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L’analyse des motifs apposés comme signatures par des Amérindiens sur des traités avec les Européens, puis avec les Euro-Américains, est un domaine de recherche encore largement en friche. Cela peut, en partie, s’expliquer par l’importance dévolue à l’échange des colliers de wampum dans l’étude de la diplomatie amérindienne. L’échange de ces colliers avait, en effet, pour fonction de garantir les paroles exprimées lors de conférences de paix et primait donc sur l’acte, tout à fait nouveau pour les Amérindiens, de signer un document qu’ils ne pouvaient pas lire. Il nous semble, néanmoins, qu’étudier cet acte n’est pas sans intérêt dès lors que l’on suppose que tracer une signature comporte du sens. Ainsi, ces motifs sont presque toujours suffisamment schématiques pour que l’on puisse les reconnaître. En outre, il ressort clairement qu’ils ne sont pas choisis au hasard puisque, par exemple, les signataires amérindiens qui ont participé aux deux conférences de paix de Montréal de 1700 et de 1701 ont, chaque fois, inscrit le même motif. L’analyse de ces pictogrammes n’est donc pas dépourvue d’arguments. Mais la portée d’une telle étude est limitée, à la fois, par la nécessité de se fonder sur des documents d’archives originaux pour être sûr de l’exactitude des figures apposées — car un trait ajouté ou supprimé peut transformer considérablement leur perception — et par la capacité d’identifier chaque signataire et le groupe qu’il représente afin de pouvoir s’interroger sur la signification de la figure tracée.

Nous avons, dans un texte précédent (Guillaud et al. 2001), effectué une étude comparative systématique des signatures amérindiennes des traités de paix de Montréal de 1700 et de 1701. Bien que la nouveauté de cette pratique amérindienne puisse suggérer la fragilité de toute considération systématique en la matière, nous avons esquissé une typologie assez sommaire de la nature des signatures amérindiennes[2] (ibid. : 32-38). Résumons-la brièvement. Tout d’abord, la grande majorité des dessins représentent des animaux, puis viennent quelques objets et encore plus rarement un lieu géographique ou des êtres humains (voir figure 1). Ensuite les motifs, dans la plupart des cas, renverraient au clan (un clan de la nation signataire prenant le nom de l’animal ou de l’objet en question); dans une moindre fréquence, ils se rapporteraient à la nation dans son ensemble (qui tire son nom de l’animal, de l’objet ou du lieu géographique considéré); et encore plus rarement, ils seraient personnels (représentation du nom du signataire, de son image ou de son esprit tutélaire). Enfin, la nature du symbole utilisé dépendrait plutôt du type d’entente signée : le symbole serait national lorsqu’une nation se rallie à la paix et serait clanique ou personnel lorsqu’il s’agit de réaffirmer une alliance. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse à l’origine de cette enquête sur la nature des signatures amérindiennes était que le groupe au nom duquel la signature est apposée se reconnaît dans la symbolique utilisée et que celle-ci est issue de l’organisation sociale du groupe en question. Or, cette idée et l’appellation donnée à ces symboles par les Amérindiens eux-mêmes évoquent irrésistiblement la théorie du totémisme.

Les signatures amérindiennes sont, en effet, souvent caractérisées comme étant « totémiques », à l’instar de l’appellation générique effectuée par les Archives nationales du Canada (« Instrument de recherche » n° 2122, introduction). La démarche adoptée par l’ouvrage Indian Treaties and Surrenders (Canada 1992) est assez semblable puisque les appellations « marque » et « totem » — utilisées pour signaler la présence sur les documents originaux de ces motifs non reproduits par la transcription — semblent être considérées comme des synonymes. En tout cas, aucune explication n’est fournie pour justifier l’emploi de l’une plutôt que de l’autre. Or, en termes théoriques, la distinction est importante car l’utilisation, ou non, du mot « totem » pour définir de tels pictogrammes a une incidence sur la façon de les comprendre. Mais encore faut-il que l’appellation générique de « totem » soit clairement définie. C’est là tout l’objet de ce texte : voir un peu plus clair dans l’appellation que l’on pourrait attribuer à ces motifs. En examinant s’il est possible de « raccrocher » certaines signatures amérindiennes au totémisme — et si par conséquent l’hypothèse à l’origine du travail sur les signatures des traités de Montréal de 1700 et de 1701 était pertinente —, nous complétons ici ce travail dont l’objet était, par l’analyse approfondie de ces deux traités, de s’interroger sur les questions soulevées par la problématique des signatures amérindiennes (voir Guillaud et al. 2001). Cette étude préalable, ethnographique, n’abordait donc pas l’objet du présent texte, à savoir les questions plus anthropologiques de comprendre ce que recouvre chez les Amérindiens l’acte d’apposer une signature sur des traités et l’éventuelle dimension explicative de la théorie totémique. Ignorer cette seconde phase de la problématique des signatures amérindiennes reviendrait à tenter de comprendre le recours à une symbolique de manière partielle… si ce n’est partiale.

Figure 1

Exemples du type de signatures amérindiennes apposées sur des traités : le cas de quelques signatures du traité de paix de Montréal du 4 août 1701

Exemples du type de signatures amérindiennes apposées sur des traités : le cas de quelques signatures du traité de paix de Montréal du 4 août 1701
Source : Archives nationales de France (Paris), Fonds des colonies, série C”A, vol. 19, folio 43v.

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Mais cette interrogation n’est pas sans écueils, car si le terme « totem » est effectivement emprunté aux Ojibwés d’Amérique du Nord, la théorie totémique (ou totémisme anthropologique, par la suite simplement appelé ici totémisme) a été développée de manière systématique à partir de l’étude des Aborigènes d’Australie. De là, naquit une ambiguïté qui marque toute la discussion sur le totémisme dans la mesure où les caractères donnés au totémisme n’ont, le plus souvent, que peu de choses à voir avec la pratique ojibwée.

