesquels l’auteur découvre les particularités phénotypiques et ethniques des protagonistes enrichis dans un échange diabolique qui finira par mal tourner. Enfin, Jardel rappelle la participation de la littérature para-anthropologique dans le processus de construction de l’Autre, du Nègre, de l’Africain et de l’Antillais, cibles de préjugés qui ont longtemps servi le projet colonial des Occidentaux. Que d’attributs immérités pour ceux qui ont reçu les coups de bâton et que de médisances chez des auteurs qui produisent des réalités tronquées quand il est question de religions afro-américaines et de pratiques magiques.

Voilà en partie ce qu’il est donné de lire dans ce recueil qui ne manquera pas de satisfaire par la diversité des thèmes qui y sont réunis et par l’étendue des réflexions de ceux qui y ont contribué. Difficilement réductibles à un dénominateur commun, les textes suivent le fil de la dette qui conduit les auteurs à souligner par leurs travaux combien la pensée de Jean Benoist éclaire les interrogations qu’ils portent sur les îles créoles et les sociétés plurielles.