Corps de l’article

Introduction

Un article récent (Damas 1998) fait un survol de diverses approches ethnohistoriques dans l’Arctique central, une vaste région correspondant grosso modo à l’actuel territoire du Nunavut. Parmi ces approches, on accorde une place prépondérante à la combinaison de données d’archives et archéologiques avec les recherches ethnographiques, ce dont il ne faut pas s’étonner. Pareille combinaison correspond bien en effet à une conception actuelle très courante de la pratique ethnohistorique en Amérique du Nord. Les anthropologues spécialistes de l’Arctique central l’utilisent de façon croissante. Elle paraît même devoir y faire avancer les recherches au même rythme que dans les régions voisines (Alaska, Groenland, Québec-Labrador). Damas a certes le mérite d’identifier et de commenter au passage d’autres approches, dont l’« approche historique directe », l’exploration de la « culture mémorielle » et l’utilisation de l’« histoire orale ». Il ajoute même (ibid. : 172) que n’eût été son choix de concentrer son attention sur l’importance grandissante des archives en ethnohistoire, il aurait fallu en dire bien plus au sujet des études en cours sur l’« histoire légendaire inuite », ce qui rajoute une autre dimension au vaste chantier des recherches ethnohistoriques en cours dans cette région.

Le sérieux et l’utilité de ce survol ne font aucun doute. Pour le lecteur averti toutefois, la nature de certains propos de Damas questionne, à plusieurs titres. On pourrait ainsi lui reprocher son utilisation plutôt mécanique du terme « ethno-histoire », malgré des critiques de ce terme (Krech 1991 : 365 ; Meyer et Klein : 1998). Damas semble aussi vouloir cantonner la recherche à l’étude de l’histoire des contacts entre les Inuits et des agents provenant de l’extérieur de l’Arctique central, vision plutôt étroite de l’étendue et de la complexité de l’entreprise ethnohistorique. Il réduit enfin l’approche d’histoire orale à des récits traditionnels et des témoignages que les Autochtones considèrent eux-mêmes comme véridiques, mais dont le chercheur doit parvenir à extirper des données factuelles de « représentations de monstres, de géants et d’individus qui adoptent en succession des formes humaines et animales » (Damas 1998 : 171). Il laisse par le fait même sous-entendre que ces représentations sont sinon fausses, du moins invraisemblables, ce qui n’est pas sans poser la question du statut de la tradition orale, de l’histoire orale, et même de l’oralité dans la recherche ethnohistorique.

En nous servant du titre de l’article de Damas (« From Ethnography and History to Ethnohistory in the Central Arctic »), mais en le paraphrasant (De l’ethnohistoire et l’histoire orale à la mémoire sociale au Nunavut), nous voulons faire ici un survol de l’une de ces autres approches ethnohistoriques en cours d’utilisation dans la région à l’étude, soit l’histoire orale. Les raisons qui justifient ce choix comportent bien sûr cette conception plutôt vague de l’histoire orale véhiculée par Damas, qui mérite éclaircissement. S’y ajoute une certaine vogue actuelle de l’histoire orale parmi les chercheurs et chez les Autochtones, y compris les Inuits. Il n’existe pas encore non plus, à notre connaissance, de synthèse même préliminaire sur le sujet, en ce qui touche le Nunavut. L’histoire orale constitue aussi une potentielle voie d’accès à l’étude de divers aspects de la mémoire sociale, un des sujets d’intérêt d’une recherche collective que nous menons actuellement[1].

Il s’agira donc de savoir ce qui définit et caractérise l’histoire orale, de montrer son importance dans les recherches sur les Inuits et par les Inuits, et, objectif qui n’est pas le moindre, de découvrir quelles dimensions particulières de l’histoire et de l’ethnohistoire des Inuits du Nunavut cette approche permet de révéler. Notons que dans le cadre de cet article, nous limiterons ce survol, d’un genre sélectif, énumératif et organisé en trois périodes (commencements, développement, essor), aux publications et recherches académiques qui mentionnent nommément l’histoire orale ou qui paraissent le plus s’en rapprocher. Vouloir l’élargir à l’ensemble des productions inuites du dernier demi-siècle, orales ou même ayant fait l’objet de publication (McGrath 1984), constituerait une entreprise titanesque, hors de portée pour un chercheur individuel.

L’histoire orale

D’entrée de jeu, posons la question : qu’est-ce que l’histoire orale? Comme toujours dans l’exploration des concepts et de la terminologie des sciences sociales et humaines, nous sommes confrontés à une variété de définitions, dont nous ne pouvons donner ici qu’un bien bref aperçu.

Le volumineux recueil de Perks et Thomson (1998) fait le point sur l’histoire orale comme nul autre ouvrage ne l’a fait jusqu’ici, en reproduisant une série d’articles marquants publiés depuis une trentaine d’années. L’histoire orale s’est développée depuis déjà un demi-siècle. Elle tire ses inspirations de plusieurs disciplines des sciences sociales et humaines. On peut la définir comme étant la pratique d’interviewer des témoins qui ont participé à des événements du passé pour des fins de reconstruction historique. Une contribution importante de l’histoire orale a jusqu’ici consisté à permettre de faire figurer dans l’histoire académique les perspectives de groupes de gens qui auraient pu autrement être mis à l’écart de l’histoire. Certains projets d’histoire orale ont pour objet de fournir aux individus et aux groupes sociaux des moyens de se prendre en main (« empowerment ») grâce à la mémoire et à la réinterprétation du passé. L’histoire orale prête le flanc à des débats parfois féroces, dont l’idée que le mouvement d’histoire orale n’aurait pas encore réussi à se donner d’objet bien circonscrit. Un auteur de ce recueil croit bien résumer les différences caractéristiques fondamentales de l’histoire orale par une série de traits, comme son oralité, sa forme narrative, sa subjectivité, la « crédibilité différente » de la mémoire qu’elle véhicule et sa relation entre interviewer et interviewé (Portelli 1998 [1979] : 63-74). Un autre signale que la croissance de « ce qui a été plutôt vaguement appelé histoire orale a connu une accélération continue » et va, en fin d’analyse, jusqu’à lui attribuer le rôle « de chercher les matrices idéologiques et mythiques de le conscience culturelle de la société à travers le développement de l’idée d’histoire » (Grele 1998 [1975] : 38, 49).