Pratiques totémiques et esprit tutélaire

Dès le début, le terme « totem » est marqué par un contresens. La paternité du terme, « totam », est en effet attribuée à John Long (1791 : 86-87), mais ce qu’il a décrit relève en réalité de la quête individuelle des Amérindiens, par le rêve ou des hallucinations, d’un esprit tutélaire. Or Alexander Henry (1809 : 305), dans son récit de voyage en date de 1776, a décrit une cérémonie de crémation assiniboine où, sur les poteaux de crémation, est inscrit un symbole que l’auteur assimile aux armoiries du défunt et qu’il dit être appelée en langue algonquienne « totem ». Il s’agit là de la première utilisation du terme (Bishop 1989 : 51), plus proche de ce que recouvrent les pratiques totémiques chez les Amérindiens que le récit de Long. Mais le texte de Henry est publié bien après celui de Long et, en outre, des doutes existent quant à l’authenticité de ce texte puisque le véritable journal de Henry a disparu (Robert Vézina, communication personnelle, 2000). Ainsi, c’est la description de cette croyance que Long qualifie de « totamisme » (sic) qui, bien que succincte et erronée, jette les bases d’un développement théorique.

Le mot « totem » est un dérivé tronqué par John Long de l’ojibwé et d’autres dialectes algonquiens « ototeman » ou « do daim » qui signifient « sa parenté frère-soeur » faisant en gros référence à la parenté consanguine ou adoptive (Hewitt 1960 : 787-788) d’un individu, à laquelle est associée un symbole naturel (le totem) qui interdit tout mariage à l’intérieur de cette parenté (Warren 1984 : 41-42). Le clan n’est pas issu directement du totem, la relation à la nature est plutôt du domaine du surnaturel et de la métaphore plutôt que de la contiguïté. Ainsi, en général, les mythes qui expliquent la naissance des clans le font de telle sorte qu’il n’y ait pas « d’association zoologique ou botanique dans la conscience indigène » (Lévi-Strauss 1980 : 31). Chez les Ojibwés, la parenté est patrilinéaire et le totem ne fait l’objet d’aucun culte particulier. Ces mots algonquiens sont par ailleurs issus d’otena qui signifie « village », « habitation ». Ce qui suggère alors fortement qu’à une époque le totem et le clan correspondaient au village, et vice versa (Hickerson 1970 : 47-50). Il est à noter que dans une configuration exogamique, le village est par définition pluri-clanique, car les épouses sont d’un clan et les époux forcément d’un autre. Par conséquent, pour que le village soit considéré comme n’ayant qu’un seul clan, il faut postuler que seul le clan d’un des deux sexes compte. Quoi qu’il en soit, avec la multiplication des contacts aux xviiie et xixe siècles à la suite du développement du commerce des fourrures et des guerres qui l’accompagnent, les villages se sont agrandis et formés sur une base pluri-clanique reconnue, rompant ainsi la fusion entre village et totem (Clifton 1998 : 34, 114-117). La multiplication des groupes totémiques chez les Ojibwés, des cinq originaux aux vingt-et-un constatés par Warren (1984 : 43-45) et qui en seraient une subdivision, sont peut-être le produit de cette évolution.

Élaborer une théorie totémique à partir des origines ojibwées du terme revient ainsi à considérer le totémisme comme un simple recours à une classe de la nature à des fins d’appellation collective d’un clan donné impliquant l’exogamie. Exogamie totémique qui n’est d’ailleurs pas vérifiée chez tous les Amérindiens du Nord. Il y a, par exemple, des mariages intra-claniques chez les Abénaquis et les Malécites (Speck 1997 : 204). En outre, le fondement clanique des sociétés algonquiennes, sociétés de chasseurs, semble problématique puisqu’elles se caractériseraient plutôt par des territoires de chasse familiaux et le totem est alors inséparable des espèces chassées (Speck 1985a : 9, 17). Cela entraîne une relation au totem d’autant moins figée qu’elle est très liée à la croyance amérindienne d’une capacité individuelle à rechercher dans la nature un esprit tutélaire, un fétiche, qui correspond à ce que Long a décrit mais qui en algonquien s’appelle « nigouimes », ce qui signifie « mon espoir » et n’a donc rien à voir avec les racines du mot totem (Hewitt 1960 : 789-790). Dès lors, ces deux phénomènes ne peuvent pas être confondus, même s’ils coexistent fréquemment. La confusion entre le totem (de clan) et l’esprit tutélaire (individuel) est d’autant plus dommageable que la quête individuelle, par le rêve ou des hallucinations, d’un esprit tutélaire ne procède ni de l’héritage des ancêtres ni du don effectué par une personne vivante, même si des incitations sociales tendent à orienter la quête. Une telle confusion explique le recours non discriminé au terme « signature totémique » pour caractériser n’importe quel symbole amérindien sur une entente.

Si les pratiques totémiques préexistaient bien à l’arrivée des Européens chez les Ojibwés, ce serait cependant le besoin de contrôler l’accès aux ressources de la traite des fourrures orientée vers les métropoles coloniales qui aurait favorisé le développement de telles pratiques (Bishop 1989 : 56-58). De manière générale d’ailleurs, ces pratiques fondées sur le clan en Amérique du Nord auraient eu pour objet de faciliter le commerce par l’intermédiaire de l’élaboration d’une parenté fictive, plutôt que de maintenir la filiation entre différents lignages (Tooker 1971 : 359). Dès lors rien n’empêche de créer, en fonction des besoins, de nouveaux clans avec leur référence totémique (Clifton 1998 : 114-115, 170-171). Le clan de la tortue chez les Wyandots (Hurons), par exemple, serait devenu si grand qu’il se serait subdivisé en plusieurs clans prenant chacun le nom d’une espèce de tortue (Tooker 1970 : 93-94). Par conséquent, même si l’organisation clanique est plus structurée –— et il en est de même des pratiques totémiques  — dans les sociétés agricoles iroquoiennes (Hurons et Iroquois) comparativement aux sociétés algonquiennes de chasseurs (Speck 1985b : 100), cela ne change pas grand chose à la malléabilité des pratiques totémiques des Amérindiens du Nord-Est américain. Toute généralisation ethnographique à propos de ces pratiques est donc du domaine de l’impossible et, par conséquent, toute théorisation totémique à partir de telles pratiques d’une grande complexité… pour ne pas dire hardie.

Le totémisme anthropologique

La confrontation avec le débat théorique, complexe et houleux il est vrai, du totémisme anthropologique (ou totémisme) est cependant inévitable dans la mesure où nommer une pratique sociale n’est jamais neutre et correspond bien à une quête de sens. Il n’est cependant pas question de faire ici un état des lieux exhaustif du débat sur le totémisme, mais plutôt de rappeler deux positions tranchées pour mieux interroger leur signification par rapport aux signatures amérindiennes. Les tenants de ces deux postures : Claude Lévi-Strauss (1980) et Alain Testart (1985 : 257-343) font d’ailleurs, chacun à sa manière, une revue très détaillée du débat théorique et de ses enjeux. Mais avant de présenter chacune de ces positions, quelques précisions semblent nécessaires pour expliquer l’intérêt de ce retour à un débat considéré le plus souvent comme dépassé dans la mesure où les éléments qu’il discute auraient été « inventés » par des anthropologues en mal d’exotisme.

Si, comme nous venons de le signaler, la généralisation ethnographique est du domaine de l’impossible, cela n’empêche pas d’essayer de penser la signification de ces pratiques à partir d’un totémisme construit en tant qu’archétype, pour reprendre le concept idéaltypique défini par Max Weber de la façon suivante :

En ce qui concerne la recherche, le concept idéaltypique se propose de former le jugement d’imputation : il n’est pas lui-même une « hypothèse », mais il cherche à guider l’élaboration des hypothèses. De l’autre côté, il n’est pas un exposé du réel, mais se propose de doter l’exposé de moyens d’expression univoques. [...] On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal.

Weber 1965 : 180-181, souligné par l’auteur

L’hypothèse que nous formulons est que l’utilisation de ces symboles s’explique socialement, d’où le recours à des catégories idéaltypiques qui cherchent à dégager les enjeux centraux liés à leur utilisation. Ces catégories peuvent alors très bien ne rien avoir en commun avec les propres conceptions des sociétés étudiées, comme d’ailleurs des conceptions dont nous sommes nous-mêmes empreints. La pertinence des catégories ainsi élaborées provient de leur dimension heuristique. La théorie du totémisme repose ainsi sur une distinction absolue entre « nature » et « culture ». Or cette distinction est, comme telle, étrangère aux populations amérindiennes et, plus généralement, aux sociétés dites « sauvages » ou « primitives » appelées de la sorte par Lévi-Strauss pour mettre en relief que ces sociétés auraient cherché, selon lui, à empêcher leur transformation et donc à pérenniser l’état social des ancêtres dont elles procéderaient. D’où son affirmation que « [l]e propre de la pensée sauvage est d’être intemporelle » (Lévi-Strauss 1990 : 313) même si « toute société est dans l’histoire et qu’elle change » (ibid. : 280).

Les bases d’une théorie

La théorie du totémisme (Testart 1985 : 265-267, 342-343) est développée à partir de 1841 lorsque George Grey décrit l’aspect religieux et social des institutions des Aborigènes du sud-ouest de l’Australie tout en les comparant aux pratiques des Amérindiens. Par la suite, le totémisme est doté d’une dimension uniquement religieuse et, par là, mythique comme avec John Ferguson McLennan en 1869-1870, puis d’un caractère d’universalité avec l’évolutionnisme en quête d’une pensée primitive à la fin du xixe siècle et jusqu’en 1920, date où sa perception comme phénomène classificatoire s’affirme avec Arnold Van Gennep.

De manière générale, on considère qu’une société est totémique lorsque : i) tous les membres d’une société sont distribués en différents groupes (clans) ; ii)  chacun de ces groupes relève d’une filiation à une classe singulière de la nature (espèce animale ou végétale, ou n’importe quel objet ou phénomène particulier représentant son totem) et iii)  chacun de ces groupes observe des pratiques singulières vis-à-vis de son totem, l’obligation de se marier en dehors du groupe totémique (exogamie) étant très souvent vérifiée (Testart 1985 : 257-258). La variété des définitions du totémisme provient des différentes pratiques considérées comme lui étant typiques (clans matri- ou patri-linéaires, ou bien encore non unilinéaires, interdiction ou non de consommer le totem, obligation ou non d’observer certains rites s’il peut être consommé, exclusivité de certains rites vis-à-vis du totem). Le totémisme constitue donc une relation singulière entre les hommes et la nature.

Une théorie illusoire

Selon Lévi-Strauss, le totémisme est une illusion d’anthropologues, car leur théorie « procède […] d’une distorsion du champ sémantique dont relèvent des phénomènes du même type » (1980 : 29) en ne considérant que certaines combinaisons possibles qu’entretiennent les hommes (série culturelle) avec la nature (série naturelle) à l’aune des deux modes d’expression de chacune d’entre-elles : soit comme collectivité, soit comme individualité.