Plus tardivement en France, un numéro de la revue Clio traite d’histoire orale. Un chercheur y souligne que le premier apport de l’histoire orale, c’est de donner « une coloration inédite et vive » à l’histoire officielle et académique, alors qu’à terme, sa pratique conduit toujours à une réflexion sur la mémoire (Rioux 1983 : 43-45). Par ailleurs, dans un traité incontournable, Vansina (1985 : 3-13) établit quant à lui une distinction entre tradition orale et histoire orale. La première est une transmission de messages par la parole dans le temps jusqu’à la disparition du message, ainsi que des messages oraux basés sur des messages oraux antérieurs, vieux d’au moins une génération. La seconde s’en distingue à bien des égards. Ses sources sont des réminiscences ou des témoignages au sujet d’événements et de situations qui se sont produits durant la vie des informateurs ; sa méthode principale, des entrevues avec eux, « quand la conscience historique dans les communautés impliquées est encore en flux » (ibid. : 13) ; son objet, avant tout une première évaluation et une prise de conscience de ces événements et situations parmi leurs acteurs.

Ajoutons deux autres contributions plus anthropologiques, qui ouvrent d’autres dimensions. Celle de Tonkin (1992 : 1-17), pour qui l’histoire orale aurait pour objet de comprendre comment les représentations orales du passé sont construites et utilisées dans différentes sociétés. Mais surtout celle de Cruikshank (1988, 1990, 1998) qui souligne : 1) l’existence de perspectives à long terme chez les Autochtones sur beaucoup des questions qui font l’objet de recherches par les historiens et d’autres spécialistes dans le Nord ; 2) la détermination des peuples autochtones d’enregistrer les témoignages oraux en provenance d’aînés, pour documenter leur passé selon leur propre perspective ; 3) la nécessité pour les chercheurs d’interpréter tout témoignage, qu’il soit oral ou écrit, en tenant compte du contexte dans lequel il a été produit ; 4) l’intérêt de considérer la tradition orale non pas comme une simple preuve historique supplémentaire, mais comme un moyen d’appréhender « les façons selon lesquelles le passé est construit culturellement et discuté dans différents contextes »[2]. Dans cette perspective, « l’histoire orale semble fournir un moyen de juxtaposer l’organisation sociale et les formes culturelles et de comparer leur transformation ». Mieux, « c’est un observatoire à partir duquel évaluer la frontière changeante entre ce qu’on appelle l’histoire et ce qu’on appelle le mythe » (1988 : 199).

Bref, si l’on se fie à cet éventail de définitions et descriptions du domaine de l’histoire orale, celle-ci se distinguerait d’autres approches de la réalité sociale et culturelle surtout par le fait qu’elle s’intéresse à des témoignages oraux récents obtenus par entrevues, dont le contenu et la forme narrative offrent de l’intérêt pour éveiller la conscience des groupes sociaux ou pour faire des études sur leurs constructions et représentations du passé, et même de leur conscience historique. Mais à examiner plus à fond cet ensemble, l’approche semble pouvoir prendre bien des orientations, sous l’influence de traditions disciplinaires diverses, essentiellement l’histoire et l’anthropologie.

L’histoire orale et les Inuits : commencements

Sur ces bases très larges, parions que certaines facettes de l’histoire orale auraient bien pu figurer dans les nombreuses recherches ethnographiques effectuées parmi les Inuits de l’Arctique central canadien depuis Boas (1967 [1888]) et Rasmussen (1931, 1976), jusqu’à cette vaste somme de connaissances que constitue le volume sur l’Arctique du Handbook of North American Indians, édité par Damas lui-même (1984)[3]. C’est peut-être le cas, mais il faut convenir du même souffle que ces recherches, s’étendant sur plus de trois quarts de siècle, avaient surtout une orientation ethnographique et non pas ethnohistorique et encore moins d’histoire orale. Il faut donc chercher ailleurs et à une époque plus récente les commencements réels de cette approche.

Selon nous, l’histoire orale trouve un terreau fertile dans les changements socio-économiques importants vécus par les Inuits au 20e siècle, qui conduisent, durant les décennies 1950 et 1960, à la mise en place d’une administration gouvernementale fédérale omniprésente dans leur territoire, à leur sédentarisation plus ou moins rapide, à l’imposition d’un système d’éducation totalement étranger qui force beaucoup de jeunes Inuits à s’exiler hors du Nunavut ou à s’intégrer dans un réseau d’écoles mis en place dans la plupart des communautés du Nord, à une exposition aux nouveaux moyens de communication (radio et télévision), à des contacts sans cesse croissants avec les Blancs au Nunavut et avec l’extérieur. Ces changements rapides incorporent les Inuits dans le flux plus large de la société canadienne et mondiale, et les forcent à s’interroger sur la place de leur culture et de leurs traditions dans un mode de vie en pleine transformation.

L’histoire orale ne débute cependant que dans la décennie 1970, à la suite des revendications territoriales autochtones dans le contexte de la mise en oeuvre de grands travaux (pétroliers, hydroélectiques, miniers) en territoires nordiques et au projet de créer un territoire inuit (le Nunavut) dans les Territoires du Nord-Ouest. Dès 1973, après l’adoption par le gouvernement canadien d’une politique visant à encadrer les revendications autochtones dans tout le pays (Canada 1981), l’Inuit Tapirisat du Canada (organisme chargé de représenter les intérêts des Inuits de tout l’Arctique canadien) propose au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien d’entreprendre une recherche d’envergure et vérifiable de l’occupation et de l’exploitation inuites des terres à l’échelle de l’ensemble des Territoires du Nord-Ouest. L’enquête devait couvrir l’environnement terrestre et marin, se rapporter au passé et au présent, et en arriver à fournir un énoncé explicite, par les Inuits eux-mêmes, de leur perception de leurs rapports avec le territoire. Elle devait aussi prouver de manière non équivoque le fait que les Inuits avaient utilisé et occupé ce territoire depuis des « temps immémoriaux » et qu’ils avaient continué à le faire jusqu’à aujourd’hui (Freeman 1976 : 19).

De nombreux Inuits de toutes les communautés de l’Arctique central participent alors à des entrevues approfondies avec des chercheurs, sur des sujets aussi variés que l’archéologie, l’histoire, l’ethnographie, la toponymie, la généalogie, la cartographie, l’écologie, les activités de chasse, de pêche et de piégeage, les histoires de vie. Cette vaste entreprise de remémoration autochtone sur l’histoire ancienne et récente, mobilisant beaucoup d’énergie et un recours particulier aux connaissances des aînés et adultes actifs dans chaque communauté, rémunérés pour leur participation à l’enquête, produit d’importantes archives orales et écrites sur ces sujets et des rapports très fouillés d’occupation et d’exploitation humaine des territoires inuits (Freeman 1976 ; Canada 1977). Elle contribue certainement à familiariser les Inuits et les chercheurs à bien des facettes des recherches historiques sur la tradition orale et l’histoire orale, tout en les stimulant à en poursuivre l’investigation.