S’il existe, en effet, quatre combinaisons envisageables entre ces deux séries au regard de ces deux modes possibles, le totémisme n’en retient véritablement que deux : la relation d’un groupe humain avec une catégorie naturelle (un clan avec l’espèce des ours par exemple), qui correspond au totémisme dit social d’une part, et celle d’une personne humaine avec une catégorie naturelle (une personne avec l’espèce des ours par exemple), qui correspond au totémisme dit individuel d’autre part. Deux autres combinaisons sont pourtant envisageables de manière logique : la relation d’une personne humaine avec un individu naturel (comme une personne avec un ours bien précis et perçu comme tel), d’une part, et celle d’un groupe humain avec un individu naturel (comme un clan avec un ours bien précis et perçu comme tel) d’autre part. Mais, selon Lévi-Strauss (ibid. : 28-29), ces deux dernières combinaisons sont rejetées par les théoriciens du totémisme au titre respectivement de l’ébauche du totémisme et de son vestige. Pour Testart (1985 : 261-265), s’il est légitime sur le plan logique de considérer ces deux dernières combinaisons, il en justifie la non-prise en compte théorique par leur quasi-inexistence historique.

Quoi qu’il en soit, la conclusion de Lévi-Strauss est sans appel :

Loin d’être une institution autonome, définissable par des caractères intrinsèques, le totémisme ou prétendu tel correspond à certaines modalités arbitrairement isolées d’un système formel [c’est-à-dire de classification], dont la fonction est de garantir la convertibilité idéale des différents niveaux de la réalité sociale.

Lévi-Strauss 1990 : 96

Par conséquent, l’hétérogénéité des phénomènes que le totémisme tente d’unifier ne peut alors, pour Lévi-Strauss (1980 : 9-23), que déboucher sur l’absence d’une théorie unificatrice.

Une réinterprétation dynamique

Cependant, au-delà de ses expressions très diversifiées, la caractéristique centrale qui fonde le totémisme, pour Testart, est « l’existence d’attitudes différenciées selon une segmentation de la société : chaque segment — clan ou individu — est en rapport avec un animal [ou un végétal, ou toute autre chose] différent » (1985 : 259, souligné par l’auteur). Une telle conception du totémisme est donc beaucoup plus large que ce que suggère une simple référence à la pratique ojibwée, ou a fortiori à celle d’Amérindiens au totémisme non exogamique. Il n’est plus, en effet, uniquement question de délimiter la parenté (même fictive) et de collecter la multiplicité des pratiques singulières qui lui sont liées. Il s’agit, dès lors, d’appréhender comme un phénomène unifié les pratiques différenciées de chacun des groupes constitutifs d’une société non seulement vis-à-vis de la nature mais encore vis-à-vis des autres groupes constituant cette société. Ainsi, Testart (ibid. : 322-343) réinterprète la variété des pratiques totémiques pour en dégager une théorie générale à partir de la relation des hommes à la nature d’une part, perpétuant en cela la démarche de Lévi-Strauss, mais également des hommes entre eux, d’autre part. Trois expressions du totémisme se dégagent alors : la forme générale, laquelle contient en germe deux formes dérivées.

La forme générale provient de l’analyse du cas le plus complexe et le plus riche de variétés en matière totémique, à savoir l’Australie où le totem est à la fois propre à son détenteur mais entièrement orienté au bénéfice des autres : l’interdit de consommer le totem étant le pendant de sa consommation par les autres. Situation que Testart résume par l’expression : « ce qui est à moi n’est pas pour moi » (ibid. : 333). Cette forme générale du totémisme représente l’idéologie de ce que l’auteur appelle le « communisme primitif », c’est-à-dire cette société singulière caractérisée par l’absence de l’État et où l’appropriation de la production sociale — constituée de la chasse et de la cueillette — est effectuée par la collectivité dans son ensemble, et non par une individualité (ibid. : 81-85, 247). Dès lors on comprend mieux la nécessité de cette contradiction fondamentale qu’exprime le totémisme et que l’on peut résumer ainsi : l’appropriation préalable du totem n’est affirmée que pour permettre son utilisation au bénéfice des autres. Le rapport à la nature, rapport du clan à son espèce totémique, est significatif car il est l’intermédiaire qui fonde le rapport social, rapport de clan à clan. Mais dans cette conception du monde, c’est le rapport entre les hommes (dimension sociale du totémisme) qui prédomine sur le rapport à la nature (dimension individuelle du totémisme). L’affirmation de la propriété du totem rend cependant possible son utilisation à des fins privées, individuelles : « le totem qui est à moi, […] par essence destiné aux autres, est aussi pour moi » (Testart 1985 : 332, souligné par l’auteur), mais de manière secondaire, moins visible que son expression collective. Les formes dérivées du totémisme apparaissent lorsque les termes de la contradiction éclatent, c’est-à-dire quand n’est retenu que l’un des termes : « le totem est à moi » ou bien « le totem n’est pas pour moi ».

Avec la première forme dérivée, lorsque seule l’appropriation du totem est affirmée (« le totem est à moi ») sans la négation, c’est le rapport à la nature qui prédomine dans la relation. Le rapport entre une personne et son totem est censé avoir un effet sur la réalité au bénéfice exclusif de son détenteur; le caractère religieux du totémisme est alors omniprésent. L’aspect individuel du totémisme est ici pleinement développé en raison du mode d’acquisition du totem, de la relation avec son bénéficiaire et de son utilisation. En outre, le rapport aux autres clans n’est envisagé qu’à travers leur exclusion. Toutefois, même dans un tel cas, le totémisme a un caractère collectif au sein du clan dont il est question puisque les espèces choisies sont en nombre limité et que les individus ayant le même totem forment en fait un groupe, en dépit d’une représentation qui feint de l’ignorer. L’aspect individuel de cette forme de totémisme est donc fondé par sa finalité, mais son caractère discriminant par rapport à la forme générale du totémisme repose non pas sur le fait qu’il s’agisse d’une personne (par opposition à un groupe) en relation avec une espèce, mais bien de l’exclusivité de la relation ainsi établie avec la nature, en ignorant l’existence des autres personnes ou groupes. Il est à noter qu’en raison de ses fins purement privées, l’expression la plus générale (idéaltypique) de l’esprit tutélaire des Amérindiens du Nord se révèle un cas particulier de cette première forme dérivée du totémisme selon la typologie de Testart.

Enfin avec la seconde forme dérivée, lorsque n’est conservée cette fois que la négation (« le totem n’est pas pour moi ») sans l’affirmation préalable qui lui donne son sens, seul le rapport entre les hommes importe, car le totem ne peut pas être utilisé au bénéfice de son détenteur, le lien magique qui relie le clan à son espèce totémique n’existe pas et il n’y a donc plus que du renoncement. Renoncement qui lui donne l’apparence de la forme générale du totémisme mais, comme le rapport à la nature est purement formel, la seule institution totémique est alors l’exogamie totémique. L’espèce sert ainsi à nommer le groupe et le recours à la nature est donc purement classificatoire ; c’est le totémisme de clan tel qu’il s’est développé le plus souvent en Amérique du Nord. Testart remarque d’ailleurs que ce totémisme étant vide de sens spirituel, en raison de son caractère uniquement formel, cela explique certainement pourquoi nombre d’anthropologues nord-américains, et avec eux Lévi-Strauss, ont relégué le totémisme au rang d’une illusion théorique pour ne garder qu’un mode de classification, brouillon et contradictoire dont la théorie ne serait donc pas possible à établir.

Bilan provisoire

Telle que l’a effectuée Testart, la réinterprétation du totémisme, phénomène idéologique (et donc éminemment social) établissant un rapport entre l’homme et le monde naturel, incorpore, structure avec cohérence et dépasse une théorie qui semblait jusque-là trop disloquée pour être heuristique. L’étude conjointe de la relation instaurée entre les hommes, d’une part, et entre les hommes avec la nature, d’autre part, permet d’intégrer des pratiques claniques très variées et de mieux appréhender la vision du monde d’une société singulière dont les conditions d’existence et les contradictions sont marquées par un « communisme primitif ». Selon Testart (1985 : 343), en raison des transformations des conditions d’existence, la forme générale du totémisme (sa dimension sociale) éclate pour se décomposer historiquement en ses deux formes dérivées et alternatives : totémisme individuel ou totémisme formel.

Néanmoins, le refus de faire de la quête amérindienne d’un esprit tutélaire une pratique totémique est assez commun parmi les théoriciens du totémisme, avec raison d’ailleurs si l’on considère le cadre de leurs analyses comme le rappelle Testart lui-même (ibid. : 340-341). Pour notre part, on relèvera que ce refus peut se justifier non seulement par l’origine ojibwée du terme, qui distingue clairement l’esprit tutélaire du totémisme, mais aussi et surtout par le caractère de nécessité du totémisme (l’individu ne peut y échapper puisqu’il l’acquiert par filiation consanguine ou adoptive) par opposition à la contingence de l’esprit tutélaire (quête, certes très valorisée, et même parfois discutée collectivement par les Amérindiens, mais toujours hasardeuse). Par conséquent, il nous semble préférable de ne pas considérer comme totémique la quête d’un esprit tutélaire et suivre en cela Lévi-Strauss lorsqu’il signale que :

la relation totémique est implicitement distinguée de la relation avec l’esprit gardien, qui suppose une prise de contact direct, couronnant une quête individuelle et solitaire. C’est donc la théorie indigène elle-même […] qui nous invite à séparer les totems collectifs des esprits gardiens individuels.

Lévi-Strauss 1980 : 32

Il y aurait donc bien une illusion totémique, mais contrairement à ce qu’affirme Lévi-Strauss, elle ne se limiterait qu’à la seule attribution d’une dimension totémique au totémisme individuel (l’esprit tutélaire).

Cependant, la quête amérindienne d’un esprit tutélaire est bien une relation socialement déterminée qu’entretiennent des êtres humains avec le monde naturel. Elle est singulière en cela qu’ils feignent, le plus souvent, de croire que les autres humains ne cherchent pas à instaurer cette même relation qu’eux-mêmes avec la nature. Par conséquent, intégrer cette quête d’un esprit tutélaire au totémisme dans une perspective d’analyse des expressions totémiques comme phénomènes idéologiques d’une société donnée, selon la démarche de Testart, est parfaitement justifié.

Totémisme et signatures amérindiennes

L’analyse en termes totémiques des symboles amérindiens apposés sur les traités semble être confrontée à l’alternative suivante. Soit l’analyse reste dans le cadre ethnographique, et privilégie donc les propres distinctions effectuées par les sociétés étudiées ce qui rend presque impossible toute généralisation, soit l’analyse cherche à établir un cadre plus vaste pour comparer des phénomènes variés mais qui semblent relever de catégories semblables, et la question est alors celle de la pertinence de la théorie globale ainsi élaborée. Selon la première perspective, la question par rapport aux symboles présents sur les traités est alors d’analyser chaque configuration sociale pour déterminer le sens du symbole apposé. Cela débouche sur la considération que des symboles claniques sont totémiques, en raison de leur nature classificatoire, tandis que des symboles individuels ne le sont pas. Mais le débat anthropologique qui s’est développé à partir d’une généralisation — qui n’est pas abusive en termes idéaltypiques — de quelques pratiques totémiques amérindiennes dépasse le simple rapprochement d’un symbole avec une parenté fictive puisqu’elle ordonne la relation entre les êtres humains et la nature. Selon la réinterprétation théorique du totémisme effectuée par Alain Testart, cela revient à considérer que le totémisme dans sa forme générale n’existe pas, dans le contexte qui nous intéresse, mais qu’existent un totémisme dérivé de « première catégorie », dont relèvent les symboles individuels, et un totémisme de « seconde catégorie » dont relèvent les symboles claniques.