Le rapport de Freeman (1976) contient quelques contributions notables, qui témoignent de certaines préoccupations des chercheurs. Il y a ainsi cette étude portant sur la fiabilité de la mémoire (« memory recall ») des informateurs inuits, qui rappelle une assez grande uniformité dans les grandes traditions narratives inuites (mythes, légendes, récits), des réminiscences durables et impressionnantes des Inuits au sujet de la présence des Blancs dans le territoire, particulièrement en ce qui touche les explorations, ainsi que des connaissances inuites approfondies de leur propre histoire, dont la fameuse migration de Qitlarssuaq (Arima 1976). À cela s’ajoutent bien des considérations sur la méthodologie de terrain utilisée lors de l’enquête (s. n. 1976). Pas moins de 20 chercheurs et environ 120 Inuits travaillèrent à la collecte de données dans chacune des 33 communautés inuites pendant environ un an, avec une moyenne de dix semaines de travail dans chaque communauté. Le coeur de la recherche porta sur la « biographie cartographique », une carte dressée par chaque informateur montrant ses aires de chasse, de pêche, de piégeage et de campement durant toute sa vie. Les entrevues se firent à l’aide de cartes de diverses échelles et selon une périodisation préétablie (1 : avant l’arrivée des commerçants ; 2 : la période du commerce des fourrures ; 3 : la période de la sédentarisation et de la vie en communautés). Les principaux problèmes dans cette collecte d’histoire orale (ibid. : 52) — signalons l’utilisation de l’expression — touchèrent, entre autres, les pertes mémorielles (« memory attrition ») chez les informateurs, particulièrement pour la première période étudiée, et les difficultés d’articuler des savoirs autochtones avec une formalisation de type scientifique (cartographie, bases de données, conceptualisation, etc.).

Il est plus difficile de se faire une idée des préoccupations des Inuits à cette époque et on peut être certain qu’elles n’étaient pas tout à fait les mêmes que celles des chercheurs (réaliser l’enquête d’histoire orale) ou de l’Inuit Tapirisat du Canada (prouver l’occupation et l’exploitation du territoire). Des éléments de réponse existent dans Brody (1976), qui décrit les Innumariit, les « Inuits authentiques » (ibid. : 223-226). Qui sont-ils? Ce sont les Inuits qui, même après la sédentarisation, conservaient des liens étroits avec le territoire, continuaient de vivre ou de fréquenter des campements, pratiquaient des activités cynégétiques, mangeaient du gibier, conservaient une connaissance approfondie du territoire et étaient admirés et respectés parce qu’ils réussissaient à maintenir les traditions dans une culture en rapide transformation. Ils n’étaient alors qu’une infime minorité, mais ils n’en occupaient pas moins une place centrale dans la société inuite, parce qu’ils étaient perçus « comme les représentants et les porte-parole de la vie traditionnelle à laquelle presque tous les Esquimaux s’identifiaient et vouaient admiration » (ibid. : 226). Nous croyons que cette valorisation des Innumariit dans les communautés inuites sédentarisées était déjà en voie de s’étendre plus largement à ceux qu’on appelait à l’époque les « vieux » ou les « anciens », et qu’on nomme aujourd’hui les « aînés », soit ceux qui connaissaient le mieux le passé, continuaient de maintenir la tradition orale et racontaient oralement l’histoire. Les recherches sur l’occupation et l’exploitation du territoire inuit purent y contribuer. Bien mieux que Freeman, le rapport Berger (Canada 1977 : 104-106) confirme d’ailleurs ce « rôle des vieux » et l’importance pour les Autochtones (et les Blancs) d’écouter leur parole.

Eber, une journaliste qui a produit certains des meilleurs ouvrages mettant en valeur les perspectives inuites sur l’histoire (Eber 1989), est l’une de celles qui utilise l’histoire orale dans ses recherches. Elle note qu’aux États-Unis, ce sont des universités, dont la Columbia University, qui établirent le premier programme d’histoire orale dans ce pays, en 1948. Au Canada, il revint plutôt au Musée canadien des civilisations de mettre sur pied, à partir de 1977, un programme pour enregistrer les pensées, les sentiments et les valeurs des peuples et des gens qui ont été pendant trop longtemps laissés dans la noirceur et qui subissent maintenant non seulement les insultes de l’histoire mais aussi le choc du changement technique et social… La tâche consiste à offrir une orchestration plus profonde aux formulations élégantes de l’histoire académique, non pas pour la supplanter mais pour l’élargir par quelque chose de nouveau dans le monde, une histoire séculière (1989 : 169).

Avec l’appui du Musée, de nombreux chercheurs commencèrent dès lors à s’adonner à cette tâche dans toutes les régions du pays, y compris les régions occupées par les Inuits (Arima 1975 ; Clarke 1976 ; McGrath 1984), en tentant d’incorporer à leurs travaux, sur bien des sujets et à divers degrés, des connaissances et perspectives des populations étudiées[4].

Une de ces productions d’histoire orale, celle de Pitseolak et Eber (1993 [1975]), est le fruit d’une collaboration entre Peter Pitseolak (1902-1973) et Dorothy Eber, qui rencontra cet Inuk pour la première fois alors qu’elle effectuait une recherche biographique sur des artistes inuits de Cape Dorset. Elle eut peu après l’agréable surprise de recevoir de lui, par la poste, un manuscrit en écriture syllabique, qui était une histoire de son peuple. Eber décida alors de se servir de ce manuscrit traduit en anglais comme assise pour recueillir les propos de l’Inuk sur les « vieilles coutumes inuit », avant qu’elles ne soient oubliées. À l’aide d’interprètes, elle mena donc plus de 150 heures d’entrevues intensives avec Pitseolak, enregistrées et traduites sur place à Cape Dorset, et dont de larges extraits firent par la suite l’objet d’une traduction plus poussée. People from our Side fut publié deux ans après la mort de Pitseolak, en reproduisant le plus intégralement possible la traduction du manuscrit original de l’Inuk (« life story »), mais en combinant aussi des extraits d’entrevues réalisées avec lui, sous forme de biographie orale. C’est probablement l’unique ouvrage sur les Inuits du Canada à combiner un manuscrit à caractère autobiographique avec une biographie orale, et à le faire en distinguant clairement le contenu plutôt terne du premier et le contenu d’une richesse considérable de la seconde. Fait à signaler, Eber, fidèle à sa formation en journalisme, n’esquisse aucune analyse du manuscrit de Pitseo-lak, ni de la biographie orale, dont elle dit dans ce dernier cas qu’elle a pris pour elle la forme d’un « reportage ». Le livre ouvre des horizons, comme l’analyse nous a permis de le découvrir, sur plusieurs facettes de l’histoire et des mémoires individuelles et collectives des Inuits, qu’on pourra découvrir dans notre article sur le sujet (Trudel 1999).

Nous ne vivons plus dans des igloos…  (Innuksuk et Cowan : 1978) révèle aussi une préoccupation de faire connaître le point de vue inuit sur leur histoire, non plus sous la lorgnette d’un seul Inuk comme ci-dessus, mais au moyen des témoignages d’une quarantaine d’entre eux. Ce livre prouve bien qu’à cette époque, d’autres institutions que le gouvernement ou les musées montrent de l’intérêt pour les témoignages inuits, sinon l’histoire orale. Premier d’une série qui n’eut malheureusement jamais de suite, ce recueil raconte les transformations historiques dans l’Arctique telles qu’elles ont été vécues par les Inuits d’Arctic Bay et telles qu’ils les racontent eux-mêmes. Le livre est publié à l’initiative de l’organisme coopératif Canadian Arctic Producers et vise à familiariser le public canadien avec les artistes de cette communauté. L’éditrice principale (Cowan) prend un soin particulier à décrire toutes les procédures suivies pour l’enregistrement des entrevues et l’organisation du contenu du livre, en y mettant en évidence l’apport central des Inuits (informateurs, interprètes, traducteurs) et ses efforts personnels de respecter le plus possible l’authenticité et l’intégralité des propos de ses informateurs. Aucune analyse et interprétation de ces témoignages n’est toutefois effectuée, Cowan ayant préféré laisser la parole inuite parler d’elle-même.

L’histoire orale et les Inuits : développements (décennie 1980)

Nous avons choisi de mentionner, en guise d’ouvrage caractéristique du début de cette période, la remarquable monographie de Mary-Rousselière (1980), qui ne fait aucune référence directe à l’histoire orale, mais dont certaines des orientations s’en rapprochent. Missionnaire oblat doté d’une formation anthropologique et archéologique, stationné dans le Nord de l’île de Baffin, son auteur avait entendu parler de l’odyssée, bien mal connue, d’un groupe d’Inuits partis de la Terre de Baffin vers l’Extrême-Arctique au milieu du 19e siècle, finalement parvenus dans le nord-ouest du Groenland une dizaine d’années plus tard et revenus sur leurs pas par la suite. Voulant tirer cette histoire au clair, Mary-Rousselière reprend l’examen approfondi des sources littéraires et procède aussi à des entrevues auprès des descendants inuits canadiens et polaires de cette odyssée. Témoignages et renseignements recueillis, véritables « pièces d’un jeu de patience » (ibid. : 16), sont alors passés au crible, mis en place et ajustés, chacun d’entre eux se voyant attribuer un degré plus ou moins grand de crédibilité. Il en résulte une histoire sans égale dans toute la documentation sur les Inuits, où des récits anciens complétés et corrigés par des témoignages contemporains, combinés à d’autres formes de documentation (photos, archives manuscrites européennes, etc.), permettent de reconstituer l’exploit remarquable d’une longue migration polaire à l’époque historique.

Une dynamique qui se poursuit ici dans les communautés inuites ne fait que confirmer le rôle croissant des aînés comme gardiens des traditions. Elle a trait à des projets maintenant ouvertement identifiés comme étant de l’histoire orale, entrepris et réalisés par les Inuits, avec la collaboration de résidants du Nord et de spécialistes, ainsi que l’appui de certaines institutions gouvernementales et non gouvernementales. De tels projets naissent alors dans quelques communautés du Nunavut, en particulier sur la côte occidentale de la Baie d’Hudson, comme à Arviat. Mais examinons ici plus particulièrement le développement du Projet d’histoire orale d’Igloolik, une des communautés les plus portées à la conservation et la mise en valeur de la culture et des savoirs inuits dans le Nunavut contemporain. D’après MacDonald (2001),

ce projet a débuté officiellement en 1986[5], à l’initiative de la Société des aînés Inullariit d’Igloolik, avec la collaboration du Centre de recherche d’Igloolik[6]. Au cours d’une assemblée fondatrice, les participants ont fait un tour d’horizon de plusieurs questions générales touchant la langue, les savoirs traditionnels, la culture, l’histoire orale, locale et familiale, ainsi que des questions plus spécifiques, comme les rapports entre les Inuits et les chercheurs, et la rémunération des informateurs. Le bilan a révélé une situation plutôt inquiétante. Le mode de vie traditionnel et la culture des Inuits subissaient des transformations de plus en plus profondes. La langue était de moins en moins parlée, et différemment par les jeunes générations. Beaucoup de chercheurs ne communiquaient pas aux Inuits le résultat de leurs enquêtes. Plusieurs, en particulier les biologistes, ne tenaient pas compte des connaissances des Inuits. Pour les recherches auxquelles ils participaient, des informateurs recevaient une rémunération, d’autres pas. On discuta aussi de mesures à adopter afin de conserver les savoirs traditionnels pour les générations futures, sur place et non pas ailleurs.

Face à ce constat, les participants prirent la décision de mettre sur pied un projet visant à enregistrer les connaissances traditionnelles et l’histoire locale des Amitturmiut, Inuits du nord du bassin de Foxe, au Nunavut. Les objectifs de ce projet (ibid. : 1) étaient les suivants :

  1. Sauvegarder la langue inuktitut ;

  2. Consigner la façon dont on faisait les choses autrefois, à l’intention des générations futures d’Amitturmiut ;

  3. Faire un enregistrement des histoires familiales ;

  4. Enregistrer un ensemble de connaissances traditionnelles inuites encore accessibles pour informer le monde extérieur et surtout les chercheurs du Sud.

Ce projet d’histoire orale, qui se poursuit toujours, trouve donc ses fondements dans des préoccupations qui touchent la conservation de la langue, de la culture et de l’histoire, sous forme d’enregistrements avec des Inuits de la communauté et de la région d’Igloolik. Il a permis jusqu’ici de recueillir environ 500 entrevues en plus d’autres enregistrements laissés sur place par des chercheurs de passage. Les sujets de ces entrevues sont très variés, puisqu’ils sont choisis par les aînés eux-mêmes, la direction du Centre de recherche d’Igloolik et des chercheurs invités. Ils touchent par exemple les histoires personnelles et familiales, les contacts, le changement social, la socialisation, la spiritualité, la culture matérielle, la toponymie, les légendes et les mythes. Chaque entrevue, en tout ou en partie, fait l’objet d’une traduction, d’une transcription, d’un traitement de texte et d’un archivage dans une banque de données qui s’est progressivement développée au fil des années ; mise à la disposition des Inuits, des chercheurs et des médias, elle peut servir pour divers travaux[7]. Les responsables du projet vont jusqu’à prendre la précaution de déposer une copie de toutes les bandes sonores, traductions et transcriptions réalisées à Igloolik dans les archives du Prince of Whales Heritage Centre, à Yellowknife, en attendant que le Nunavut en vienne à posséder son propre centre d’archives.