En réalité, il pourrait bien s’agir d’une fausse alternative dans la mesure où l’opposition suggérée entre ces deux approches peut se résoudre en fonction du niveau d’analyse poursuivi. Ainsi, la première démarche sera favorisée pour une description ethnographique mais la seconde deviendra nécessaire pour effectuer une comparaison des liens idéologiques élaborés par des sociétés claniques avec le monde naturel. En effet, tout l’intérêt d’une théorie qui incorpore la variabilité du totémisme, plutôt que de chercher à établir une classification statique, réside dans la possibilité de dresser une carte des subtilités qui entourent le lien entre culture et nature[3] dans ces sociétés pour appréhender les singularités de chacune d’entre elles. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre approche, la difficulté consiste pour chacune des signatures à distinguer le registre auquel elles se réfèrent. Bien que plusieurs des symboles sur le traité de Montréal de 1701 semblent renvoyer à des symboles claniques, et donc à des totems (plus exactement à des totems de seconde catégorie pour reprendre la typologie de Testart), de nombreuses pistes restent encore à explorer pour établir la nature de l’ensemble des symboles présents sur ce traité (Guillaud et al. : 39). Quoi qu’il en soit, quelques pistes peuvent être avancées.

Tout d’abord, certains symboles ne sont clairement pas des symboles totémiques. Il en est ainsi de manière évidente des représentations d’êtres humains qui pourraient bien se rapporter à ce que Joseph François Lafitau appela des « peintures caustiques » par lesquelles les Amérindiens se donnent en image. Ainsi, selon cet auteur, pour faire connaître une victoire ou pour marquer un lieu de chasse par exemple, un Amérindien « supplée au défaut de l’Alphabet […] par des nottes caractéristiques, qui le distinguent personnellement […] trace son portrait, & y ajoûte d’autres caractères qui donnent à entendre tout ce qu’il veut faire sçavoir » (Lafitau 1724 : 39-40). Par leurs caractéristiques, ces images d’êtres humains pourraient être des auto-représentations et donc identifier le signataire.

Ensuite, la possibilité d’avoir sur les traités des symboles individuels qui représentent des esprits tutélaires, autrement dit ces « amitiés animales surnaturelles » (Désveaux 1988 : 283-286), est assez problématique pour dire le moins. En effet, il est reconnu qu’un Amérindien énoncera clairement le nom de son clan tandis qu’il sera beaucoup plus réticent, si ce n’est totalement, à révéler son esprit tutélaire (Hickerson 1970 : 46). Si cela se fait néanmoins, ce le sera de manière indirecte par des gestes rituels comme, par exemple, lors de la chasse. Mais l’énonciation reste incertaine : le chasseur honore-t-il l’animal parce qu’il s’est laissé tuer facilement ou l’esprit tutélaire qui aurait assisté le chasseur (Désveaux 1993 : 217-219)? La pertinence d’un pictogramme révélant ainsi l’esprit tutélaire du signataire se pose. Comment, en effet, une signature pourrait-elle représenter une telle relation jalousement gardée secrète? La représentation d’esprits tutélaires a cependant été avancée comme une hypothèse, en particulier sur la roche (Dewdney et Kidd 1962 : 20). Or, s’il est envisageable de considérer qu’une telle représentation graphique soit « destinée à contourner l’interdit de parole qui pèse très sévèrement sur le contact de l’individu avec le surnaturel » (Désveaux 1993 : 220), c’est peut-être parce qu’une telle représentation semble, dans l’art rupestre, moins publique par le lieu où elle se situe et par la sacralité qu’elle comporte, contrairement à la signature d’un traité. Car dans un traité, ce sont des représentants qui s’engagent dans la paix au nom de leur groupe, et parfois au nom d’autres groupes, ce qui requiert l’assentiment de tous. Dans ces conditions, si les esprits tutélaires étaient représentés sur les traités, l’interdit d’énoncer la relation au surnaturel serait aboli et l’écart entre le public et l’intime disparaîtrait ; un peu à l’image de l’évolution de la peinture amérindienne contemporaine (ibid. : 220-221). Affirmer qu’il y aurait de telles représentations sur les traités nous semble audacieux, car il ne serait alors plus question d’un simple individu qui défie un interdit, comme dans l’art, mais bien plutôt d’énoncer une nouvelle représentation idéologique commune à tout un groupe. Ainsi, l’éventualité d’avoir sur un traité la représentation de l’esprit tutélaire d’un signataire nous semble très peu probable.

Les autres possibilités — à savoir un symbole national, de clan, individuel (mais qui ne serait pas relié à l’esprit tutélaire), représentant un lieu géographique, l’image du signataire ou une représentation idéographique de son nom — sont si nombreuses qu’il est préférable de ne parler que de « signature pictographique » tant qu’une analyse approfondie n’a pas établi sans équivoque — si cela est possible — la nature du symbole considéré. Par conséquent, la nature du symbole au regard du totémisme reste problématique à déterminer, bien que l’on puisse caractériser différemment ces symboles selon l’objectif monographique ou comparatiste poursuivi. Même si la plupart des signatures sur les traités de Montréal de 1700 et de 1701 semblent avoir une référence clanique, le totémisme n’est qu’un élément parmi d’autres pour comprendre leur nature. L’hypothèse totémique à l’origine de ce travail sur les signatures amérindiennes était donc trop restrictive et l’appellation générique de « signature totémique » semble bien abusive.