Un autre ouvrage d’Eber (1989), cette fois-ci sur les réminiscences inuites au sujet de la présence et des activités des baleiniers dans l’Arctique de l’est, mérite une place dans ce survol. L’origine du livre et son développement valent la peine d’être brièvement relatés. Alors qu’elle tenait une session d’identification de photos historiques des années 1940, 1950, 1960 avec des Inuits à Cape Dorset en 1981, Eber montra la photo d’un Inuk datant exactement d’un siècle auparavant (1881), pensant qu’aucun de ses informateurs ne pourrait la commenter. À sa totale surprise, ces derniers reconnurent avec aisance l’Inuk Jennibo, qui avait été amené au Connecticut par des baleiniers américains, pour témoigner dans un procès. Des recherches en archives en Nouvelle-Angleterre lui firent découvrir l’ampleur des activités des baleiniers américains dans la baie et le détroit d’Hudson et la participation importante des Inuits à leurs activités. Mais y avait-il suffisamment de souvenirs inuits pour en témoigner? Elle en doutait. Des recherches subséquentes dans plusieurs communautés de l’Arctique de l’est lui permirent de découvrir des récits, des traditions familiales, des rumeurs au sujet des activités des baleiniers américains et écossais, remontant à l’époque de leur présence dans cette région (1850-1910). Certains aînés inuits n’avaient qu’une connaissance superficielle du sujet, d’autres, beaucoup plus approfondie. De fil en aiguille, grâce à ses entrevues et des photographies extraites d’archives, Eber réussit à stimuler suffisamment la mémoire inuite au point d’en arriver à pouvoir reconstituer de grands pans de l’histoire des contacts entre baleiniers et Inuits. Ce livre d’histoire orale, « dont l’intention fut toujours de laisser les voix inuites parler pour elles-mêmes » (ibid. : 170), fait large place aux réminiscences inuites, organisées autour d’un cadre de référence historique. Elles sont néanmoins présentées « de façon à ce qu’elles deviennent une ressource et un document, mais non pas pour tenter une interprétation ou une analyse comme un géographe ou un historien le ferait » (ibid. : 169).

L’histoire orale et les Inuits : essor (décennie 1990)

Tout comme cela avait été le cas au cours de la décennie 1970, avec les enquêtes sur l’occupation et l’exploitation humaine du territoire par les Inuits dans le Nord du Canada, il y a depuis peu une autre stimulation de l’histoire orale des Inuits. Elle est attribuable à la Commission royale sur les peuples autochtones, dont les travaux s’échelonnèrent de 1992 à 1996 et réussirent à brosser, comme aucune recherche ne l’avait fait auparavant, un portrait approfondi de l’ensemble des relations historiques et contemporaines entre Autochtones et non-Autochtones au Canada (Canada 1996). Cette commission tint des audiences publiques dans une centaine de communautés autochtones de tout le pays, y compris chez les Inuits. Elle recueillit les témoignages de bon nombre d’entre eux sur divers aspects de leurs interactions avec les non-Autochtones, comme le sort réservé aux jeunes Inuits dans les pensionnats tenus par les missionnaires oblats et anglicans, ainsi que la relocalisation territoriale de plusieurs groupes inuits dans l’Arctique canadien par le gouvernement canadien. La commission commandita en plus des recherches théoriques, méthodologiques et empiriques sur une grande variété de sujets touchant l’histoire, les cultures et les sociétés autochtones, dont le rôle et l’importance de la tradition orale et de l’histoire orale autochtones dans le contexte contemporain. Son rapport final, en cinq volumes, réserve une large place à la parole des Autochtones et contient une foule de recommandations.

Trois aspects des travaux de cette commission retiennent notre attention. Il y a d’abord ce rapport sectoriel sur la réinstallation dans l’Extrême-Arctique (Canada 1994a et b), publié avant même le rapport final de la Commission, où les « souvenirs inuits » occupent une importance considérable. L’histoire touche un groupe d’Inuits qui, en 1953, furent déplacés d’Inukjuak, au Nunavik, vers les régions les plus nordiques de l’archipel arctique, soit Grise Fjord et Resolute Bay, dans l’actuel Nunavut. Ce qui au départ ne devait constituer qu’un déplacement temporaire, pour une année ou deux, et se justifiait apparemment par des conditions de vie difficiles à Inukjuak, s’avéra devenir un séjour prolongé et quasi permanent dans un nouveau milieu tout à fait inhospitalier, auquel les Inuits déplacés ou encore mieux « exilés », ne parvinrent jamais à s’accoutumer. Ce déplacement eut l’effet de susciter, au cours des années 1980, une vive polémique : les Inuits soutenaient que le gouvernement canadien s’était servi d’eux pour assurer sa souveraineté dans l’archipel arctique et ils exigeaient donc compensation. Confrontée à ce dossier dès le début de ses travaux, la commission recueillit toute la documentation pertinente, y compris « l’histoire de la réinstallation racontée par les réinstallés » (ibid. : 17), tout en resituant ces souvenirs dans leur contexte culturel et historique. Des audiences de tous les intervenants dans le dossier, tout comme l’analyse de la documentation à l’appui, démontrèrent que l’administration gouvernementale n’avait pas suffisamment fourni d’informations aux Inuits pour justifier leur exil et sa prolongation indéfinie. Par conséquent, sur recommandation de la Commission, le gouvernement canadien dut se résoudre à verser une forte compensation monétaire aux exilés, dont plusieurs étaient au fil des années revenus vivre dans leur communauté d’origine.

Fait absolument notable, le rapport final de la Commission, qui est un document à large diffusion, traite aussi des différences fondamentales dans les perspectives des Autochtones et non-Autochtones au sujet de l’histoire (Canada 1996, Vol. 1 : 33-38). Bien qu’il s’agisse d’une généralisation à l’ensemble des Autochtones du Canada, elle vaut certes pour les Inuits et peut figurer en bonne place dans ce survol de l’histoire orale au Nunavut, bien qu’elle mérite de longues discussions. Quelles sont ces différences? Fondée sur une perspective cyclique, la tradition historique autochtone est une vision plus globale de l’humain dans l’ordre naturel de l’univers. Elle est une tradition orale transmise de génération en génération. Elle ne cherche pas la vérité objective, et elle implique directement le conteur de l’histoire et l’auditeur dans l’événement qui est relaté, chacun en retirant son propre sens. Sa mission est de renseigner l’auditeur, de communiquer certains aspects de la culture, de socialiser la population ou encore de valider l’autorité et le prestige. Fondée quant à elle sur une perspective linéaire, la tradition historique non autochtone a pour objet l’analyse d’événements particuliers, le rassemblement des faits pour soutenir une interprétation, la constitution d’un récit décrivant le mieux l’ensemble des événements à l’étude. Elle fait appel à une méthodologie scientifique occidentale, met l’accent sur les études savantes et les sources écrites, vise l’objectivité et présuppose le relativisme. Elle fait de l’être humain le pivot de l’histoire et du progrès ou de l’évolution de la société, la marche du temps[8].

Toujours dans la foulée des différents travaux de la Commission, parlons de la recherche de Wachowich (2000). Pour arriver à documenter les faits de vie individuelle et familiale des Autochtones dans le temps, la Commission avait lancé, dès 1992, un projet de collecte d’histoires de vie sur trois générations, parmi plusieurs groupes autochtones dispersés partout au pays. Dans ce cadre, Wachowich eut l’idée, dès 1993, de recueillir les perspectives de trois femmes de Pond Inlet, à la fois pour enregistrer de la tradition orale inuit mais aussi pour confronter cette tradition avec celle de nombreuses recherches effectuées par les spécialistes dans cette région. Il en résulte un livre sur les récits de vie de ces trois femmes, aussi nommés « histoires orales » (ibid. : 9), dans lequel toute la méthodologie suivie pour transformer des histoires orales en récits écrits est décrite avec minutie (ibid. : 9-11). Notons à ce sujet que l’auteure met bien en évidence certaines spécificités générales des traditions orales inuites (qualité poétique, oscillation continuelle entre le présent et le passé, ellipses de la mémoire) ; la complexité des procédures de narration des récits de ses informatrices ; les difficultés considérables de garder à ces récits leur originalité. En fin de compte, ce livre présente moins trois histoires de vie, comme cela était prévu au point de départ, que 117 courts récits organisés dans un ordre plus ou moins chronologique, regroupés dans trois sections correspondant aux trois narratrices. Pour chacune d’elles, une brève biographie et une présentation thématique des récits est fournie. Il n’y a pas de conclusion à l’ouvrage.

Ne serait-ce que par certains aspects de sa méthodologie, signalons une thèse doctorale maintenant publiée (Laugrand 2002), qui fait allusion à l’histoire orale (ibid. : 25), mais se réfère plus souvent aux « traditions orales ». L’ouvrage porte sur la réception du christianisme par les Inuits de l’Arctique de l’est canadien de 1890 à 1940 et s’inspire de diverses méthodologies, dont l’ethnohistoire. D’après l’auteur (ibid. : 14 et suivantes), les historiens et ethnohistoriens auraient mésestimé les dynamiques internes et externes des religions autochtones, du fait de n’avoir pu accéder aux traditions orales. Le livre en vient pour cette raison à réserver « une place primordiale à la tradition orale », citée in extenso, non pas pour prétendre contribuer ainsi à de l’« autohistoire », de l’« histoire autochtone » ou même de l’« ethnographie du soi », mais pour deux raisons bien plus simples : mieux refléter les perspectives inuites locales et identifier les sources des témoignages oraux, si souvent passées sous silence dans les ouvrages savants. Notons que toute cette tradition orale et les riches récits qui la composent, une fois combinés aux nombreuses données d’archives ecclésiastiques qui appuient la recherche, servent « à reconstruire une histoire telle que nous l’entendons » (ibid. : 26-27).

L’Iqaluit Oral History Project, aussi parfois appelé l’Oral Traditions Project, impliquant lui aussi une collaboration entre le Nunavut Arctic College et la Société des aînés d’Iqaluit, constitue un autre exemple de dynamique locale dans le domaine de l’histoire orale, tablant sur certains appuis extérieurs. Il n’est pas sans ressemblance avec le projet d’histoire orale d’Igloolik présenté ci-dessus, mais comporte des traits spécifiques. Il provient d’une collaboration entre des institutions européennes et le Nunavut Arctic College, pour « stimuler la recherche sur les traditions orales ». Il débute plus pratiquement sous la forme d’un cours sur les traditions orales au Nunavut Arctic College à Iqaluit en 1996, dans lequel on invita des aînés à être interviewés en inuktitut par des étudiants, aidés par des universitaires décrits comme des « facilitateurs ». La formule s’avéra si intéressante et productive pour tous les intervenants qu’on décida alors de la poursuivre et même d’en faire un projet d’histoire orale plus structuré. On trouve, dans une série de 5 ouvrages produits jusqu’ici dans le cadre de ce projet, intitulée Interviewing Inuit Elders (Nunavut Arctic College, 1999-2001), des renseignements utiles au sujet de sa justification, de ses objectifs et de sa méthodologie, série qui s’est depuis élargie à deux autres, les séries Inuit Perspectives on the 20th Century et Memory and History in Nunavut.

Les raisons d’être du projet, encore en cours, sont exposées en introduction à la série. Il y a d’abord une obligation de sauvegarder la tradition orale et les connaissances traditionnelles des aînés dans le contexte de la création en 1999 du Territoire du Nunavut, à la fois pour les incorporer aux nouvelles structures gouvernementales à mettre en place et pour des questions « d’identité et de moralité » (Anonyme 1999). À cela s’ajoute une autre raison fondamentale : il est important pour les Inuits de produire des savoirs dans leur langue, selon une perspective sensible à leur culture et à leurs valeurs ; cela leur permet de contrebalancer les études publiées par des non-Inuit, pour la plupart seulement en anglais, et contenant souvent des représentations inexactes.

Ses objectifs, présentés quant à eux dans l’introduction au premier volume (Kublu, Laugrand et Oosten 1999), semblent s’être construits progressivement. Ils visent avant tout la formation académique et pratique des étudiants du collège, en les amenant à s’intéresser aussi bien aux perpectives inuites qu’occidentales au sujet des traditions orales, à collecter et à enregistrer ces traditions orales auprès d’aînés invités en classe, à réaliser ces entrevues sous la forme d’une recherche structurée en groupe, ciblée sur des thèmes choisis, et donnant lieu à la transcription des entrevues réalisées en écriture syllabique et en orthographe romaine, ainsi qu’à des analyses et rapports au sujet des recherches effectuées.

La méthodologie plus générale de ce projet consiste pour sa part à inviter au collège des universitaires familiers avec la recherche, dont le rôle est de familiariser les étudiants aux fondements du domaine de leur spécialisation et aux rudiments de l’enquête orale (questions à élaborer, techniques de l’entrevue). Une fois cet apprentissage achevé, habituellement en une semaine, des aînés sont invités en classe, pour être interviewés par les étudiants, sous la supervision de leurs facilitateurs, avec qui la nature des entrevues et le progrès de la recherche font l’objet de discussions. Une partie du cours est aussi réservée à la transcription et à la traduction des entrevues sous la supervision des enseignants du collège, ainsi qu’à l’analyse de certains aspects du contenu des entrevues réalisées et à la rédaction de brefs essais analytiques, avec l’accompagnement des facilitateurs.