Les signatures amérindiennes comme signifiants de la parole?

Bien que l’hypothèse totémique soit utile pour appréhender la question « pourquoi ce symbole amérindien est-il apposé sur un traité? », favorisant ainsi une discussion sur la portée de la théorie totémique, cette hypothèse est néanmoins insuffisante puisqu’elle ne peut expliquer l’ensemble des symboles utilisés. Or, comme il s’agit de signature, et non de dessin ayant une valeur purement artistique, la question centrale est bien celle du pourquoi l’on signe et non pas ce que l’on signe. Par conséquent, une autre hypothèse s’offre à nous dès lors que l’on revient à la constatation de départ sur le caractère central de la parole dans la diplomatie amérindienne. Puisque la diplomatie ne repose pas sur l’écriture d’un accord mais sur l’échange de paroles, la question de la garantie de la parole exprimée comporte alors une importance cruciale. Or la théorie lacanienne du discours fournit des éléments solides pour comprendre les enjeux qui sont en cause dans un tel contexte.

L’exercice de la parole, en raison des lois du langage, est marqué par un doute structural que le discours, selon la théorie lacanienne (Geffray 2001 : 10-12), vise justement à maîtriser en nouant un lien social entre les participants. Dans le cadre d’un discours diplomatique qui, selon nous, correspond à la structure du discours d’honneur (ibid. : 67-79), le doute de l’auditeur (l’autre) concerne la véracité de l’engagement pris par la personne qui s’exprime (le sujet) : celui-ci veut-il vraiment la paix lorsqu’il déclare ses bonnes intentions? Le sujet en est d’ailleurs conscient, lui-même s’interrogeant de la sorte à propos des intentions de l’autre. Ce doute, c’est-à-dire ce désir d’alliance mêlé de crainte, constitue ce qui est vraiment en cause dans un tel discours. La seule façon de lever le doute est de signifier la véracité de la parole exprimée en apportant une preuve sans parole, symbolique donc, permettant au discours d’opérer. Ce signifiant de la véracité des propos tenus est ce qui garantit symboliquement l’engagement du sujet dans sa parole et permet donc de nouer l’alliance. Dans la diplomatie amérindienne, le don à l’autre d’un collier de wampum joue cette fonction de signifiant de la véracité de la parole du sujet. En acceptant le collier, l’autre tait le doute qui l’assaillait et reconnaît la bonne foi du sujet. Le discours produit ainsi l’effet escompté : un lien social est noué, l’alliance est scellée. Pour que le processus soit complet, la réciprocité doit alors s’engager pour que le sujet soit lui-même rassuré des bonnes intentions de l’autre, d’où le don au sujet d’un autre collier de wampum par l’autre, collier qui suit donc le chemin inverse du premier. Cependant, comme nous sommes là dans le domaine du symbolique et qu’il n’existe pas de garant réel de la parole, la circulation de dons et contre-dons ne peut que se répéter indéfiniment ; d’où la nécessité de renouveler périodiquement les alliances sans même qu’il n’y ait d’infractions aux paroles échangées. Mais comme il n’est guère possible de renouveler sans cesse l’alliance, il faut bien trouver un moyen de mettre un terme, dans l’immédiat, au doute récurrent. Pour cela, une norme de base commune doit être érigée pour empêcher une remise en cause infinie des normes (Safouan 1993 : 43-60). Le sujet peut alors invoquer cette norme de base qui définit son appartenance au groupe considéré et par laquelle il met un terme au doute en invoquant ce « Nom de la loi », c’est-à-dire ce nom donné à la loi d’un sujet imaginaire (la loi de l’ours pour des Ojibwés ou la loi de Jésus pour les chrétiens) et qui donne à la personne son identité, c’est-à-dire la conscience d’appartenir à un « Nous »[4] (Geffray 1997 : 104-110). Le fait que cette loi dépende de la propre croyance de celui qui s’exprime est cependant refoulée. Or si les objets, comme les colliers de wampum, permettent de refouler le doute, c’est parce qu’ils sont sacrés, c’est-à-dire reliés d’une manière ou d’une autre à ces garants ultimes de la parole que sont ces « Noms de la loi » (Geffray 2001 : 162-167). En définitive, le collier de wampum est un signifiant de la Loi du groupe, garantissant ainsi la validité de la parole exprimée, ce qui permet au discours d’alliance d’opérer.

Selon nous, de la même manière que l’échange des colliers de wampum joue le rôle de garant de la parole, apposer un symbole sur un traité comme les Européens le demandaient aux Amérindiens n’était probablement pas si surprenant pour ceux-ci dès lors que les symboles apposés étaient eux-mêmes des signifiants de la parole. Or, comme le recours à cette fonction symbolique qu’est la « loi du nom » ne peut opérer en dehors de sa nomination (Safouan 1993 : 57-58), le symbole apposé serait bien une représentation, en dernière instance, de la loi du groupe signataire. Car, finalement, ce qui est en jeu lors de la signature d’un traité est la légitimité de celui qui signe et la Loi au nom de laquelle il s’exprime. En effet, le symbole apposé en tant que signature ne représente pas à proprement dit le sujet mais son engagement, celui de sa parole. Et comme le signataire se présente et est présenté comme le représentant d’un groupe donné, la signature engage le groupe dans son ensemble. Le symbole n’engage donc pas seulement le clan s’il s’agit d’un tel symbole (ou uniquement le signataire s’il est question d’un symbole individuel ou de tout autre type de symbole), mais le groupe tout entier. Par l’intermédiaire de sa signature, il s’agit en fin de compte de la parole de l’ensemble du groupe et donc de la capacité du signataire à l’assumer. Mais le signataire qui s’exprime au nom de cette Loi ne peut prétendre en être l’auteur à moins de ruiner sa validité, elle le dépasse et exprime donc une réalité qui lui est extérieure, qu’il s’agisse de l’ours ou du roi chrétien qui tient son pouvoir du dieu des chrétiens. Dès lors que ce principe qui légitime la parole est reconnu par tous les participants aux négociations, l’infinie régression du doute trouve ainsi une butée grâce au « Nom de la loi » au nom duquel signataires et porte-parole s’expriment et sont crus.