Notons que ce projet d’histoire orale donne lieu, depuis ses débuts, à diverses considérations analytiques sur la nature, la production et la transmission des connaissances chez les Inuits, qui ne sont pas sans se rapprocher parfois de certains constats soulignés dans le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones au sujet des perspectives autochtones sur l’histoire. D’après les auteurs (ibid. : 3-7), l’oralité reste encore aujourd’hui le mode de connaissance et d’expression privilégié par les Inuits, bien qu’ils aient adopté l’écriture syllabaire il y a longtemps et bien que l’écriture prenne la plus large place dans le système moderne d’enseignement chez les Inuits. Mais il y a bien plus, ce qui constitue des idées stimulantes et mériterait de longues discussions. Les savoirs et connaissances inuits seraient si personnels et liés aux aînés qu’ils ne pourraient constituer un corpus de connaissances homogènes, contrairement aux dires de bien des spécialistes. Ces mêmes savoirs et connaissances seraient aussi tellement liés à leur contexte sociétal et à leurs sources individuelles qu’ils perdraient toute portée et signification dès qu’ils seraient coupés de ce contexte et des personnes qui en sont porteuses.

Dans une perspective beaucoup moins axée sur l’étude des modes de connaissance et de transmission des savoirs, des archéologues se sont aussi intéressés à l’histoire orale au Nunavut. C’est le cas de Fitzhugh et de ses collaborateurs (Fitzhugh et Olin 1993), dans le cadre de recherches qui se rapportaient aux explorations de Martin Frobisher dans l’Arctique de l’est, en 1576, 1577 et 1578, pour découvrir le passage du Nord-Ouest[9]. Ce projet nommé Meta Incognita comporte un volet d’« histoire orale », surtout développé par l’archéologue-ethnohistorienne Rowley (1993). Il vise essentiellement à analyser le contenu des archives de C. F. Hall, un journaliste américain qui, au milieu du 19e siècle, fut un des premiers Occidentaux à recueillir des témoignages inuits de manière structurée, auprès de plus de 25 Inuits, la plupart des aînés, à l’aide entre autres d’un questionnaire comportant 36 questions, dont il vérifia scrupuleusement les réponses. D’après Rowley (ibid. : 34-35), toute l’information sur des restes matériels et des noms de lieux recueillie par Hall auprès de ses informateurs inuits était vérifiable, ce qui suggère que les Inuits rapportaient de l’information basée sur des faits. Par ailleurs, le récit de la disparition de certains membres de l’équipage de Frobisher, dont il existe quelques versions, semble plus problématique. C’est ce qui amène Rowley à se questionner sur les possibilités que les traditions orales inuites puissent remonter aussi loin que 285 ans en arrière, un problème de taille selon elle pour la recherche en « histoire orale », dont elle discute abondamment (ibid. : 38 et suivantes), sans vraiment pouvoir répondre de façon claire à sa question.

Un livre sur l’histoire des Inuits du Cuivre et de la communauté de Holman témoigne bien de l’intégration de l’histoire orale dans la recherche et souligne ouvertement la contribution des Inuits à la recherche en les identifiant comme des co-auteurs (Condon, avec Ogina et les Aînés d’Holman, 1996). L’auteur principal (Condon) présente (ibid. : xv-xxii) nommément cette recherche comme un projet d’histoire orale, en regrettant qu’il n’ait pas débuté bien plus tôt, avant le décès de nombreux aînés qui auraient pu constituer de précieux informateurs. Il décrit avec soin la procédure d’entrevues utilisée, en disant qu’elle couvrit beaucoup de sujets (identification de photographies, informations généalogiques, histoires de vie). Soulignant le va-et-vient très fréquent des informateurs d’un sujet à un autre, « qui rendit difficile la reconstruction des événements historiques de façon linéaire », Condon mentionne qu’il en vint à devoir sélectionner et éditer bon nombre des entrevues effectuées. Celles-ci, clairement identifiées au nom de leur auteur, figurent d’ailleurs dans le corps de l’ouvrage, pour témoigner du propos des Inuits sur une variété de sujets, comme les premiers contacts avec les Blancs, le cycle annuel d’activités, les croyances, l’arrivée des commerçants, etc.

Dans une publication par laquelle nous terminerons ce survol, Grant (2002) réalise une étude approfondie sur le procès pour meurtre d’un non-Inuit à Pond Inlet en 1923. Utilisant les circonstances du meurtre et le procès qui s’ensuivit comme canevas de base pour étudier les relations entre les Inuits et les non-Inuits entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, cette historienne décrit les orientations de son étude comme étant interdisciplinaires, combinant « l’histoire légale et sociale avec une bonne mesure d’anthropologie culturelle, de criminologie et de politique publique ». Il est intéressant de noter qu’elle a combiné à ces diverses orientations un volet de recherche d’histoire orale sous la forme d’entrevues avec des aînés dans les communautés de Pond Inlet et Pangnirtung, avec « l’idée d’ajouter une perspective inuite » (ibid. : xvi). L’auteure remarque à ce sujet que les histoires de l’Arctique, « at one time »[10], étaient subdivisées en deux types : la version orale des Inuits et les documents écrits de l’Occident ; que chaque version était influencée par ses propres valeurs et que pour cette raison, l’histoire orale a été ajoutée aux interprétations des non-Inuits, pour montrer les conflits de valeurs et les mécanismes « qui créèrent de la peur et des incompréhensions » (ibid. : xvi-xvii).

Conclusions

Comme ce survol de recherches marquantes en témoigne, l’histoire orale figure bien, Damas l’a souligné, parmi les approches ethnohistoriques utilisées au Nunavut, parallèlement à la combinaison de données d’archives et archéologiques avec l’ethnographie. Elle s’y taille selon nous une place au début des années 1970, quand débutent les enquêtes sur l’occupation et l’exploitation humaine du territoire par les Inuits. Elle continue à s’y développer au cours de la décennie 1980 et y prend même un certain essor, depuis le début de la décennie 1990. Elle fait désormais partie intégrante du décor de la recherche au Nunavut et semble destinée à continuer à y prospérer, ce qui doit nous inciter à en dire un peu plus.

Posons d’abord la question de savoir qui s’intéresse à l’histoire orale au Nunavut. D’après notre survol, il semble évident que l’entreprise soit d’abord et avant tout celle des Qallunaat (les non-Inuits ou littéralement, « les grands sourcils ») oeuvrant, avec la participation et la collaboration plus ou moins étroite d’informateurs inuits, dans une bonne variété de contextes : de la recherche commanditée et appliquée (Inuit Tapirisat du Canada : enquête Freeman ; Gouvernement du Canada : enquête Berger et Commission royale sur les peuples autochtones ; Canadian Arctic Producers : livre sur Arctic Bay, histoires de vie de Wachovich, etc.) ; de la recherche de type universitaire ou académique (voir Laugrand, Condon et Grant) ; des recherches individuelles et ponctuelles, hors du contexte académique, mais qui n’en demeurent pas moins d’un niveau très élevé (comme Eber et Mary-Rousselière). À cette dynamique externe, propre aux Qallunaat, nous en ajouterions une autre, plus récente et interne celle-là, qui chevauche parfois la première (par exemple, Condon) : celle d’Inuits, regroupés ou non en sociétés d’aînés, collaborant avec les Qallunaat et influencés par leurs recherches, qui visent à mettre en place, développer et gérer localement des projets d’histoire orale dans plusieurs communautés du Nunavut (le projet d’histoire orale d’Igloolik et d’Iqaluit) et à faire valoir leurs perspectives sur l’histoire.

Ces deux dynamiques, externe et interne, parallèles mais non exclusives, étant établies, posons maintenant une autre question, d’autant plus que nous avons : 1) rejeté en début d’article l’approche d’histoire orale telle que la définit Damas, qui tend à la réduire à des données factuelles qu’il faudrait extirper de la tradition orale et des témoignages inuits pour les inclure dans l’approche plus générale de l’ethnohistoire ; 2) fourni plusieurs autres définitions et descriptions, tirées de la documentation au sujet de l’histoire orale, sans lien direct et immédiat avec le contexte du Nunavut. Notre survol démontre-t-il une conception précise de l’histoire orale chez ceux qui la pratiquent dans ce territoire? Chez les Qallunaat travaillant au Nunavut, à l’exception d’Eber qui donne quelques renseignements plus précis sur le sujet, cette conception semble plutôt floue. Quand l’expression « histoire orale » est utilisée, ce qui n’est pas toujours le cas (voir Mary-Rousselière), on laisse souvent sous-entendre qu’il s’agit d’enregistrer des renseignements, la parole, des témoignages, des souvenirs, des traditions orales, des réminiscences, des points de vue, des perspectives, des mémoires en provenance des Inuits et reflétant leur point de vue sur un sujet donné, en s’efforçant de résoudre au mieux certains problèmes (comme la « memory attrition ») qui peuvent se poser à l’utilisation de ces matériaux. Pour les Inuits du Nunavut, cette conception de l’histoire orale semble elle aussi plutôt floue, artificielle et étrangère, même s’ils utilisent le terme pour caractériser certains de leurs projets. Ce sont leurs récits, leurs traditions orales, les témoignages de leurs aînés à enregistrer et à conserver qui constituent pour eux l’histoire orale.

Posons aussi, à l’aide de notre survol, la question des objectifs plus précis et des finalités de l’histoire orale. Les recherches d’histoire orale des Qallunaat répondent à un large éventail d’objectifs plutôt ciblés : faire l’histoire de l’occupation territoriale et de l’exploitation des ressources (enquête Freeman) ; reconstituer l’autobiographie ou les récits de vie d’un Inuk (Eber), de quelques-uns d’entre eux (Wachowich) ou de bon nombre d’habitants d’une communauté (Cowan) ; retracer l’histoire d’une migration (Mary-Rousselière) ; faire ressurgir les souvenirs inuits au sujet de leurs contacts et rapports avec les baleiniers (Eber) ; découvrir le point de vue des Autochtones, Inuits, au sujet de leurs relations historiques avec les Qallunaat (Commission royale sur les peuples autochtones, particulièrement les audiences publiques) ; éclairer diverses facettes de l’histoire d’une communauté inuite à l’aide des témoignages de ses résidants (Condon) ; procéder à des vérifications de témoignages inuits recueillis au cours de l’histoire (Rowley) ; refléter les perspectives des Inuits dans leurs rapports historiques avec les missionnaires (Laugrand) ou avec les commerçants et l’administration gouvernementale canadienne (Grant). Pour certains de ces chercheurs (Eber, Cowan, Laugrand, Wachovich), mais il y a ici bien des variations, la finalité de l’histoire orale semble consister avant tout à recueillir, révéler et consigner par écrit les témoignages inuits, soit en les reproduisant le plus intégralement possible, soit avec le plus léger des cadrages historiques. Pour d’autres (Condon ; Laugrand ; Kublu, Laugrand et Oosten), cette finalité va plus loin, soit servir de complément essentiel à la rédaction d’histoires relationnelles entre les Inuits et les Qallunaat, voire servir de base à une compréhension plus approfondie des modes de connaissance et de transmission des savoirs inuits.

Les projets d’histoire orale pilotés par les Inuits n’excluent pas les possibilités de documenter des aspects des histoires mentionnées ci-dessus (récits de vie, histoire locale, histoire familiale, histoire relationnelle), mais paraissent répondre à des préoccupations beaucoup plus sociétales, qui tendent selon nous à l’empowerment et à la nécessité d’entretenir et de développer leur mémoire sociale. Dans le contexte des changements culturels, socio-économiques et politiques rapides qui ont transformé leur société et qui se poursuivent à l’heure actuelle, les Inuits visent simplement et avant tout, au moyen de l’histoire orale, comme avec d’autres moyens, à sauvegarder leur langue et leur culture, à faire leur histoire selon leurs propres perspectives, et à repositionner et reconfigurer leur mémoire sociale dans le contexte contemporain. Comme en témoigne bien un document produit très récemment (Nunavut Social Development Council, 2001), il s’agit même d’aller jusqu’à faire de l’Inuit Qauji-majatuqangit (des « savoirs anciens des Inuits » et de « l’individualité profonde de leur culture dans tous ses aspects » [ibid. : 78-79]), le fondement et la clé du développement futur de la vie sociale et culturelle des Inuits.

Nous espérons être parvenu à montrer par ce survol : a) que les recherches ethnohistoriques sur les Inuits du Nunavut sont bien plus complexes que certains ne le laissent entendre et sont en pleine évolution ; b) que l’approche appelée « histoire orale » recouvre elle-même bien des réalités et est en voie d’occuper une place grandissante dans la recherche ethnohistorique ; c) que cette approche n’est pas, du moins pour les Inuits, une fin en soi, mais plutôt un moyen d’activer et de développer leur mémoire sociale dans le contexte contemporain et futur ; d) qu’il y a lieu de douter de la possibilité d’arriver un jour à juxtaposer ou combiner toutes ces approches ethnohistoriques en une seule, comme le suggèrent Damas à la fin de son article (ibid. : 172) et bien d’autres spécialistes.

Mais c’est là, dans ce dernier cas, un sujet complexe qui devra faire l’objet de questionnements plus poussés dans le futur.