Comme n’importe quel groupe social (clanique ou non, exogame ou non) recourt à l’existence d’un tel sujet fictif nommé (un animal, Dieu ou le peuple souverain) garantissant son existence sociale propre, en tant que groupe, les combinaisons symboliques sont donc certainement aussi nombreuses qu’il y a de groupes sociaux. Ces combinaisons symboliques peuvent ainsi être portées ou non par la représentation d’un animal, d’un objet ou même être détachées de toute représentation (Christian Geffray, communication personnelle, 2001). La situation la plus simple, mais la moins probable comme nous l’avons déjà expliqué, étant celle où le symbole apposé serait la figure d’un esprit tutélaire. Dans ce cas, en effet, l’expression de cette « loi du nom » est alors immédiate puisque son auteur est précisément cette figure tutélaire à laquelle le signataire croit et qu’il représente. Cependant, l’engagement des autres membres de son groupe ne dépend pas alors de cette figure tutélaire-là puisque, potentiellement, chacun possède une figure tutélaire différente, mais dépend de l’acceptation de sa chefferie. Dans le cas où c’est le groupe tout entier qui se reconnaît dans le symbole apposé, ce qui est le cas lorsque le symbole en question est totémique (symbole de clan), l’engagement de tous les membres et l’acceptation de la chefferie du signataire se confondent alors. Enfin, il peut aussi y avoir un groupe qui reconnaît la garantie d’un sujet fictif propre qui fonde son identité mais qui soit totalement dissocié du nom du groupe. Dans ce cas, le nom du groupe est donc purement classificatoire et se révèle indépendant du sujet fictif. De ces différentes situations il ressort clairement que l’important n’est pas dans la filiation qui existe entre le symbole apposé et le nom du groupe (ou du signataire qui s’exprime en son nom) qui peut respectivement se référer à un totémisme individuel, social ou ne pas être relié au totémisme mais simplement être un mode classification. L’élément crucial consiste dans le fait que le symbole apposé soit un signifiant, un support, de la Loi du groupe de telle sorte que la parole du signataire qui s’exprime au nom de son groupe soit garantie, soit crue par le destinataire de cette parole. En cela, l’hypothèse à l’origine du travail sur les signatures nous semble confirmée puisque le symbole apposé comme signature se trouve bien alors motivé socialement, à défaut de l’être toujours par l’organisation sociopolitique comme dans le cas où la signature symbolise le totem du clan.

Pour conclure

Confronter les symboles apposés par les Amérindiens sur de nombreuses ententes avec la théorie totémique est une étape nécessaire dans l’analyse de ces symboles en raison des nombreuses représentations animales et du propre vocabulaire amérindien désignant ces symboles. Même si les Amérindiens n’avaient peut-être pas une pratique systématique en matière d’inscription d’un symbole les représentant et si le totémisme se révèle incapable d’expliquer certains types de symboles, il n’en reste pas moins qu’essayer sérieusement de comprendre la nature de ces inscriptions ne peut faire l’économie d’une discussion de la validité de la théorie totémique en ce qui les concerne. L’analyse théorique sert alors de fil d’Ariane.

Ainsi, par l’intermédiaire d’une critique de la théorie du totémisme nous avons clarifié le contenu de l’expression, certes souvent légitime mais auparavant peu précise, de « signature totémique » utilisée le plus souvent de manière non discriminée pour caractériser ces symboles. Il nous semble qu’il est préférable de n’utiliser le terme que pour les symboles clairement identifiés comme claniques. Pour tous les autres, l’appellation de « signature pictographique » peut suffire tant que leur nature individuelle arbitraire ou de représentant d’un esprit tutélaire, idéographique, géographique ou autre n’est pas découverte. En ce qui concerne le cas particulier des signatures qui renverraient à la quête individuelle mais socialement déterminée d’un esprit tutélaire, l’appellation totémique doit être réservée au cadre d’une analyse comparative avec d’autres traditions pictographiques de sociétés claniques dont la relation à la nature sert, en quelque sorte, d’intermédiaire aux relations sociales entre clans.

Cette critique nous a également permis d’aborder la question de la nature des symboles utilisés dans une perspective un peu différente, à savoir le symbole en tant que signifiant de la parole et donc, en dernière instance, en tant que figure de la Loi du groupe qui garantit sa parole et son identité sociale. Dans le cas particulier d’un symbole totémique, que le totem soit un mode de classification « à la Lévi-Strauss » ou un mode de répartition sociale du produit « à la Testart » ne change rien vis-à-vis de cette question du symbole et de la figure de la loi. L’expression de cette « loi du nom » peut donc exister conjointement ou non avec l’une ou l’autre de ces approches du totémisme, car elle en est indépendante. L’analyse de Testart cependant montre clairement que le totem, au-delà de la simple nomination d’un groupe, est le vecteur d’un principe organisationnel et repose donc sur un « Nom de la loi » qui légitime la Loi du groupe. Par conséquent, au-delà de l’énigme éventuelle de la nature des signatures amérindiennes sur les traités et de leur relation avec le totémisme, derrière l’acte de signer s’exprime la loi collective d’un groupe social, ce qui explique précisément que la parole du signataire soit légitime pour les membres du groupe au nom duquel il s’exprime et qu’elle soit crue par le reste de l’auditoire, les autres.